Aller au contenu

Les Aventures de la nuit de Saint-Sylvestre (tr. Nerval)

La bibliothèque libre.
Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 433-446).


LES AVENTURES
DE LA NUIT DE SAINT-SYLVESTRE


Conte inédit d’Hoffman.

AVANT-PROPOS.


Le voyageur enthousiaste dont l’album nous fournit cette fantaisie à la manière de Callot sépare visiblement si peu sa vie intérieure de sa vie extérieure, qu’on aurait peine à indiquer d’une manière distincte les limites de chacune ; mais, comme il est vrai que toi-même, bienveillant lecteur, tu n’as point de ces limites une idée bien précise, notre visionnaire te les fera peut-être franchir à ton insu, et ainsi tu te trouveras lancé tout à coup dans une région étrange et merveilleuse, dont les mystérieux habitants s’introduiront peu à peu dans ta vie extérieure et positive ; de sorte que vous serez bientôt ensemble à tu et à toi, comme de vieux compagnons.

Accepte-les pour tels, et accommode-toi à leurs singulières allures, de manière à supporter sans peine les légers saisissements que leur commerce immédiat pourra quelquefois te causer : je t’en prie de toutes mes forces, bienveillant lecteur. Que puis-je faire de plus pour le voyageur enthousiaste à qui sont arrivées déjà, en divers lieux, et particulièrement à Berlin, dans la soirée de la Saint-Sylvestre, tant de singulières et folles aventures ?


I. — LA BIEN-AIMÉE.


J’avais la mort dans l’âme, la froide mort, et je croyais sentir comme des glaçons aigus s’élancer de mon cœur dans mes veines ardentes. Égaré, je me précipitai, sans manteau, sans chapeau, au sein de la nuit épaisse, orageuse. Les girouettes grinçaient ; il semblait que l’on entendît se mouvoir les rouages éternels et formidables du temps, comme si la vieille année allait, telle qu’un poids énorme, se détacher et rouler sourdement dans l’abîme. Tu sais bien que cette époque, Noël et le nouvel an, que vous accueillez, vous, avec une satisfaction calme et pure, vient toujours me précipiter, hors de ma paisible demeure, dans les flots d’une mer écumante et furieuse.

Noël !… ce sont des jours de fête dont l’éclat aimable me séduit longtemps d’avance ; à peine puis-je les attendre. Je suis meilleur, plus enfant que tout le reste de l’année ; mon cœur ouvert à toutes les joies du ciel ne peut nourrir aucune pensée noire ou haineuse ; je redeviens un jeune garçon, avec sa joie vive et bruyante. Parmi les étalages bigarrés, éclatants, des boutiques de Noël, je vois des figures d’ange me sourire, et, à travers le tumulte des rues, les soupirs de l’orgue saint m’arrivent comme de bien loin ; car un enfant nous est né ! Mais, la fête achevée, tout ce bruit s’abat, tout cet éclat se perd dans une sourde obscurité. À chaque année, toujours des fleurs qui se flétrissent, et dont le germe se dessèche, sans espoir qu’un soleil de printemps ranime jamais leurs rameaux ! Certes, je sais fort bien cela ; mais une puissance ennemie, chaque fois que l’an touche à sa fin, ne manque jamais de me le rappeler avec une satisfaction cruelle. « Vois, murmure-t-elle à mon oreille, vois combien de plaisirs, cette année, t’ont abandonné pour toujours ! Mais aussi tu es devenu plus sage, tu n’attaches désormais aucun prix à des divertissements frivoles ; te voilà de plus en plus un homme grave, un homme sans plaisirs. »

Le diable me réserve toujours pour le soir de la Saint-Sylvestre un singulier régal de fête : il prend bien son temps, puis s’en vient, avec un rire odieux, déchirer mon sein de ses griffes aiguës et se repaître du plus pur sang de mon cœur. Il se sert, à cet effet, de tout ce qui se présente ; témoin hier encore le conseiller de justice, qui se trouva être l’instrument qu’il lui fallait. Il y a toujours chez lui (chez le conseiller) grande réunion le soir de la Saint-Sylvestre ; il a la fureur, alors, de vouloir ménager à chacun une surprise agréable pour la nouvelle année, et s’y prend d’une manière si gauche et si stupide, que tous les plaisirs qu’il avait imaginés, à grand-peine, aboutissent d’ordinaire à un désappointement ridicule et pénible. Dès que j’entrai dans l’antichambre, le conseiller de justice se hâta de venir à ma rencontre, m’arrêtant à la porte du sanctuaire, d’où partaient les vapeurs du thé accompagnées de parfums exquis ; il sourit d’une façon singulière et me dit, avec tout l’air de finesse bienveillante qu’il put se donner :

« Mon bon ami, mon bon ami, quelque chose de délicieux vous attend dans le salon !… une surprise admirable, digne de la belle soirée de la Saint-Sylvestre. N’allez pas vous effrayer ! »

Ces mots me tombèrent lourdement sur le cœur ; de sombres pressentiments s’en élevèrent, et je me sentis cruellement oppressé. Les portes s’ouvrirent, je me précipitai rapidement dans le salon, et, sur le sofa, au milieu des dames, son image radieuse s’offrit à moi. C’était elle !… elle-même, que je n’avais point vue depuis tant d’années ! Tous les heureux moments de ma vie repassèrent soudain dans mon âme comme un éclair rapide et puissant. Plus d’éloignement funeste ! bien loin même l’idée d’une séparation nouvelle !

Par quel hasard merveilleux se trouvait-elle de retour ? quel rapport existait-il entre elle et la société du conseiller, qui ne m’avait jamais appris qu’il la connût ? Je ne m’arrêtai point un instant à ces pensées… Je la retrouvais enfin !

Immobile, tel qu’un homme frappé de la foudre, voilà comme j’étais sans doute.

Le conseiller me poussa doucement :

« Allons, mon ami, mon ami ! »

Machinalement, je m’avançai ; mais je ne voyais qu’elle, et de mon sein oppressé ces mots purent s’échapper à peine.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! Julie ici ! »

J’étais auprès de la table à thé ; ce fut alors seulement que Julie m’aperçut. Elle se leva et me dit, du ton qu’on parlerait à un étranger :

« Je me réjouis beaucoup de vous rencontrer ici. Votre santé paraît bonne ! »

Puis elle se rassit, et, s’adressant à une dame auprès d’elle :

« Aurons-nous au théâtre quelque chose d’intéressant la semaine qui vient ? »

Tu t’approches d’une fleur charmante qui éclatait à tes yeux au milieu de parfums suaves et voluptueux ; mais, au moment où tu te penches pour en admirer les vives couleurs, voilà qu’un froid et venimeux basilic s’élance de sa corolle enflammée pour te lancer la mort avec ses yeux perfides… C’est ce qui venait de m’arriver. Je saluai gauchement les dames, et, pour ajouter encore le ridicule à ma profonde douleur, je coudoyai, en me retournant rapidement, le conseiller de justice, qui se trouvait derrière moi, et lui jetai hors des mains une tasse de thé fumant sur son jabot admirablement bien plissé ; on rit de l’infortune du conseiller et plus encore de ma maladresse. Ainsi tout, ce soir-là, tendait à me rendre excessivement bouffon, et je me résignai, en homme, à ma destinée. Julie n’avait point ri ; mes regards égarés rencontrèrent les siens, et ce fut comme si un rayon du bonheur d’autrefois, de cette vie toute d’amour et de poésie, revenait me sourire encore.

Quelqu’un qui commença à improviser sur le piano, dans la chambre voisine, mit alors en mouvement toute la société. C’était, disait-on, un virtuose étranger, nommé Berger, qui jouait divinement, et à qui l’on devait toute son attention.

« Ne fais donc pas sonner ainsi ta cuiller à thé, Mimi ! » s’écria le conseiller.

Et, inclinant légèrement la main du côté de la porte, il invita les dames avec un agréable « Eh bien ? » à s’approcher du virtuose. Julie aussi s’était levée et se dirigeait lentement vers la salle voisine. Tout en elle avait pris je ne sais quel caractère étrange ; il me sembla qu’elle était plus grande qu’autrefois et que ses formes s’étaient développées de manière à ajouter merveilleusement à sa beauté. La coupe singulière de sa robe blanche et surchargée de plis, qui ne couvrait qu’à moitié sa gorge, son dos et ses épaules ; ses vastes manches, qui se rétrécissaient aux coudes, sa chevelure séparée sur le front et répandue derrière sa tête en tresses multipliées, lui donnaient quelque chose d’antique ; elle rappelait les vierges des peintures de Miéris ; et pourtant il me semblait avoir vu quelque part, de mes yeux bien ouverts, cet être en qui Julie s’était transformée. Elle avait ôté ses gants, et rien ne lui manquait, pas même les bracelets d’un merveilleux travail, attachés au-dessus de la main, pour ressembler complètement à cette image d’autrefois, qui m’assaillait toujours plus vivante et plus colorée.

Julie se tourna vers moi avant d’entrer dans le salon voisin, et je crus m’apercevoir que cette figure angélique, jeune et pleine de grâce, se contractait dans une amère ironie : quelque chose d’horrible, de délirant, s’empara de moi et fit frémir convulsivement tous mes nerfs.

« Oh ! il joue divinement bien ! » murmura une demoiselle, animée par une tasse de thé bien sucré.

Et je ne sais comment il se fit que son bras se trouva passé dans le mien, et je la conduisis, ou plutôt elle m’entraîna dans la salle voisine. Berger faisait alors mugir le plus furieux ouragan ; ses accords puissants s’élançaient et retombaient comme les vagues d’une mer en furie : cela me fit du bien. Julie se trouvait à mon côté et me disait de sa voix d’autrefois, la plus douce et la plus tendre :

« Je voudrais te voir au piano, chantant l’espérance et le bonheur qui sont passés ! »

L’ennemi s’était retiré de moi, et dans ce seul mot : Julie j’aurais voulu exprimer toute la félicité du ciel qui me revenait. D’autres personnes, en passant entre nous, m’éloignèrent d’elle. Il était clair qu’elle m’évitait maintenant ; mais je parvins tantôt à respirer sa douce haleine, tantôt à effleurer son vêtement, et l’aimable printemps, que j’avais cru à jamais passé, ressuscitait, paré de couleurs éclatantes. Berger avait laissé s’abattre la tempête ; le ciel s’était éclairci, et, semblables aux petits nuages dorés du matin, de vaporeuses mélodies nageaient mollement dans le pianissimo.

Le virtuose reçut, en terminant, des applaudissements unanimes et bien mérités ; puis l’assemblée se mêla confusément, de sorte que je me retrouvai auprès de Julie. J’avais l’esprit animé, je voulus la saisir, l’embrasser, dans le transport de ma douloureuse passion ; mais la maudite figure d’un valet importun surgit tout à coup entre nous deux.

« Peut-on vous offrir ?… » nous dit-il d’une voix désagréable, en présentant un vaste plateau.

Au milieu des verres, remplis d’un punch fumant, s’élevait une coupe artistiquement ciselée, remplie de la même liqueur, à ce qu’il paraissait. Comment cette coupe se trouva parmi ces verres, c’est ce que sait mieux que moi celui que j’apprends de plus en plus à connaître ; celui qui, en marchant, décrit toujours avec son pied, comme Clément dans Octavien, des crochets fort bizarres, et qui aime par dessus tout les manteaux rouges et les plumes rouges. Julie prit cette coupe ciselée, qui brillait d’un éclat singulier, et me l’offrit en disant :

« Recevras-tu encore ce breuvage de ma main aussi volontiers qu’autrefois ?

— Julie ! Julie ! » m’écriai-je en soupirant.

Et, saisissant la coupe, j’effleurai ses doigts délicats ; des étincelles électriques pétillèrent en parcourant mes artères et mes veines. Je buvais et je buvais toujours : il me semblait que de petites langues de feu bleuâtre voltigeaient à la surface du verre et autour de mes lèvres. La coupe était vidée, et j’ignore moi-même comment il se fit que je me trouvai dans un cabinet éclairé par une lampe d’albâtre, assis sur une ottomane, et Julie ! Julie à mes côtés, qui me souriait avec son regard d’enfant… comme autrefois !…

Berger s’était remis au piano : il jouait l’andante de la sublime symphonie en mi bémol de Mozart, et, enlevée sur les ailes puissantes de l’harmonie, mon âme retrouvait ses plus beaux jours d’amour et de bonheur… Oui, c’était Julie ! Julie elle-même, belle et douce comme les anges ! Notre entretien, complainte d’amour passionnée, avait plus de regards que de paroles ; sa main était dans la mienne.

« Désormais je ne te quitte plus ; ton amour est l’étincelle qui va rallumer en moi une vie plus élevée dans l’art et dans la poésie : sans toi, sans ton amour tout est froid, tout est mort ! Mais n’es-tu donc pas revenue afin de m’appartenir pour toujours ?… »

En ce moment, il entra, en se dandinant lourdement, une longue figure, aux jambes d’araignée, avec des yeux sortant de la tête comme ceux des grenouilles, qui, souriant d’un air coquet, criait de sa petite voix aigre :

« Mais où diantre est donc restée ma femme ? »

Julie se leva et me dit, d’un ton de voix qui n’était plus la sienne :

« Retournons vers la compagnie ; mon mari me cherche. Vous avez été encore fort amusant, mon cher ami : c’était toujours la même humeur fantasque et capricieuse qu’autrefois ; seulement, ménagez-vous sous le rapport de la boisson. »

Et le petit-maître aux jambes d’araignée lui prit la main ; elle le suivit, en riant, dans le salon.

« Perdue à jamais ! » m’écriai-je.

« Eh ! sans doute, Codille, mon cher ! » observa une bête qui jouait à l’ombre.

Je me précipitai dehors… dehors, dans la nuit orageuse !…


II. — LA SOCIÉTÉ DANS LE CABARET.


Il peut être fort agréable de se promener de long en large sous les tilleuls, mais non pas dans la nuit de la Saint-Sylvestre, par un froid pénétrant et une neige battante. C’est une réflexion que je fis, étant nu-tête et sans manteau, quand je sentis un vent glacé envelopper mon corps tout brûlant de fièvre. Je traversai dans cet état le pont de l’Opéra, et, passant devant le château, je me détournai et pris par le pont des Écluses en laissant la Monnaie derrière moi.

J’arrivai dans la rue des Chasseurs, près du magasin de Thiermann : les appartements étaient fort bien éclairés ; j’allais entrer, car j’étais transi de froid, et je sentais le besoin de m’abreuver à longs traits de quelque liqueur forte. En ce moment, une société, tout animée d’une joie bruyante, se précipita hors de la maison : ils parlaient d’huîtres superbes et de l’excellent vin de la comète de 1811.

« Il avait bien raison, s’écria l’un d’eux, que je reconnus pour un officier supérieur des uhlans, celui qui, l’an passé, à Mayence, pestait contre ces faquins d’aubergistes qui n’avaient pas voulu absolument, en 1794, lui servir de leur vin de 1811. »

Tous riaient à gorge déployée. J’étais allé involontairement quelques pas plus loin, et je me trouvai devant un cabaret éclairé d’une seule lumière. Le Henri v de Shakespeare ne se vit-il pas réduit un jour à un tel degré de lassitude et d’humilité, que la pauvre créature nommée Petite Bière lui vint à l’esprit ? Dans le fait, pareille chose m’arriva : j’avais soif d’une bouteille de bonne bière anglaise, et je descendis rapidement dans le cabaret.

« Que désirez-vous ? » dit l’aubergiste s’avançant d’un air agréable et la main à son bonnet.

Je demandai une bouteille de bonne bière anglaise, avec une pipe d’excellent tabac, et je me trouvai bientôt dans une quiétude si sublime, que force fut au diable lui-même de me respecter et de me laisser quelque repos. — Oh ! conseiller de justice ! si tu m’avais vu, au sortir de ton brillant salon, dans un obscur cabaret, buvant, au lieu de thé, de la petite bière, tu te serais détourné de moi avec un orgueilleux dédain.

« Est-il donc étonnant, aurais-tu murmuré, qu’un pareil homme soit dans le cas de ruiner les jabots les plus délicieux ? »

Sans chapeau, sans manteau, je devais être pour ces gens un sujet d’étonnement. L’hôte avait une question sur les lèvres, quand on frappa à la fenêtre ; une voix cria d’en haut :

« Ouvrez, ouvrez, me voici ! »

L’hôte se hâta de monter et rentra bientôt, élevant dans ses mains deux flambeaux ; un homme fort grand et fort maigre descendit après lui. En passant sous la porte fort basse, il oublia de se baisser et se heurta assez rudement ; mais un bonnet noir, en forme de barette, qu’il portait, le préserva de tout accident. Il eut soin de passer le plus près possible de la muraille et s’assit en face de moi, pendant que l’on plaçait les lumières sur la table. On pouvait bien dire de lui qu’il avait un air distingué et mécontent : il demanda, d’un ton de mauvaise humeur, une pipe et de la bière, et à peine avait-il rendu quelques bouffées de tabac, qu’un nuage épais de fumée nous enveloppa. Sa figure avait, au reste, quelque chose de si caractéristique et de si attrayant, que j’en fus charmé tout d’abord, malgré sa mine sombre. Sa chevelure noire et épaisse, séparée sur son front, se répandait des deux côtés en une profusion de petites boucles, ce qui lui donnait quelque ressemblance avec les portraits de Rubens. Quand il se fut débarrassé de son vaste manteau, je m’aperçus qu’il était vêtu d’un kurtka noir avec des tresses nombreuses ; mais ce qui me surprit davantage, c’est qu’il portait, par-dessus ses bottes, de fort belles pantoufles. Je remarquai cela pendant qu’il secouait sa pipe, fumée en cinq minutes. Notre conversation avait peine à se lier ; l’étranger semblait très-préoccupé d’un grand nombre de plantes singulières qu’il avait tirées d’un étui, et qu’il examinait avec soin. Je lui témoignai mon étonnement de voir d’aussi belles plantes, et lui demandai, comme elles paraissaient toutes fraîches, s’il les avait recueillies au jardin botanique ou chez Boucher. Il sourit d’une manière assez étrange et répondit :

« Vous ne me paraissez pas fort sur la botanique ; autrement, vous ne m’auriez point aussi… »

Il hésita ; j’ajoutai à demi-voix :

« Sottement…

— Questionné, termina-t-il d’un ton de franchise bienveillante. Vous auriez, poursuivit-il, reconnu, du premier coup d’œil, que ce sont là des plantes alpestres qui ne croissent que sur le Chimboraço. »

L’étranger prononça ces mots presque à voix basse ; je te laisse à penser s’ils me causèrent une singulière émotion. Les questions expiraient sur mes lèvres ; mais une sorte de pressentiment s’élevait en moi, et je me figurai que, si je n’avais pas vu souvent l’étranger, je l’avais du moins rêvé.

On frappa de nouveau à la fenêtre ; l’hôte ouvrit, et une voix cria :

« Ayez la bonté de couvrir votre miroir !

— Ah ! ah ! dit l’hôte, c’est le général Souvorov, qui vient bien tard ! »

L’hôte couvrit son miroir, et aussitôt sauta, avec une rapidité assez maladroite, ou mieux avec une légèreté assez pesante, un petit homme grêle, enveloppé d’un manteau d’une couleur brune singulière, qui formait mille plis et un grand nombre d’autres plus petits encore et flottant autour de sa taille d’une manière si étrange, qu’à la lueur du flambeau, on eût cru voir plusieurs formes se déployer et se replier sur elles-mêmes comme dans les fantasmagories d’Eusler. Il se mit à frotter ses mains, cachées dans ses longues manches, et s’écria :

« Froid ! froid ! oh ! qu’il fait froid !… En Italie, c’est bien différent ! bien différent !… »

Il finit par prendre place entre moi et mon grand voisin, disant :

« Cette fumée est insupportable !… Tabac contre tabac !… Si j’avais une prise seulement ! »

La tabatière de métal poli dont tu m’avais fait cadeau se trouvait dans ma poche ; je la tirai afin d’offrir du tabac au petit étranger. À peine l’aperçut-il, qu’il la repoussa violemment des deux mains, en s’écriant :

« Loin ! bien loin cet odieux miroir !… »

Sa voix avait quelque chose d’effrayant, et, quand je le regardai, tout étonné, il était entièrement différent de ce qu’il m’avait paru d’abord. Il avait sauté dans la salle avec une physionomie agréable et toute jeune ; mais il présentait maintenant le visage ridé, pâle comme la mort, d’un vieillard aux yeux caves.

Saisi d’effroi, je m’élançai vers le plus grand des deux étrangers.

« Au nom du ciel, regardez donc ! » allais-je m’écrier.

Mais lui, absorbé dans l’examen de ses plantes, n’avait rien vu de ce qui venait de se passer, et, dans le même instant, le petit cria : « Vin du Nord ! » avec son ton un peu précieux.

Bientôt l’entretien commença entre nous ; le petit me déplaisait assez, mais le grand savait parler sur les choses les moins importantes en apparence avec beaucoup de profondeur et d’agrément, quoiqu’il eût à lutter sans cesse contre une langue qui n’était pas la sienne, et qu’il se servît souvent de mots impropres ; ce qui, du reste, donnait à son langage une originalité piquante ; de sorte que, tout en m’inspirant pour lui-même un sentiment d’estime et d’amitié, il affaiblissait aussi l’impression désagréable que le petit homme m’avait fait éprouver.

Ce dernier semblait supporté par des ressorts, car il s’agitait çà et là sur sa chaise, gesticulant beaucoup des mains ; — mais une sueur glacée découla de mes cheveux sur mon dos, quand je m’aperçus clairement qu’il me regardait avec deux visages différents ; et surtout il considérait souvent, avec son vieux visage, quoique moins horriblement qu’il ne m’avait fixé d’abord, l’autre étranger, dont l’air paisible contrastait avec sa perpétuelle mobilité.

Dans cette mascarade de notre vie d’ici-bas, souvent l’esprit regarde avec des yeux pénétrants au travers des masques et reconnaît ceux qui sont de sa famille ; c’est de cette manière que, si différents du reste des hommes, nous nous regardâmes et nous reconnûmes tous trois dans ce cabaret. Dès lors, notre entretien prit ce caractère sombre qui ne convient qu’aux âmes blessées à mort pour jamais.

« C’est encore un clou dans cette vie, dit le grand.

— Oh Dieu ! repris-je, le diable n’en a-t-il pas enfoncé partout à notre intention ? Dans les murs de nos demeures, dans les bosquets, dans les buissons de roses… Où pouvons-nous passer sans y laisser accroché quelque lambeau de nous-mêmes ? Il semble, mes dignes compagnons, que nous ayons tous perdu quelque chose de cette manière : moi, par exemple, il me manque, cette nuit, mon manteau et mon chapeau ; tous deux sont pendus à un clou, dans l’antichambre du conseiller de justice, comme vous savez bien. »

Le petit homme et le grand tressaillirent à la fois, comme frappés du même coup à l’imprévu : le petit me regarda en grimaçant avec sa plus laide figure ; puis, sautant rapidement sur une chaise, il alla raffermir la toile qui couvrait le miroir, pendant que l’autre mouchait les chandelles avec soin.

Notre entretien eut peine à se renouer ; nous en vînmes cependant à parler d’un jeune peintre fort distingué, nommé Philippe, et du portrait d’une princesse qu’il avait exécuté admirablement, inspiré dans son œuvre par le génie de l’amour et par cet ineffable désir des choses d’en haut qu’il avait puisé dans l’âme profondément religieuse de celle qu’il aimait.

« Il est tellement ressemblant, dit le plus grand étranger, que c’est moins son portrait que le reflet de son image.

— C’est vrai ! m’écriai-je, on le dirait volé dans un miroir ! »

Le petit homme se leva tout d’un coup, me regarda furieusement avec son vieux visage, dont les yeux lançaient du feu.

« Cela est absurde ! s’écria-t-il, cela est insensé ! Qui pourrait dérober une image dans un miroir ?

— Qui le pourrait ? Le diable, peut-être, à votre avis ?

— Ho ! ho ! frère, celui-là brise la glace avec ses lourdes griffes, et les mains blanches et frêles d’une image de femme se couvrent de blessures et de sang. Ha ! ha ! montre-moi l’image… l’image volée dans un miroir, et je fais devant toi le saut de carpe de mille toises de haut. Entends-tu, misérable drôle ? »

Le grand se leva à son tour, s’avança vers le petit, et lui dit :

« Ne faites donc pas tant d’embarras, mon ami, ou vous vous ferez jeter du bas de l’escalier en haut. Je crois, du reste, que votre reflet, à vous, est dans un misérable état.

— Ha ! ha ! ha ! s’écria le petit en riant dédaigneusement et avec une sorte de frénésie ; ha ! ha ! ha ! crois-tu ?… crois-tu ?… J’ai du moins encore ma belle ombre ! pitoyable faquin, j’ai encore mon ombre ! »

À ces mots, il sauta hors du cabaret, et nous l’entendîmes encore qui éclatait de rire et criait dans la rue :

« J’ai encore mon ombre !… mon ombre ! »

Le grand était retombé, anéanti et tout blême, sur sa chaise, la tête dans ses deux mains, et sa poitrine oppressée exhalait à grand’ peine un profond soupir.

« Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec intérêt.

— Oh ! monsieur, ce vilain homme qui a si mal agi avec nous, qui m’a relancé jusque dans ce cabaret, ma retraite ordinaire, où j’aime à rester seul, à peine visité de temps à autre par quelque gnome qui vient s’accroupir sous la table et grignoter quelques miettes de pain ; ce méchant homme m’a replongé dans ma plus cruelle infortune… Hélas ! j’ai perdu, à jamais perdu mon… Adieu ! »

Il se leva et traversa le caveau pour sortir : tout restait éclairé autour de lui ; il ne projetait aucune ombre. Je m’élance à sa poursuite avec transport.

« Pierre Schlemihl ! Pierre Schlemihl ! » m’écriai-je tout joyeux.

Mais il avait jeté ses pantoufles ; je le vis enjamber par-dessus la caserne des gendarmes, et disparaître dans l’obscurité.

Lorsque je voulus rentrer dans le caveau, l’hôte me jeta la porte au nez en s’écriant :

« Le bon Dieu me garde de pareils hôtes ! »



Ernst Theodor Amadeus Hoffmann