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Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 157-163).
Seconde partie - Chapitre I

Nous voyons souvent dans la vie ordinaire ce que dans l’épopée nous appelons un artifice de poète. Les figures principales s’éloignent, se voilent ou restent dans l’inaction, afin de laisser à celles que l’on avait à peine remarquées jusque là, le temps et la place d’agir et de mériter à leur tour la louange ou le blâme.

C’est ainsi qu’immédiatement après le départ du Capitaine et du Baron l’Architecte se fit remarquer par sa sage activité dans les affaires, et par son empressement à distraire les dames pendant les heures de loisir.

Son extérieur seul aurait suffi pour inspirer un bienveillant intérêt. Jeune, svelte, grand et bienfait, il était modeste sans timidité, et prévenant sans jamais importuner. Toujours prêt à se rendre utile et agréable, il ne tarda pas à étendre sa bienfaisante influence jusque sur les affaires domestiques. Lui seul recevait les visites désagréables ou importunes, et lorsqu’il ne pouvait entièrement les épargner aux dames, il savait prendre pour lui ce qu’elles avaient de plus fâcheux.

Un jour sa complaisance à cet égard fut mise à une cruelle épreuve, par un jeune avocat qu’un gentilhomme du voisinage avait envoyé au château pour traiter une affaire qui, sans être importante par el le-même, occupait Charlotte très-désagréablement. Ce dernier motif nous oblige de la rapporter avec tous ses détails.

L’on n’a pas oublié sans doute les changements que Charlotte avait fait exécuter dans le cimetière du village : les croix et les monuments avaient été rangés contre la muraille du fond et le socle de l’église ; le reste du terrain nivelé et semé de trèfle formait une riante prairie traversée par une seule route qui conduisait de la porte du cimetière à celle de l’église. Les nouveaux tombeaux étaient creusés au fond près du mur et sans former de tertre ; Charlotte avait même ordonné de semer sur la terre nouvellement remuée, du trèfle et de l’herbe afin de cacher, autant que possible, l’image de la mort aux yeux des vivants. Le vieux pasteur, attaché aux anciennes routines, avait d’abord blâmé cette mesure. Mais lorsque le soir, semblable à Philémon, il venait s’asseoir avec sa Baucis sur les tilleuls qui ornaient l’entrée du presbytère, il comprit qu’il était plus agréable d’avoir en face de lui une belle prairie dont l’herbe servait à la nourriture de ses vaches, qu’un champ de mort hérissé de tertres et d’insignes lugubres.

Quelques habitants du village continuaient cependant à blâmer une réforme qui leur enlevait la consolation de voir la place où l’on avait enterré leurs pères. Les croix et les monuments rangés avec ordre, leur disaient toujours les noms des personnes qu’ils avaient perdues et la date de leur mort ; mais ces noms et ces dates les intéressaient beaucoup moins que la place où reposaient leurs restes. Telle était aussi l’opinion du gentilhomme qui protestait contre les réformes de Charlotte ; car il avait dans ce cimetière une place réservée pour sa famille, privilège en échange duquel il avait assez généreusement doté l’église.

L’avocat chargé de faire valoir ses droits les exposa avec chaleur, mais avec convenance ; Charlotte l’écouta avec attention.

— Je suis persuadé, Madame, lui dit-il enfin, que vous êtes maintenant convaincue vous-même que l’homme, dans toutes les positions sociales, éprouve le besoin de connaître la place où dorment les siens. Le campagnard le plus pauvre veut pouvoir planter une croix de bois sur la tombe de son enfant, pour y suspendre une couronne ; l’une et l’autre dure autant que sa douleur, son modeste deuil n’en demande pas davantage. Les classes plus aisées convertissent ces croix de bois en fer qu’elles entourent et protègent de différentes manières. Voici déjà la prétention d’une durée de plusieurs années. Mais ces croix de fer aussi finissent par tomber et disparaître, voilà pourquoi les riches ont conçu l’idée d’élever des monuments de pierre qui survivent à plusieurs générations et qu’on peut relever de leurs ruines. Est-ce le monument qui demande et obtient la vénération ? Non, c’est la cendre qu’il couvre. Il ne représente donc pas un souvenir, mais une personne ; il n’appartient pas au passé, mais au présent. Ce n’est pas dans le monument, mais dans la terre que l’imagination cherche et retrouve un mort chéri ; c’est autour de cette terre que se réunissent les amis, les parents ; il est donc bien naturel qu’ils demandent le droit d’en exclure ceux qui ont été hostiles ou étrangers à ce mort.

Selon moi, Madame, mon client donnerait une grande preuve de modération s’il se contentait du remboursement de la somme dont il a doté l’église ; rien ne saura jamais le dédommager du mal que vous avez fait à tous les membres de sa famille, puisque vous les avez privés du bonheur douloureux de pleurer sur les tombes de leurs pères, et de l’espoir de dormir un jour à leurs côtés.

— Je ne me repens pas de ce que j’ai fait, répondit Charlotte, l’église rendra le don qu’elle a reçu, je me charge de l’en dédommager. C’est donc une affaire terminée ; permettez-moi seulement d’ajouter que vos arguments ne m’ont point convaincue : la pensée qui se fonde sur une égalité parfaite, du moins après la mort, me paraît plus juste et plus consolante que celle qui perpétue les individualités et les distinctions sociales, même au-delà de la tombe. N’est-ce pas là aussi votre avis ? continua-t-elle en s’adressant à l’Architecte.

— Je ne me crois pas capable de décider une pareille question, répondit l’artiste ; mais puisque vous l’exigez, Madame, je vous dirai l’opinion qui m’a été suggérée à ce sujet par mes sentiments et par mon art : on nous a privés de l’avantage inappréciable de renfermer les cendres des objets de nos regrets dans des urnes cinéraires que nous pouvions presser sur notre cœur ; nous ne sommes pas assez riches pour embaumer leurs restes et les exposer, magnifiquement parés, dans de superbes sarcophages, et nous sommes devenus si nombreux, que nos églises ne sauraient plus contenir tous nos morts. Il faut donc nécessairement leur creuser des fosses en plein air. Dans un pareil état de choses, je me vois forcé d’approuver complètement votre réforme. Oui, Madame, faire dormir ensemble tous les membres d’une même commune, c’est rapprocher ce qui doit être uni, et puisque nous sommes réduits à déposer nos morts dans la terre, il est juste et naturel de ne point la hérisser de tertres disgracieux.

Au reste, en étendant sur tous une seule et même couverture, elle devient plus légère pour chacun.

— Ainsi, dit Ottilie, tout sera terminé pour nous, sans que nous ayons laissé une marque, un signe qui puisse aller au-devant de la mémoire, pour lui rappeler que nous avons été.

— Non, non, répondit vivement l’Architecte, ce n’est pas au désir de perpétuer le souvenir de notre existence, mais à la place où nous avons cessé d’être, qu’il faudrait renoncer. L’architecture, la sculpture, la plupart des arts, enfin, ont besoin que l’homme leur demande une marque durable de ce qu’il a été. Pourquoi donc les placer au hasard, dans des lieux exposés à toutes les intempéries des saisons ? tandis qu’il serait possible, facile même de les réunir dans des monuments spéciaux, et de leur donner ainsi plus de noblesse et de durée. Depuis que les grands ne jouissent plus du privilège de faire déposer leurs restes dans les églises, ils s’y font élever des monuments ! Que cet exemple nous éclaire enfin. Il y a mille et mille formes pour ennoblir un édifice consacré à de pareils souvenirs.


— Puisque l’imagination des artistes est si riche, dit Charlotte, vous devriez bien m’apprendre comment ils pourraient faire autre chose que des urnes, des obélisques et des colonnes. Quant à moi, je n’ai jamais vu, au milieu des mille et mille formes dont vous venez de me parler, que mille et mille répétitions de ces trois types.

— Cette uniformité désespérante existe chez nous, Madame, mais elle est loin d’être universelle. Je conviens, au reste, qu’il est fort difficile de rendre un sentiment grave d’une manière gracieuse et d’exprimer agréablement la tristesse. Je possède une assez jolie collection de dessins représentant les ornements funéraires des genres les plus opposés ; mais il me semble que le plus beau de tous sera toujours l’image de l’homme, dont on veut perpétuer le souvenir. Elle seule donne une juste idée de ce qu’il a été, et devient un texte inépuisable pour les notes et les commentaires les plus variés. Il est vrai qu’elle ne saurait remplir ces conditions que si elle a été faite à l’époque la plus favorable de la vie de celui qu’elle représente, ce qui arrive fort rarement, car on ne songe point à reproduire des formes encore vivantes. Quand on a moulé la tête d’un cadavre et posé un pareil marbre sur un piédestal, on ose lui donner le nom de buste. Hélas ! où sont-ils, les artistes capables de rendre le cachet de la vie aux empreintes de la forme que la mort a frappée ?

Vous défendez mes opinions sans le vouloir et sans le savoir peut-être, dit Charlotte. L’image de l’homme est indépendante du lieu où on la place ; partout où elle est, elle est pour elle-même ; il serait donc impossible de la réduire à orner des tombes véritables, c’est-à-dire le coin de terre dans lequel se décompose l’être qu’elle représente. Faut-il vous dire ma pensée tout entière à ce sujet ? Les bustes et les statues, considérés comme monuments funéraires, ont quelque chose qui me répugne. J’y vois un reproche perpétuel qui, en nous rappelant ce qui n’est plus, nous accuse de ne pas assez honorer ce qui est. Et comment pourrait-on, en effet, ne pas rougir de soi-même, quand nous songeons au grand nombre de personnes que nous avons vues et connues, et dont nous avons fait si peu de cas ? Combien de fois n’avons-nous pas rencontré sur notre route des êtres spirituels, sans nous apercevoir de leur esprit ? des savants, sans utiliser leur science ; des voyageurs, sans profiter de leurs récits ; des cœurs aimants, sans chercher à mériter leur affection ? Cette vérité ne s’applique pas seulement aux individus que nous avons vus passer ; non, elle est l’exacte mesure de la conduite des familles envers leurs plus dignes parents, des cités envers leurs plus estimables habitants, des peuples envers leurs meilleurs princes, des nations envers leurs plus grands citoyens.

J’ai entendu plusieurs fois demander pourquoi on louait les morts sans restriction, tandis qu’un peu de blâme se mêle toujours au bien qu’on dit des vivants ; et alors des hommes sages et francs répondaient qu’on agissait ainsi parce qu’on n’avait rien à craindre des morts, et qu’on était toujours exposé à rencontrer, dans les vivants, un rival sur la route que l’on suivait soi-même. En faut-il davantage pour prouver que notre sollicitude à entretenir des rapports vivants entre nous et ceux qui ne sont plus, ne découle point d’une abnégation grave et sacrée de nous-mêmes, mais d’un égoïsme railleur.