Aller au contenu

Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 220-236).
Seconde partie - Chapitre VII

Tout ce qui pouvait contribuer à la satisfaction de Charlotte et d’Ottilie, était naturellement agréable à l’Architecte, et en ce sens, du moins, il s’applaudit de l’arrivée du Professeur. Cependant sa modestie, et peut-être aussi un peu d’égoïsme, lui firent regretter de se voir sitôt remplacé auprès des dames. Il alla même jusqu’à craindre de se survivre à lui-même par un plus long séjour au château, et cette crainte lui donna la force de hâter son départ.

Lorsqu’il prit congé des dames, elles lui firent présent d’un gilet de soie qu’il leur avait vu broder alternativement, en enviant en secret le sort de l’heureux mortel auquel elles le destinaient. Pour un homme dont le cœur est accessible aux tendres sentiments, de pareils dons sont d’un prix inestimable, car il ne pense jamais aux jolis doigts qui travaillaient pour lui avec tant de grâces et de persévérance, sans se flatter que parfois, du moins, le cœur les guidait.

Charlotte et sa nièce estimaient sincèrement le bon Professeur, aussi faisaient-elles tout ce qui était en leur pouvoir pour rendre son séjour au château aussi agréable que possible. Les femmes nourrissent au fond de leur cœur des pensées et des sensations qui leur sont particulières et dont rien au monde ne saurait les détourner ; mais dans les relations sociales, elles se laissent facilement aller aux impulsions que l’homme dont elles s’occupent pour l’instant, juge à propos de leur donner. C’est par ce mélange de répulsion et d’attraction, qu’elles exercent un empire absolu auquel, dans le monde civilisé, pas un homme ne peut se soustraire, sans se donner à lui-même un brevet de brutalité et de grossièreté.

L’Architecte avait mis ses talents au service des dames, autant pour leur plaire, que pour leur être réellement utile, ce qui avait resserré les travaux comme les causeries dans le domaine des arts. La présence du Professeur les jeta tout à coup dans une sphère différente. Cet homme, qui avait consacré sa vie à l’éducation, se distinguait par une éloquence facile et gracieuse, dont les diverses relations sociales, et surtout celles qui concernent la jeunesse, étaient toujours le but et l’objet. Il parlait trop bien pour ne pas être écouté avec plaisir, et ses discours amenèrent une révolution d’autant plus complète dans la manière d’être à laquelle l’Architecte avait accoutumé les dames, que toutes les distractions que cet artiste leur avait procurées pendant son long séjour au château, étaient entièrement opposées aux opinions de ce digne professeur.

Craignant sans doute de blâmer avec trop d’amertume les tableaux vivants dont il avait vu une représentation au moment de son arrivée, il n’en parlait jamais ; mais il s’expliquait franchement sur les embellissements de l’église et de la chapelle qu’on lui montra dans la certitude qu’il les trouverait dignes d’admiration.

— Je ne connais rien de plus déplacé, de plus dangereux même, dit-il, que le mélange du sacré et du profane, et je blâmerai toujours la manie d’orner et de consacrer telle ou telle enceinte, afin que les fidèles viennent s’y abandonner à des sentiments de piété. Est-ce que ces sentiments ne sont pas gravés dans nos cœurs au point de nous suivre au milieu des objets les plus vulgaires ; des êtres les plus grossiers dont le hasard peut nous entourer ? Oui, dès que nous le voulons sérieusement, chaque point de l’univers devient un temple, un sanctuaire. J’aime à voir les exercices de piété s’accomplir dans la même pièce où la famille se réunit pour manger, travailler, danser. Tout ce qu’il y a de plus grand, de plus sublime dans l’homme, n’a point de formes et ne saurait être représenté que par de grandes et sublimes actions.

Peu de jours avaient suffi à Charlotte pour saisir toutes les nuances d’un caractère que, depuis longtemps, elle connaissait dans son ensemble. Persuadée que pour être réellement agréable à cet excellent homme, il fallait l’occuper à sa manière, elle avait fait réunir dans la grande salle du château les petits jardiniers, enrégimentés et dressés par l’Architecte qui, avant son départ, les avait une dernière fois passés en revue. Leur uniforme était propre et bien tenu, et leurs allures, naturellement vives et animées, annonçaient encore l’habitude de se conformer aux règles d’une sage discipline.

Se sentant dans son véritable cercle d’activité, le Professeur interrogea ces enfants. Par des détours aussi ingénieux qu’imprévus, il s’éclaira sur leurs caractères et leurs facultés ; il fit plus, car, en moins d’une heure, il avança leur jugement de plusieurs années, et rendit leur raison accessible à plus d’une utile vérité. Ce résultat presque merveilleux n’échappa point à Charlotte.

— Je vous ai écouté avec attention, lui dit-elle, et cependant je ne comprends pas votre méthode. Vous n’avez parlé que de choses que tout le monde peut et doit connaître ; mais comment est-il possible d’agiter et de résoudre tant de questions, et avec tant d’ordre et de suite en si peu de temps, et à travers une foule de propos qui semblaient toujours vous jeter sur un autre terrain ?

— Il est peut-être imprudent, répondit en souriant le Professeur, de trahir les secrets de son métier. N’importe, je vais vous expliquer le procédé par lequel le résultat qui vient de vous étonner devient facile, naturel même. Pénétrez-vous d’un objet, d’une matière, d’une pensée, car je ne tiens pas au nom qu’on juge à propos de donner au sujet d’une démonstration, saisissez-le dans son ensemble, examinez-le dans toutes ses parties, attachez-vous-y avec fermeté, avec opiniâtreté même, puis interrogez un certain nombre d’enfants sur ce sujet, et vous reconnaîtrez sans peine ce qu’ils savent déjà, et ce qu’il faudra leur apprendre encore. Qu’importe que leurs réponses soient incohérentes ou relatives à des sujets étrangers ; si vos questions les ramènent, si vous restez inébranlable dans le cercle que vous vous êtes tracé, vous finirez par les contraindre à ne penser, à ne concevoir, à ne comprendre que ce que vous voulez leur enseigner. Le plus grand, le plus dangereux défaut que puisse avoir l’homme qui se consacre à l’enseignement, est de se laisser entraîner par ses élèves, et de divaguer avec eux, au lieu de les forcer à s’arrêter avec lui sur le point qu’il s’est proposé de traiter. Si vous pouviez, Madame, vous décidera faire un essai de ce genre, je crois que vous en seriez très-satisfaite.

— Il paraît, répondit Charlotte, que les règles de la bonne pédagogie sont entièrement opposées à celles du savoir-vivre. S’arrêter longtemps et avec opiniâtreté sur une même question, est une inconvenance dans le monde, tandis que la première loi de l’instituteur est d’éviter toute digression.

— Je crois que la variété sans digression serait toujours et partout agréable et utile, malheureusement il est difficile de trouver et de conserver cet admirable équilibre.

Il allait continuer, mais Charlotte venait d’apercevoir les petits jardiniers qui traversaient la cour, et elle le fit mettre à la fenêtre pour les voir passer. Il admira de nouveau leur bonne tenue, et approuva, surtout, l’uniformité de leurs vêtements.

— Les hommes, dit-il, devraient depuis leur enfance, s’accoutumer à un costume commun à tous. Cela leur apprendrait à agir ensemble, à se perdre au milieu de leurs pareils, à obéir en masse, et à travailler pour le bien général. L’uniforme a, en outre, l’avantage de développer l’esprit militaire et de donner à nos allures quelque chose de décidé et de martial, analogue à notre caractère, car chaque petit garçon est né soldat. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les jeux de notre enfance, qui, tous, se renferment dans le domaine des sièges et des batailles.

— J’espère que vous me pardonnerez, dit Ottilie, de ne pas avoir soumis mes petites élèves à l’uniformité du costume. Je vous les présenterai un de ces jours, et vous verrez que la bigarrure aussi peut avoir son charme.

— J’approuve très-fort la liberté que vous leur avez laissée à ce sujet : la femme doit toujours s’habiller à son gré, non-seulement parce qu’elle seule sait ce qui lui sied et lui convient le mieux, mais parce qu’elle est destinée à agir seule et par elle-même.

— Cette opinion me paraît paradoxale, observa Charlotte, car nous ne vivons jamais pour nous…

— Toujours, au contraire, interrompit le Professeur ; je dois ajouter cependant que ce n’est que par rapport aux autres femmes. Examinez l’amante, la fiancée, l’épouse, la ménagère, la mère de famille ; toujours et partout elle est et veut rester seule ; la femme du monde elle-même éprouve ce besoin que toutes tiennent de la nature. Oui, chaque femme doit nécessairement éviter le contact d’une autre femme, car chacune d’elles remplit à elle seule les devoirs que la nature a imposés à l’ensemble de leur sexe. Il n’en est pas ainsi de l’homme, il a besoin d’un autre homme, et s’il n’existait pas il le créerait, tandis que la femme pourrait vivre pendant toute une éternité sans songer à produire son semblable.

— Lorsqu’on a l’habitude d’énoncer des vérités d’une manière originale, dit Charlotte, on finit par donner, à ce qui n’est qu’original, les apparences de la vérité. Votre opinion, au reste, est juste sous quelques rapports, nous devrions toutes en faire notre profit, en cherchant à nous soutenir et à nous seconder, afin de ne pas donner aux hommes trop d’avantages sur nous. Convenez cependant que les hommes ne sont pas toujours parfaitement d’accord entr’eux, et que plus ils nous reprochent nos petites mésintelligences, plus ils nous autorisent à nous égayer malignement aux dépens des leurs.

Après cette conversation, le sage et prudent Professeur observa Ottilie, à son insu, dans ses fonctions d’institutrice, et il ne tarda pas à lui exprimer sa satisfaction sur la manière dont elle s’en acquittait.

— Vous avez parfaitement raison, lui dit-il, de maintenir vos élèves dans les étroites limites de l’utile, du nécessaire, et de leur faire contracter des habitudes d’ordre et de propreté. Par là elles apprennent à faire cas d’elles-mêmes, et l’on peut fonder de grandes espérances sur les enfants qui savent s’apprécier.

Ce qui le charma, surtout, dans la méthode d’Ottilie, c’est qu’elle ne sacrifiait rien aux apparences ; tous ses soins se portaient sur les besoins du cœur et sur les devoirs de chaque instant.

— Si l’on avait des oreilles pour entendre, s’écria-t-il après avoir assisté à l’une des leçons de la jeune fille, il serait facile de donner en peu de mots tout un système d’éducation.

— Je vous entendrais, moi, dit Ottilie d’un air caressant, si vous vouliez me parler.

— Très-volontiers, mais ne me trahissez pas ; voici mon système : Il faut élever les hommes pour en faire des serviteurs, et les femmes pour en faire des mères !

— Les femmes pourraient se soumettre à votre arrêt, répondit Ottilie en souriant, car si toutes ne deviennent pas mères, toutes en remplissent les devoirs envers les divers objets de leur affection ; mais nos jeunes hommes ! comment pourraient-ils adopter un principe qui les condamne à servir ? Leurs moindres paroles, leurs gestes mêmes ne prouvent-ils pas que chacun d’eux se croit né pour commander.

— Voilà pourquoi il faut se garder de leur parler de ce principe. Tout le monde cherche à se glisser à travers la vie en la cajolant, mais elle ne cajole jamais personne. Qui de nous aurait eu le courage de faire volontairement, et au début de sa carrière, les concessions que le temps finit toujours par nous arracher malgré nous ? Mais brisons sur un sujet qui n’a rien de commun avec le cercle d’activité que vous vous êtes créé ici, et laissez-moi plutôt vous féliciter de n’avoir affaire qu’à des élèves dont l’éducation se renferme dans le domaine de l’indispensable. Quand vos petites filles promènent leurs poupées et faufilent de jolis chiffons pour les habiller, quand leurs sœurs aînées cousent, tricotent et filent pour elles et pour le reste de la famille, dont chaque membre s’utilise à sa façon, le ménage marche pour ainsi dire de lui-même ; et la jeune fille n’a presque rien à apprendre pour diriger à son tour un ménage, car elle retrouvera chez son mari tout ce qu’elle a quitté chez ses parents.

Dans les classes élevées la tâche est plus difficile, car elles envisagent les relations sociales sous un autre point de vue. Là, on demande aux instituteurs de s’occuper des apparences, de cultiver l’extérieur, et d’élargir sans cesse devant leurs élèves le cercle de l’activité et des connaissances humaines. Cela serait facile encore, si l’on savait mutuellement se poser de sages limites ; mais à force de vouloir étendre l’intelligence, on la pousse, sans le vouloir, dans le vague, et l’on finit par oublier entièrement ce qu’exige chaque individualité par rapport à elle-même et par rapport aux autres individualités avec lesquelles elle peut se trouver en contact. Éviter cet écueil est un problème que chaque système d’éducation cherche à résoudre, et que pas un n’a résolu complètement. Pour ma part, je me vois à regret forcé d’enseigner à nos pensionnaires, une foule de choses qui ne leur servent qu’à perdre un temps précieux, car l’expérience m’a prouvé qu’elles cessent de s’en occuper dès qu’elles deviennent épouses et mères. Si une compagne sage et fidèle pouvait un jour s’associer à ma destinée, je serais le plus heureux des hommes, car elle m’aiderait à développer chez les jeunes personnes toutes les facultés nécessaires à la vie de famille, et je pourrais me dire que, sous ce rapport du moins, l’éducation que l’on recevrait dans ma maison serait complète. Sous tous les autres rapports l’éducation recommence presque avec chaque année de notre vie ; mais celle-là ne dépend ni de notre volonté, ni de celle de nos instituteurs, mais de la marche des événements.

Ottilie trouva cette dernière observation d’autant plus juste que, dans l’espace de moins d’une année, une passion inattendue lui avait fait, pour ainsi dire, recommencer son passé tout entier ; et quand sa pensée s’ arrêtait sur l’avenir le plus près comme le plus éloigné, elle ne voyait partout que de nouvelles épreuves à subir.

Ce n’était pas sans intention que le Professeur venait de parler d’une compagne, d’une épouse enfin. Malgré sa modestie et sa réserve, il voulait laisser deviner à Ottilie le véritable motif de sa présence au château. Il avait été poussé à cette démarche décisive par un incident imprévu, et sans lequel peut-être il se serait toujours borné à espérer en secret.

La maîtresse de la pension déjà avancée en âge et sans enfants, cherchait depuis longtemps une personne digne de la remplacer un jour, et de devenir en même temps son héritière. Son choix s’était arrêté sur le professeur, mais il ne pouvait complètement répondre à ses espérances, qu’en se mariant avec une jeune personne capable de remplir les devoirs difficiles qui, dans un pareil établissement, ne peuvent être confiés qu’à une femme. Le cœur du professeur appartenait à son ancienne élève, des considérations de sang lui faisaient croire qu’on ne la lui accorderait pas, quand tout à coup un événement fortuit sembla lui prouver le contraire.

Déjà le mariage de Luciane l’avait autorisé à espérer le retour d’Ottilie à la pension, et les bruits qui circulaient sur l’amour du Baron pour la nièce de sa femme rendaient pour ainsi dire ce retour indispensable. Ce fut en ce moment que le Comte et la Baronne vinrent visiter le pensionnat. Dans toutes les phases de la vie sociale, l’apparition de quelque personnage important amène toujours de graves et subits changements.

Les nobles époux, que deux fois déjà nous avons vus au château de Charlotte, avaient été si souvent consultés sur le mérite des pensionnats où leurs amis voulaient placer leurs enfants, qu’ils avaient pris le parti d’apprendre à connaître par eux-mêmes le plus célèbre de tous, celui où s’était formée la brillante Luciane. Leur mariage récent leur permettait de se livrer ensemble à cet examen qui, chez la Baronne, avait un motif secret et presque personnel.

Pendant son dernier séjour au château d’Édouard, Charlotte l’avait initiée à toutes ses inquiétudes et consultée sur les moyens de sortir de l’embarras dans lequel elle se trouvait ; car si d’un côté l’éloignement d’Ottilie lui paraissait plus que jamais nécessaire, de l’autre les menaces de son mari la mettaient dans l’impossibilité d’agir. La Baronne était femme à comprendre que dans une pareille situation on ne pouvait employer que des moyens détournés, et lorsque son amie lui parla de l’amour d’un des professeurs du pensionnat pour Ottilie, elle se promit d’exploiter ce sentiment pour arriver à un résultat décisif. Lorsqu’elle visita ce pensionnat, ce professeur seul captiva son attention ; elle l’interrogea sur Ottilie dont le Comte fit aussitôt un éloge pompeux. Cette jeune personne l’avait distingué de la foule des hôtes insignifiants dont se composait le cortège de Luciane, et s’était presque toujours entretenu avec lui. En lui parlant, elle apprenait à connaître le monde qu’Édouard lui avait fait oublier. Un même penchant les rapprochait, il ressemblait à celui qui unit un père à sa fille, et cependant la Baronne s’en était offensée. Si elle eût encore été à cette époque de la vie où les passions sont violentes, elle aurait sans doute persécuté la pauvre Ottilie. Heureusement pour cette jeune fille l’âge l’avait rendue plus calme et elle ne forma contre elle d’autres projets que celui de l’établir le plus tôt possible, afin de la mettre dans l’impossibilité de nuire aux femmes mariées.

Ce fut dans ce but qu’elle encouragea avec autant de prudence que d’adresse les vœux du Professeur, qui finit par lui confier ses espérances ; et elle les fortifia au point qu’il prit la résolution de se rendre au château de Charlotte, autant pour revoir son élève que pour la demander à sa tante. La maîtresse du pensionnat approuva ce voyage, et il partit le cœur plein de joie ; car il croyait devoir compter sur l’affection de son élève. Quant à la distinction des rangs, l’esprit de l’époque l’effaçait naturellement, surtout parce qu’Ottilie était pauvre, considération que la Baronne n’avait pas manqué de faire valoir, en ajoutant que sa proche parenté avec une famille riche n’était qu’un avantage illusoire. En effet, les personnes les plus favorisées par la fortune se croient rarement le droit de priver leurs héritiers directs d’une somme un peu considérable pour en disposer en faveur de parents plus éloignés. Par une bizarrerie qui tire sans doute son origine d’un respect instinctif pour les droits de la naissance, nous semblons craindre de laisser, après notre mort, ce que nous possédions pendant notre vie aux personnes que nous aimions le mieux ; car nous le léguons presque toujours à celles à qui la loi l’aurait accordé, si nous n’avions désigné personne. C’est ainsi que le dernier acte de notre existence n’est point un choix libre et indépendant, mais un hommage rendu aux institutions et aux convenances sociales.

L’accueil bienveillant que la tante et la nièce firent au Professeur l’affermit dans la conviction qu’il pouvait, sans témérité, prétendre à la main de son ancienne élève. S’il trouva moins de laisser-aller dans la conduite de cette jeune personne envers lui, elle lui parut, en général, plus communicative ; il remarqua avec plaisir qu’elle avait grandi, et que, sous tous les rapports, elle s’était formée à son avantage. Cependant une crainte indéfinissable l’empêchait toujours de laisser deviner le véritable but de sa visite, et il aurait continué à garder le silence, si Charlotte, à la suite d’un entretien familier, ne lui avait pas fourni l’occasion de s’expliquer.

— Vous avez vu et examiné tout ce qui agit et se meut autour de moi, lui dit-elle. Que pensez-vous d’Ottilie ? J’espère que cette question, faite en sa présence, ne vous embarrasse pas ?

Le Professeur énonça son opinion avec beaucoup de sagesse, sur les divers points sur lesquels la jeune fille s’était perfectionnée. Il convint que ses allures avaient pris de l’aisance et qu’il le s’était formée, sur les choses de ce monde, des principes dont la justesse se manifestait beaucoup plus encore dans ses actions que dans ses paroles. Mais il ajouta que ces heureux changements, résultat de l’éducation morcelée et superficielle que l’on puise dans le contact du monde, avaient besoin d’être consolidés et complétés par une instruction sagement combinée.

— Je crois donc, continua-t-il, que votre aimable nièce, devrait, pour quelque temps du moins, retourner à la pension. Il est inutile de faire l’énumération des avantages qu’elle y trouverait, car elle ne peut pas encore avoir oublié ce qu’il y a d’utile et de juste dans l’enchaînement de théories et de pratiques auxquelles elle a été arrachée par une circonstance indépendante de notre volonté.

Ottilie comprit que tout le monde approuverait nécessairement les paroles du Professeur, ce qui l’affligea profondément ; car il ne lui était pas permis de dire que, pour trouver tout dans la vie admirablement enchaîné et combiné, il lui suffisait d’arrêter sa pensée sur Édouard, tandis qu’en la détournant de cet homme adoré, elle ne voyait partout que désordre et confusion.

Charlotte répondit au Professeur avec une bienveillance adroite et calculée.

— Ma nièce et moi nous désirons depuis longtemps ce que vous venez de nous offrir. Dans l’état où je me trouve en ce moment, la présence de cette chère enfant m’est indispensable ; mais si après ma délivrance elle désire encore retourner à la pension pour y achever son éducation si heureusement commencée, je m’empresserai de l’y conduire moi-même.

Cette promesse, quoique conditionnelle, pénétra le Professeur de la joie la plus vive ; mais elle fit tressaillir Ottilie, car elle sentait qu’elle ne pourrait opposer aucun motif raisonnable à la réalisation de cette promesse. De son côté Charlotte n’avait cherché qu’à retarder la demande formelle du Professeur, tout en s’assurant de la réalité de ses intentions, dans lesquelles elle voyait un moyen favorable pour assurer l’avenir de sa nièce. Il est vrai qu’elle ne pouvait prendre ce parti qu’avec le consentement de son mari, dont elle attendait le retour immédiatement après la naissance de son enfant, se flattant toujours que le titre de père suffirait pour réveiller dans son cœur tous les devoirs et toutes les affections du mari, et qu’il s’estimerait heureux de pouvoir dédommager Ottilie de ses espérances trompées, on la mariant à un homme, si digne d’ un amour qu’elle ne pourrait manquer de lui accorder.

Lorsque des personnes qui cherchent depuis longtemps à s’expliquer sur une affaire importante et grave, sont parvenues enfin à la mettre en question, et se sont convaincues que l’instant de la traiter à fond n’est pas venu encore, leur entretien est toujours suivi d’un silence qui ressemble à l’embarras, à la gêne.

Charlotte et sa nièce ne trouvaient plus rien à dire, et le Professeur se mit à feuilleter le volume de gravures contenant les diverses espèces de singes, resté au salon depuis qu’on l’y avait apporté pour amuser Luciane. Ce recueil était peu de son goût sans doute, car il le referma presque aussitôt ; mais il paraît avoir donné lieu à une conversation dont nous retrouvons les principaux traits dans le journal d’Ottilie.

      *       *       *       *       *

EXTRAIT DU JOURNAL D’OTTILIE.

« Je ne comprends pas comment on peut consacrer son temps et son art à retracer l’image d’un singe. Il me semble qu’il est presque avilissant d’accorder à ces vilaines créatures une place dans la famille des animaux ; mais il faut être méchant et malicieux pour retrouver sous ces masques hideux des êtres humains, et surtout ceux dont se compose le cercle de nos amis et de nos connaissances. »

« C’est toujours par un travers d’esprit que nous aimons à nous occuper des charges et des caricatures. Je remercie beaucoup mon bon professeur de ne m’avoir pas imposé l’étude de l’histoire naturelle ; je n’aurais jamais pu me familiariser avec les vers et les scarabées. »

« Il vient de m’avouer qu’il est de mon avis à ce sujet, et que nous ne devrions connaître la nature qu’en ce qu’elle fait immédiatement mouvoir et vivre autour de nous. Chaque arbre qui verdit, fleurit et porte ses fruits sous nos yeux, chaque plante que nous trouvons sur notre passage, chaque brin d’herbe que nous foulons à nos pieds, ont des rapports directs avec nous et sont nos véritables compatriotes. Les oiseaux qui sautent de branche en branche dans nos jardins et qui chantent dans nos bosquets, nous appartiennent et parlent un langage que, dès notre enfance, nous apprenons à connaître. Mais, qu’on se le demande à soi-même, chaque être étranger arraché à son entourage naturel, ne produit-il pas sur nous une impression inquiétante et désagréable que l’habitude seule peut vaincre ? Il faut s’être façonné à un genre de vie tumultueux et bizarre, pour souffrir tranquillement autour de soi des singes, des perroquets et des nègres. »

« Quand parfois une curiosité instinctive me fait désirer de voir des objets étrangers, j’envie le sort des voyageurs ; car ils peuvent observer ces merveilles dans leur harmonie avec d’autres merveilles vivantes, et qui ne sont pour elles que des relations ordinaires et indispensables. Au reste, le voyageur lui-même doit se sentir autre chose que ce qu’il était au foyer paternel. Oui, les pensées et les sensations doivent changer de caractère dans un pays où l’on se promène sous des palmiers où naissent les éléphants et les tigres. »

« Le naturaliste ne devient réellement estimable, que lorsqu’il nous représente les objets inconnus et les plus rares avec les localités et l’entourage qui forme leur véritable élément. Que je m’estimerais heureuse, si je pouvais une seule fois entendre Humbold raconter une partie de ce qu’il a vu ! »

« Un cabinet d’histoire naturelle ressemble à un sépulcre égyptien, où l’on voit les plantes et les animaux dont on a fait des dieux soigneusement embaumés et symétriquement classés. Que la secte des prêtres s’occupe sous le voile du mystère religieux d’une pareille collection, je le conçois ; mais jamais rien de semblable ne devrait entrer dans l’enseignement universel, où son moindre inconvénient est d’occuper une place qui pourrait être remplie par quelque chose de nécessaire et d’utile. »

« L’instituteur qui parvient à pénétrer ses élèves d’un sentiment d’admiration profond et vrai pour une bonne action, pour un beau poème, leur rend plus de services qu’en gravant dans leur mémoire, une longue série des productions de la nature avec leurs noms et leurs qualités. Le plus beau résultat d’une pareille étude est de nous apprendre ce que nous savons déjà, c’est-à-dire que, de tout ce qui existe dans la création, l’homme seul porte en lui l’image de la Divinité. »

« Chaque individu, pris isolément, est libre de s’occuper de préférence des choses qui lui plaisent le plus ; mais l’homme est et sera toujours le véritable but des études de l’espèce humaine. »