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Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 107-113).
Première partie - Chapitre XII

Un observateur attentif aurait facilement deviné les diverses sensations de nos amis, dans la manière dont ils s’abordèrent en entrant dans la salle à manger où le déjeuner les attendait.

Le Comte et la Baronne se saluèrent avec la douce satisfaction de deux amants qui, après une longue séparation, ont pu se renouveler leurs serments d’amour, et de fidélité. Les terreurs du repentir, du remords même altéraient les traits d’Édouard et de Charlotte ; et quand leurs regards rencontraient ceux d’Ottilie et du Capitaine, un tremblement involontaire agitait leurs membres.

L’amour est insatiable dans ses exigences ; il ne se borne pas à se croire des droits sans limites, il veut encore anéantir tous les autres droits, quelle que soit leur nature.

Ottilie était candidement gaie et presque communicative, mais le Capitaine avait quelque chose de grave et de sérieux. Sans parler du poste qu’il lui destinait, le Comte lui avait fait sentir que la vie qu’il menait au château n’était qu’une agréable oisiveté, et que cette vie, si elle se prolongeait, l’amollirait au point, qu’en dépit de ses hautes facultés, il ne tarderait pas à devenir incapable de les employer d’une manière réellement utile pour lui et pour les autres.

Après le déjeuner, le Comte et la Baronne montèrent en voiture et continuèrent leur voyage. A peine étaient-ils sortis de la cour du château, que de nouveaux hôtes y entrèrent, à la grande satisfaction de Charlotte, qui ne cherchait qu’à s’arracher à elle-même. Mais Édouard qui désirait être seul avec Ottilie, en fut très-contrarié ; pour la jeune fille aussi, cette visite était importune, car elle n’avait pas encore terminé sa copie. Vers la fin du jour elle courut s’enfermer dans sa chambre, tandis que Charlotte, Édouard et le Capitaine reconduisaient les visiteurs jusqu’à la grande route, où leur voiture les avait devancés. La soirée était belle, et nos amis, qui désiraient prolonger la promenade, se décidèrent à revenir au château par un sentier qui passait devant les étangs.

Le Baron avait fait venir de la ville, à grands frais, un élégant bateau, afin de procurer aux siens le plaisir de la promenade sur l’eau, et l’on se proposa de ’essayer pour s’assurer qu’il était léger et facile à mouvoir. Ce bateau était attaché près d’une touffe de chênes, sous laquelle on devait, par la suite, établir un point de débarquement, et élever un lieu de repos architectonique, vers lequel pourraient se diriger tous ceux qui navigueraient sur le lac.

— Et que ferons-nous sur la rive opposée ? demanda Édouard, il me semble que c’est sous mes platanes chéris qu’il faut créer le lieu de débarquement qui doit répondre à celui-ci ?

— Ce point, répondit le Capitaine, est un peu trop éloigné du château ; au reste, nous avons encore le temps d’y songer.

Tout en prononçant ces mots, il entra dans le bateau, y fit monter Charlotte et saisit une rame. Déjà Édouard avait pris l’autre rame, lorsqu’il pensa tout à coup que cette promenade sur l’eau retarderait l’instant où il pourrait revoir Ottilie. Sa résolution fut bientôt prise : jetant au hasard un mot d’excuse que personne ne comprit, il sauta sur la rive et se rendit en hâte au château. Là on lui apprit qu’Ottilie s’était enfermée dans sa chambre.

La certitude qu’elle travaillait pour lui le flattait, mais le désir de l’entretenir avant le retour de sa femme et du Capitaine, l’emportait sur tout autre sentiment. Chaque instant de retard augmentait son impatience. Il commençait à faire nuit, on venait d’allumer les bougies, lorsque la jeune fille entra enfin au salon. La vive satisfaction qui brillait sur ses traits lui donnait un charme nouveau, l’idée d’avoir pu faire quelque chose agréable à son ami l’élevait au-dessus d’elle-même.

— Voulez-vous collationner cet acte avec moi ? dit-elle, en posant l’original et la copie sur la table.

Surpris et embarrassé, le Baron feuilleta la copie en silence. Il remarqua d’abord une gracieuse et timide écriture de femme, mais peu à peu le trait devenait plus hardi et se rapprochait du sien ; sur les dernières pages enfin, la ressemblance était si parfaite qu’il en fut presque effrayé.

— Au nom du Ciel ! s’écria-t-il, qu’est-ce que cela ? On dirait que ces pages ont été écrites par moi.

La jeune fille le regarda avec une expression ineffable de joie et de satisfaction intérieure.

— Tu m’aimes donc ? murmura Édouard, oui, Ottilie, tu m’aimes !

Ils étaient dans les bras l’un de l’autre, sans savoir lequel des deux avait le premier ouvert ou tendu les siens.

Le monde avait changé de face pour le Baron. Debout devant la jeune fille, son regard brûlant plongeait dans le regard timide de la belle enfant ; ses mains tremblantes pressaient les siennes, il allait de nouveau l’attirer sur son cœur…

La porte s’ouvrit, Charlotte et le Capitaine entrèrent et cherchèrent à justifier leur retard. Édouard sourit dédaigneusement.

— Hélas ! se dit-il à lui-même, vous êtes arrivés trop tôt, beaucoup trop tôt.

On se mit à table, et la conversation roula sur les voisins qui avaient passé une partie de la journée au château. Trop heureux pour être malveillant, le Baron n’avait que du bien à en dire. Charlotte était loin de partager son opinion, et son indulgence l’étonna ; il ne l’y avait point accoutumée, car d’ordinaire il critiquait sévèrement et sans pitié. Elle lui en fit l’observation.

— Ce changement est fort naturel, répondit-il ; quand on aime de toutes les forces de son âme une noble créature humaine, toutes les autres nous paraissent aimables.

Ottilie baissa les yeux, Charlotte resta pensive. Le Capitaine prit la parole.

— Je crois, dit-il, qu’il en est de même de l’estime que de la vénération ; quand on a trouvé un être digne que l’on fixe ses sentiments sur lui, on aime à les étendre sur tous les autres.

Charlotte ne tarda pas à se retirer dans ses appartements où elle s’abandonna au souvenir de ce qui s’était passé entre elle et le Capitaine dans le cours de la soirée.

En sautant sur le rivage, Édouard avait poussé la nacelle sur l’étang qu’enveloppait le crépuscule du soir, et Charlotte regarda avec une douce tristesse l’ami pour lequel elle avait déjà tant souffert et qui la guidait seul en ce moment. Le balancement du bateau, le bruit des rames, le souffle du vent du soir sous lequel la surface mobile de l’étang se ridait légèrement, le murmure des roseaux qu’il agitait, le vol inquiet des oiseaux attardés qui cherchaient un refuge pour la nuit, le scintillement des premières étoiles, la pose gracieuse de son conducteur dont elle ne pouvait déjà plus distinguer les traits, si profondément gravés dans son cœur, tout, jusqu’au silence solennel de la nature, donnait à sa position quelque chose d’idéal et de fantastique. Il lui semblait que son ami la conduisait loin, bien loin de là, pour la laisser seule sur quelque plage aride et inconnue. Une émotion profonde et douloureuse l’agitait, et cependant elle ne pouvait pas pleurer.

De son côté, le Capitaine, trop ému pour s’exposer au danger du silence dans un pareil moment, fit l’éloge du bateau, qui était assez léger pour être facilement gouverné par une seule personne.

— Il faudra apprendre à ramer, ajouta-t-il. Rien n’est plus agréable que d’errer parfois seul sur l’eau, et de se servir à soi-même de rameur, de timonier et de pilote.

Charlotte vit dans ces paroles une allusion à leur prochaine séparation.

— A-t-il tout deviné ? se dit-elle, ou serait-il prophète sans le savoir ?

Un sentiment douloureux mêlé d’impatience s’empara d’elle et lui fit désirer d’arriver au château le plus tôt possible. A peine avait-elle exprimé ce désir, que le Capitaine, accoutumé à lui obéir aveuglément, chercha du regard un point où il pourrait aborder. C’était pour la première fois qu’il traversait l’étang dans un bateau, et s’il en avait sondé et calculé la profondeur en général, plus d’une place lui était entièrement inconnue ; aussi suivait-il prudemment la route sur laquelle il était sûr de ne pas se tromper.

Bientôt Charlotte le pria de nouveau d’abréger la promenade ; alors il rama plus directement vers le point qu’elle-même lui désigna. Au bout de quelques instants le bateau s’arrêta, il venait de toucher le fond, et, malgré ses efforts vigoureux et réitérés, il lui fut impossible de le remettre à flot. Que faire ? un seul parti lui restait, il n’hésita pas à le prendre. Sautant dans l’eau, assez basse pour qu’il pût y marcher sûrement, il prit Charlotte dans ses bras pour la porter vers le rivage.

Aussi robuste qu’adroit, il ne fit pas un mouvement qui pût lui donner de l’inquiétude, et cependant elle enlaçait son cou et il la pressait tendrement contre sa poitrine. Arrivé sur le rivage, il la déposa sur un tertre couvert de gazon. Son agitation tenait du délire ; ses bras qui enlaçaient le corps de son amie, toujours suspendue à son cou, ne pouvaient se détacher. Eperdu, hors de lui, il l’attira sur son cœur, et imprima sur ses lèvres un baiser brûlant ; mais presque au même instant il se jeta à ses pieds.

— Me pardonnerez-vous ! oh ! me pardonnerez-vous, Charlotte ? s’écria-t-il avec désespoir.

Le baiser qu’elle avait reçu, qu’elle avait rendu, rappela Charlotte à elle-même. Sans relever le Capitaine, elle posa une main dans les siennes et appuya l’autre sur son épaule.

— Il n’est pas au pouvoir humain, dit-elle, d’effacer cet instant de notre vie, il y fera époque ; que cette époque du moins soit honorable ! Sous peu le Comte va vous assurer un sort digne de votre mérite. Je ne devais vous en parler que lorsque tout serait décidé ; la faute que nous venons de commettre, me force à trahir ce secret. Oui, pour nous pardonner à nous-mêmes, il faut que nous ayons le courage de changer de position ; car désormais il ne dépend plus de nous de changer le sentiment qui nous a rapprochés.

Elle le releva, prit son bras, s’y appuya avec confiance, et tous deux retournèrent au château sans échanger une parole.

Lorsque Charlotte fut seule dans sa chambre à coucher, elle sentit la nécessité de revenir entièrement aux sensations et aux pensées convenables à l’épouse d’Édouard. Son caractère éprouvé, l’habitude de se juger elle-même et de se dicter des lois, la secondèrent si bien, qu’elle crut à la possibilité de rétablir bientôt et complètement, non-seulement dans son cœur, mais encore dans celui de tous les siens, l’équilibre troublé par un instant d’oubli. Le souvenir de la visite nocturne de son mari qui lui avait été d’abord si pénible, lui causa un frémissement mystérieux auquel succéda bientôt un pieux et doux espoir. Dominée par cet espoir, elle s’agenouilla, et répéta au fond de son âme le serment qu’elle avait prononcé au pied des autels, le jour de son union avec Édouard. Les inclinations, les penchants contraires à ce serment, n’étaient plus pour elle que des visions fantastiques, que la force de sa volonté reléguait dans un lointain ténébreux ; et elle se retrouva tout à coup telle qu’elle avait été, et que désormais elle voulait rester toujours. Une douce fatigue s’empara de ses sens et elle ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil bienfaisant et tranquille.