La Fiancée (recueil)/Les Deux Chênes

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La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 37-62).


LES DEUX CHÊNES


Maintenant qu’ils ont bien recrépi les murs de leur vieille maison et qu’ils en ont tapissé les chambres d’un beau papier à fleurs, maintenant que leur clos est cultivé à fond et qu’ils ne craignent plus pour lui les nombreux caprices de la rivière, Nestin et Nestine s’ennuient.

Inoccupés, pour la plus grande partie du jour, ils restent assis l’un près de l’autre, à l’ombre pendant la chaleur, ou sous le soleil lorsqu’il est doux. Silencieux et somnolents contre leur habitude, ils s’étirent et bâillent, la bouche drôlement tordue, chaque fois que leur pendule au son grêle annonce une heure qu’ils croyaient très loin déjà. La nuit, parce que le sommeil ne vient pas à eux, Nestine parle de Paris qu’elle commence à regretter. Paris, où les heures, pour elle, passaient avec une telle rapidité, qu’elle n’arrivait jamais à terminer sa tâche et qu’il lui fallait souvent prendre ses repas debout pour ne pas perdre quelques précieuses minutes. Elle soupire et n’ose avouer à Nestin son regret. Cependant l’ennui qui la gagne menace sa belle santé, ses joues pleines s’affaissent aux mâchoires, et son visage si coloré prend une teinte cireuse autour des yeux et du nez. Elle pleure dès qu’elle est seule et s’inquiète d’une douleur sournoise qui lui alourdit la nuque. Pourtant elle se sent forte encore, et elle regarde Nestin à la dérobée. Lui aussi reste fort malgré les douleurs de reins dont il se plaint constamment. Pendant leurs silences, Nestine ressasse les craintes qui l’attristent en secret. Si l’ennui qui les empêche même de parler allait les rendre comme ces vieux aux yeux ternes et à la lèvre pendante qu’elle avait vus dans des maisons de retraite pour vieillards ?… Si leurs membres n’ayant que peu de mouvements allaient se raidir et les rendre impotents, ainsi que l’avait été sa propre mère qui n’avait jamais aimé le travail et s’était toujours fait servir comme une dame ?… Et si, enfin, ils allaient mourir d’ennui après avoir tant peiné pour amasser un peu avec l’espoir d’être heureux dans une longue vieillesse ?…

Bientôt toutes ces craintes lui devinrent insupportables, et en les confiant à Nestin elle le supplie de retourner à Paris avant qu’il ne leur arrive du mal. Ils reprendront leur métier, elle de femme de ménage et lui de cordonnier. Ils n’exigeront pas de gros salaires puisqu’ils sont moins forts que des jeunes, et ils pourront revenir, du samedi au lundi, dans leur maison où ils vivront pendant ces trois jours comme de vrais bourgeois.

Mais Nestin, qui l’avait écoutée sans mot dire, regimba tout à coup. Non, non et non, il ne quitterait pas sa petite maison où il se plaisait tant. S’il s’ennuyait à ne rien faire, il ne regrettait pas son métier ni la cour sombre du quartier de Charonne où, cependant, il était né, qu’il n’avait jamais quitté et où, tout enfant encore, il avait aidé son père à raccommoder les vieux souliers. Si Nestine mourait d’ennui ici, elle pouvait s’en retourner à Paris, libre à elle. Quant à lui, plutôt que de reprendre sa vie de bête enfermée, il resterait à s’ennuyer tout seul, tout son saoul, et jusqu’à la fin, dans sa maison pleine d’air et de soleil.

Et, comme pour fortifier sa résolution, tous les mauvais souvenirs lui revinrent à la fois et s’envolèrent comme des oiseaux noirs chassés par la peur.

Au décès de son père, mort jeune encore après des privations inimaginables, Nestin avait pris sa place dans l’étroite échoppe, s’était assis sur le même tabouret et ne s’en était plus jamais séparé. En avait-il raccommodé de ces souliers, de toutes formes et de toutes mesures !…

Certains, aux tiges plissées en accordéon, aux semelles ravagées, ayant traîné dans on ne savait quelle boue épaisse et infecte, d’autres dont les bouts carrés, arrondis ou pointus se relevaient et s’ouvraient comme des bouches de poissons voraces. Et les talons blessés à mort qui restaient obstinément couchés sur le côté et qu’on parvenait si difficilement à remettre debout… Et quelle fatigue d’avoir à répéter toujours les mêmes mots à ces clients qui exigeaient qu’on leur refît des souliers neufs avec de pareils déchets ! Il gardait encore dans l’oreille le son de sa propre voix. « Bien sûr, je ferai de mon mieux, mais vos souliers, vous n’avez pas dû les payer bien cher. Voyez, le cuir ne vaut rien, le fil ne vaut rien, rien ne vaut rien. » Les clients s’en allaient parfois en riant, mais parfois aussi ils se fâchaient et l’injuriaient. — Et tous ceux qui envoyaient chercher leurs chaussures par des gamins délurés qui filaient prestement en disant bien haut : « Papa viendra vous payer lui-même. » — Et les jolies filles qui lui promettaient, avec un sourire, de venir le payer le lendemain et qu’il ne revoyait jamais… Que d’argent perdu, mon Dieu ! Et comme le monde est malin !

Non, certainement, Nestin ne regrettait pas ce temps-là malgré l’ennui lourd qui l’écrasait par instant. Et pour la première fois, peut-être, Nestin et Nestine furent en désaccord.

Cela, heureusement, ne dura que quelques mois. Le mariage d’une jeune fermière voisine fut pour eux le commencement de passe-temps imprévus. Ils retrouvèrent leur langue pour parler de cette messe de mariage à laquelle ils étaient priés d’assister ainsi que tous les gens du village. Il y avait l’église, qu’ils imaginaient, pour ce jour-là, resplendissante comme un paradis. Il y avait la robe blanche de la mariée, et les jolies toilettes des demoiselles d’honneur. Mais surtout, il y avait la robe, laine et soie, que Nestine gardait dans un carton depuis elle ne savait combien d’années, et qui portait des traces de mites qu’il fallait dissimuler à tout prix.

Pour le complet gris-fer de Nestin, le mal était moindre, parce qu’il le portait au moins une fois l’an. Mais que de peine pour en effacer les mauvais plis et lui donner l’apparence d’un vêtement neuf !

Le mariage passé ils en parlèrent pendant une bonne semaine encore, et, pour continuer à se distraire, ils prirent l’habitude d’aller à la messe de tous les mariages des environs.

Bons marcheurs, bien chaussés de souliers dont le cuir était bon et le fil solide, ils partaient sur les routes par tous les temps. Placés au meilleur endroit pour voir entrer à l’église le cortège silencieux et grave, assistant à la messe sans se mêler aux invités, ils se hâtaient de sortir les premiers pour se réjouir de toute la joie que reflétait maintenant le visage des mariés suivis du même cortège, mais cette fois bruyant et tout en désordre. Puis ils s’en revenaient chez eux, heureux d’avoir, pour les jours suivants, mille choses à se dire qui empêchaient l’ennui d’entrer dans la maison.

La nuit, qui continuait à leur refuser le sommeil, leur permettait d’ajouter toutes sortes de suppositions à ce qu’ils avaient vu et entendu.

C’était surtout Nestine qui parlait : si les jeunes mariés étaient riches, elle les suivait en voyage, les accompagnait à leur château pendant l’été et les installait à Paris dans le plus beau palais des Champs-Élysées où ils passeraient l’hiver en fêtes et réceptions magnifiques. — Si la noce était pauvre, c’était leur propre histoire qu’elle retrouvait. Ces jeunes gens qui s’aimaient feraient comme eux-mêmes : ils n’auraient peut-être pas d’enfants non plus, mais ils s’aimeraient jusque dans leur vieillesse. « Oui, oui, oui », faisait tout bas Nestin. Et le son qui sortait de ses lèvres à peine entr’ouvertes semblait sortir d’un tout petit sifflet rouillé.

Nestine craignait pour ceux-là les débuts difficiles de leur propre ménage et elle recommençait l’histoire du mobilier que son père lui avait laissé en héritage, et que sa mère avait vendu en cachette et fait enlever le jour même de leur mariage tandis que, accompagnés de quelques amis, ils s’en étaient allés en banlieue faire un simple repas suivi d’une longue promenade. À leur retour ils n’avaient plus trouvé dans le logement que l’impotente et son vaste fauteuil, de sorte qu’il leur avait fallu passer leur nuit de noce dans la mauvaise chambre d’hôtel de Nestin, cette chambre où le lit, à peine assez large pour un seul, touchait le mur au pied comme à la tête, et si étroite qu’au matin Nestin avait dû ouvrir le vasistas afin que Nestine pût étendre le bras pour peigner à son aise son épaisse et très longue chevelure.

Comme ils avaient travaillé dur par la suite, avant de pouvoir acheter un mobilier neuf qui n’avait rien de comparable à l’ancien fait par le père, menuisier de son état, et patient comme personne ! Et l’impotente qui ne voulait quitter son fauteuil ni jour ni nuit, et qu’ils avaient dû mettre à l’hospice sans qu’elle ait jamais voulu dire ce qu’elle avait fait de l’argent reçu de sa vilaine vente. « Tu te rappelles, Nestin ? » « Oui, oui, oui. » — Cependant, ils ne s’attristaient pas de ces souvenirs. C’était leur jeunesse qui revenait là, une jeunesse aimante, active et pleine d’espoir en l’avenir.

Quand les mariages se faisaient rares, Nestin et Nestine allaient aux enterrements, mais si les mariages les réjouissaient comme l’annonce d’un bonheur enfin conquis, les enterrements leur apportaient des heures de vrais tourments.

C’étaient souvent des gens moins âgés qu’eux-mêmes qu’ils voyaient porter en terre, et leur humeur s’en ressentait. Ils ne trouvaient rien à se dire pendant le jour, et leur insomnie redoublait à l’idée qu’eux aussi pourraient bien mourir… Leur pauvreté les sauvait aussi de l’ennui. À ne plus se nourrir que de choses fraîches, ils devenaient délicats et gourmands. Ils enviaient dans le jardin des autres ce qu’ils ne possédaient pas dans le leur et qu’ils ne pouvaient acheter. Entre autres, les asperges, qu’ils aimaient par-dessus tout et qu’ils ne pouvaient faire pousser faute de place. Comment en acheter, alors que la vente des produits du clos payait tout juste le pain et l’épicerie nécessaires à leur vie. Ils se plaignaient entre eux de l’injustice du sort. Que n’avaient-ils beaucoup de terre comme le châtelain voisin, ce vieux riche, avare à l’excès, disait-on, qui vivait depuis des années sur son propre bien sans se soucier des productions du dehors, autant pour les autres que pour lui-même. Ce qui manquait chez lui on s’en passait, voilà tout. Bien sûr, dans son jardin il ne manquait pas grand’chose, car le jardinier aimait les bons légumes, et les asperges tenaient, à elles seules, un large espace que l’on voyait très bien à travers la grille du potager.

Cependant Nestin et Nestine qui regardaient partir chaque matin le maraîcher du pays avec sa voiture chargée de primeurs, attendirent son retour un soir pour lui demander le prix de ses asperges. Oh ! elles n’étaient pas chères, au dire du marchand, justement il lui en restait une botte qu’un client avait négligé de prendre et il la laisserait pour dix francs. Dix francs ! c’était le prix du pain pour une semaine et on ne peut pas se passer de pain. Dix francs ! C’était le prix du sucre et du café pour tout un mois et on ne peut pas se passer de café. Malgré cela, Nestine prit en main la botte d’asperges que lui tendait le maraîcher. Elle la regarda attentivement par les deux bouts ; oui, c’étaient là de belles asperges, grosses et saines, bien fermes et encore humides à la racine, mais les dix francs, où les prendre ? Et puis, ce maraîcher, pas plus que les autres marchands du village, ne leur ferait crédit, sachant bien que « Ceux du clos », ainsi qu’on les nommait, n’avaient jamais plus de dix sous en poche.

Nestine, un peu confuse, rendit la botte. Ce serait pour une autre fois.

Ce fut leur causerie de la nuit suivante :

— Elles étaient belles, tu as vu, Nestin ?

— Oui, oui, oui…

— Avec le bois un peu rose ; et bien vertes par la pointe.

— Oui, oui, oui…

— Je les aurais fait cuire à grande eau et on les aurait mangées moitié à la vinaigrette et moitié en sauce blanche.

— Oui, oui, oui…

Et, cette fois, il semblait bien que le petit sifflet de Nestin n’était plus rouillé du tout.

Cette nuit-là ils s’endormirent plus tôt, satisfaits comme s’ils avaient réellement dîné d’un bon plat d’asperges.

Au début de l’hiver, il arriva que le châtelain mourut.

Cette fois, Nestin et Nestine n’eurent pas à aller loin pour l’enterrement. Le vieil avare voulait être enterré au fond de son parc, tout au bout de la grande allée faisant face au château. Après avoir vécu de ce que produisait sa terre il voulait reposer en compagnie de ce qu’elle conservait au-dedans. Nestin et Nestine, entrés par la grille des communs, se mêlèrent tout de suite aux serviteurs qu’ils connaissaient. Des femmes pleuraient, on ne savait pourquoi, car jusqu’alors aucun de ceux qui étaient là n’avait fait montre d’affection ni même de respect pour ce vieux grigou, ainsi qu’ils l’appelaient. Ils donnèrent des détails sur le mal subit qui l’avait emporté, tout en y ajoutant des sarcasmes et des mots de rancune.

— Oh ! ce n’est pas la graisse qui l’a étouffé, ni la bonté qui a fait éclater son cœur ! — Heureusement qu’on l’a mis dans une boîte en plomb, ainsi, sa poussière ne pourra pas s’envoler sur les autres. — Des durs comme celui-là, ça pousse bien sans qu’on les sème…

Nestin et Nestine se récrièrent sur cette boîte en plomb, qui garderait seule et à jamais la poussière de cet homme. Oh ! ils ne voudraient pas cela pour eux-mêmes ; au contraire, ce qu’ils désiraient c’est que leur poussière s’unisse comme s’étaient unis leur esprit et leur cœur.

Ils oublièrent le plomb lorsque les hommes chargèrent sur leurs épaules un cercueil fait d’un bois clair, lisse et brillant comme un miroir. Nestine, si elle ne connaissait pas les arbres, pouvait dire sans se tromper le nom du bois dès qu’il était en planches. Elle en avait tellement vu chez son père !

Ces planches-ci qui cachaient le plomb qu’elle redoutait étaient de chêne, et même du plus beau :

— Du cœur de chêne, souffla-t-elle à Nestin.

Ce n’était pas là non plus du bois vert, elle pouvait l’affirmer, et même, il avait dû passer pas mal de saisons sur ces planches pour qu’elles aient pu prendre cette teinte chaude et dorée. — Et la façon de cette longue boîte dont on n’apercevait nulle part les joints, mieux faite encore, lui semblait-il, que son nécessaire à ouvrage fait par son père pour le cadeau de ses quinze ans ! Comme elle en avait eu soin de ce nécessaire à ouvrage ! Comme elle l’avait toujours frotté avec des chiffons doux et préservé de toute souillure ! Et, cependant, elle ne se souvenait pas de lui avoir jamais vu de si beaux reflets qu’à cette boîte portée à découvert et promenée avec lenteur dans toutes les allées, même les plus petites, selon le vœu du défunt, comme s’il avait voulu que tous les arbres du parc voient passer ce cœur de chêne dans toute sa beauté claire.

Nestine, à son grand regret, vit enfouir la belle boîte en pleine terre, au milieu d’une pelouse où poussait une herbe épaisse et haute.

— Du bois comme ça, le gâcher pareillement !…

Toute sa pitié allait à ces planches qu’elle jugeait sacrifiées.

— Du bois comme ça, disait-elle tout bas à Nestin, c’est fait pour faire de beaux meubles qui servent aux vivants, et durent plus de trois cents ans.

— Oui, oui, oui, acquiesçait Nestin sans remuer les lèvres.

La fosse comblée et recouverte par les épais carrés de gazon rapportés et ajustés comme s’ils n’avaient jamais été séparés, Nestin et Nestine suivirent les serviteurs qui regagnaient le château par l’allée la plus étroite. La femme du jardinier, qui pleurait encore malgré son ressentiment, renseignait Nestin et Nestine :

— Il était sur cette même pelouse, le grand chêne que ce vieux méchant a fait couper pour le jour où il s’en irait en terre. C’était un chêne dont on ne savait pas l’âge et qui pouvait abriter vingt hommes, de la pluie ou du grand soleil. Il ne l’emporte pas tout entier, non, il n’en fallait pas tant pour loger les os de ce vieux sec, et ses héritiers trouveront des planches au grenier, mais pour sa carcasse de mauvais riche, il a voulu le cœur, et il a bien fallu l’enterrer avec, puisqu’il l’avait ordonné.

À partir de ce jour l’ennui disparut de la maison du Clos comme si on l’avait enfermé en même temps que le châtelain dans la boîte en plomb. Nestin et Nestine avaient de quoi entretenir leurs causeries. Cet enterrement qui ne ressemblait à aucun autre et qu’ils ne manquaient jamais de comparer à ceux du passé comme à ceux du présent, les laissait dans une sorte de révolte qui ne s’apaisait pas. Certes, beaucoup d’autres étaient partis et partaient encore, tout habillés de chêne, pour le grand voyage. À cela ils ne trouvaient pas à redire, mais ce cœur de chêne enfoui à l’endroit même où il était né, que l’humidité allait tout de suite ternir et qui pourrirait lentement sans joies pour personne…

Nestine en rêvait dans son sommeil.

Et toujours, dans son rêve, le cœur de chêne prenait la forme d’un jeune garçon portant un vêtement clair et lisse et s’en allant tout joyeux à la ville pour assister à une grande fête.

À force de parler d’enterrement ils en arrivèrent à penser à leur propre fin. Pourquoi eux-mêmes, comme tous ces gens-là, ne s’en iraient-ils pas dans une boîte reluisante et nette ? Sans doute ils n’avaient pas d’argent pour un pareil achat, et il n’y avait pas de chêne dans le clos. Mais ils pouvaient en planter un. Seulement ils n’avaient aucune idée de l’âge qu’il fallait à un arbre pour qu’on puisse l’utiliser en planches. Le jardinier donna ce renseignement joint à d’autres :

— À cinquante ans, un chêne n’est pas bien gros.

Cette fois, ce fut Nestin qui parla pendant la nuit :

— On en plantera deux, dit-il.

Deux, cela chagrina un peu Nestine, elle n’avait pensé qu’à un seul pour deux ; cependant, pour ne pas contrarier Nestin, elle dit très vite :

— Oui, chacun le nôtre.

Dès le lendemain ils se mirent à la recherche de deux jeunes chênes qu’ils comptaient trouver facilement dans les bois d’alentour.

Mais ils rencontrèrent tout de suite une réelle difficulté : ni l’un ni l’autre ne savait reconnaître un chêne dans les nombreux arbustes qui poussaient à tort et à travers au milieu des grands arbres. L’hiver venait à peine de finir, et tous deux ne cessaient de récriminer contre le printemps qui n’avait encore mis aux branches que de minuscules bourgeons, s’assurant l’un l’autre qu’ils sauraient très bien trouver ce qu’ils cherchaient si le bois était couvert de feuilles.

Pour augmenter leur embarras, dès qu’ils surent qu’il était défendu de toucher au bois vert, il leur vint une crainte exagérée du garde champêtre. Pour rien au monde ils n’auraient voulu encourir le reproche de dévaster les forêts, ainsi que ce garde l’avait reproché devant eux à une petite fille qui portait fièrement à la main une branche pleine de bourgeons.

De plus, ils ne voulaient confier leur secret à personne, de sorte qu’à la place de chênes, ils rapportèrent, bien cachés parmi du bois mort, deux vigoureux petits bouleaux, hauts d’un mètre, gros comme le doigt, et dont la jolie robe grise était douce au toucher comme de la soie. Ils ne s’étonnèrent pas de leurs feuilles pâles, légères et toujours frissonnantes, et ce fut seulement quand le jardinier eut dit que ces bouleaux allaient encombrer inutilement le clos, qu’ils les arrachèrent pour, à quelques jours de là, les remplacer par deux solides châtaigniers, qu’ils arrachèrent de même à l’automne, les reconnaissant à l’enveloppe pleine de piquants du seul fruit que chacun d’eux s’était hâté de donner. Puis ce furent des frênes, des charmes et bien d’autres encore, qu’avant de planter, cette fois, ils allaient montrer au jardinier, sous prétexte d’apprendre à connaître les arbres. Et cela jusqu’au jour où le château attendant un nouveau maître, ils trouvèrent le jardinier tout au fond du parc sur la pelouse où reposait l’ancien. D’après la volonté du défunt, l’herbe seule devait pousser sur sa tombe. Mais depuis tantôt deux ans, les chênes voisins, comme pour tenir compagnie au beau cœur qui se mourait au fond, avaient semé beaucoup de glands sur la pelouse où, bien cachés dans l’herbe haute, ils avaient pris racine et formaient déjà un petit bois qui ne demandait qu’à s’étendre et grandir. Le jardinier, en bougonnant un peu, arrachait les jeunes tiges et les jetait dans l’allée proche :

— Ces petits glands-là, ça pousse comme du chiendent, disait-il. Nestin et Nestine, sûrs enfin d’avoir des chênes, en choisirent deux qu’ils emportèrent sans rien laisser paraître de leur joie. Tout de suite ils les plantèrent au bord de l’eau, très près l’un de l’autre, comme pour en faire des jumeaux et les lièrent au même tuteur avec un gros tortillon de paille sèche.

Ils poussèrent avec une rapidité surprenante et furent très vite aussi hauts que l’avaient été les bouleaux. Puis, pendant l’hiver, la rivière débordante les ayant mouillés trop longtemps au pied, ils n’eurent, l’été suivant, que de petites feuilles qui jaunirent sans se développer. « Dame, disait le jardinier, le chêne ça aime l’eau, mais pas trop non plus. » Ils les déplacèrent pour les mettre plus haut dans le clos, où ils se trouvèrent beaucoup mieux, et s’ils ne grandirent pas cette année-là, ils se couvrirent d’un feuillage ferme et très vert.

À chercher des arbres à leur convenance, Nestin et Nestine avaient pris goût à courir les bois, et il n’était plus question pour eux de mariage ni d’enterrement. Ce qu’ils cherchaient maintenant, dans les bois, c’était ce que, régulièrement, chaque saison y apporte. Très vite, ils avaient su découvrir, cachées dans la mousse, les toutes petites fraises parfumées. Sur les hautes branches, les merises plus sucrées que celles des vergers. Et, dans les ronces aux épines dures, les mûres noires et juteuses pour confitures et sirops. L’automne leur apportait les prunelles molles des haies, et les bons champignons qu’ils avaient su si vite distinguer des mauvais. Toutes choses qui leur fournissaient des aliments agréables, et dont la vente mettait dans leur poche des sommes variables qui leur permettaient de satisfaire de temps à autre quelques fantaisies.

Mais c’était surtout le bois mort qui les attirait. Ils ne se lassaient pas d’augmenter leur provision, et rentraient presque chaque jour courbés sous un énorme fagot. Au voisin qui leur fit remarquer que leur tas de bois dépasserait bientôt la cheminée de leur maison, ils répondirent tranquillement :

— Il y aura toujours des hivers.

De même que leur corps s’était fortifié, leur esprit s’était ouvert, dans les bois. Ils avaient appris à regarder des fleurs et des plantes poussées on ne savait comment et qu’on ne trouvait que là. Ils avaient encore appris à écouter le bruit du vent dans les arbres, le frémissement des herbes au passage d’un petit animal peureux, le cri de détresse d’un oiseau en danger, et le chant d’allégresse de ceux qui vivaient en paix. À cause de cela, peut-être, la vieillesse semblait leur faire grâce des dix années qui s’étaient écoulées depuis leur arrivée dans le village. Seule la mémoire s’éloignait d’eux, emportant avec elle tout ce qu’ils avaient vécu de misère et d’amour, de crainte et d’espoir, de joie et de tourments. Le souvenir plus proche des mariages et des enterrements qui les avaient tant intéressés s’effaçait de même. Et si quelqu’un en parlait devant eux, ils se regardaient comme pour se dire : « Cela existe donc encore les mariages et les enterrements ? »

L’avenir ne comptait pas plus pour eux que le passé, ils vivaient du présent seulement, et pour personne d’autre que pour eux-mêmes. Et, parce qu’ils étaient en parfaite santé, tout leur semblait doux, facile et bon.

Le sommeil qui ne les fuyait plus la nuit leur tenait encore compagnie pendant le jour. Aussitôt après le repas de midi, l’hiver, dans leur maison bien close, ils sommeillaient sans rêver au coin du feu, dans le silence et la sécurité. L’été, bien à l’aise dans leur fauteuil d’osier, à l’ombre des chênes jumeaux, très grands déjà pour leurs sept ans et dont les branches trop rapprochées entremêlaient leur épais feuillage, ils somnolaient avec dans les oreilles le bourdonnement des abeilles et des guêpes, le caquetage de la basse-cour proche, et tous les bruits de la campagne d’alentour.

La brise venant de la rivière passait sur leur tête et rafraîchissait leur vieux sang.

Cette brise qui s’attardait dans le clos n’avait pas la même voix que celle qui soufflait dans les arbres des grands bois. Malgré les autres bruits, ils l’entendaient dans leur demi-sommeil. Ainsi qu’une personne familière, elle allait d’un arbre à l’autre, parlant de pommes, de poires, d’abricots et même de nèfles.

Auprès des chênes, elle parlait de buffets, d’armoires et de jolis nécessaires à ouvrage pour jeunes filles courageuses. Peut-être parlait-elle de cercueil aussi, mais c’était si bas, que Nestin et Nestine ne l’entendaient pas. Puis, bien reposés, rassasiés de rêves et d’ombre fraîche, ils reprenaient les travaux habituels qui assuraient leur bien-être et le bon entretien du clos. C’est ainsi qu’ils s’aperçurent un jour que les chênes, au moindre vent, fouettaient de leurs branches fermes un pêcher dont les fruits très abondants et très beaux leur assuraient chaque année une vente certaine. L’idée ne leur vint pas de supprimer seulement quelques branches, ils ne songèrent qu’à déplacer au plus vite les deux coupables pour les mettre dans un endroit où, selon eux, ils pourraient grandir sans dommage pour leurs voisins et continuer à prêter leur ombre si pure et si douce. Cela ne se fit pas sans difficulté ni maladresse, les arbres étant déjà tellement attachés à la terre. Ils ne semblèrent pas souffrir tout d’abord de cette transplantation hâtive, gardant leur souplesse et tout l’éclat de leur jeune force. Le jardinier riait en les regardant :

— Ils ont la vie dure, disait-il.

Mais, le printemps venu, ils restèrent sans pousses nouvelles. Et, l’été fini, ils ne furent plus que deux gros bâtons plantés de travers et piqués de maigres rameaux conservant à leur faîte quelques feuilles sèches de l’année d’avant.

Nestin et Nestine, un peu dépités, les jetèrent sur les fagots. Cela ferait du menu bois pour allumer le feu.

À cet instant seulement le souvenir leur revint de l’emploi qu’ils avaient espéré en faire. Ils n’en eurent pas de regret. Les chênes étaient morts, mais eux, Dieu merci ! étaient bien vivants, et cela pouvait durer longtemps encore, durer toujours, peut-être ?

Et, son panier au bras, Nestine suivit Nestin qui s’en allait cueillir quelques-uns de ses plus beaux fruits pour fêter, par un bon repas, les quatre-vingt-trois ans qu’ils avaient justement ce jour-là.