Aller au contenu

Les Écoles des beaux-arts en Europe

La bibliothèque libre.
Les Écoles des beaux-arts en Europe
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 390-425).

les écoles
des
beaux-arts en europe


Après avoir essayé de nous rendre compte de la façon dont les différens pays de l’Europe s’efforcent de prendre rang dans l’art industriel[1], il n’est pas hors de propos de rechercher quel est le résultat de la lutte sur un autre terrain où les succès sont de constatation plus délicate, mais ne sont guère moins chaudement disputés. Il s’agit de ce champ de bataille pacifique de l’art, véritable champ d’honneur sur lequel viennent se mesurer les peuples qui croient avoir des droits à se dire les maîtres du progrès et de la civilisation. Les différens états font de l’enseignement des beaux-arts l’objet d’une vive sollicitude, et en cela ils sont bien inspirés. On sait quels furent dans l’antiquité les prodigieux efforts des Athéniens pour l’emporter en fait d’art sur leurs rivaux. Ce n’est point pour une stérile satisfaction de vanité que cette république libre et triomphante sacrifiait toutes ses ressources, plus que ses ressources, puisqu’elle y employait trois fois son revenu annuel, à élever ce Parthénon, temple de la vierge-déesse en qui se personnifiaient la sagesse et l’activité humaines. Périclès savait bien que cette œuvre, qui résumait l’architecture, la sculpture et la peinture de son siècle, assurait pour longtemps aux siens une supériorité de puissance, un privilège de richesse. L’art est une source pure placée sur un plateau élevé et qui féconde en descendant par une pente naturelle toutes les productions de l’industrie. Athènes, qui n’avait ni prairies, ni forêts, ni blé, Athènes avec les profits de ses manufactures, les premières du monde, de ses ateliers, d’où sortit un peuple de statues, put nourrir 400, 000 esclaves et 50, 000 citoyens. Ses œuvres étaient demandées non-seulement dans ses colonies, mais partout où quelque besoin de luxe et de recherche dans la vie se faisait sentir. Voyons par quelles institutions ceux qui aiment à se nommer les Athéniens modernes tâchent d’imiter ces lointains devanciers.


I.

Il existe en France un certain nombre d’écoles supérieures dont le passé est des plus honorables. Celles de Dijon et de Lyon conservent une réputation déjà ancienne. Dijon revendique plusieurs de nos gloires. Son école gratuite, fondée par un artiste savant, Devosge père, développa les dispositions de Pierre-Paul Prudhon, ce treizième enfant d’un maître maçon de Cluny. Prudhon ne la quitta que pour aller étudier à Rome, lui qui fut toujours si peu italien, après avoir remporté le prix de peinture établi par les états de Bourgogne. Elle a également formé le statuaire François Rude, qui devait illustrer sa province et son pays en sculptant ce bas-relief animé d’un souffle héroïque où les pierres semblent se lever comme des soldats pour marcher à la voix de la femme ailée qui les appelle. L’école de Lyon est fière d’Hippolyte Flandrin, le peintre austère qui redonna chez nous un instant d’éclat à la peinture religieuse. Marseille, Bordeaux, Rouen, Besançon, Toulouse, Lille, Montpellier, ont aussi des écoles d’art qui, dans leur sphère modeste, rendent de grands services. À une époque où toute chaleur semble s’éteindre aux extrémités, elles gardent en divers points de la France des foyers qui suffisent à réchauffer et à développer tous les germes de talent. C’est à Paris toutefois, à Paris seulement, que les artistes trouvent réunis les moyens les plus précieux d’enseignement supérieur. C’est à l’École des Beaux-Arts que se complètent les études de ceux qui ont résolu de pousser aussi loin que possible leur éducation.

L’École des Beaux-Arts, bien qu’administrée par l’état, est à peu de chose près une école libre. On y entre sans examen, on y passe le temps qu’on veut. Le cercle des études n’est pas forcément parcouru en un nombre fixe d’années, comme cela se pratique dans la plupart des établissemens publics d’instruction. Il suffit, pour faire partie d’un des ateliers qu’elle renferme, d’être agréé par le professeur qui le dirige. Celui-ci est seul juge des études antérieures et des aptitudes du candidat. Il peut également faire interdire son atelier aux élèves dont il aurait à se plaindre ou qu’il trouverait impropres à tirer parti de son enseignement ; mais rien n’empêche les jeunes gens ainsi exclus de se faire inscrire à l’atelier voisin. Ainsi se concilient par une bienveillance sincère et raisonnée les droits de l’élève et l’évidente nécessité de décourager certaines fausses vocations. L’école ne possède d’ateliers d’étude toujours ouverts que depuis le décret de 1863, qui l’a réorganisée sur de nouvelles bases. Avant cette date, les jeunes gens reçus comme élèves y venaient entendre des leçons, prendre part à divers concours, travailler d’après l’antique ou le modèle vivant sous les yeux de membres de l’Institut qui se relayaient pour examiner leurs travaux, et leur donner des conseils. Ces séances n’étaient pas suivies avec beaucoup d’assiduité. Il n’y avait rien de comparable à ces ateliers où un groupe de jeunes gens vit dans la même atmosphère d’idées, de traditions, de recherches. Pour en trouver de pareils, il fallait aller en dehors de l’école, à ces ateliers libres dont il est impossible de ne point parler dans une étude sur l’enseignement des beaux-arts. C’étaient simplement des réunions de jeunes gens se rassemblant dans un local loué par eux pour faire de la peinture, de la sculpture ou de l’architecture sous la direction d’un maître qu’ils s’étaient choisi et qui ne relevait pas de l’état. Si l’on en croit les romanciers, il n’est pas de plaisans tours que ces élèves ne se permissent à l’égard des nouveau-venus, des bourgeois et des voisins. La gaîté et la licence qui régnaient dans ces foyers d’études ont été fort exagérées. Ce qui est hors de discussion, ce sont les éminens services qu’ils ont rendus et que les admirateurs de l’organisation récente semblent trop portés à oublier. Tel des ateliers du siècle dernier, celui de David par exemple, exerça une influence décisive sur la marche de l’art. L’atelier de Guérin eut cette fortune étonnante qu’on en vit sortir trois des plus grands artistes de notre temps. C’est là que se préparèrent à la lutte des hommes qui allaient bravement se frayer à eux-mêmes et frayer à leurs successeurs une route encore inconnue. L’auteur de la Bataille d’Eylau et des Pestiférés de Jaffa, Gros, chez lequel se montre déjà une sorte d’impatience virile, un besoin inquiet d’émancipation, Géricault, qui n’eut que le temps d’affirmer son génie sur quelques toiles après avoir échappé violemment à la règle, et qui mourut jeune et glorieux sans avoir dit son dernier mot, Delacroix, à qui était réservée une carrière plus longue, illustrée par tant d’œuvres puissantes et inégales, avec tant de vicissitudes de combats, d’échecs, de déceptions et de triomphes, — ces trois représentans des tendances modernes ont appartenu à l’atelier de Guérin. L’éclat de ces ateliers libres dépendait surtout du talent de l’artiste qui les dirigeait ; ils grandissaient et mouraient avec l’homme qui les avait fondés. C’eût été le rôle naturel de l’École des Beaux-Arts de mettre la continuité de l’enseignement à l’abri de ces vicissitudes propres aux institutions privées. Ce rôle, une partie du public trouvait qu’elle le remplissait mal. Dans ses salles de travail et ses amphithéâtres, il n’y avait point contact journalier entre le professeur et le disciple, qui était tenu généralement à distance. La direction des études était en outre accusée de laisser percer des tendances trop exclusives. L’administration supérieure accueillit cette rumeur avec bienveillance, et s’en fit elle-même l’écho. L’éducation d’art, disait-on, sous la pression de professeurs membres de l’Institut, était partout académique, — on entendait par là surannée. D’un autre côté, le séjour des ateliers libres coûtait cher ; plus d’un jeune homme bien doué, mais pauvre, avait dû cesser de les fréquenter. Si quelques élèves obtenaient, par une faveur spéciale de leurs camarades, de ne pas contribuer à l’entretien du local, au paiement des modèles et du professeur, si par l’indulgence de ce dernier ils avaient une sorte de sauf-conduit qui leur assurait momentanément la gratuité, cela ne laissait pas de léser quelques intérêts, d’être surtout précaire et incertain. Le bienfait même avait quelque chose de pénible et de blessant pour ceux qui en jouissaient. Il n’en serait pas de même, ajoutait-on, si les frais de l’enseignement étaient supportés par le budget. Reste à savoir si c’est la fonction de l’état de garantir à quelques-uns le bénéfice d’un enseignement supérieur quelconque. Provisoirement on a tranché cette question par l’affirmative. Nul n’était reçu à l’école, aux termes de l’organisation antérieure, qu’après avoir subi un examen. Il fallait pour y entrer faire dans un délai fixé une académie d’après le modèle vivant. Quelques-uns de ceux qui devaient honorer l’art contemporain ont échoué à cette épreuve. Une légende qui court les ateliers, et qui paraît s’appuyer sur des faits réels, assume que Delacroix et Flandrin n’y réussirent pas du premier coup. Ces exclusions n’auraient plus lieu aujourd’hui ; les conditions d’admission sont profondément modifiées. Pourvu qu’il se trouve dans les limites d’âge, de quinze à vingt-cinq ans, tout jeune homme a le droit de se faire inscrire à l’école ; à partir de cette inscription, il prend date comme aspirant, si la place manque dans les ateliers. Afin de mériter le titre d’élève de l’école, il faut pourtant avoir obtenu quelques succès dans les examens ou les concours. Trois ateliers de peinture sont ouverts en permanence, trois de sculpture, trois d’architecture. Deux ateliers sont consacrés tant à la gravure ordinaire qu’à celle des médailles et des pierres fines. On met à la disposition de chaque atelier des modèles et une petite bibliothèque. La direction ne manque pas aux jeunes artistes, et la direction dans le sens qu’ils préfèrent, puisqu’ils ont pu s’adresser à un professeur de leur choix. Au besoin, ils gardent leur initiative personnelle et ne demandent guère au maître qu’une sorte de patronage nominal. Des collections importantes sont réunies dans l’école, qui peut sous ce rapport être considérée comme une succursale du Louvre. Elle possède une série de statues antiques copiées ou moulées, des reproductions de peintures célèbres, des médailles, des modèles d’architecture. Tous ces trésors d’art entassés sont autant de moyens d’éducation par les yeux.

On a divisé les élèves d’architecture en deux classes, et ils ne passent de l’une à l’autre qu’après avoir obtenu un certain nombre de mentions. Il n’y a point de classes dans les autres sections. Des concours sont établis non-seulement entre les élèves des ateliers de l’école, mais aussi avec ceux des ateliers du dehors. D’ordinaire on exige des concurrens une esquisse, puis un travail d’une exécution plus avancée. Les récompenses consistent en médailles et en indemnités d’argent ; elles sont quelquefois décernées par un jury dans lequel figurent les artistes lauréats des expositions des beaux-arts. Aux concours de fin d’année, on a essayé du suffrage universel direct. Les élèves constitués en jury se sont distribué les places. La pensée était bonne et témoignait d’un louable désir d’éviter jusqu’aux apparences d’un passe-droit. Comme la femme de César, il ne faut pas que l’administration puisse être soupçonnée. Il y avait lieu d’espérer que personne ne se plaindrait. Il n’en a pas été tout à fait ainsi, et il y a eu des récriminations assez amères. Ce n’est pas une raison de condamner un système libéral. N’oublions point qu’il faut un noviciat pour l’exercice de toute liberté.

Outre les médailles ordinaires, qui comportent trois degrés, l’école décerne un prix spécial connu sous le nom de grande médaille d’émulation, et réservé à l’élève peintre, sculpteur, architecte ou graveur qui a obtenu le plus de récompenses dans le courant de l’année. Une autre disposition, favorable aux élèves assidus, leur permet de consacrer à l’étude les heures même où les ateliers sont fermés. Des salles sont mises pendant la soirée à leur disposition ; mais, comme les locaux sont de dimensions restreintes, un examen est exigé. Il faut exécuter une figure d’après le modèle vivant ou d’après l’antique. La discipline de ces salles est assez sévère. Quant aux cours, qui sont professés durant cinq mois de l’année, du 1er novembre au 30 avril, on en accorde la libre entrée non-seulement aux élèves des ateliers et aux aspirans, mais encore à toute personne française ou étrangère qui, se livrant à l’étude d’une branche de l’art, a demandé au secrétariat une carte d’admission. Telle est la règle. Dans la pratique, les formalités sont moindres encore. On ne refuse guère, tant qu’il y a une place libre, l’entrée d’un cours quelconque. Quelques-uns ont été faits par des hommes de bonne volonté qui n’ont point de commission officielle et ne sont point rétribués. La plupart des professeurs néanmoins sont nommés par l’état à la chaire qu’ils occupent. Les programmes embrassent les mathématiques, la perspective, les sciences physiques, des notions historiques assez complètes sur les Hébreux, les Égyptiens, la Grèce et Rome dans l’antiquité, la France pour les temps modernes ; enfin il y a des cours d’architecture, d’anatomie, d’esthétique. Les leçons d’anatomie ne sont pas, et c’est un tort, imposées aux architectes. Le cours d’esthétique en est arrivé à se changer en une étude un peu systématique des différentes écoles de peinture, considérées comme la flore d’une botanique humaine et classées suivant les climats, les influences des milieux, de l’air qu’ont respiré les artistes. Le palais où est installée l’École des Beaux-Arts a deux entrées, l’une sur le quai Voltaire, l’autre dans la rue Bonaparte. Quand on arrive par la rue Bonaparte, on franchit d’abord une grille que décorent les bustes de Puget et de Poussin, symbolisant la sculpture et la peinture françaises. On se trouve alors dans une vaste cour et en présence d’un véritable musée en plein air. La façade du château de Gaillon, construit par le cardinal d’Amboise, y a été transportée et réédifiée pierre à pierre ; c’est un grand mur sculpté et percé à jour dont la silhouette se découpe heureusement sur les tons clairs des bâtimens du fond. A droite en entrant, on aperçoit un fragment du château bâti par Henri II à Anet pour Diane de Poitiers. Malgré cette destination profane et les chiffres entrelacés qui la recouvrent, cette porte sert d’entrée, curieux retour des choses d’ici-bas ! à la chapelle du couvent qui occupait l’emplacement de l’école. La seconde cour est dallée de marbre et ornée d’une fontaine qui ne serait pas déplacée au Louvre. Cette fontaine appartenait à l’abbaye de Saint-Denis ; les religieux y venaient faire leurs ablutions avant d’entrer dans le réfectoire.

Pénétrons dans l’un des ateliers. La salle est grande, un peu nue. Les élèves travaillent, isolés ou groupés, assis ou debout, silencieux. Le professeur est absent. On ne le trouve là que deux ou trois fois par semaine. Il vient passer en revue les esquisses, donner des avis et des conseils. On ne voit pas non plus de gardiens. Ils se promènent dans les corridors, attendant qu’on ait besoin d’eux. Nulle surveillance à l’intérieur de l’atelier, et les choses n’en vont pas plus mal. Ces jeunes gens sont traités en hommes. Ils gardent leur initiative et la responsabilité de leurs actes. Ils sont tellement bien chez eux, qu’ils peuvent organiser de petites fêtes de famille pour la bienvenue, la réception ou les succès de leurs condisciples. L’ordre est peu troublé dans ces occasions. S’il arrive qu’il le soit, le gardien entre chapeau bas, tout s’apaise. L’école n’a naturellement point de récréations ; mais il existe des endroits abrités où les élèves peuvent prendre l’air. Ils philosophent ensemble aux heures du repos au bord d’une petite fontaine jaillissante dans la jolie cour du Mûrier, qui présente de trois côtés un cloître de style pseudo-pompéien. Les divers ateliers se fréquentaient entre eux assez volontiers après la réorganisation de l’école, les arts sont frères ; les peintres allaient chez les sculpteurs, les sculpteurs chez les architectes. Ces rapports de bon voisinage, qui pouvaient être profitables à tous, ont pris un caractère moins amical, et finalement est survenu un ordre qui a tout fait cesser, visites et excursions.

Que deviennent les élèves à la sortie de l’école, quel est le résultat de leurs études ? C’est le côté triste, mais c’est aussi l’honneur de la république des arts comme de celle des lettres que le caractère aléatoire de la profession choisie par ceux qui se consacrent à la recherche et à la reproduction du beau. Les élèves formés par l’École des Beaux-Arts n’ont en général ni avantage ni diplôme qui les distingue. Il y a une seule exception, et elle est toute récente. Depuis le mois de novembre 1867, les architectes peuvent être diplômés. Ce qu’on peut dire en thèse générale, c’est qu’on puise à l’école une instruction sérieuse. Elle est une pépinière d’où sortent d’excellens artistes et les meilleurs professeurs d’art. Quelques élèves, assez peu, arrivent à l’objet de l’ambition de tous, ils sont admis à concourir pour les grands prix de Rome. Parmi ces appelés, le nombre des élus est à peu près de un sur dix. De ceux-ci, on peut dire que leur rêve est réalisé, au moins provisoirement. Les voilà entretenus aux frais de l’état ; leurs études deviennent l’objet d’une dépense nationale. Ils croient être au but, ils entrevoient à l’horizon le rameau d’or qu’ils s’en vont cueillir. En attendant, ils voyagent ou bien se promènent dans les jardins de la ville éternelle, plus jeunes, mais déjà pareils dans leur imagination à ces maîtres que Delaroche a figurés discourant sous des portiques, à la lumière du jour sans fin, dans l’hémicycle de l’école qu’ils viennent de quitter. Le prix de Rome est quelque chose d’assez semblable à ce bâton de maréchal que chaque soldat emporte dans sa giberne. Qui pourra compter ce qu’il s’est usé de jeunesse et dépensé de pacifique héroïsme pour y atteindre ? Jusqu’à trente ans autrefois, l’élève nourrissait en son cœur cette espérance secrète ou avouée. On a récemment fixé à vingt-cinq ans le terme après lequel on devait renoncer à concourir. Le délai est peut-être un peu court, surtout en ce qui concerne les architectes, qui ont à se munir d’un bagage assez considérable de connaissances précises et variées.

Il n’est point nécessaire de faire partie de l’École des Beaux-Arts pour « monter en loges. » Les règlemens n’exigent guère que deux choses, que le candidat soit de nationalité française et qu’il satisfasse aux épreuves. Nous ne croyons pas cependant que jamais on ait décerné la couronne à quelque artiste complètement étranger aux leçons professées sous la surveillance administrative. Nous allions omettre parmi les conditions imposées une petite clause qui paraît au premier abord un peu singulière. Le candidat au prix de Rome ne doit pas être marié. Cela ne constitue pas, à vrai dire, un encouragement aux « justes noces ; » mais, à regarder de plus près et à considérer les intentions, la condition n’est point déraisonnable. Les rédacteurs du règlement ont songé à la somme attribuée à l’élève ; il serait impossible au pensionnaire de faire vivre une famille et d’étudier en même temps à loisir avec un budget aussi restreint.

Les prix ne sont pas toujours décernés ; on les retarde d’un an, si les ouvrages exécutés ont été jugés trop faibles pour justifier la libéralité de l’état. Les lauréats, exemptés du service militaire, sont pensionnés pendant quatre ans depuis le décret de novembre 1863. Ils l’étaient autrefois durant cinq années. Les élèves ne sont plus tenus de résider à la villa Médicis. Deux années seulement de séjour à Rome sont obligatoires aujourd’hui. Les deux autres, ils les passent, selon leurs inclinations et leurs goûts, ordinairement en voyages qui peuvent servir à leur instruction. Ils sont à ce sujet aussi peu gênés que possible par les formalités à remplir : il leur suffit de prévenir à l’avance de leurs projets le directeur de l’école.

Les concours s’ouvrent chaque année au printemps pour la peinture, la sculpture, l’architecture, et tous les trois ans seulement pour d’autres branches de l’étude. On a supprimé les concours de paysage historique. Il faut subir d’abord une épreuve préalable, qui consiste à tracer une esquisse. Une dizaine de candidats seulement en sortent vainqueurs, et montent en loges. Qu’est-ce que la loge ? l’atelier, si vous aimez mieux, la cellule où ils sont appelés à exécuter leur œuvre. Pour commencer, le régime est sévère ; ils sont à peu près prisonniers. Dans un délai fixé, ils doivent fournir l’esquisse de leur composition. Ils ne peuvent sortir de l’école. De l’extérieur, ils ne reçoivent ni conseils ni renseignemens. L’esquisse achevée, ils ne devront en changer aucun des caractères essentiels sous peine d’être mis hors de concours. Pour l’exécution du tableau, du modèle en terre, de la gravure, on leur accorde un délai de deux ou trois mois. Période de rude labeur, de doute, d’irrésolution, d’inquiétude, ces quelques mois laissent à ceux qui les ont connus un souvenir persistant. Tel travaillera courageusement et plein d’espoir pendant un mois, et un beau matin détruira d’un seul coup son ouvrage. Tel peintre restera oisif pendant le même mois, ira passer ses journées à la campagne, se promener dans les bois, rêver au soleil, et n’arrivera pas moins à l’heure dite, ou même une semaine auparavant, démentant ainsi la fable du lièvre et de la tortue. C’est affaire d’impression, de tempérament. Les plus habiles seraient impuissans à rien prédire.

Dès le premier jour, il y a grand mouvement dans l’école. Avec le secours des élèves de son atelier, le jeune artiste emménage dans sa loge tout le mobilier dont il a besoin. Les plus opulens y font déposer des divans ou des matelas. D’autres ne donnent rien aux raffinemens du luxe, et apportent seulement, suivant leur spécialité, soit un chevalet, une toile et des couleurs, soit de la terre glaise et des ébauchoirs, soit des planches et du papier. Sculpteurs et peintres ont la table à modèle, car on les autorise à consulter le modèle vivant ; mais les moulages, les dessins, les calques, sont l’objet d’une prohibition absolue. L’élève passe à son entrée dans l’école devant des gardiens qui, avec l’instinct de douaniers guettant des pièces de contrebande, sont habitués à dépister la ruse et à remettre en lumière les objets qui semblaient le mieux protégés contre leurs atteintes. L’administration les a armés du droit de fouiller à l’occasion les élèves logistes. Les artistes pourtant sont gens inventifs, et il circule des histoires plus ou moins apocryphes sur des fraudes qui n’ont point été découvertes. Certains de ces stratagèmes défraient les conversations de l’école, et ne laissent pas d’être pleins de gaîté et d’imagination.

Les loges se suivent et se ressemblent, s’ouvrant sur un long corridor où passe un gardien. Sauf que la lumière est libéralement distribuée, cela fait penser à une prison. L’élève entre le matin, sort le soir content ou mécontent, sa journée faite, ne croyant pas toujours, comme le Dieu des Hébreux, que son œuvre est bonne. La tradition veut que les élèves se visitent entre eux les derniers jours en dépit de la surveillance. C’est un usage auquel on ne manque guère. Chacun a vu l’ouvrage de ses concurrens, les prix sont décernés d’avance par une sorte de jury préalable avec lequel ne s’accorde pas le plus souvent le jury réel. Celui-ci est tiré au sort sur une liste que dresse le conseil supérieur de l’enseignement ; les peintres sont jugés par les peintres, les sculpteurs par les sculpteurs, l’architecture par les architectes. L’état croit devoir octroyer à tous les concurrens, même à ceux qui obtiennent le moins de succès dans le résultat final, une indemnité en argent. Cela sert à couvrir quelques-unes des dépenses, notamment les frais de modèles. Cependant la somme allouée n’est point assez importante pour que la « montée en loge » ne soit pas pour la plupart des concurrens une dépense relativement considérable. Quelques-uns, et souvent ce ne sont pas les moins dignes, sont pauvres. Ceux que ne pensionne pas leur ville natale ou leur département ont dû quelquefois renoncer à monter en loges. Ce résultat est fâcheux ; mais il est à peu près impossible de remédier aux causes qui le produisent.

Les programmes des concours ne sont point faits d’ordinaire pour échauffer l’imagination. En architecture pourtant, les projets de grandes constructions monumentales ne sont pas rares. S’ils ont surtout eu autrefois en vue des édifices appartenant plus particulièrement au monde ancien, on choisit de préférence aujourd’hui ceux qui correspondent à quelque nécessité moderne, théâtres, palais, bains, hôpitaux, églises ; on s’est même une fois plié à des exigences d’un autre ordre en demandant un plan d’hôtel pour un banquier. Quant aux autres arts, on emprunte aux récits de l’histoire des Grecs, des Romains, des Hébreux, par exception à ceux de quelque nation contemporaine, la matière du sujet qu’on propose de traiter, l’Iliade et l’Odyssée, la Bible et l’Évangile, sont un répertoire où l’on puise sans se lasser ; certains thèmes prévus reviennent presque forcément à intervalles irréguliers comme les numéros des loteries. Il en est sur lesquels il est difficile de manifester des qualités saisissantes capables d’emporter d’assaut le suffrage des juges. Il y a quelques années, les élèves pour le concours de gravure en médailles avaient à représenter la France dotant l’Algérie de puits artésiens. Il faut supposer chez un artiste les facultés d’abstraction bien développées pour lui imposer cette patriotique, mais froide allégorie.

Les lauréats du grand concours sont de plein droit pensionnaires de l’école de Rome. Ils partent d’ordinaire à la même époque, quelquefois ensemble et emmenant avec eux le lauréat de composition musicale. Presque sans transition, ils passent d’une vie pleine d’incertitudes et souvent de privations à une existence exempte de soucis. Quatre ans à cet âge, c’est presque l’éternité ! L’avenir se présente avec tant d’espérances ! Puis ce voyage à plusieurs, camarades ou compagnons d’étude et de succès, dans la pleine floraison de la jeunesse, cette arrivée sous un climat plus doux, dans cette Italie de leurs songes, il y a là plus qu’il n’en faut pour mettre la joie au cœur des plus exigeans et des plus moroses. « Italie ! Italie ! les compagnons la saluent d’un cri joyeux ! » dit après Virgile M. Baltard dans son livre sur la villa Médicis. La lutte est terminée, plus d’un le croit, et il s’endort dans les délices de cette nouvelle Capoue. Il n’étudiera qu’à son gré, à ses heures, il n’a d’autre engagement que d’envoyer tous les ans des ouvrages qui témoignent de ce qu’il apprend. Est-il bien utile que ceux de nos artistes qui donnent le plus d’espérances aillent à Rome compléter leurs études ? pourquoi Rome a-t-elle été choisie plutôt que Florence ou quelque autre ville d’Italie ? En réponse à cette interrogation, on a souvent invoqué la gloire de l’école romaine. Quoi qu’on ait pu avancer cependant, il n’y a jamais eu d’école romaine proprement dite. Ce qui est vrai, c’est que les souverains pontifes furent assez puissans au temps de la renaissance pour avoir auprès d’eux des artistes capables de rehausser par des œuvres magnifiques l’éclat de leur trône. Des maîtres florentins, deux surtout, qui résument en eux les plus hautes magnificences de l’art au XVIe siècle, Michel-Ange et Raphaël, transplantèrent à Rome l’école de Florence. Bon nombre de leurs œuvres, les plus belles peut-être, sont restées dans la ville éternelle. Elles n’ont pas moins été exécutées par des gens qui étaient nés ou s’étaient formés en Toscane. Le seul artiste de Rome, Jules Romain, se vit exilé de sa patrie. Sans doute, tant que vécurent Michel-Ange et Raphaël, la ville éternelle fut comme un foyer rayonnant. Eux morts, il ne resta rien ; ils n’eurent pas de successeurs, sinon quelques-uns de leurs disciples immédiats qui s’éteignirent bientôt eux-mêmes ; il fallut pour repeupler d’artistes de valeur la cité des papes que des étrangers y vinssent à leur tour, soit de France, comme Poussin, soit d’Allemagne, comme Raphaël Mengs, Angelica Kaufman, Overbeck et ses compagnons. Ce n’est donc pas pour ses peintres qu’a été choisie cette résidence de Rome, c’est plutôt en raison des souvenirs de l’antiquité qu’on y retrouve à chaque pas, pour ces ruines et ces débris qui ont échappé à tant de dévastations. On a pensé que rien n’était plus propre à développer le sentiment du beau que le spectacle de ces chefs-d’œuvre accumulés ; on s’est souvenu que c’est la vue des ouvrages anciens retrouvés qui suscita en Italie cette étonnante période de grandes choses et de grands hommes qu’on appelle la renaissance.

L’Académie de France à Rome date déjà de deux siècles. Elle fut établie en 1665 sur la proposition de Colbert. L’académie des douze anciens, germe de notre académie de peinture, s’était installée à Paris sept ans plus tôt, en 1648, au milieu des troubles de la fronde. S’il se préoccupait de fournir aux artistes français les moyens d’étudier les grands modèles offerts par l’Italie, Colbert ne songeait guère à mettre à leur disposition les richesses que possédait la France. Il réunit, il est vrai, un assez grand nombre de bonnes toiles, dispersées jusque-là dans les maisons royales, dans les églises et les possessions du clergé, et en forma le « cabinet du roi, » qu’il accrut constamment et qui devint un musée ; mais ce musée n’était point ouvert au public. Il fut transporté plus tard du Louvre à Versailles. Sous Louis XV, on demanda que ces tableaux fussent ramenés à Paris, afin que les « curieux et les étrangers pussent les voir librement. » Ce n’est qu’en 1750 que ces réclamations furent écoutées. Cent-dix tableaux furent exposés au Luxembourg à l’admiration des « amateurs et des artistes. » Encore Louis XVI eut-il la malheureuse idée de les replacer à Versailles en 1785. La visite au pays d’outre-monts n’était donc pas sous Louis XIV un luxe tout à fait inutile. Lebrun, qui dirigeait l’Académie de peinture, eût été envoyé pour diriger l’école de Rome, s’il n’eût été forcé de résider à Paris. Charles Errard le remplaça, et partit en 1666 avec douze pensionnaires. Pendant quelque temps, on continua de donner aux artistes remarqués des cadeaux ou de l’argent. On cite un premier prix qui, en 1672, consista en un chandelier d’argent de soixante livres. Les architectes n’envoyaient pas d’élèves ; ils n’étaient pas encore associés en académie. En 1803, l’Académie de France occupait encore à Rome le palais de Nevers ou palais Mancini, sur le Corso. Le premier empire acheta la villa Médicis. M. Suvée, alors directeur, dépensa une partie de sa fortune à réparer les bâtimens avant de s’y installer. Le passé de cette villa est lui-même intéressant. Construite en 1540 par le cardinal Ricci de Montepulciano sur la colline où Lucullus, Salluste, Domitien, avaient leurs jardins, placée dans une situation magnifique, elle a été baptisée du nom d’un autre cardinal, Alexandre de Médicis, qui devint pape sous le nom de Léon XI. La façade donnait sur les jardins ; Alexandre y fit ajouter une façade nouvelle dont Michel-Ange passe pour avoir donné les dessins. Le style est celui de la bonne époque de la renaissance en Italie. Cette demeure fut enrichie de toute sorte de belles œuvres antiques qui y séjournèrent peu. Un grand-duc de Toscane, Côme III, emporta tout, tableaux, vases, statues, pour meubler sa galerie des Offices à Florence. Le palais avait servi de logement à Galilée quand il fut appelé devant le saint-office pour rendre compte de son livre sur Copernic. Par un échange de bons procédés, les Médicis offraient l’hospitalité à celui qui avait donné leur nom aux satellites de Jupiter.

La villa est probablement la plus belle propriété de la France à l’étranger. De la montagne des pins, Monte-Pincio, sur laquelle elle est bâtie, elle domine la ville entière. Les jardins occupent une vaste étendue, les murs ont 2 kilomètres de tour, les arbres sont taillés très bas, d’où il suit que les statues semblent prendre une plus grande hauteur ; des divisions régulières sont formées par des lauriers en palissades. Dans les longues allées, les pensionnaires de l’état, dont le nombre a été jusqu’ici de vingt à vingt-cinq, peuvent se promener au milieu de chefs-d’œuvre de marbre. Ils ont chacun une chambre et un atelier, la table commune qui les réunit à dîner et à souper, le modèle vivant pour l’étude collective, une direction bienveillante et qui ne se laisse point sentir, une bibliothèque spéciale, une galerie de moulages. Au dehors de l’école, les collections publiques et particulières leur sont libéralement ouvertes. L’école de Rome a été constamment soutenue par la faveur royale. Cette petite colonie d’un pays qui ne colonise guère semblait propre à soutenir l’éclat du nom français à l’étranger. L’envoi des pensionnaires n’a été interrompu que quelques années en deux siècles, une fois par le caprice d’un ministre, une seconde fois pendant la révolution à cause de la pénurie du trésor. La révolution cependant a beaucoup fait pour les arts. D’abord elle les a émancipés, et a la première essayé d’intéresser la nation entière aux belles œuvres. Avant 1789, il n’y avait d’exposition publique que pour les académiciens, dont les œuvres étaient placées « par rang d’ancienneté. « Il est difficile de pousser plus loin l’amour de la hiérarchie. Les autres peintres devaient se contenter d’une petite exposition qui se tenait sur la place Dauphine, en plein air, le jour de la Fête-Dieu, et durait deux heures. C’est le gouvernement révolutionnaire qui ouvrit des expositions pour tous les artistes français et étrangers. Il organisa au Louvre un musée public où tout citoyen pouvait venir travailler cinq jours par décade, il établit des concours dont les prix en argent s’élevaient à la somme de 242,000 livres ; il voulait que le palais de Versailles devînt un centre d’instruction publique, et songeait à établir des cours de dessin dans les salons de Lebrun. Quant à l’école de Rome, il supprima les fonctions de directeur, qui parurent contraires à l’esprit de l’institution. Jugeant que les élèves avaient besoin d’une surveillance plus cordiale que rigoureuse et surtout d’un appui solide, on les mit sous la garde du ministre de France à Rome.

Il est un fait assez singulier qui se passe de nos jours. De l’aveu de l’administration, les lauréats du concours de gravure partent graveurs et reviennent peintres. Cette transformation bizarre est la suite d’une loi naturelle, et la cause n’en est pas difficile à démêler. La gravure au burin, ce qu’on appelle la grande gravure, ne jouit point aujourd’hui de beaucoup de faveur auprès du public ; comme elle est moins demandée, on l’abandonne. La photographie est en train de la remplacer peu à peu. A peine dans ce naufrage d’un art qui a eu ses jours de splendeur surnage-t-il encore deux ou trois noms honorables ou illustres. Quoi d’étonnant que la plupart des graveurs renoncent à un procédé qui ne les met plus en rapport avec leurs contemporains ? À cette situation, l’état cherche des remèdes, il n’en trouvera point. Il ne pourra qu’adoucir une transition pénible. Là où l’encouragement des particuliers manque, toute subvention officielle est insuffisante.

Tous les ans, les élèves de Rome doivent envoyer un certain nombre d’ouvrages à Paris. Ils les exposent d’abord à la villa Médicis. Cette exposition est fort suivie par toute la population romaine et par les pensionnaires des autres nations. On est assez favorable sur les bords du Tibre aux jeunes artistes de notre pays. Leur séjour flatte l’orgueil italien. Les Romains voient dans la fondation et le maintien de notre école l’aveu que leur ville est encore la capitale des arts. C’est à des élèves de la villa Médicis qu’on doit bon nombre de travaux qui ont fait mieux connaître ce que furent à leurs époques de splendeur non-seulement Rome, ce foyer de la civilisation latine, mais encore cette autre ville, centre d’une humanité plus douce, auprès de laquelle la race romaine semble presque barbare. On sait ce que les recherches françaises ont fait pour la mise en lumière des monumens d’Athènes. Nos architectes ne se sont point contentés d’aller à Rome, il n’en est guère qui n’aient voyagé en Grèce, pour étudier ces édifices qui ont gardé la grâce et comme un souvenir de la jeunesse du monde.

C’est une position fort enviée que celle de directeur de l’école de France. Ceux qu’on envoie à ce titre ont l’honneur de représenter l’art français en Italie. La liste des directeurs s’ouvre par le nom d’Errard. Entre autres peintres célèbres, N. Coypel (1672), de Troy (1738), Natoire (1751), Vien (1774), Guérin (1822), Horace Vernet (1828), y ont successivement figuré. M. Ingres la dirigea et y exerça une très grande influence de 1834 à 1840. Les derniers directeurs sont M. Schnetz, M. Robert-Fleury, qui n’a fait à la villa Médicis qu’une assez courte apparition, et M. Hébert. Quand les élèves pensionnaires de France retournent dans leur pays, ils ont trente ans ou peu s’en faut. Le terme maximum était jadis trente-cinq ans. Ils se trouvent avoir dépensé une grande partie de leur vie pour achever leur éducation d’art. Ils entrent dans la mêlée, non pas tout à fait en simples soldats, mais en officiers qui ont d’abord à justifier leur grade. Ils n’ont conservé quelques communications avec le public que par les envois annuels, qui sont, il est vrai, discutés et étudiés attentivement. Autrefois ils se trouvaient condamnés d’ordinaire à une longue obscurité et à des luttes pénibles ; aujourd’hui leur situation n’est pas trop mauvaise. En général, l’état, continuant pour eux son système de protection, les charge de quelques travaux. Les premiers pas leur sont facilités, et c’est à eux de se distinguer et de s’élever de plus en plus.

En résumé, l’état a rendu aussi aisé qu’il l’a pu l’accès des écoles, il a montré une libéralité véritable à fournir aux hommes de talent des moyens d’étude et des occasions de succès. S’il y avait un reproche à lui adresser, ce ne serait donc pas de ne point protéger assez les artistes, ce serait plutôt de les trop protéger. Athènes ne subvenait point aux frais de l’éducation de ses peintres, de ses architectes et de ses sculpteurs. Les leçons coûtaient au contraire fort cher. Elle n’en a pas moins eu une profusion d’artistes admirables. C’est qu’il y avait dans les suffrages de l’intelligente et libre population de l’Attique un énergique stimulant aux efforts et à l’émulation du génie. Les élèves de nos écoles gratuites, les pensionnaires de la villa Médicis, trouvent dans l’état un client commode, et se laissent aller à un art particulier, habile, plus raffiné que simple et fort, parfois adulateur et peu en rapport avec les généreuses tendances de l’avenir. Cette voie n’est pas la bonne. Nous devons signaler aussi une cause de décadence qui était grave du temps de l’ancienne organisation, et qui reste sensible dans la nouvelle : la plupart des élèves manquent encore d’études générales. Il en est qui se vantent de leur ignorance et la prennent volontiers pour de l’indépendance. La confusion est regrettable. Les Grecs, auxquels il faut toujours revenir en pareille matière, ne la faisaient pas. Nous savons que Pamphile, le maître d’Apelles, exigeait de ses disciples dix ans d’assiduité à son atelier et des connaissances approfondies sur l’histoire, les lettres, les sciences. Que des élèves aient cette idée fausse sur l’utilité du savoir, on le comprendrait en le regrettant ; mais quelques-uns de ceux que le public tient pour des maîtres n’en sont pas exempts eux-mêmes. Ce dédain n’est pas égal dans toutes les branches de l’art. Les architectes sont ordinairement fort portés à s’instruire. Ces nuances trouvent leur raison d’être dans l’ensemble des connaissances très variées que réclame l’architecture. Beaucoup de sculpteurs sont persuadés que la statuaire ne réclame guère que la science des formes superficielles, l’étude des antiques, l’éducation de la main. Ceux des artistes contemporains qui ne se sont pas contentés de ce mince bagage et n’ont pas cru voir dans de plus amples acquisitions un danger pour leur originalité n’ont point à s’en repentir. Leurs travaux sont marqués d’une empreinte qui les ferait aisément reconnaître. Les peintres, sans être, tant s’en faut, des savans, ont plus appris. Il est cependant plus aisé de s’improviser peintre que statuaire, la couleur réserve à ses élus des privilèges particuliers ; mais la peinture a des exigences qu’il est impossible d’éluder aujourd’hui. L’exactitude des costumes, celle de certains types consacrés par l’usage, des lieux où se passent les scènes représentées, la nécessité de varier les attitudes, les caractères des personnages, veulent des recherches persévérantes auxquelles l’observation journalière ne suppléerait pas. De plus le peintre a d’ordinaire une faculté d’attention que l’exercice de sa profession ne fait qu’exalter. L’ensemble d’études qui lui suffit dans la plupart des cas est bien loin cependant de la somme des connaissances précises que l’architecte, pour être un artiste complet, ne saurait se dispenser d’acquérir. Il faut que celui-ci serre la science de près et s’en rende maître. Il faut en outre qu’il possède la notion de tout ce qui a été fait avant lui, qu’il compare, qu’il voyage, qu’il ait dans une certaine mesure, comme le pieux Énée ou le sage Ulysse, vu les mœurs et les villes des hommes. La seule pénétration ne suffit pas pour comprendre ou deviner ce qu’il doit savoir.

Dans tous les arts, une solide instruction est comme le fonds qui porte les œuvres durables. Pourquoi Eugène Delacroix a-t-il pu si puissamment exprimer les choses humaines, et parcourir avec les seules ressources de la couleur tout le clavier des passions ? Cela tient, cette Revue en ferait foi, à de fortes études qui venaient s’ajouter à l’impression vive d’une âme singulièrement émue. Ce n’est point assez, quoi qu’ait dit un critique, de peindre « le bel animal humain. » Ni Rembrandt ni Delacroix n’ont peint précisément ce bel animal, et ils ont agité plus de sentimens que la plupart des artistes de leur époque. Nous ne voulons pas dire qu’il faille avoir embrassé la science tout entière, comme le firent Léonard, Giotto, Apelles, ni que les mathématiques, la physique et la chimie soient indispensables à un peintre ; nous n’entendons même point parler ici de certaines théories qu’il est bon de ne pas ignorer, comme celle des couleurs en physique formulée par M. Chevreul, que Delacroix connut, s’il ne la devina, et que les Vénitiens, orientaux d’origine, ont dû connaître, à en juger par la certitude scientifique qu’ils apportent dans les oppositions de couleurs. Les études précises que nous avons en vue sont celles qui élèvent et trempent l’esprit, le mettent en garde contre les défauts les plus redoutables, la banalité, l’uniformité. Jamais on n’a vu plus d’artistes rompus à la pratique de leur métier ; ce qui manque le plus à notre école en général, c’est la vigueur de conception, l’audace qui sied aux talens robustes. Cela tient à des causes dont l’organisation de l’École des Beaux-Arts est innocente, et à quelques-unes dont, malgré toute la bonne volonté qu’elle déploie, l’administration peut à bon droit passer pour responsable. Le tort de l’administration est de s’être habituée à tout régenter ; le tort des artistes est d’avoir fini par trouver cela naturel. L’art n’est pas une plante de serre chaude, recevant comme une rosée bienfaisante les faveurs du pouvoir. Il ne croît dans les serres que des plantes sans vigueur et sans rusticité. Les plus fortes ont besoin de grandir librement en pleine terre et en plein soleil. Ce qu’il faut pour que l’art fleurisse dans son plus bel épanouissement, ce n’est même pas de ménager à l’artiste des commencemens faciles et de doux chemins, l’art s’arrange peu de ces délicatesses. On peut le rapprocher du trône, comme on l’a dit, en le plaçant sous la main d’un administrateur ou d’un soldat ; on ne lui donnera point pour cela plus de sève.


II

Nous sommes serrés de près dans l’étude et l’enseignement supérieur des beaux-arts, et notamment de la peinture, par nos voisins de Belgique. A ne considérer que le nombre des artistes de talent produits chaque jour par ce pays de petite étendue et les sacrifices que l’état s’impose pour ne pas laisser dégénérer l’art des Flandres, pour accroître par des acquisitions nouvelles les musées et les collections, nous serions obligés de reconnaître qu’il l’a emporté sur nous. Nous avons heureusement quelques autres points par lesquels nous faisons pencher la balance de notre côté. Les académies d’art sont nombreuses en Belgique. Le gouvernement donne des subventions à celles de Bruxelles, de Bruges, de Gand, de Liège, de Louvain. D’autres villes, Malines, Namur, Ypres, ont aussi des académies de beaux-arts. La plupart relèvent un peu de l’état, un peu de la province ; elles sont surtout sous la dépendance de la commune, comme les autres établissemens d’instruction. Nous nous occuperons surtout ici de la plus importante, celle d’Anvers. Une tradition respectable a fait d’Anvers le centre accepté des institutions d’art en Belgique. L’éclat qu’ont jeté sur la ville quelques peintres qui y ont résidé presque toute leur vie, l’ancienneté même de l’école, suffisent à faire comprendre cette faveur ; le nombre des cours professés avec distinction et l’élévation des études, l’expliquent encore mieux. Philippe IV d’Espagne donnait le 6 juillet 1663 à David Téniers et à quelques autres, car les peintres ne manquaient pas dans la ville, l’autorisation de former une académie sur le patron de celles de Rome et de Paris, afin de cultiver et maintenir les sciences de peinture, statuaire, perspective, et aussi d’imprimer des livres ayant pour objet leurs travaux ordinaires. Les peintres étaient déjà constitués en société sous le nom de guilde, c’était la guilde de Saint-Luc. Philippe IV octroyait aux fondateurs le droit d’affranchir par provision huit personnes des charges ordinaires de la bourgeoisie. Ces bourgeois exemptés devaient par compensation subvenir aux frais et dépenses de l’académie. La générosité du souverain n’alla point jusqu’à fournir de lieu de réunion et d’enseignement à ses protégés ; la ville y pourvut. Elle leur permit de s’établir dans le premier étage de l’ancienne bourse, et voilà l’académie d’Anvers installée. Elle vient de célébrer récemment son deux centième anniversaire. On inaugura l’étude par le modèle vivant ; l’antique venait après. L’interprétation restait l’humble servante de la réalité, symbole vrai de cette école presque toujours et avant tout éprise de la nature. Quelque temps, les élèves ne firent pas défaut ; mais les dépenses étaient trop lourdes, et pendant une quarantaine d’années les ateliers restèrent fermés. A la fin, des particuliers, touchés de ce dénûment, se cotisèrent, les artistes s’engagèrent à enseigner gratuitement. L’ancienne académie royale devint un établissement communal, et n’y perdit guère. La protection directe du bourgmestre était plus efficace que l’appui d’une main éloignée. Sous le premier empire, le préfet du département des Deux-Nèthes, partageant les fonctions de protecteur avec le magistrat municipal, fit installer l’académie et le musée, qui se trouvaient à l’étroit, dans un ancien couvent de récollets. L’académie d’Anvers est administrée par le gouverneur de la province, le bourgmestre, le directeur et les échevins. Le directeur et les échevins présentent au roi la liste des membres, qu’on renouvelle tous les trois ans. L’académie a la surveillance du musée et des fonds produits par la rétribution qu’on exige à l’entrée. Le conseil municipal et les chambres votent la dotation annuelle[2]. L’enseignement, réorganisé en 1817, est gratuit, et comprend tous les degrés, depuis les notions élémentaires du dessin jusqu’à l’instruction supérieure. Pour suivre les cours et prendre part aux exercices, les élèves viennent du Brabant, de la Hollande, de la Prusse, de la Saxe, de l’Angleterre, des États-Unis. Ceux qui sont les plus méritans et offrent le plus de dispositions obtiennent, s’ils sont Belges, des secours et des bourses de la ville et du gouvernement. La seule ville d’Anvers dispose d’une vingtaine de bourses. Les communes ajoutent des médailles aux médailles royales, et donnent des livres ou des objets utiles à la pratique de l’art. Il y a des ateliers permanens pour les peintres, les sculpteurs, les architectes, les graveurs en taille-douce. La gravure, si fortement compromise aujourd’hui en France, est très florissante chez nos voisins.

Les concours pour les grands prix n’avaient lieu que tous les trois ans. On a pensé que ce terme devait être rapproché ; il y a concours chaque année pour une des branches de l’art. Telle année les peintres montent en loges, telle autre les sculpteurs. Le dernier concours de peinture comptait six logistes, et le seul programme imposé aux élèves indique suffisamment que les juges du combat siégeaient à Anvers, dans une ville peu accessible aux influences ultramontaines. « Les prêtres d’Athènes, disait ce programme, reconnaissant en Socrate le continuateur des philosophes qui avaient porté tant de coups à la religion, lui vouèrent une haine qui ne fut satisfaite que par sa mort. » L’artiste devait montrer Socrate devant ses accusateurs. Notons un autre détail qui caractérise bien les mœurs du pays. Les loges sont rigoureusement fermées aux élèves durant les trois premiers jours de la kermesse d’Anvers ; il faut se réjouir. Le travail fini et l’arrêt rendu, les œuvres sont exposées à Anvers et à Bruxelles. Le lauréat va partir pour l’Italie, où il voyagera quatre années, pour Rome, où il ne trouvera pas un palais, mais où il aura une liberté entière. Le système de la métropole se fait partout sentir. Une pension annuelle de 3,500 francs lui sera versée. Elle était moindre, on l’a élevée récemment en raison de la cherté de la vie. Non-seulement les compositions qu’il enverra d’Italie ne lui seront point achetées par l’état ; mais il devra exécuter gratuitement des copies de tableaux et de statues, et l’académie lui adressera ses observations.

Avant son départ pourtant, il a encore des examens à passer. On veut s’assurer qu’il est en situation de profiter de son séjour à l’étranger, qu’il a des notions exactes même sur les choses qui ne sont pas du domaine de l’art, sur l’anthropologie, sur la science en général, sur les lettres. Il doit répondre sur ces matières. On le laisse partir immédiatement, s’il se tire bien de cette épreuve ; sinon le jury indique en quoi il l’a trouvé insuffisant, et l’ajourne à un autre examen. On accorde au besoin un subside pour les frais de cette éducation tardive, de ce cours d’adulte, car le lauréat peut avoir trente ans. S’il ne réussit pas au troisième examen, il perd ses droits à la pension.

L’école italienne est née des traditions de Byzance. Bien que Sienne soit le berceau de la peinture et Pise celui de la sculpture, ces deux villes ne semblent pas les premières avoir eu des académies. Venise, la cité commerçante en rapport avec tout l’Orient, voit ses peintres se former en compagnie dès la fin du XIIIe siècle, Florence suit d’assez près. Ces compagnies ne sont guère alors que des associations d’artistes sous le patronage de saint Luc, l’évangéliste à qui l’on faisait rétrospectivement honneur d’un goût déterminé pour les arts. Le saint assumait après coup la responsabilité d’un certain nombre de vierges ou madones, œuvres d’un certain Luc, Florentin qui sans songer à mal lui avait emprunté son nom. Les confrères peintres de Sienne ne se réunirent en société que vers la moitié du XIVe siècle. Leurs séances générales se tenaient dans les églises. La religion autant que l’art était le lien de ces confréries. A la fin du XIVe siècle apparaissent les académies. Milan donne l’exemple, Galéas Visconti fonde l’académie d’architecture. L’académie des arts est instituée par Ludovic Sforze. Or il ne s’agit plus ici de confrérie seulement ni d’association pieuse. L’académie est une école. Grande espérance, c’est Léonard de Vinci qui la dirige, et le peintre ingénieur, le poète philosophe, l’homme au savoir encyclopédique ne regarde pas ses fonctions comme une sinécure. Il paie de sa personne, il perpétue ses leçons en écrivant les traités qu’il destine aux élèves et aux professeurs.

L’ancienne capitale du monde romain, celle de l’art sous la renaissance, eut assez tard une académie. Alors que les plus illustres peintres de l’Ombrie et de Rome étaient vivans, qu’était-il besoin sur le territoire du pontife-roi de ce que nous appelons aujourd’hui des écoles, d’établissemens publics recevant une subvention pour répandre le goût d’une chose qui était aimée de tous ? Pour l’enseignement, les ateliers des maîtres suffisaient. Les corporations et les confréries avaient d’ailleurs leurs novices et leurs apprentis ; mais quand les papes, dont les ressources et la puissance étaient diminuées, cessèrent d’être les protecteurs déclarés des grands artistes, la confrérie de Saint-Luc fut impuissante à en former. Du reste, la décadence était venue. Un peintre d’histoire, Girolamo Muziano, se préoccupa d’établir une académie dont l’installation serait magnifique. La salle devait être ornée de statues antiques et de beaux modèles de peinture ; l’académie donnerait des fêtes, non pas aux artistes seulement, mais aux poètes, aux mathématiciens, aux orateurs. Ce n’était rien autre chose que la réalisation vivante de l’École d’Athènes, le songe du peintre d’Urbin s’accomplissant après lui. Grégoire XIII s’était intéressé à ce dessein, il adressa au peintre, avec sa bénédiction, un bref par lequel il constatait lui-même le triste état des arts romains et la nécessité de faire quelque chose pour eux. « A raison de la sollicitude que nous éprouvons pour notre ville de Rome, nous inclinons singulièrement à protéger les beaux-arts, surtout ceux qui contribuent à l’ornement et à la splendeur de cette ville. Nos fils chéris les peintres et les sculpteurs de Rome nous ont fait représenter que les arts de la peinture, de la sculpture et du dessin perdaient chaque jour de leur beauté,… qu’on les voyait déchoir par l’absence d’une bonne direction d’école et par le défaut de charité chrétienne… » Ce mélange d’idées esthétiques et d’idées religieuses n’avait rien de singulier pour l’époque. Nous voyons de même que, sous Louis XIV, l’Académie de France à Rome est regardée comme un établissement dédié à la vertu, où les prières et les soins pieux ne devaient pas être négligés. Ces exigences furent assez longtemps, avec le droit de porter l’épée refusé obstinément aux élèves, une cause d’indiscipline.

Du reste, si l’on voulait sauver les âmes des artistes en dépit d’eux-mêmes dans l’académie de Muziano, on avait quelque souci des corps, et l’on songeait à faire de bons peintres. On fondait des études nouvelles, on ajoutait à l’ensemble des munificences le projet d’un hospice spécial pour recevoir à l’arrivée les nombreux jeunes gens qui devaient venir de tous les coins de la terre, pèlerins de l’art, travailler sous la discipline de l’académie romaine. Les membres de l’académie étaient autorisés à accepter des legs. C’était là une source présumée de richesse. A tous ces beaux projets, ce qui fit surtout défaut, c’est l’exécution. L’idée conçue par Girolamo Muziano ne fut réalisée qu’à moitié, et une quinzaine d’années après sa mort, par Zuccharo, qui se fit acclamer presque au pied du Capitole prince de l’académie de Saint-Luc, et qui se prit d’une si grande affection pour l’institution qu’il patronnait, qu’il la nomma son héritière. Toutefois l’académie fut de ces bonnes et honnêtes personnes qui ne font guère parler d’elles, suivant l’expression de Voltaire. Si Rome ne cessa pas de produire, les producteurs des œuvres d’art appartinrent plus que jamais aux nations étrangères, non à la population du royaume pontifical. Les ateliers romains n’eurent par eux-mêmes aucune réputation. L’académie de Saint-Luc se divise encore aujourd’hui en deux parties fort distinctes, la confrérie de Saint-Luc et l’académie proprement dite. Pour entrer dans la confrérie, il faut peu de chose, un certificat de bonnes mœurs et l’achat d’un cierge. Point d’ouvrier dont la profession se rattache à l’art par quelque côté qui ne puisse être accepté, et quel est le métier qui n’ait point de rapport avec l’art ? Quant à ceux qui sont choisis pour être membres de l’académie, on exige assez d’eux pour qu’il n’y ait aucun artiste qui ne tienne à honneur d’être admis.

Dans le même temps où s’établissait l’académie de Saint-Luc, il se fondait à Bologne, dans la maison des Carrache, une école qui exerça quelque action sur l’art, l’académie degli Incaminati. L’étude des vieux maîtres y marcha de front avec la recherche de la nature ; mais l’influence n’en fut pas durable.

Vers les premières années du XVIIIe siècle, école de France, académie de Saint-Luc, académie de Bologne, s’unissaient plus étroitement. Vleugels, directeur-adjoint de notre école, était nommé prince de l’académie de Saint-Luc. Nous étions au mieux avec toutes les autres. Le roi d’Espagne entretenait à ses frais dans notre palais Mancini deux pensionnaires traités sur le même pied que ceux de la France. Des artistes studieux venaient d’Italie, d’Angleterre, d’Allemagne, dessiner et recevoir des leçons dans cette école, où ils étaient libéralement accueillis, comme les Romains l’avaient été au moment de la fondation. On réalisait une partie du programme de Muziano : on donnait des fêtes, ce n’était plus un couvent ; on faisait venir les violons après le repas, on organisait des concerts, des mascarades ; on jouait la comédie, Molière même y était représenté. Le génie français avait trouvé là des missionnaires laïques, et les prélats italiens ne manquaient pas à ces réunions ; il semblait que cela devait toujours durer : le roi achetait le palais Mancini, dont on avait payé le loyer pendant douze ans. Les choses ont bien changé d’aspect depuis. Plus de danses ni de concerts, tout est rentré dans le silence.

Florence, centre actuel de tout ce qui se rapporte à l’art dans le nouveau royaume, a été une des dernières parmi les villes d’Italie à posséder une académie ; quand la confrérie de Santa-Maria-Novella fut dissoute, on se proposa de la relever sous le nom d’académie. Vasari approuva le projet et le fit accepter à Côme Ier, qui fut président. L’académie prospéra sous sa protection. Elle fut célèbre sous les Médicis. Au XVIIe siècle, elle en était réduite aux fadeurs prétentieuses de Carlo Dolce. Il n’est pas facile de descendre plus bas. Elle fut rétablie par le dernier grand-duc, et de riches collections furent mises à la disposition des élèves. La salle des plâtres renfermait tous les moulages des plus belles statues trouvées en Italie. Le grand-duc n’obtint pas de ses efforts les fruits qu’il en attendait. Aujourd’hui l’académie florentine relève directement de l’état, comme presque toutes celles de l’Italie ; quelques-unes seulement sont restées des institutions municipales. Elle est régie par des règlemens qui datent de 1860, auxquels une commission nommée depuis plusieurs années, et qui a fonctionné avec la trop sage lenteur des commissions de ce genre, propose des modifications notables. Des statuts organiques sont préparés, et l’on voudrait les rendre uniformes pour toutes les académies italiennes, sauf celle de Rome, bien entendu. Le peu de résultats qu’obtiennent les académies pour l’instruction d’art, le peu d’avantages qu’ont procurés les réformes tentées jusqu’ici dans plusieurs villes, ont décidé le président de l’académie de Florence, rapporteur de la commission, à demander un enseignement supérieur libre. L’état fournira des salles spacieuses à quelques artistes distingués, afin que des jeunes gens s’y réunissent pour travailler sous leur discipline. L’avantage des ateliers gratuits sera réservé de préférence à ceux qui ont suivi les cours de l’académie florentine. Cette dernière, comme la plupart de celles d’Europe, présente l’étude de l’art à tous les degrés. Elle la facilite au début, l’encourage par des prix et des pensions, et les artistes qu’elle distingue sont appelés à faire partie du collège académique. C’est le couronnement des plus hautes ambitions. Le programme des matières enseignées ne diffère guère que par le détail de celui des autres établissemens de ce genre. Les peintres acquièrent avec les connaissances anatomiques celles de l’histoire des peuples, de leurs mœurs, de leurs costumes dans les divers temps et les divers lieux. Les élèves architectes ont à justifier d’une assez forte préparation avant de pouvoir composer des projets. Il a été proposé d’établir tous les trois ans un concours pour la peinture, la sculpture, l’architecture. Les artistes de toute l’Italie y seraient admis, et les lauréats recevraient une médaille d’or. Tous les trois ans également seront ouverts des concours restreints auxquels les artistes toscans auront seuls jusqu’à l’âge de vingt-sept ans le droit de prendre part. Au vainqueur sera payée pendant trois ans une pension, afin qu’il puisse voyager dans les principales villes de l’Italie, étudiant les œuvres remarquables. Nous concevons que l’académie florentine ne pensionne que des artistes toscans. C’est aux autres académies des provinces du royaume à en faire autant en ce qui concerne chacune d’elles ; mais nous ne pouvons nous empêcher de trouver le cercle dans lequel on enferme l’artiste un peu resserré, et la condition de ne voyager qu’en Italie empreinte d’un patriotisme trop exclusif. N’y a-t-il rien qui soit digne des regards du Toscan en dehors du royaume italien ? Pourquoi rayer ainsi d’un trait de plume la Grèce, mère de l’Italie, et même notre pays, où certaines régions sont comme un musée de l’art gothique et de celui de la renaissance ?

Si l’Espagne occupe encore un bon rang dans l’art contemporain, on ne peut pas dire qu’elle le doive à ses écoles, qui ont été si longtemps négligées. Le génie particulier de sa race, fortement douée pour la peinture, une tradition qui n’a jamais été tout à fait oubliée, le souvenir de son ancienne gloire, dont elle a gardé le culte, les beaux et nombreux modèles dispersés jusqu’à ce jour par toute la Péninsule dans les couvens et dans les églises, aujourd’hui réunis dans les musées des principales villes, ont contribué à ce résultat. A l’exception du temps de l’occupation des Arabes, l’architecture n’a jamais été florissante en Espagne ; du moins n’y a-t-elle pas eu une époque de splendeur comme dans d’autres pays. La sculpture n’a produit qu’un petit nombre d’œuvres remarquables ; mais en ce royaume ruiné par ses gouvernemens et par ses conquêtes, un des plus pauvres des grands états, la peinture a toujours été en honneur. Que les déchiremens civils lui laissent quelque trêve, et nous ne serions pas étonné d’y voir une renaissance de cette peinture âpre et fière, amoureuse de la nature plus que de l’idéal, dont les artistes espagnols, en dépit d’une décadence prolongée, n’ont pas complètement perdu les secrets.

Madrid a son académie des beaux-arts, qui fut fondée par Philippe V, alors que l’Espagne n’avait plus de maîtres éclatans. Le ministre des affaires étrangères en est président, nous ne savons pour quelle raison. Une commission de ses membres avait été, lors de la sécularisation des couvens, envoyée dans les provinces pour rassembler tous les objets dignes d’être proposés à l’étude. Elle ne trouva pas autant à emporter qu’on aurait pu l’espérer ; les possesseurs étaient prévenus, et la moisson était à peu près faite. On a mieux réussi pour les palais royaux. Aranjuez, Saint-Ildefonse, le Pardo, la Zarzuela, la Quinta, l’Escurial, ont donné au musée de Madrid toutes les richesses accumulées dans ces demeures par les souverains des maisons royales d’Autriche et de France, et qui font de Madrid, une des dernières-nées des grandes villes de l’Espagne, le véritable foyer des études pour l’art espagnol. Toutefois le voyage en Italie n’est pas regardé comme inutile, et les élèves les plus distingués y sont envoyés. Les grandes villes d’Espagne se piquent de ne pas faire moins que Madrid. Barcelone, la cité lettrée, Cadix, Tolède, se préoccupent de peinture, de sculpture et même d’architecture. On peut en dire autant de Séville, dont l’académie des nobles arts a été organisée par Murillo, auquel on a érigé une des rares statues qui soient en Espagne. Les documens authentiques présentent un nombre considérable d’élèves. Toutefois nous ne devons pas perdre de vue que la plupart des artistes espagnols sont venus demander à Paris ou à Rome le complément ou la consécration de leurs études.

L’Angleterre, qui a beaucoup fait pour l’enseignement populaire du dessin, semble peu se soucier jusqu’à présent d’encourager les études supérieures d’art. L’industrie n’en a que faire, et on a été d’abord au plus pressé. Il y a pourtant un certain mouvement dans les académies du royaume-uni, tant en Écosse qu’en Irlande. L’académie de Londres est constituée sous le patronage royal. Elle se compose d’artistes distingués. On choisit annuellement les plus capables d’enseigner pour donner les leçons aux élèves, admis sur preuve d’un savoir suffisant. Ceux qui aspirent à être élèves en peinture, sculpture, gravure, doivent satisfaire à un examen d’anatomie, connaître le squelette, nommer les muscles superficiels, en indiquer les insertions et les usages. Les élèves d’architecture ont à faire constater qu’ils ont reçu une éducation première soit à l’académie d’architecture ou à l’institut royal des architectes anglais, soit dans les écoles du département de science et d’art, au Collège du roi, à celui de l’université ou dans tout autre établissement de ce genre. L’enseignement est entièrement gratuit. Les études se divisent d’ailleurs en deux parties essentiellement distinctes, celles d’après l’antique, celles d’après le modèle vivant nu ou drapé. Signalons ce fait caractéristique qu’en aucun cas, à moins qu’ils ne soient mariés, on n’admet dans l’atelier où l’on dessine le modèle de sexe féminin des jeunes gens qui n’aient pas atteint leur vingtième année. Pour passer des ateliers de l’antique à ceux du modèle vivant, on subit une épreuve qui consiste à reproduire sous un grand nombre d’aspects différens, dans un temps déterminé et assez court, une même figure. Quelques-uns des encouragemens, qui sont nombreux, sont distribués tous les ans, d’autres tous les deux ans seulement. Les jugemens sont prononcés le 10 décembre, jour anniversaire de la fondation de l’académie. Les prix consistent en livres à riche reliure, en médailles d’argent et d’or, en pensions qui peuvent être renouvelées, en un grand prix auquel est attachée une allocation de voyage. Chacune des classes de l’académie désigne tour à tour le lauréat qui va poursuivre pendant deux ans ses études sur le continent. On ne le fait partir cependant qu’en temps de paix. Il reçoit 1,500 francs pour son déplacement et 2,500 francs par an pour ses dépenses. Qu’il quitte l’Angleterre ou ne la quitte pas, l’élève lauréat est tenu de fournir des preuves de son travail. Il est toujours soumis au conseil de l’académie, qui peut le rappeler sous la sanction de la signature royale et suspendre sa pension pour cause d’immoralité ou de mauvaise conduite. Les personnes qui ont gardé le titre viager d’élèves de l’école peuvent le perdre aussi. Il suffit pour cela d’avoir commis quelque acte réputé indigne de la profession d’art. Ce titre, qui donne droit d’entrée aux collections de l’école, ne peut plus alors être recouvré. L’académie organise à ses risques et périls des expositions de peinture, de sculpture, d’architecture, qui sont fort suivies, et dont la centième a été ouverte en 1868. On construit en ce moment à Londres, dans Piccadilly, des bâtimens spéciaux pour cet usage. Ces exhibitions, sources de revenus, ne sont pas les seules que Londres présente, la société des peintres aquarellistes, la société des jeunes aquarellistes, — on sait quelle est la faveur dont jouit l’aquarelle en Angleterre, — ont aussi les leurs, et trouvent moyen, tout en attirant l’attention sur leurs travaux, de faire une opération fructueuse.

Les élèves qui ont fait concevoir les meilleures espérances ne vont guère à Rome. Les Anglais ont si peu de goût pour ce qui est papiste ! Iraient-ils demander à la ville qui se dit éternelle ce que Florence peut leur donner ? La plupart de ceux qui voyagent reviennent d’ailleurs tels qu’ils sont partis : ils savent plus, ils ont vu davantage ; mais ils ont peu changé leur manière. L’art étranger n’a guère de prise sur le Saxon. S’il est certain que tous les artistes anglais sont loin d’avoir étudié dans leurs académies, si bon nombre d’entre eux sont venus chercher le savoir dans les ateliers de Paris ou de Belgique, ils ne songent guère néanmoins, de retour chez eux, aux grandes études ni aux belles compositions. Ils s’entendent avec un marchand, et produisent couramment la peinture que réclament les acheteurs. Ils reprennent, s’ils l’ont un instant abandonnée pour une coloration plus naturelle et une facture plus large, leur touche maigre et leur gamme de tons blanchâtres. Ils se complaisent aux effets de lumière dure et intense, comme les Russes du nord. Ils ont en bien et en mal certains préjugés esthétiques malaisés à déraciner. Ils détestent de toutes leurs forces la sauvage peinture des Espagnols, et s’éprennent d’une ardente passion pour deux Français d’Italie, Poussin et le Lorrain. Ils se livrent à la peinture d’animaux, qu’ils exécutent avec une grande sincérité, à celle de genre et au paysage ; ils excellent à figurer des moissons dont on peut compter les épis. Quand ils abordent l’histoire, ils sont plus que médiocres. Les peintres qui ont laissé les plus belles œuvres en Angleterre n’étaient pas du pays. Aussi peut-on à peine dire qu’il y ait un art anglais. Pour l’architecture, on en est resté par-delà le détroit à l’art ogival de Normandie. La sculpture n’a donné que peu de statues hors ligne, quelques-unes de celles qu’on voit sur les places publiques appellent involontairement le sourire. Est-ce le fait de l’austérité du culte, qui s’accommode difficilement de la statuaire ? Est-ce une lacune du génie saxon ? Les modèles existent cependant à Londres, et les Anglais qui veulent étudier l’art des Grecs n’ont pas besoin de se déplacer. C’est au musée britannique qu’on peut le mieux se pénétrer de l’art antique. Quant aux peintres, par malheur ils n’ont pas tout ce qu’ils pourraient désirer. Les galeries publiques sont fort incomplètes, et dans les galeries particulières, véritables propriétés féodales, il est difficile d’être autorisé à faire des études.

En ce qui concerne l’art, l’unité est faite en Allemagne depuis longtemps. Les artistes germaniques, à commencer par Goethe, le plus illustre de tous, qui a fourni tant de matériaux précieux aux arts plastiques en leur procurant des thèmes aimés et inépuisables, les écrivains, les sculpteurs, les peintres, du moment qu’ils ont fait preuve de quelque valeur, ont été adoptés à la fois par toute l’Allemagne. Il n’y a sur ce point ni confédération du nord, ni états du sud, ni empire d’Autriche. Il est même intéressant de voir combien les artistes nés et élevés dans telle division politique passent facilement, et comme s’ils ne voyaient pas de transition appréciable, dans les écoles d’une région voisine, allant de Munich à Dusseldorf, puis à Berlin, à Vienne ou à Dresde. Le lieu de résidence est indifférent, ils sont toujours sur la terre des légendes germaniques. La plupart d’ailleurs de ces artistes, de ceux du moins qui donnèrent à l’art allemand une si vive impulsion, sont allés auparavant au midi se réchauffer à un foyer commun. Nulle ville de leur patrie ne leur offrant des objets d’études en rapport avec leurs aspirations, ces futurs directeurs des académies allemandes sont venus demander à Rome ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux ; Rome a vu une nouvelle invasion des Germains. La ville des papes devenait le pays d’élection de ces protestans, dont quelques-uns par amour de l’absolutisme, d’autres par amour de l’art seulement, embrassèrent de bonne foi le catholicisme. Nous ne prétendons pas railler ici ce mouvement, qui ne fut pas dépourvu de grandeur. Quand Overbeck, le vrai chef de la colonie allemande, se fixa en 1810 à Rome, toute l’Allemagne, humiliée par la guerre, éprouvait le plus violent désir de s’affirmer dans le domaine de la pensée. On y songeait à une politique nouvelle, à une religion nouvelle, où l’aspiration se mêlait au dogme, à un art nouveau, qui serait éternel. Plus d’esprit critique qui refroidît le souffle du génie. Il fallait retourner à la simplicité des petits enfans, retrouver la naïveté. Tel était le projet d’Overbeck. Certains Anglais de nos jours, les préraphaélites, ont cru, comme lui, que l’art pouvait et devait à certaines époques remonter vers sa source. Overbeck allait plus loin : l’art lui semblait n’être rien par lui-même, il n’a d’autre mérite que d’exalter la beauté morale et de faire une fête de la religion. Avec son patriotisme aveugle et ses vues un peu étroites, Overbeck eut une influence considérable. Il ne dissimulait pas son ambition, qui n’était rien moins que la régénération de la peinture. Son école était pleine d’une indicible ardeur. Cornélius, qui devait gouverner plus tard l’académie de Dusseldorf, puis celle de Berlin, Schadow, de Kock, Vogel, Jean et Philippe de Vert, plus tard Schnorr, enfant de Leipzig, qui avait d’abord étudié à Vienne, même le Danois Thorvaldsen, firent partie de cette pléiade d’artistes du nord. On se réunissait chez l’ambassadeur de Prusse à Rome ; sa maison était le centre où se rencontrèrent toutes ces jeunes intelligences. On se rassemblait aussi chez le chevalier de Bunsen. Malgré l’unité des tendances, on se divisait volontiers en deux camps, celui de l’art purement chrétien, celui des croyances païennes, d’une sorte de vague polythéisme gréco-romain auquel s’ajoutaient par surcroît le culte des divinités du nord et la pieuse mémoire des antiques légendes du pays natal. Il s’en fallait de peu que dans ce panthéon bizarre on n’adorât Brahma, Jupiter et Jésus. Du moins Jupiter n’était pas oublié avec les vieux dieux qui « menèrent autrefois si joyeusement le monde. » Les Allemands en rêvaient encore. Ils ne peuvent s’empêcher de rêver, même à Rome. Un jour, chez le chevalier de Bunsen, on porta la santé du roi de l’Olympe. La planète de Jupiter étincelait dans le ciel au milieu de la nuit. Il semblait qu’il conduisît encore au-dessus de la ville de saint Pierre la ronde éternelle des astres. Quelques-uns des Allemands trouvèrent le toast singulier ; mais ils s’y associèrent, et burent au père des dieux et des hommes. Thorvaldsen but de tout cœur.

Ces enthousiasmes sincères pour les choses du passé et pour un avenir prochain avaient leur raison d’être ; la venue d’Overbeck en Italie pour le dessein qu’il se proposait n’était pas sans précédens. Winckelmann avait à moitié tracé la route en préconisant les œuvres de l’antiquité et se faisant lui-même catholique. Raphaël Mengs, né en Bohême, élevé à Dresde, était venu s’établir à Rome. Asmus Cartens, de Slesvig, était allé à Rome à grand’peine, vu son indigence, y avait étudié et conquis le talent, était revenu à l’académie de Berlin pour retourner encore à Rome. C’était le précurseur d’Overbeck. Celui-ci fut le véritable fondateur de la colonie allemande, parce qu’en dehors du mérite de ses œuvres il avait quelque chose de l’apôtre. Tandis que David à Paris étalait une anatomie savante, et, tout en l’interprétant d’une façon un peu théâtrale, ne dédaignait pas la nature, Overbeck et les « nouveaux Nazaréens » se plongeaient dans leur mysticisme et rejetaient autant que possible l’usage du modèle vivant. Travailleurs obstinés et solitaires, objet de quelques moqueries, ils restèrent longtemps inaperçus dans la ville des ruines, ne se plaignant pas de l’obscurité, assidus à l’étude, honorant leur ambition par de consciencieux efforts. Après 1815, leurs travaux furent mis en lumière. Trois ans après, la colonie allemande faisait au palais Cafarelli une exposition publique dont on ne riait plus. On eût dit que l’art germanique venait de naître ; il n’avait fait que changer de forme et entrer dans une nouvelle phase. C’était une période de triomphe ; les Allemands s’étaient attaqués à la fresque et avaient réussi. On leur demandait de décorer des villas. On acceptait tout, légendes Scandinaves, mythologie, catholicisme ; les académies sollicitaient des professeurs, les élèves accouraient ; on venait de Dessau, de Dresde, de Vienne, de Cologne, de Munich, des ateliers de Paris. Des disciples de Gros et de David quittaient leurs maîtres pour recevoir la doctrine en crédit. Overbeck restait à Rome. Il gardait le foyer où s’était, disait-on, rallumé l’art germanique. Les autres s’en allaient régénérer les écoles de l’Allemagne, apôtres de la bonne nouvelle.

Ce fut un moment solennel où l’enseignement de l’art fut profondément modifié. L’ancien art allemand, si longtemps en quête de la réalité, interprétée, il est vrai, avec sa manière propre, ce vieil art d’Albert Dürer, se faisait idéaliste. L’enseignement par l’œuvre et par l’exemple, l’enseignement oral, la protection des princes, assuraient le triomphe de la jeune école qui était allée recevoir le baptême de l’Italie. Pierre Cornélius était appelé à Munich par le prince royal qui fut plus tard le roi Louis. Il y décorait le musée des statues ou glyptothèque ; il était demandé à Dusseldorf, afin d’y diriger l’académie, puis il revenait dans la capitale de la Bavière exécuter ce fameux Jugement dernier que les néophytes du temps comparèrent à la fresque de Michel-Ange. Schadow, que ses leçons surtout devaient rendre célèbre, arrivait professer à Berlin, dont son père administrait l’académie. Les élèves quittaient celle de Dusseldorf pour mettre à profit sa science, s’approprier son style froid et précis, et quand il repartait de Berlin pour prendre la haute main sur l’école de Dusseldorf, abandonnée par Cornélius, ils continuaient à lui faire un cortège de disciples et d’admirateurs empressés. Schnorr passait aussi, évangélisant de Rome à Munich, puis. à Dresde. Plus tard Kaulbach, l’élève de Cornélius, le plus puissant des peintres d’histoire de l’Allemagne, de beaucoup supérieur à son maître parce qu’il unit quelque réalité à un idéalisme sincère, Kaulbach, l’interprète de Klopstock, de Goethe, de Wieland, le metteur en œuvre des légendes germaines, celui qui représenta la double bataille des Huns et des Romains, dont les ombres se heurtent encore dans les airs quand leurs corps ont perdu la vie, apportait tour à tour son influence à Munich et à Berlin, reproduisant parfois sur les mêmes thèmes les mêmes compositions.

Aujourd’hui le mouvement imprimé par ces hommes convaincus a un peu fléchi, sans qu’on puisse dire en définitive de quel côté se tournera l’école allemande. Elle semble partagée entre ces deux courans, le retour à divers passés, le grec un peu rajeuni, le néogothique ou le commencement de la renaissance et les tendances franchement naturalistes auxquelles aboutit l’école de Dusseldorf. L’architecture se débat dans la même indécision ; la sculpture, qui semble avoir de l’avenir, ne manque ni de caractère ni de vérité. Les écoles et l’enseignement supérieur sont un peu partout. Berlin, Dusseldorf, Kœnigsberg, Nuremberg, Munich, Dresde, Vienne[3], ont des académies. Nous ne parlerons ici que de celle de Dusseldorf, qui appartient à la Prusse après avoir été à la Bavière. L’académie a succédé à celle qu’avait créée l’électeur Charles-Théodore. Elle fêtait tout récemment le centième anniversaire de sa réorganisation. Les élèves sont divisés en trois classes. Dans la première, on enseigne les élémens ; dans la seconde, où l’on ne reçoit que les jeunes gens qui veulent se consacrer entièrement à l’art, les élèves ont à leur disposition les modèles antiques et le modèle vivant, étudient les principes des draperies et le jeu des étoffes d’abord sur le mannequin, pratique dangereuse pour des écoliers, puis sur nature. Ils suivent des cours de peinture, de sculpture, d’architecture. Ils ne montent dans la première classe que quand ils se sont fait remarquer par une aptitude à la composition. On leur demande alors de continuer leurs travaux, de prendre part en certains cas à ceux des professeurs, de se rendre bien compte de leurs forces et de leurs qualités individuelles afin de choisir leur route, d’assister assidûment aux cours afin de compléter leurs connaissances esthétiques. Par compensation, on leur assure toutes les facilités d’étude, des prix et des encouragemens en argent. La science qu’on exige d’eux a été poussée assez loin, si loin même que nombre d’Allemands se livrent, sous prétexte de peinture, à des dissertations coloriées sur la science, la philosophie et la métaphysique. Ils peignent la cosmogonie, l’histoire quintessenciée des dieux et des hommes. Artistes consciencieux, éblouis de leurs propres idées, ils croient écrire leurs systèmes avec le pinceau, et ne réussissent qu’à confondre les genres. Les maîtres du reste avaient donné l’exemple. Cornélius accompagne ses vastes fresques de commentaires qu’il faudrait parfois commenter à leur tour. Quand Overbeck envoyait à l’académie de Francfort son Triomphe de la religion, il jugeait une brochure nécessaire pour le faire comprendre ; nous n’avons pas été beaucoup plus édifié après l’avoir lue. Cette peinture abstruse est, dit-on, condamnée ; nous ne la regretterons pas.

Montons un peu plus haut vers le pôle : ceux qui sont venus les derniers et qui ne se montrent pas les moins ambitieux parmi les peuples européens n’ont pas désespéré, — à 59 degrés de latitude nord, dans un pays où les fleuves restent gelés la moitié de l’année, où les blanches statues des divinités du midi, transportées sous un ciel inclément, frissonnent malgré leur abri de bois et voient se fendre leur chair de marbre, — de réchauffer le zèle, l’enthousiasme, l’inspiration des élèves d’une école d’art. La ville qu’un despote réformateur, faisant violence aux tendances orientales de la nation, bâtit à l’embouchure de la Neva, et dont il fit la capitale militaire, maritime, civile et religieuse de l’empire russe, Saint-Pétersbourg, posséda peu de temps après sa fondation une école et une académie des beaux-arts. Ce fut Elisabeth qui les établit sur la sollicitation du comte Schouvalof. L’école était du ressort de l’académie des beaux-arts, sorte d’annexe de celle des sciences. L’impératrice la dota et y fit entrer une quarantaine d’élèves. Ce nombre fut plus tard porté à trois cents. On voulait que l’honneur qui rejaillit sur les souverains et sur leurs sujets de la haute culture de ces arts que les Grecs avaient réputés divins ne fît pas défaut à l’empire naissant. On croyait improviser des artistes. Or la Russie a eu à sa tête des monarques intelligens, même des hommes de génie, mais qui n’avaient guère confiance qu’en l’opiniâtre puissance de leur volonté. Les futurs artistes étaient internés dès l’âge de six ans dans l’école académique. La munificence impériale les défrayait de leurs dépenses. On mettait à leur portée tout le savoir dont on pensait qu’ils pouvaient avoir besoin. On leur enseignait à lire, à écrire ; on ajoutait à cela un peu de calcul, un peu d’allemand et de français, puis les notions du dessin. Peut-être était-il difficile de faire mieux pour le pays et pour l’époque. Cependant le bagage dont on munissait ces pauvres enfans privilégiés était insuffisant. A quatorze ans arrivait pour eux une échéance fatale ; il fallait choisir l’art qu’ils se proposaient d’exercer ; il fallait dire s’ils seraient peintres d’histoire, de batailles, de portraits, de paysages, sculpteurs, graveurs, architectes. Les élèves, ayant choisi en toute liberté, passaient quatre ans dans l’académie, occupés de leurs études spéciales. On distribuait des prix chaque année, et ceux qui en avaient obtenu le plus étaient envoyés à l’étranger aux frais de la couronne. A quelques autres, on permettait de copier les œuvres des maîtres à l’Ermitage, dont la collection s’enrichissait sans cesse d’achats faits en France et en Italie.

Des mesures si savamment combinées ne firent pas un art russe, l’empire eut surtout des praticiens. Les peintres furent le plus souvent byzantins, quelques-uns allemands, d’autres italiens, presque tous adoptèrent une coloration irritante, métallique, outrée. Il y eut bien quelques statuaires à qui l’on fit une réputation ; mais quand on voulut élever une statue équestre à Pierre Ier, le fondateur de la ville, ce fut Falconet qui fut appelé. Des architectes italiens bâtissent des palais, et même sous l’empereur Nicolas, qui témoigna si haut de son désir de n’user que des ressources de la Russie, un ingénieur français reçut mission d’édifier l’église de Saint-Isaac, et d’ériger en face du Palais d’Hiver la belle colonne monolithe de porphyre qui devait rappeler la mémoire d’Alexandre Ier. Un architecte allemand construisait un autre Ermitage.

La condition des élèves s’est fort améliorée, depuis quelques années. L’aménagement de l’école est vaste et magnifique. Elle est située dans l’île de Wassili, et occupe un palais dont la façade se développe sur les bords du large fleuve qui donne à Saint-Pétersbourg un aspect si pittoresque. Le bâtiment, de forme quadrangulaire, renferme au rez-de-chaussée des ateliers pour la fabrication de mosaïques, art byzantin que les Russes ont cultivé avec autant de persévérance que les Italiens, et des collections de moulages et de spécimens de différentes époques. Le premier étage a des galeries de tableaux anciens, des peintures d’artistes modernes, français, belges et allemands, des œuvres d’artistes russes depuis Pierre le Grand, une bibliothèque et un cabinet d’estampes. C’est à l’étage supérieur que se font les expositions de tableaux. Une sœur du tsar est aujourd’hui présidente de l’école, elle a sous ses ordres un vice-président, le prince G. Gagarine. Le personnel se compose à peu près comme celui de toutes les académies. On y a joint un prêtre, un diacre et un sacristain.

Les élèves en bas âge ne sont plus admis. On accepte comme écoliers les jeunes gens qui se sont procuré une éducation préliminaire, soit dans les gymnases, soit ailleurs. Il en arrive quelques-uns des universités, où l’on entretient des professeurs de beaux-arts, le plus souvent médiocres. Il en vient un plus grand nombre d’une école de dessin qui a quelque célébrité à Moscou, même des écoles établies à Saint-Pétersbourg en faveur des ouvriers, et que fréquentent surtout des jeunes gens des classes moyennes. On n’exige pas de concours, on ne donne pas de places ; on se contente en général de faire esquisser une tête antique au candidat pour s’assurer de ses aptitudes. Sauf le dimanche et les fêtes, dont le calendrier grec est fort encombré, les élèves s’exercent chaque jour, suivant la classe dans laquelle ils sont répartis, à des études peintes ou modelées d’après les moulages ou d’après nature, à des compositions de figures nues ou vêtues, à reproduire les plis d’un mannequin drapé, travail un peu stérile auquel en Russie comme en Allemagne on a donné longtemps beaucoup trop d’importance, à des projets d’architecture. Ils suivent pendant six ans au moins les divers cours qui sont professés dans l’école, et parmi lesquels on trouve une histoire de Russie fort arrangée et une histoire de l’église. Les encouragemens de diverses sortes sont prodigués. Celui qui obtient telle médaille est exempté de l’impôt et n’a plus rien à craindre de la conscription. A telle autre médaille est attribuée une récompense en argent. La grande médaille d’or enfin donne le droit de voyager pendant six ans aux frais de l’état ; le lauréat reçoit à peu près 3,500 francs par an.

Ici se présente le même inconvénient qu’ont signalé les académies de Belgique. Les artistes, si bien doués qu’ils soient, qui ne sont pas munis à leur départ d’un suffisant bagage de connaissances, ne retirent qu’un médiocre profit de leur excursion à l’étranger. Incapables d’apprécier avec exactitude ce que voient leurs yeux, incapables parfois de se faire entendre dans les pays qu’ils parcourent, ils reviennent sans avoir rien appris, à moitié déshabitués du travail, ayant perdu ce caractère national qu’on s’attache dans l’école à leur conserver. D’un autre côté, l’école des beaux-arts de Saint-Pétersbourg, qui donne en général l’enseignement supérieur à près de 500 élèves, n’a pour se recruter, comme celles de quelques pays, ni les écoles secondaires, ni de grandes et nombreuses industries, puisque la plupart des industries d’art, la tapisserie, la fabrication des bronzes, les papiers peints, la sculpture sur bois, ont à peine un commencement d’existence.

Le gouvernement a dû aviser pour que son école ne chôme pas et ait toujours assez d’élèves. Il a fallu assurer à ceux qui d’élèves sont en situation de passer maîtres, peintres, sculpteurs, architectes, un établissement aussi stable que dans n’importe quelle autre carrière, ne ménager ni les diplômes, ni les décorations, ni les honneurs. Les hautes classes sont obligées de « servir la couronne. » Un peintre servira la couronne, il aura des grades comme professeur ou comme académicien au même titre que ceux qui font partie de l’armée, de la marine, du clergé. Le tsar se procurera ainsi, avec la quantité d’artistes qu’il lui faut, la douce illusion dont aiment à se bercer les chefs des nations policées ; il se dira que le peuple est fortement doué du sens des choses de l’art, et que son sentiment naturel reçoit par l’éducation tous les développemens dont il est susceptible. Le seul malheur, c’est qu’on ne se procure par ces moyens qu’un art artificiel, surmené, mal en rapport avec les besoins vrais, les ressources, les mœurs du temps, impropre à pénétrer partout, indigne d’être aimé de tous, un art officiel et par conséquent menteur, objet d’un culte plus apparent que réel. Celui qui fait profession d’être artiste a recherché dans les procédés de son art non l’expression d’une pensée, d’un sentiment, mais un autre moyen d’arriver. L’art simple, sans fracas, celui qui retrace des scènes historiques ou familières du pays, n’étant pas des plus goûtés en haut lieu, sera délaissé pour cet autre art retentissant, qui n’est ni grec, ni romain, ni national, correct cependant, académique dans le sens étroit du mot, uniforme à perte de vue comme ces perspectives qui environnent à Pétersbourg même les bâtimens de l’école. Les Derniers jours de Pompéi, toile de Brulof qu’on montre en exemple aux élèves, est un des plus parfaits modèles de cette manière de peindre. La composition est pleine d’étalage, l’action théâtrale et pompeuse, la lumière vive et dure. S’il sacrifie ainsi aux idoles, l’artiste acquiert des droits à toute sorte d’avancement, franchit rapidement tous les grades, monte les échelons du tchinn, comme tous les autres fonctionnaires, et se repose aussitôt qu’il peut dans la nonchalance et les honneurs. Il y a cependant en Russie plus d’élémens qu’il n’en faut pour qu’on puisse espérer d’y voir surgir des artistes puissans. Ils sont comme étouffés dans le cercle trop étroit des habitudes et des institutions du pays.

Il n’est pas inutile de jeter avant de finir un coup d’œil sur le Nouveau-Monde. Au point de vue de la haute éducation d’art, on peut dire que, malgré quelques tentatives partielles, les Américains ne sont pas encore entrés en ligne. Leur tour viendra ; il a fallu pourvoir auparavant à des nécessités plus pressantes. Ni dans les régions occupées par la race saxonne, ni dans celles qui furent autrefois des possessions espagnoles, l’art ne s’est encore implanté réellement. Il n’est point fait au sol, il n’est pas chez lui. Quelques essais particuliers ont témoigné plutôt de préoccupations prématurées d’esprits en avance sur leur époque que de besoins réels et généraux. En art, l’enseignement supérieur ne s’improvise pas plus qu’il ne s’impose par la force. Le terrain doit être auparavant préparé. Il faut certaines habitudes d’idées, un courant, une tradition. Pour la peinture seule, la tradition n’est pas indispensable, si l’on se contente de la recherche sincère et naïve de la réalité des choses, si l’on se propose de rendre par les procédés les plus simples l’impression qu’elles ont faite sur l’artiste. Ainsi se forment peu à peu des écoles comme celles des Flandres et de la Hollande. Leurs œuvres mériteront d’être dédaignées par ceux qui, montés au ton tragique, ne comprennent guère, à l’exemple du grand roi, que les images d’une vie solennelle et pleine de majesté ; mais elles rallieront les suffrages de ceux qui, moins exclusifs, se sentent capables d’être touchés par les divers aspects du beau. Les artistes auteurs de ces œuvres, maîtres aussi par un des côtés, non les plus élevés, mais les plus intimes, les plus familiers de l’art humain, deviendront à leur tour des ancêtres. Ils légueront à ceux qui les suivent des traditions.

Pour la sculpture et l’architecture, les conditions sont plus difficiles et les obstacles plus nombreux. Les Grecs même, quel que fût le génie de leur race, ont commencé péniblement. La sculpture reste longtemps au début pauvre et insuffisante chez les peuples les mieux doués. Ici la passion et le génie ne sont presque rien sans la science. Pour l’architecture, là où l’enseignement supérieur des beaux-arts n’existe pas, ne manquent cependant ni les ingénieurs savans capables d’élever de solides constructions et d’apprécier avec certitude la résistance de leurs matériaux, ni les inventeurs de formes nouvelles ; mais ces formes, ne se rattachant à rien de ce que nos regards sont accoutumés à voir et n’étant pas la résultante harmonieuse des exigences auxquelles le constructeur doit satisfaire et des ressources dont il dispose, ne font que surprendre le goût en choquant les yeux. D’ailleurs, avant qu’un peuple n’ait atteint le point de civilisation matérielle ou intellectuelle qu’il a en vue, il a peu de souci de ce luxe de l’art, le plus sain et le plus raffiné de tous. Les tableaux, les vases, les bronzes, les statues, sont à peine un objet de désir tant que l’étape déterminée n’est pas franchie. On a d’autres luxes non moins coûteux, mais plus appréciés, celui des armes, des domestiques, des théâtres, des danses, des fêtes, du costume, ou, si la race a une imagination moins chaude et moins mobile, celui du culte, celui d’une littérature, celui d’une science naissante. Les peintres traversent la mer et viennent demander à la France ou à l’Italie l’observation des objets qui doivent les amener à connaître le beau, les notions pratiques dont la possession leur est nécessaire.

L’ancienne Amérique espagnole a eu autrefois des artistes venus de la mère-patrie, et qui se sont fixés chez elle. Ils n’y ont pas fait école. Elle n’a pas d’art qui lui appartienne, pas plus que les Américains du nord. Ceux-ci, ayant achevé la prise de possession de leur sol et l’aménagement de leur territoire, revendiqueront sans doute le domaine de l’art. Riches dès aujourd’hui des produits de leur agriculture, de leur industrie, de leurs mines d’huile, de houille, de fer et d’or, ils ont en main ce qu’il faut pour acquérir les trésors qui ne sont pas immobilisés dans les musées de l’Europe. Ils nous enlèvent déjà au feu des enchères bon nombre d’excellens tableaux. Quand ils auront fait provision de beaux modèles et affiné leur goût à les étudier, ils pourront tenter la fortune et s’adonner à produire des œuvres originales. Ils ont assez de ténacité et de hardiesse pour mener à bien cette entreprise, plus difficile que toutes celles où ils se sont essayés jusqu’à présent. Dans ce mouvement de lutte généreuse et pacifique qui porte les nations européennes à la conquête de l’art avec un empressement analogue à celui que les demi-dieux de la fable grecque mirent à la recherche de la toison d’or, quels ont été jusqu’ici les efforts les plus heureux ? En cherchant à résoudre cette question, qu’on ne s’étonne pas de nous voir préoccupé surtout de l’école française, Pour l’instant, nous restons encore, il faut le constater, les maîtres du terrain ; mais notre avance n’est pas considérable, et il n’y a point lieu de chanter victoire. Notre situation serait meilleure, si notre enseignement d’art dans les établissemens d’instruction secondaire où passent tous les citoyens instruits n’était pauvre et insuffisant. Il serait malaisé qu’il le fût davantage : tout est à reprendre de ce côté. Les autres pays du reste ne l’emportent pas sur nous à cet égard. Presque partout c’est aux écoles supérieures et aux académies qu’incombe la tâche de former des artistes ; il ne leur arrive que des élèves à peine dégrossis. Il n’en est pas moins certain que, grâce à des efforts auxquels les gouvernemens se sont fait un honneur d’aider, les arts sont sortis de cet état de malaise qui avait pesé sur eux pendant plusieurs siècles à la suite du grand épanouissement de la renaissance. On peut dire que l’art de notre époque s’établit solidement chez des peuples qui n’en avaient pas la notion, et qu’il n’est pas indigne de ses devanciers. Encore s’agit-il de bien s’entendre à ce sujet. On parle souvent du progrès des sciences. Ce progrès en effet n’a rien de relatif, il est absolu ; nul n’y contredit. Quant à l’art, il n’en va pas de même. Qui oserait déclarer que nous sommes au-dessus des Grecs, que nous les dépassons en sculpture par exemple ? Si la statue du Discobole était à refaire, qui prétendrait la faire mieux ? Si notre culte demandait un temple pour la personnification de la raison humaine dans les temps passés, qui ne voudrait rebâtir le Parthénon ? Or l’esprit n’est pas resté stationnaire depuis le siècle de Périclès ; nous avons entrevu d’autres horizons, mis en lumière des vérités inconnues, subjugué des forces nouvelles, ressenti des besoins que les Grecs ne soupçonnaient pas ; il s’ensuit que l’art ne peut plus, ne doit plus être le même. Ce qu’on exige de lui, c’est de refléter l’homme et l’homme tout entier.

Le nôtre est en état de satisfaire à cette nécessité, et c’est pour cela qu’il se trouve, sinon en progrès, du moins à la hauteur de sa mission. Nos architectes, après avoir entrepris tant de restitutions des plus beaux monumens de l’Italie et de la Grèce, n’attendent qu’un mot pour donner des preuves de leur invention, de leur savoir et de leur goût. Ils ont été trop contraints jusqu’ici, gênés par les programmes que leur imposent les caprices des commissions ; nous faisons de l’architecture administrative. Les artistes qui refusent de plier sont écartés et remplacés par d’autres plus soumis à la discipline. Les peintres sont moins forcés de passer sous le joug, nous en pourrions citer pourtant qui restent sous leur tente pour ne pas subir certaines conditions qui leur paraissent déraisonnables. Le plus grand nombre, en dépit de l’Académie des Beaux-Arts, ne se sont pas groupés par écoles ; ils combattent éparpillés dans toutes les directions, sur toutes les routes, à leur fantaisie, sans drapeau, plutôt en tirailleurs qu’en troupes de ligne. Si nous ne pouvons opposer que peu de noms à la pléiade de la renaissance, si Léonard, Michel-Ange, Raphaël, Titien, Véronèse, Corrège, brillent toujours d’un éclat qui ne sera point effacé, il est tel de nos peintres récens qui ne le cédera sans doute à personne dans l’équitable jugement de la postérité. En sculpture, nous tenons sûrement le premier rang, et nous ne l’avons jamais perdu depuis le moment où Louis XIV, installant l’Académie de France en plein cœur de la civilisation italienne, a permis à nos sculpteurs de renouveler l’étude du beau plastique. Quelques critiques ont voulu placer l’école contemporaine d’Italie à côté de la nôtre. Combien elle en est loin selon nous ! Elle est dépourvue d’ampleur, maniérée, trop spirituelle, prodigieuse d’habileté, cela est vrai ; mais est-ce surtout de l’habileté qu’on demande à la statuaire ?

Il ne faut pas se le dissimuler toutefois, le monopole de l’art est près de nous échapper. Nous ne sommes déjà plus en possession d’enseigner les autres peuples. Les artistes étrangers viennent chez nous tout formés déjà, et seulement afin de consulter nos traditions, de se perfectionner dans quelques procédés pratiques. Après tout, cela prouve que le niveau général des sociétés s’élève, et nous aurions mauvaise grâce à nous en affliger. Aux yeux même des hommes qui ne sont touchés que des intérêts immédiats de leur pays, il ressort de cette situation un résultat favorable. Nous trouvons au dehors des débouchés pour nos œuvres d’art, dont la quantité va en croissant plus vite que n’augmentent les besoins manifestés jusqu’à présent par la nouvelle société française. Pour conserver cet avantage, il faut, tout en souhaitant une cordiale bienvenue à ces nouveaux émules, maintenir l’autorité qu’a su conquérir notre école, héritière de toutes les grandes écoles d’Europe. Cette supériorité, plus disputée, n’en sera pas moins glorieuse. Ce que nous devons désirer, c’est non pas de nous enorgueillir d’une supériorité solitaire, mais plutôt nous montrer les premiers parmi nos pairs. C’est la formule de l’émulation moderne.


CH. D’HENRIET.

  1. Voyez la Revue des 1er septembre et 15 octobre 1868.
  2. Cette dotation sera, pour 1870, de 86,117 francs, que fourniront par moitié le gouvernement et la ville.
  3. L’empire d’Autriche, où parut la plus ancienne école allemande, celle de Bohème, qui précéda celle du Rhin, et qui était déjà réunie en confrérie à l’époque de Giotto, est loin, malgré des efforts récens, de tenir le premier rang pour ses écoles supérieures d’art.