Les États-Unis puissance coloniale

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Les États-Unis puissance coloniale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 77-112).
LES ÉTATS-UNIS
PUISSANCE COLONIALE

L’infortuné M. Mac-Kinley, qui, à peine réélu, est mort si tragiquement, n’était point un des présidens les plus remarquables qu’aient eus les États-Unis. Bon professionnel de la politique, homme de parti fidèle, appliqué d’ailleurs et bienveillant, assez effacé pour ne guère porter d’ombrage autour de lui, il avait dû à ces qualités un peu négatives sa fortune politique. Dans le poste élevé où elle l’avait porté, il s’était occupé plutôt de suivre que de guider l’opinion ; loin d’imiter son prédécesseur, le président Cleveland, et de se servir des pouvoirs si considérables dont il était muni pour mettre un frein aux entraînemens, fût-ce à ceux de son propre parti, il s’était considéré comme le délégué de ce parti au pouvoir et s’était toujours efforcé de conformer ses vues aux siennes. Ce personnage assez modeste vivra pourtant dans l’histoire, et ce n’est pas seulement à sa mort tragique qu’il le devra. Déjà familier à ses contemporains par le fameux tarif ultra-protectionniste dont il fut le parrain, sinon le principal auteur, le nom de William Mac-Kinley sera peut-être à peine moins connu des générations futures que ceux de ses plus illustres prédécesseurs, de Washington ou de Lincoln. C’est qu’il restera attaché aux grands événemens accomplis sous la présidence de celui qui le portail. Or, il n’y a rien eu de plus mémorable dans l’histoire des États-Unis que l’orientation politique nouvelle, déterminée par la guerre avec l’Espagne, qui les a fait sortir du continent américain pour les lancer dans la voie de l’expansion coloniale, ou, comme on dit dans les pays anglo-saxons, de l’impérialisme. La portée de ce fait égale peut-être, pour le monde entier, celle de la fondation même de l’Union et de la guerre civile qui faillit la briser.


I

Ce n’est pas la première fois que les États-Unis agrandissent leur territoire ; ils l’avaient fait à bien des reprises déjà ; on peut même dire qu’ils n’avaient cessé de s’étendre, à intervalles passablement rapprochés, depuis leur constitution : l’achat de la Louisiane en 1803, celui de la Floride en 1819, la réunion du Texas en 1845, l’annexion du Nouveau-Mexique et de la Californie aux dépens de leurs voisins du Sud en 1848, avaient triplé leur étendue initiale et porté jusqu’au Grand Océan des frontières, qui, à l’origine, ne dépassaient pas le Mississipi et touchaient à peine au golfe du Mexique. Dès le milieu du XIXe siècle, se trouvait ainsi unie sous le drapeau étoile l’imposante et compacte masse de territoire, quinze fois grande comme la France qui, d’un Océan à l’autre, englobe presque toute la zone tempérée de l’Amérique du Nord. Les États-Unis ne s’en étaient pas longtemps tenus là. En 1867, à peine sortis de l’effroyable guerre civile où ils avaient manqué se briser, ils achetaient aux Russes l’Alaska, s’annexant, pour la première fois, un pays qui ne leur était pas contigu ; mais, du moins, ce pays faisait encore partie de l’Amérique du Nord, terrain naturel de leur développement : il n’était séparé d’eux que par le Canada et l’opinion générale inclinait alors à penser que cette dernière contrée devait nécessairement, un jour ou l’autre, entrer, elle aussi, dans l’Union qui comprendrait ainsi, sans exception, toutes les régions tempérées ou froides de l’Amérique septentrionale.

Toutefois, depuis 1867, les États-Unis étaient demeurés trente ans sans s’étendre à nouveau et il s’était fait un sensible changement dans les idées régnantes au sujet de leur expansion future. Depuis que les diverses provinces canadiennes s’étaient confédérées ; qu’un chemin de fer transcontinental en avait augmenté la cohésion, que l’antagonisme entre les Canadiens de race française et de race anglaise s’était atténué, on croyait de moins en moins à l’absorption prochaine du Canada dans l’Union. Pour des raisons d’ordre intérieur, aucun des deux grands partis politiques américains ne désirait, du reste, cette extension de territoire. Tout entiers à l’œuvre de leur développement économique, disposant d’une immense étendue de terres où chaque jour faisait découvrir de nouvelles richesses, les États-Unis s’occupaient de moins en moins de politique étrangère ; ils ne paraissaient pas se soucier de s’agrandir. Même du côté des Antilles, sur lesquelles ils avaient eu jadis des convoitises peu dissimulées, ils semblaient s’effacer : l’un des principaux motifs de leurs ambitions sur Cuba au milieu du siècle, c’avait été le désir des hommes du Sud, qui gouvernaient alors l’Union, d’y introduire de nouveaux États à esclaves, dont les intérêts seraient identiques aux leurs et dont les votes fortifieraient leur prépondérance ; depuis la guerre de sécession et l’abolition de l’esclavage, ce motif n’existait plus. Le Mexique, dont on avait aussi prédit l’absorption par les États-Unis, se fortifiait, s’enrichissait et semblait s’assagir sous la présidence de Porfirio Diaz, et la masse de l’opinion américaine paraissait peu disposée à s’incorporer une nombreuse population, difficilement assimilable. Bref, on en était venu à penser, il y a une dizaine d’années, que l’Union ne s’étendrait plus. C’était l’opinion très nettement exprimée, sauf quelques réserves concernant l’avenir lointain du Mexique, par M. James Bryce, l’homme qui possède en Europe le plus d’autorité sur les choses américaines, l’auteur du plus remarquable ouvrage qu’on ait écrit sur les États-Unis depuis la Démocratie en Amérique de Tocqueville et les Lettres sur l’Amérique du Nord, de Michel Chevalier.

M. Bryce ne faisait d’exception que pour un petit archipel du Pacifique, les îles Hawaï. Depuis le milieu du XIXe siècle, le gouvernement de Washington avait fréquemment laissé entendre qu’il considérerait toute tentative sur cet archipel de la part d’une puissance étrangère comme une menace pour ses côtes occidentales ; il était aisé de prévoir qu’il l’occuperait lui-même un jour pour parer plus sûrement aux velléités de ce genre, d’autant que les Américains étaient nombreux dans les îles, dont ils détenaient les neuf dixièmes du commerce extérieur et qu’ils avaient couvertes de plantations de canne à sucre. Mais il eût été excessif de considérer comme l’indice d’une politique d’expansion l’annexion probable de cet archipel restreint, acte qu’on pourrait interpréter comme une simple mesure de défense navale, et qui devait augmenter d’un cinq-centième à peine l’étendue et la population de l’Union. Tout tendait, au contraire, à faire croire qu’à cette exception près, les Etats-Unis ne chercheraient plus à augmenter leur territoire proprement dit, mais se contenteraient d’exercer une sorte d’hégémonie morale sur le Nouveau Monde, de s’opposer surtout à l’extension des influences européennes dans leur hémisphère, et tout au plus de favoriser les aspirations à l’indépendance des colonies anglaises ou espagnoles, si celles-ci tentaient de se séparer de la mère patrie. En un mot, le seul objet de leur politique extérieure semblait être d’imposer à l’Europe le respect de la fameuse doctrine de Monroë, devant laquelle le Vieux Monde s’inclinait d’ailleurs en fait, s’il ne se résignait pas à la reconnaître officiellement.

Le peu de goût des Américains pour l’extension territoriale parut plus démontré que jamais lorsqu’en 1893, le président Cleveland put, sans provoquer d’émotion sérieuse, refuser d’annexer les îles Hawaï elles-mêmes, qui s’offraient pourtant à lui. Mais, bientôt après, on voit un revirement commencer de se produire, et l’opinion se prononcer peu à peu pour une politique extérieure plus active. Diverses causes y contribuent. La guerre sino-japonaise de 1894-1895 pose le problème chinois dont les Etats-Unis ne sauraient se désintéresser : ils ont avec l’Asie Orientale, qui leur fait vis-à-vis de l’autre côté du Pacifique, qui est bien plus près d’eux que de l’Europe, des relations fréquentes, un commerce croissant, et les questions économiques sont trop intimement liées en ces régions aux questions politiques pour qu’ils puissent rester indifférons à leur avenir. Ils sont vite convaincus de l’utilité qu’il y aurait à développer leur puissance navale dans le Pacifique. D’autre part, le percement de l’isthme américain préoccupe plus que jamais les esprits aux Etats-Unis depuis la déconfiture de la compagnie de Panama ; ce percement, si l’Union l’effectuait à son profit, serait précisément l’un des meilleurs moyens de consolider sa situation dans le Grand Océan. Pour tirer de cette œuvre tous les avantages possibles, il conviendrait d’être maître non seulement du canal, mais de ses avenues, c’est-à-dire de dominer la mer des Antilles. Aussi l’attention des Américains se porte-t-elle de nouveau sur ces régions qu’elle avait un peu délaissées, sur les îles qui s’y trouvent, et qui pourraient, avec leurs excellens ports, devenir d’admirables bases d’opérations pour ou contre eux-mêmes, suivant qu’elles seraient entre les mains d’amis ou d’ennemis. Les grandes Antilles possèdent, d’ailleurs, une valeur intrinsèque ; elles ont de vastes ressources ; elles deviendraient extrêmement riches entre les mains d’hommes qui sauraient les mettre en valeur. En outre, Cuba, la principale d’entre elles, a montré, à plusieurs reprises, qu’elle était mécontente de son sort, qu’elle aspirait à secouer le joug de l’Espagne. Voilà bien des motifs divers pour intéresser les Etats-Unis aux choses du dehors, négligées depuis la guerre civile, pour réveiller leurs vieilles visées sur les Antilles, qui se trouvent solidaires maintenant de leurs nouvelles ambitions dans le Pacifique, où il est bien légitime qu’ils veuillent tenir un rôle, où ils en ont joué un déjà, puisque ce sont eux qui, naguère, ont forcé le Japon à ouvrir ses portes aux Occidentaux.

Des raisons d’ordre plus général encore préparent le terrain et disposent l’opinion à voir d’un bon œil la puissance américaine s’affirmer au dehors. L’œuvre de mise en valeur du territoire de l’Union s’avance ; non qu’il ne reste beaucoup à faire ; mais la phase initiale du développement des richesses naturelles, celle où l’homme les prend tout à fait brutes pour leur faire subir une première exploitation, cette phase qui est à la fois la plus rude, la plus absorbante, et souvent la plus profitable, est sur le point de se terminer. Les esprits les plus aventureux peuvent être tentés de regretter la fin de cette première période de contact entre l’homme et la nature, de chercher si l’on ne pourrait en retrouver ailleurs les gros bénéfices et les fortes émotions. Ce peuple, qui avait consacré toute son énergie à sa tache de développement intérieur, va pouvoir respirer et regarder autour de lui. Il a maintenant de la force disponible pour une action éventuelle à l’extérieur ; il ne s’y refusera plus de parti pris, si l’occasion s’en présente.

En outre, l’extrême fin du XIXe siècle voit naître un de ces mouvemens d’idées ou de sentimens universels, comme il s’en produit de temps à autre. Cette fois, le phénomène qu’on observe chez tous les peuples, c’est une intensité plus grande du sentiment national, une tendance à affirmer énergiquement leur individualité et leur puissance. Cette tendance revêt deux formes, auxquelles correspondent deux noms : chez les peuples opprimés ou meurtris, chez ceux qu’afflige encore le souvenir de malheurs récens, elle est surtout défensive et s’appelle le nationalisme ; chez les peuples plus heureux, sûrs et orgueilleux de leur propre force, — et les peuples anglo-saxons, ces favoris de la fortune pendant le XIXe siècle, sont de ce nombre, — elle devient bientôt agressive : c’est l’impérialisme. Les Etats-Unis devaient être entraînés eux aussi par ce courant qui se propage d’un bout à l’autre du monde.

Ces raisons suffisent à expliquer non seulement la guerre hispano-américaine, mais l’expansion territoriale qui en a été la conséquence et a fait flotter le drapeau américain non pas sur les seules Antilles, mais jusqu’aux lointaines Philippines. La guerre elle-même, il était bien difficile de l’éviter. Dès lors qu’une insurrection éclatait dans l’une des colonies européennes qui subsistaient encore dans le Nouveau Monde et que cette insurrection n’était pas étouffée dès l’abord, mais se prolongeait pendant des années, accompagnée de toutes les horreurs qui sont le cortège habituel de la guerre civile, l’opinion américaine devait fatalement exercer sur le gouvernement la plus violente pression pour l’amener à intervenir en faveur d’un peuple luttant pour son indépendance. Tous les antécédens des Etats-Unis, qui se souviennent de leur passé d’anciennes colonies, affranchies avec l’aide de l’étranger, militaient trop fortement en faveur d’une telle politique, et, d’ailleurs, l’opinion y a trop de puissance, pour qu’un gouvernement pût essayer de résister. Qu’il le désirât ou non, — et il n’était pas homme à rompre en visière à son peuple, — le président Mac-Kinley ne pouvait faire autrement que d’exiger de l’Espagne l’évacuation de Cuba et la reconnaissance de son indépendance. Il était assez naturel aussi que l’Espagne ne voulût pas se soumettre de bonne grâce. La guerre était donc à peu près fatale. Elle aurait sans doute éclaté déjà lors de la première insurrection cubaine, si les Etats-Unis n’avaient été occupés à panser les blessures de leurs luttes intestines.

Mais, si la guerre était inévitable, elle n’aurait peut-être pas entraîné, en d’autres temps, les conséquences qu’elle a eues. Au début même de la lutte, l’impérialisme américain s’ignorait encore et, quand le Congrès vota la résolution invitant l’Espagne à évacuer Cuba, il y joignit, sur l’initiative du sénateur Teller, un vrai protocole de désintéressement : « Les Etats-Unis, était-il dit, répudient, par les présentes, toute disposition ou prétention à établir leur contrôle, leur juridiction ou leur souveraineté sur ladite île, si ce n’est pour en assurer la pacification, et ils se proclament résolus, sitôt cette pacification accomplie, à laisser le gouvernement et le contrôle de l’île à ses habitans. » Président, sénateurs, députés, journalistes renchérissaient à l’envi sur ce langage et déclaraient que le seul but de la guerre était bien la libération de la Grande-Antille. Si quelques personnes faisaient des réserves mentales en ce qui concerne Cuba et Porto-Rico, elles se gardaient de les énoncer, ne se sentant pas soutenues par l’opinion. Quant aux Philippines, nul n’y avait jamais songé. La masse du peuple américain repoussait encore, de bonne foi, en 1898, l’idée de se créer un empire colonial.

Seulement la guerre devait soulever tout un nouvel ordre de problèmes, donner conscience d’elles-mêmes aux ambitions encore mal définies. Les Américains s’aperçurent bien vite qu’il n’est point aisé de limiter les conséquences d’un conflit et de remettre les choses en leur premier état après les bouleversemens qu’il entraîne. Les Cubains n’étaient pas seuls mécontens de la métropole. Les Philippins et les Porto-Ricains ne l’étaient guère moins. Sans doute on n’avait pas entrepris la guerre en vue de les délivrer. Mais, puisque les circonstances de la lutte permettaient de le faire, pourquoi ne pas étendre à ceux-ci la protection qu’on avait accordée à ceux-là ? Fallait-il que l’Union remît sous le joug espagnol, livrât aux représailles de leurs anciens maîtres des peuples opprimés, qui avaient accueilli ses soldats en libérateurs ? Toutes les traditions des Américains, leur conception du gouvernement et des droits des peuples protestaient contre une pareille conduite, que l’opinion, quoi qu’on en puisse penser de ce côté-ci de l’Atlantique, aurait considérée chez eux comme une sorte de crime.

Ainsi les Etats-Unis se trouvaient amenés à ne rendre à l’Espagne aucune de ses colonies. Pour rester conséquens avec les motifs élevés qui les guidaient, ils auraient dû occuper les Philippines et Porto-Rico, tout comme Cuba, strictement le temps nécessaire pour y établir l’ordre, puis en remettre le gouvernement aux insulaires, en retirer leurs troupes et en reconnaître l’indépendance. Mais la victoire avait surexcité les ambitions ! On commençait à trouver, en Amérique, comme il arrive si souvent après une guerre, que ce qui est bon à prendre est bon à garder. L’opinion avait compris l’existence d’un lien entre l’annexion éventuelle des Philippines et des Antilles et les visées très naturelles de l’Union sur le Pacifique, l’Extrême-Orient et le canal interocéanique. Ignorant, à la veille de la guerre, jusqu’au nom des Philippines, elle s’était éveillée aux avantages que pourrait avoir la possession de cet archipel, situé à quarante heures des côtes de Chine où, quelques mois, quelques semaines avant la guerre, l’Allemagne s’était fait céder Kiao-Tchéou, la Russie Port-Arthur, l’Angleterre Wei-hai-Wei, et où les intérêts économiques, si grands et si pleins de promesses, des Etats-Unis risquaient d’être compromis en l’absence d’une action politique. Enfin les Philippines offraient à l’activité des Américains un champ vierge en grande partie et tel qu’il n’y en avait plus dans leur propre pays ; aux Antilles même, bien des richesses étaient encore insuffisamment exploitées. La tentation était forte de garder toutes ces îles si riches et si avantageusement placées.

On ne manquait même pas de raisons pour servir d’excuse honorable à ces ambitions, pour justifier à ses propres yeux, sinon aux yeux d’autrui, cette politique nouvelle, peu en harmonie avec les déclarations qui avaient précédé la guerre. L’inaptitude des populations des îles à se gouverner elles-mêmes, voilà le grand argument des partisans de l’annexion. Pour les Philippins, peuple de race jaune, dont une partie est frottée d’un vernis superficiel de civilisation européenne et de morale chrétienne, mais dont une autre portion musulmane, voire païenne, vit encore à l’état barbare, l’impossibilité de former un gouvernement libéral et ordonné paraît évidente. Quant aux habitans des Antilles, l’histoire des peuples tout à fait similaires de l’Amérique centrale et méridionale ne plaide pas beaucoup en faveur de leurs capacités politiques. Il est difficile de mettre en doute que les îles auraient grand avantage à rester soumises, au moins assez longtemps, et d’une manière plus ou moins étroite, à la tutelle éclairée des Etats-Unis. D’ailleurs, ajoutaient les champions de l’impérialisme, une direction extérieure est si nécessaire à ces pays que, si nous ne nous chargeons pas de la leur donner, d’autres le feront à notre place, profiteront de l’état d’anarchie où ils tomberont fatalement pour y intervenir et, moins scrupuleux que nous, ne voudront plus les quitter, à moins d’y être contraints par la force : nous devrons donc entreprendre une nouvelle guerre, car nous ne pouvons tolérer l’installation de puissances rivales aux Philippines, ni d’étrangers quelconques aux Antilles.

Avec de si bonnes excuses, il eût fallu aux Américains une vertu peu commune, reconnaissons-le, pour ne pas garder la proie qui était entre leurs mains. C’est assurément une peu édifiante volte-face que celle des Etats-Unis prônant avant la guerre les qualités des Cubains, demandant la reconnaissance de leur pleine indépendance, puis déclarant que ni eux ni leurs voisins de Porto-Rico ne sont dignes de cette indépendance, prenant même aux Philippines la suite des affaires de l’Espagne, et y luttant, les armes à la main, contre les insulaires, pour les soumettre à leur domination. Mais, hélas ! ils ne sont pas la seule nation qui se soit donné pareil démenti et bien rares sont les peuples sans péché qui auraient le droit de leur jeter la pierre.

Il faut même dire à l’honneur des Américains que la politique de conquête a rencontré chez eux plus de résistance qu’elle n’en eût peut-être éprouvé nulle part ailleurs. C’est une partie seulement de l’opinion qui s’est laissé entraîner par les captieuses promesses de l’impérialisme. Une autre, très considérable par le nombre et la qualité de ceux qui la composent, y est restée réfractaire et continue de s’y opposer vivement. La nouvelle politique, outre qu’elle constitue à l’égard de Cuba un manque de foi formel, heurte l’idée profondément ancrée dans le cœur des Américains, qu’un peuple ne doit jamais être gouverné par un autre contre sa volonté. Si les partisans de l’expansion lointaine y voient le développement naturel des destinées de leur nation, qui, après avoir peuplé l’Amérique du Nord, y avoir établi partout des institutions libres, avoir mis en valeur ses richesses, va répandre les mêmes bienfaits sur des terres nouvelles, sans se laisser arrêter par le Grand Océan qu’elle doit dominer un jour, les adversaires de l’impérialisme croient au contraire que la conquête de terres tropicales et éloignées engage les Etats-Unis dans une voie toute différente de celle qu’ils avaient suivie jusqu’à présent et des plus funestes ; ils prévoient que tout leur organisme politique et social se trouvera faussé par l’incorporation de populations hétérogènes, qui ont un autre idéal et un autre genre de vie, auxquelles il est malaisé d’appliquer leur système traditionnel de gouvernement ; ils craignent que leurs institutions libres, loin de s’étendre par les annexions, n’en reçoivent, chez eux-mêmes, une fâcheuse atteinte ; ils pensent enfin qu’en sortant de l’Amérique du Nord, l’Union risque de se trouver entraînée dans les querelles des autres nations ; qu’elle se crée du même coup des points vulnérables, qu’elle perde ainsi cette absolue sécurité, cette immunité de difficultés extérieures que lui avait value l’absence de voisins forts et qui, en lui épargnant bien des charges et des soucis, avait tant contribué à sa prospérité.

Les anti-impérialistes des États-Unis se recrutent d’abord au sein du parti démocratique, lequel s’est rangé en masse de leur côté, tant par opposition au parti républicain détenteur actuel du pouvoir, qui a lancé l’Union dans la politique de conquête, que par fidélité à ses principes traditionnels ; mais ils comprennent aussi des républicains et non des moindres : l’ancien président Harrison, qui vient malheureusement de mourir, le vieux leader du Massachusetts, le sénateur Hoar, d’autres encore. Ceux-ci n’ont pas été assez puissans pour empêcher le faible président Mac-Kinley de céder aux politiciens professionnels de son parti, qui voyaient dans l’impérialisme une veine de popularité d’une exploitation facile, et qui étaient d’ailleurs encouragés par des syndicats de financiers et de spéculateurs, avides de bénéfices, dont l’influence a toujours été trop puissante dans le parti républicain. Si les élections présidentielles de 1900 s’étaient faites sur la seule question de l’impérialisme, il est possible que ses adversaires eussent remporté la victoire, tant est grande la répugnance d’une forte partie des Américains à « transformer en un vulgaire empire leur libre démocratie. » Mais le candidat démocrate, M. Bryan, qui réclamait l’évacuation des Philippines et de Cuba, avait malheureusement de fâcheux antécédens ; ses doctrines en matière monétaire, ses aspirations quelque peu socialistes lui aliénaient précisément les suffrages de ces classes moyennes des États de l’Est où l’opposition à l’impérialisme est très forte. Bien que la Ligue anti-impérialiste se fût, en désespoir de cause, prononcée en sa faveur, la plupart des hommes qui professaient les mêmes idées refusèrent de la suivre, et M. Mac-Kinley fut élu ; mais la majorité considérable qu’il recueillit dans le collège électoral ne représente qu’une majorité populaire de moins d’un million de voix sur quatorze millions de votans ; aussi reste-t-il très douteux que l’impérialisme possède les sympathies de la majorité des Américains.

Quoi qu’il en soit, les hommes au pouvoir le représentent, et le président Roosevelt plus encore, — quoique d’une manière plus réfléchie, avec plus de largeur de vues, — que le président Mac-Kinley. Porto-Rico et les Philippines sont annexées : elles sont sorties de l’absolu provisoire que représentait le régime militaire et qui laissait encore aux États-Unis la liberté de se retirer ; elles ont reçu un gouvernement civil, qui fait de leur annexion un fait sur lequel on ne peut guère revenir. Cuba ne sera évacuée qu’en échange de privilèges spéciaux accordés à l’Union, qui s’arroge un véritable protectorat. Mais déjà surgissent de toutes parts, comme l’avaient prévu les adversaires de l’impérialisme, de graves difficultés constitutionnelles, sociales et économiques.


II

C’est encore à Cuba que les problèmes qui se posent sont le moins compliqués. L’île n’est pas annexée ; elle reste en droit territoire étranger ; seulement les Américains s’y sont fait assurer des privilèges. Que ce soit là une violation formelle des engagemens pris par le Congrès, le jour où il vota la résolution Teller il n’y a pas à en douter. Le texte de cette résolution est si clair que les docteurs eux-mêmes de l’impérialisme osent à peine essayer de l’interpréter ; ils sont obligés de reconnaître qu’on ne peut que la tenir ou la violer, et plaident les circonstances atténuantes : « Si la résolution Teller, écrit l’un des plus ardens impérialistes, le sénateur Beveridge, signifie que les États-Unis doivent abandonner Cuba sans avoir pris de mesures pour y établir un gouvernement stable, alors elle a pour but de détruire la liberté de l’île et d’en retarder les progrès ; car tel serait le résultat d’un pareil abandon. Le Congrès ne pouvait donc l’entendre ainsi, car, en faisant la guerre à l’Espagne, il cherchait à aider le peuple cubain et non pas à lui nuire. Si la résolution signifie que nous devons laisser Cuba s’en aller à la dérive comme une épave aux abords de nos côtes, alors elle aurait pour but de léser les intérêts, de paralyser le commerce, de mettre en péril la sécurité des États-Unis ; mais on ne peut admettre qu’un dessein si peu patriotique ait été conçu par le Congrès… Si tel était le sens de la résolution, avouons franchement qu’elle constituait une erreur, et, entre consommer cette erreur avec ses désastreuses conséquences, ou la réparer franchement, bravement, en instituant et protégeant la liberté, l’ordre, le droit et la loi, il n’y a pas à hésiter. La morale individuelle comme la politique nationale commande d’adopter cette dernière ligne de conduite. » Suit une longue discussion tendant à démontrer que la résolution Teller est susceptible, pourvu qu’on la considère à la lumière de toute l’histoire des Etats-Unis, d’être interprétée autrement qu’on ne pourrait le penser au premier abord : elle signifie que Cuba doit jouir non pas de la parodie, mais de la réalité de la liberté, que les Etats-Unis doivent veiller à ce qu’un gouvernement stable y soit établi et maintenu, à ce que l’île se trouve à l’abri de toute intervention étrangère. Mais tous ces sophismes ne sont là que pour sauver la face ; le vrai raisonnement des impérialistes se trouve cyniquement exposé dans les phrases que l’on vient de citer ; il n’est autre que celui-ci : l’engagement que nous avons pris ne peut être tenu sans entraîner certains inconvéniens ; nous avons donc eu tort de le prendre et n’avons qu’à le répudier.

C’est, malheureusement pour la morale internationale, ce que font bien souvent les gouvernemens en pareille occurrence, et c’est ce que n’a pas hésité à faire le gouvernement de Washington. Les troupes fédérales avaient occupé Cuba au début de 1899. Le régime militaire y fut d’abord installé ; c’était une phase par laquelle on ne pouvait se dispenser de passer pour rétablir un peu d’ordre dans le chaos où les Espagnols laissaient l’île en partant. Ce régime constitua d’ailleurs un grand progrès sur l’administration de l’ancienne métropole ; il augmenta les garanties individuelles, prit de bonnes mesures, non sans commettre aussi quelques bévues ; toutefois les insulaires trouvèrent généralement que les Américains se conduisaient un peu trop comme s’ils avaient été, non des curateurs provisoires, mais des propriétaires en titre, qu’ils se livraient à certaines réformes organiques dont il aurait mieux valu laisser le soin à un gouvernement régulier. On commençait aussi à trouver qu’ils s’éternisaient, quand le gouverneur, après avoir fait procéder en juin 1900 aux élections municipales, se décida enfin à convoquer les Cubains pour le 15 septembre à l’effet de nommer une assemblée, qui rédigerait une constitution et… réglerait les rapports de l’île avec les Etats-Unis, les dispositions établissant ces rapports devant faire partie de la Constitution. Ce dernier paragraphe surprit désagréablement les Cubains, ou plutôt il confirma les soupçons de beaucoup d’entre eux : si Cuba devait être indépendante des Etats-Unis à quoi bon, en effet, régler ainsi les relations des deux pays ? Les rapports de deux nations indépendantes sont réglés par des usages et des coutumes, qui forment ce qu’on appelle le droit international, et par des traités négociés entre leurs représentans, soumis ou non aux Chambres, mais qu’il n’est pas d’usage en tout cas d’incorporer à la constitution de l’une des deux. Que pouvait donc signifier cette formule, si elle n’exprimait la prétention des États-Unis d’occuper vis-à-vis de Cuba une situation spéciale, privilégiée par rapport à celle des autres puissances, et ce, d’une manière intangible, puisque ce n’était pas une loi ordinaire, mais la Constitution même de l’île qui devait fixer leurs droits particuliers ? En un mot, il était bien évident, que l’on voulait imposer à Cuba une sorte de vasselage, de protectorat. C’était une violation manifeste de l’engagement pris par les États-Unis dans la résolution Teller.

Les Cubains en furent indignés ; dès avant les élections, ils protestèrent énergiquement, et la Constituante, réunie le 5 novembre, adopta, en février 1901, une Constitution où le nom des États-Unis n’était même pas prononcé. On put juger du diapason auquel étaient montés les sentimens des Cubains à l’endroit des Américains, lorsqu’on vit l’un des principaux membres de la Constituante, l’un des candidats désignés à la présidence de la République cubaine, M. Cisneros, refuser de signer la copie de la Constitution qui devait être envoyée à Washington en déclarant que le gouvernement des États-Unis n’avait pas à la connaître. Comme un de ses collègues observait que tous les membres de l’Assemblée étaient de bons Cubains : « Oui, dit-il, et, lorsque le temps viendra de nous battre avec les Américains, nous combattrons tous ensemble. » L’amitié entre les libérateurs et les affranchis n’avait pas duré longtemps. On ne tarda pas, d’ailleurs, à pouvoir juger du désintéressement des premiers.

Le gouvernement de Washington n’accepta pas la Constitution cubaine telle qu’elle lui fut communiquée, et le Congrès en votant le budget de la guerre, y joignit un amendement en vertu duquel l’armée américaine ne devait évacuer Cuba qu’après l’inscription dans la Constitution de l’île des articles additionnels suivans : « 1° Le gouvernement de Cuba ne devra jamais conclure avec une puissance étrangère quelconque de traité qui soit de nature à porter atteinte à l’indépendance de Cuba, ni lui concéder, sous quelque forme et à quelque effet que ce soit, aucune portion du territoire de l’île ; 2° Pour permettre aux États-Unis de protéger l’indépendance de Cuba, le gouvernement de l’île autorisera les États-Unis à établir des stations navales et dépôts de charbon en un certain nombre de points, à déterminer d’accord avec le président des Etats-Unis ; 3° Cuba ne contractera aucune dette extérieure, sans avoir pourvu au paiement de ses arrérages par l’établissement de sources de revenus suffisantes ; 4° Le gouvernement de Cuba reconnaît aux Etats-Unis le droit d’intervenir pour préserver l’indépendance de Cuba, ou pour y assurer l’existence d’un gouvernement capable de protéger la vie, la propriété et la liberté individuelle des habitans ; 5° Le gouvernement de Cuba exécutera et complétera, s’il y a lieu, les projets dès maintenant arrêtés ou devant être arrêtés plus tard d’un commun accord pour assurer la salubrité des villes de l’île et prévenir le retour de maladies épidémiques et infectieuses, de manière à protéger les habitans et le commerce de Cuba aussi bien que des ports méridionaux des Etats-Unis. »

Cet amendement, qui porte le nom d’amendement Platt, du nom de son principal auteur et rapporteur, est un vrai chef-d’œuvre de perfidie. Il n’y est question que de l’indépendance de Cuba, qu’il a précisément pour objet de rendre illusoire. La deuxième et la quatrième clause sont particulièrement graves : que reste-t-il de l’indépendance d’un pays, si une autre nation, cinquante fois plus peuplée et plus riche, a le droit d’intervenir toutes les fois que le gouvernement manque, ou est censé manquer à certaines obligations et, si on lui concède même d’avance, pour rendre cette intervention plus efficace et plus prompte, un certain nombre de stations navales, points de débarquement tout indiqués pour ses troupes ?

Pour justifier l’amendement Platt, ses auteurs et approbateurs se servent des argumens habituels aux impérialistes : les Cubains, disent-ils, seront beaucoup mieux gouvernés et se trouveront plus à l’abri de toute agression extérieure sous la surveillance des Etats-Unis. Il peut y avoir une part de vérité dans la première assertion, mais les Américains du Nord s’étaient interdit, par toute leur conduite antérieure, d’invoquer cet argument. Parmi les considérans de la fameuse résolution Teller, ne se trouvait-il pas celui-ci : « Attendu que les habitans de Cuba sont et ont le droit d’être libres et indépendans ?… » Et, dans les débats qui en précédèrent l’adoption, le sénateur Platt, du Connecticut, l’auteur même de l’amendement n’avait-il pas dit qu’en proclamant, la liberté et l’indépendance de Cuba, « nous voulons dire que les Cubains sont libres et indépendans, dans le sens où nous-mêmes, Américains, sommes libres et indépendans, et lorsque nous irons à Cuba nous devrons traiter ses habitans en peuple libre et indépendant ? » Enfin, dans un protocole daté du 27 octobre 1898, les négociateurs américains du traité de Paris ne s’exprimaient-ils pas catégoriquement ainsi : « Les commissaires américains ignorent sur quelle base repose cette assertion du memorandum espagnol, que les États-Unis ont dû reconnaître eux-mêmes que les Cubains n’étaient pas, quant à présent, aptes à jouir pleinement de la liberté et de la souveraineté. Il est vrai qu’il est fait mention de ce prétendu manque d’aptitude dans une note espagnole du 22 juillet dernier, mais le gouvernement des États-Unis, dans sa réponse du 30, a déclaré qu’il ne partageait point les craintes de l’Espagne à cet égard. »

Quant aux agressions extérieures, les États-Unis n’ont-ils pas su jusqu’ici en préserver leurs divers petits voisins sans qu’il fût besoin d’aucune garantie écrite ? La certitude que toute atteinte à l’indépendance de ces États serait considérée comme une provocation par quatre-vingt millions d’Américains n’a-t-elle pas suffi à en écarter les ambitions européennes ? Ne suffira-t-elle pas évidemment pour Cuba ? En vérité les craintes qu’on manifeste à Washington paraissent bien conçues pour les besoins de la cause.

Voyant l’émotion soulevée par ses prétentions, craignant même des troubles, voire une reprise de l’insurrection contre les Américains, le gouvernement de Washington essaya, qu’on nous passe le mot, de dorer la pilule aux Cubains. Le secrétaire pour la Guerre, duquel dépendent les affaires de l’île, fournit aux délégués de la Constituante, accourus aux États-Unis, des explications alambiquées et édulcorantes sur le sens de l’amendement, sur la façon dont les États-Unis comptaient l’interpréter Malheureusement ces explications, eussent-elles même été suffisantes pour atténuer un texte trop clair, ne pouvaient lier d’une manière permanente le gouvernement américain ; elles engageaient seulement l’homme qui les avait données et le Président qui l’avait autorisé à le faire. L’assemblée cubaine n’en affecta pas moins de les prendre au sérieux et, au mois de mai dernier, adopta l’amendement Platt comme appendice à la Constitution, en y joignant un second appendice contenant les explications du secrétaire de la Guerre, un troisième appendice où était exposée la façon dont elle-même comprenait ces explications et même une lettre du général Wood, gouverneur militaire de l’île, avec la manière de l’interpréter. Le vote ne fut obtenu qu’à la majorité d’une voix. Quelques jours plus tard avait lieu dans les diverses communes l’élection des maires : le parti nationaliste, qui avait formé la minorité, l’emportait presque partout et notamment à la Havane. Malgré cette éclatante manifestation du sentiment public, le gouvernement de Washington, fort ennuyé du mauvais tour que lui avait joué la Constituante cubaine, déclara qu’il ne serait satisfait que par l’acceptation sans commentaires de l’amendement et ne retirerait pas ses troupes. L’assemblée cubaine se résigna enfin ; le Congrès des Etats-Unis statuera sur l’évacuation au cours de la session qui vient de s’ouvrir.

La raison du plus fort l’emporte donc. Au fond, bon nombre de Cubains, et parmi eux les élémens les plus travailleurs de la population, se résigneraient assez facilement à ce protectorat, qui leur assure un gouvernement stable si, en compensation, ils obtenaient les avantages économiques que leur donnerait l’ouverture à leurs produits du marché américain. Mais, sur ce chapitre aussi, le gouvernement de Washington se montre jusqu’à présent de l’égoïsme le plus étroit. Les autorités militaires qui le représentent dans l’île ont bien remanié dans un sens libéral le tarif douanier excessif que l’Espagne y maintenait en vigueur ; elles ont d’autant moins hésité à le faire que, si Cuba doit profiter de cette faculté de s’approvisionner au meilleur marché, les États-Unis, devenus du coup l’un des principaux fournisseurs de l’île, ne laisseront pas que d’en bénéficier aussi. En revanche, lorsqu’il s’est agi de réduire en retour les droits de douane américains sur les productions de Cuba, notamment sur le sucre, on n’a encore rien voulu entendre à Washington, en sorte que les infortunés planteurs, privés de la position privilégiée qui leur était accordée sur le marché espagnol sans trouver de compensation sur celui des Etats-Unis, se plaignent, non sans raison, qu’on les mène à la ruine complète. On leur a bien donné quelques bonnes paroles, et, dans son message lu le 3 décembre 1901 à l’ouverture du Congrès, le président Roosevelt insiste sur la nécessité d’établir une véritable réciprocité entre Cuba et les États-Unis, mais les Cubains savent ce que vaut l’aune des promesses américaines et, si le président est sincère, comme il n’y a pas lieu d’en douter, pourra-t-il triompher de l’opposition qui ne manquera pas de se manifester dans les Chambres ?

Cela étant, et s’il faut renoncer à la pleine indépendance, si, d’autre part, le protectorat tel qu’il est compris aujourd’hui lèse gravement les intérêts de l’île, beaucoup de Cubains en sont venus à désirer l’annexion pure et simple aux États-Unis, qui n’aurait pas plus d’inconvéniens que le régime actuel au point de vue politique, puisqu’elle laisserait d’aussi larges libertés locales, et qui aurait plus d’avantages au point de vue économique, puisqu’il en résulterait l’absolu libre-échange avec l’Union. Le parti annexionniste paraît prendre de jour en jour plus d’importance. Mais, si les Cubains frappent ainsi aux portes de l’Union, les Américains sont-ils disposés à les leur ouvrir, et à quelles conditions ? Le jour où ils annexeront Cuba, ils s’y trouveront en face de problèmes semblables à ceux qui se posent à Porto-Rico et aux Philippines. Or, nous allons voir combien ceux-ci sont complexes, combien il est malaisé de les résoudre et quel trouble ils jettent dans tout le système de gouvernement des États-Unis.


III

L’ancien président Harrison, qui n’a pas seulement rempli, de 1889 à 1893, la magistrature suprême de l’Union, mais qui possédait une compétence universellement reconnue en matière de droit constitutionnel et international, écrivait récemment à propos de l’annexion des îles : « Nous venons de faire quelque chose qui sort tout à fait de la direction de l’histoire américaine, non par le fait de notre extension territoriale, mais par le caractère de cette extension. Jusqu’ici, les régions que nous avions annexées étaient contiguës à notre pays, sauf en ce qui concerne l’Alaska, — encore l’Alaska est-il, en un sens, contigu, car il est rapproché. En outre, au temps de leur annexion, ou bien ces régions acquises par nous étaient désertes, ou bien elles ne contenaient qu’une population civilisée très peu dense ; enfin leur situation, leur climat et leur sol les rendaient propres à être peuplées par des Américains. Aujourd’hui, nous avons acquis des îles situées sous les tropiques, voire dans un autre hémisphère, qui ne sauraient se prêter à l’établissement de colons américains, même si elles n’étaient pas, comme elles le sont, peuplées déjà de nombreux habitans qui occupent la plus grande partie de leurs terres. Nous avons annexé des populations plutôt que des territoires, et principalement des populations d’autres races que la nôtre. La main-d’œuvre indigène est à bas prix et menace de concurrencer la nôtre ; et les huit ou dix millions d’habitans des Philippines vivent dans l’ignorance la plus complète des idées américaines, des conceptions américaines de la vie et du gouvernement. Nous (les Américains) prétendons que les Chinois ne veulent pas s’assimiler ; les Philippins seront assurément lents à le faire… »

M. Harrison marque admirablement dans ces lignes la différence entre les nouvelles annexions et les anciennes. Elle est telle qu’il paraît bien hasardé d’appliquer à celles-ci le mode de gouvernement qui convenait à celles-là. Voyons, en effet, quel était le système habituellement employé dans les pays annexés. Recevant une population de même origine, de même culture que celle des anciens États, ils devaient tout naturellement entrer un jour dans l’Union en formant, suivant leurs dimensions, un ou plusieurs États, que leurs aînés pouvaient admettre parmi eux sans crainte d’introduire aucun élément hétérogène. Seulement, pour ne pas accorder tous les droits, si considérables, des États à de faibles groupes de population n’ayant ni grande cohésion ni grandes ressources, pour ne pas donner à ces groupes dans le gouvernement de l’Union une influence disproportionnée à leur nombre, on attendait, pour admettre à la dignité d’État les jeunes communautés qui se formaient dans les terres vierges de l’Ouest, qu’elles fussent sorties du premier âge, tout à fait rude et primitif, de la colonisation ; qu’elles eussent commencé de mettre en valeur leurs richesses naturelles ; qu’elles eussent démontré leur capacité à se gouverner elles-mêmes. On commençait donc par les constituer en Territoires, administrés directement par l’autorité fédérale, en vertu de l’article 4 de la Constitution, qui confère au Congrès « le pouvoir d’édicter tous règlemens et prescriptions concernant tout territoire ou autre propriété appartenant à l’Union. » Bien que la Constitution laisse ainsi au Congrès la liberté la plus entière pour établir dans les Territoires tel régime gouvernemental qu’il juge convenable, en fait, ce régime a toujours consisté en une autonomie locale à peu près complète : si l’exécutif, représenté par le gouverneur, y est nommé par le Président des États-Unis au lieu d’être élu par le peuple comme il l’est dans les États, les Territoires ont, comme ceux-ci, deux assemblées élues qui délibèrent sur toutes les questions locales. Le Congrès possède, il est vrai, le droit d’annuler toutes leurs décisions, à quelque sujet que ce soit, et de mettre en vigueur, de sa propre autorité, toute mesure qu’il juge utile. Mais ce pouvoir n’est pas appliqué dans la pratique, sauf de très rares et très exceptionnelles circonstances. En fait, sinon en droit, les habitans des Territoires ont autant de libertés locales que ceux des États. En revanche, ils n’ont aucune influence sur la politique fédérale, n’ayant ni votes au Congrès, ni voix aux élections présidentielles. En ce qui concerne les droits civils, il n’avait jamais été contesté qu’ils jouissent pleinement de toutes les garanties accordées par la Constitution, laquelle a toujours été considérée, ainsi que le dit M. Bryce, comme la loi fondamentale de chaque Territoire, aussi bien que de chaque État.

Il est tacitement convenu, d’ailleurs, que cette situation de Territoire n’est qu’une sorte de noviciat, de stage préliminaire et que tout Territoire doit nécessairement, dès qu’il a pris quelque consistance, être transformé en État, comme la chrysalide se transforme en papillon. Il n’existe pas de règle précise fixant le moment de son admission, et le nombre des habitans n’entre pas seul en jeu : avant l’abolition de l’esclavage, on s’efforçait de maintenir une balance exacte entre les États à esclaves et les États libres ; depuis il est souvent arrivé que le parti au pouvoir a retardé ou hâté quelque peu l’érection d’un Territoire en État selon qu’il comptait ou non sur ses votes. Quoi qu’il en soit, il ne s’est jamais, en fait, écoulé dix ans entre le moment où un recensement fédéral a constaté dans un territoire un chiffre de 100 000 habitans et le moment de son élévation au rang d’État[1]. Deux exceptions seulement ont été faites à cette règle : l’une pour l’Utah, pays des Mormons, qui n’a été admis, non sans de longues hésitations, qu’en 1894, après avoir inscrit dans sa Constitution un amendement interdisant la polygamie ; l’autre en ce qui concerne le Nouveau-Mexique, parce qu’une grande partie de sa population est formée de métis d’Indiens et d’Espagnols et qui reste encore simple Territoire.

Autonomie locale sous la tutelle du Congrès, puis, dès que la population atteint un chiffre de quelque importance, admission comme État au rang des membres de la Confédération, tel est donc le régime politique que les Américains ont donné jusqu’ici à toutes les contrées annexées par eux et il a toujours fonctionné à la satisfaction des intéressés.

Quels seraient les effets de son application aux Antilles et aux Philippines ?

Remarquons d’abord que Cuba compte 1 600 000 habitans, Porto-Rico 900 000, les Philippines 8 à 10 millions ; l’importance de la population des îles, de son chiffre absolu comme de sa densité comporterait donc, si les précédens étaient suivis, leur admission immédiate à titre d’États[2]. Ainsi fut admis le Texas, bien moins peuplé pourtant, en 1845 ; et la Californie le fut de même en 1850, deux ans après sa séparation d’avec le Mexique. Mais la conséquence immédiate de l’érection des îles en État serait de faire siéger dix ou douze députés des Antilles, quarante ou cinquante députés des Philippines, sans compter les sénateurs, à ce Congrès américain qui refusait hier encore d’admettre le Nouveau-Mexique de crainte d’introduire dans son sein un député et deux sénateurs d’origine mi-espagnole, mi-indienne, qui ne s’est décidé qu’en 1894 à admettre l’Utah, et expulsait dernièrement, en criant au scandale, un député de cet État soupçonné de polygamie. Est-ce donc pour en arriver à recevoir les représentai élus non seulement des Tagals à demi civilisés de Luzon, mais des musulmans, voire des tribus païennes et barbares de Mindanao, que l’on a si longtemps exclu ceux des Mormons, que l’on a tacitement consenti à ce que les blancs du Sud missent à néant, dans la pratique, le droit de suffrage des noirs ? Les scandaleux abus qu’avait entraînés l’exercice de ce dernier ne se reproduiraient-ils pas dans l’archipel malais ? En vérité dans bien des parties des Philippines l’organisation d’un gouvernement électif paraîtrait presque une dérision.

Il est vrai que le Congrès est incontestablement maître de reculer autant qu’il lui plaît, et même indéfiniment, l’érection d’un territoire, si peuplé soit-il, en État. Les îles seront donc organisées en simples Territoires et resteront telles aussi longtemps qu’on le jugera convenables. Mais, si l’on fait disparaître par ce moyen quelques difficultés politiques, il en subsiste d’autres, et de plus graves encore, d’ordre économique et social. En vertu de la Constitution, telle du moins qu’elle a été unanimement interprétée jusqu’à la guerre, les personnes comme les choses ont le droit de circuler librement à travers tous les États et Territoires. Tout homme peut se déplacer, changer de domicile comme il l’entend ; toute marchandise peut être transportée sans être frappée d’aucun droit. Mais alors, les habitans des Antilles et des Philippines vont être libres de s’établir sur le sol américain et d’y importer en franchise leurs produits. Ainsi l’Union aura interdit aux Chinois l’accès de son territoire ; elle aura multiplié les lois restrictives de l’immigration européenne elle-même, afin d’éloigner les gens ignorans ou arriérés venant pour la plupart de l’Europe orientale ; elle aura pris toutes sortes de précautions pour écarter les élémens inférieurs, hétérogènes, lents à s’assimiler, pour préserver aussi ses classes ouvrières de la concurrence d’une main-d’œuvre à bas prix ; et elle recevrait maintenant à bras ouverts les illettrés et les nègres des Antilles, les jaunes, souvent musulmans ou païens, des Philippines ! Elle aura protégé à grand renfort de tarifs telles industries ou telles cultures, elle aura même donné des primes à ses planteurs de canne, pour en venir aujourd’hui à ouvrir ses portes toutes grandes aux cigares de Manille et de la Havane, aux sucres de Cuba et de Porto-Rico !

On voit quelle grave atteinte l’expansion territoriale menace de porter à des intérêts que c’était la politique traditionnelle des États-Unis de protéger. Pourtant il ne semble pas que, dans les États riverains du Pacifique, les plus intéressés en la matière, l’opinion se soit d’abord beaucoup préoccupée de la perspective de voir les Philippins remplacer les Chinois et faire concurrence aux ouvriers blancs. C’est que ce péril social ne paraissait pas imminent : les hommes se déplacent moins facilement que les choses et les nouveaux courans d’émigration mettent plus longtemps à s’établir que les courans commerciaux. Le péril économique était moins grave en lui-même, car aucune des industries ou des cultures vraiment vitales des États-Unis ne se trouvait menacée par la concurrence des îles, mais il était plus pressant. Lorsqu’un pays s’annexe des territoires où il existe des industries similaires des siennes, il y a toujours quelques perturbations dans celles-ci, surtout quand elles étaient fortement protégées ; aussi les gens qui en vivent gémissent-ils ; mais, quand le pays annexé est contigu au territoire national, ne fait qu’un avec lui, ils n’ont guère qu’à se résigner. Au contraire, si ce pays est éloigné, s’il se trouve dans des conditions physiques différentes, s’il est peuplé de gens d’autre race, si la main-d’œuvre y est à plus bas prix, les producteurs nationaux manquent rarement de se faire une arme de ces circonstances pour transformer leurs plaintes en revendications, pour protester contre une concurrence « déloyale, » pour demander qu’on remédie par des droits compensateurs aux « privilèges » que la nature a donnés aux producteurs des nouvelles possessions. Dans ce sanctuaire même du libre-échange qu’est Manchester, on a vu des récriminations de ce genre se faire jour à propos des fabriques de cotonnades de l’Inde ; en France, nos ultra-protectionnistes, faisant revivre le vieux système mercantile, érigent en principe qu’il ne doit pas être permis aux colonies de produire les mêmes articles que la métropole. Il n’est pas surprenant que les Américains aient cédé aux mêmes tendances.

C’est donc la question des conséquences économiques et douanières de l’annexion qui se posa en premier lieu. Sans doute il aurait été facile à un Président énergique et indépendant de faire bon marché des plaintes jetées par les quelques planteurs de sucre et de betterave, — cette dernière culture est toute récente aux États-Unis, — par certains planteurs de tabac, aussi, qui n’étaient même pas ceux des grands États producteurs, Maryland, Virginie, Kentucky, mais ceux d’un État du Nord, le Connecticut, moins bien placé pour soutenir la concurrence des îles. Négligeant tous ces intérêts, secondaires, en somme, ne se souciant pas davantage des craintes du trust de la raffinerie, qui voyait dans l’entrée en franchise des sucres porto-ricains une menace indirecte pour son monopole, il aurait pu s’en tenir à l’interprétation, jusque-là unanimement admise, de la Constitution et déclarer que le libre-échange entre tous les États et Territoires en découlait nécessairement. Mais d’abord l’indépendance ni l’énergie n’étaient le fait de M. Mac Kinley ; sous l’inspiration des politiciens de profession, il voyait dans les gens du Connecticut des électeurs fidèles ; il se souvenait que les trusts avaient financé à diverses reprises pour les l’omis électoraux de son parti, et qu’on allait de nouveau avoir besoin de leur concours pour la campagne présidentielle de 1900. Puis, il faut l’avouer, eût-on tranché de la sorte la question économique, qu’on se fût trouvé encore en face de la grave question sociale de l’immigration des Philippins, qui devait nécessairement se poser un jour et qu’il valait mieux résoudre pendant qu’on pouvait encore le faire de sang-froid, avant que les passions ne se fussent déchaînées. Or, pour interdire la libre entrée des États-Unis aux habitans des îles, comme pour la refuser à leurs marchandises, il n’y avait qu’un seul et même moyen : soutenir que la Constitution ne s’appliquait qu’aux seuls États, et non aux Territoires.

C’est à quoi se résigna M. Mac Kinley qui, après avoir déclaré d’abord que c’était le devoir évident, the plain duty, des États-Unis de recevoir en franchise les importations de Porto-Rico, laissa ses amis proposer au Congrès de les frapper d’un droit, qui était seulement, il est vrai, de 15 pour 100 du tarif général américain[3]. Mais ce qui importait, ce n’était pas la quotité de l’impôt, c’en était le principe. La Constitution dit formellement : « Le Congrès aura le pouvoir d’établir et de percevoir des taxes, droits, impôts directs et indirects, mais tous droits et impôts directs et indirects devront être uniformes dans toute l’étendue des États-Unis, throughout the United States. » Pour concilier avec la Constitution l’imposition d’un droit de douane sur les produits de Porto-Rico arrivant à New-York par exemple, alors qu’il n’y en a pas sur les produits similaires arrivant de la Floride ou du Connecticut, il est donc absolument nécessaire d’admettre que le terme « les États-Unis » employé dans la Constitution désigne seulement les Etats membres de l’Union et non les contrées qui lui appartiennent, qui sont sous sa juridiction, mais ne sont pas constituées en États : Porto-Rico se trouve dans ce cas ; les Philippines de même ; donc le texte précité ne s’applique ni aux unes ni à l’autre. Il ne s’applique du reste pas davantage aux Territoires situés sur le continent américain, à l’Oklahoma, au Nouveau-Mexique, à l’Ari/ona, à l’Alaska ; le Congrès avait toujours traité ces Territoires comme s’il s’appliquait, mais c’avait été là de sa part un acte de politique, d’ailleurs sage, non une obligation.

Devant ce raisonnement, ce fut une vraie stupeur, bientôt changée en véhémente protestation, chez une grande partie de l’opinion américaine. On n’avait pas jusqu’alors interprété ainsi la Constitution. On avait toujours admis, comme l’écrivait, dans un article déjà cité, l’ex-président Harrison, « que le Congrès, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire étaient créés par la Constitution pour être les organes du gouvernement d’une nation appelée les États-Unis d’Amérique ; que leurs pouvoirs étaient définis par la Constitution et étaient les mêmes pour tout l’ensemble de la nation ; que toute limitation de ces pouvoirs s’appliquait à toutes les régions et à tous les peuples civilisés placés sous la souveraineté des États-Unis ; que toutes les garanties de liberté instituées par la Constitution, y compris cette garantie si essentielle de l’uniformité des taxes, s’appliquait à tout homme ou à toute femme libre soumis à l’allégeance des États-Unis, que l’emploi des termes : « dans toute l’étendue des États-Unis (throughout the United States) » ne limite pas aux seuls États l’effet d’une stipulation constitutionnelle pourvu qu’elle puisse, sans contradiction, s’appliquer aussi aux Territoires, mais que ce terme « toute l’étendue des États-Unis » comprend tout le pays jusqu’aux limites les plus éloignées auxquelles s’étend la souveraineté de la nation, c’est-à-dire jusqu’aux limites mêmes auxquelles s’exerce l’action du Congrès. »

La plupart des impérialistes d’aujourd’hui ne se bornent même pas à soutenir que l’emploi du terme « les États-Unis, » dans certains articles de la Constitution, indique que ces articles s’appliquent aux seuls États, à l’exclusion des Territoires : ils vont plus loin encore, ils déclarent que la Constitution entière n’est faite que pour les États ; ce disant, ils sont conséquens avec eux-mêmes, puisque cette Constitution débute ainsi : « Nous, le peuple des États-Unis, en vue de constituer une union plus parfaite,… instituons et établissons cette Constitution pour les États-Unis d’Amérique. » Si le terme « les États-Unis » signifie les Etats seulement, il est bien clair que rien de la Constitution ne s’applique aux Territoires. Dès lors, ceux-ci se trouvent à l’entière discrétion du gouvernement américain, qui exerce sur eux un pouvoir absolu, sous la seule réserve de n’y pas tolérer l’esclavage, car le XVe amendement à la Constitution, adopté le 18 décembre 1865, stipule que « ni l’esclavage ni la servitude non volontaire ne pourront exister dans les États-Unis non plus qu’en aucun lieu, soumis à leur juridiction. »

Il n’est pas surprenant qu’une vive émotion ait accueilli l’exposé d’une pareille thèse. Ce ne sont pas seulement les Espagnols des Antilles ou les Tagals des Philippines, ce sont les Américains de l’Oklahoma, du Nouveau-Mexique ou de l’Alaska qui se trouvent soumis au pouvoir absolu du Congrès ; c’étaient naguère encore tous ceux de ces vastes régions à l’ouest du Mississipi qui n’ont été constituées en États que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi la Révolution américaine de 1776, faite pour supprimer en Amérique le régime du bon plaisir, n’aurait abouti qu’à l’y perpétuer pendant plus d’un siècle en transférant seulement au Congrès de Washington cette autorité sans limites, que s’arrogeait le Parlement de Westminster, et contre laquelle s’insurgeaient les aïeux de ceux qui prétendent l’exercer aujourd’hui.

Sans doute, ce pouvoir absolu qu’on lui attribue, le gouvernement américain n’en avait pas usé jusqu’ici ; il a toujours traité libéralement les pays qu’on prétend y être soumis ; mais, s’il leur a accordé ce traitement libéral par le seul effet de sa bienveillance, sans y être tenu, quelle est la garantie que sa politique ne changera pas ? Sa bienveillance ne peut-elle faire place à l’égoïsme et à la dureté ? L’homme qui n’a d’autre garantie que la bienveillance d’un autre homme ou d’une assemblée, dit très justement l’ex-président Harrison, est un homme privé de droits, un esclave. D’ailleurs le Parlement britannique n’avait pas non plus, pendant longtemps, fait montre de son autorité vis-à-vis des colonies américaines ; il les avait laissées se gouverner comme elles l’entendaient, se donner les institutions les plus libérales, jusqu’au jour où il lui plut de revendiquer son pouvoir absolu, et de la même façon que le fait aujourd’hui le Congrès américain, en établissant des contributions sans consulter les contribuables. Ainsi la thèse soutenue par le gouvernement de Washington est incompatible avec les principes les plus essentiels des institutions américaines. Qu’en torturant la lettre de la Constitution, on arrive à démontrer que celle-ci ne s’applique pas aux Territoires, cela est déjà difficile, mais ce qui est certain, c’est que rien n’est plus contraire à l’esprit même de cette Constitution ; que c’est faire injure à ses auteurs que de les croire aussi peu soucieux des libertés d’autrui et de leurs propres descendans ; et qu’enfin, comme dit encore M. Harrison, on n’eût jamais osé appliquer une pareille interprétation de la Constitution à des hommes de descendance américaine. Lis rudes pionniers qui, pendant tout le XIXe siècle, ont colonisé l’Ouest se seraient certes révoltés, si on leur avait dit qu’ils étaient soumis au bon plaisir d’une assemblée où ils n’avaient même pas de représentans, et qu’aucune des garanties données à la liberté individuelle par la Constitution, aucun des articles de cette Constitution, ne s’appliquait aux Territoires.

Si contraire à l’esprit américain qu’elle soit, cette manière d’interpréter la Charte fondamentale et vénérée des libertés du Nouveau Monde était le seul moyen de refuser la libre entrée des États-Unis non seulement aux marchandises des îles, ce qui est peu de chose, mais à leurs habitans, ce qui est bien plus important pour l’avenir. Aussi le gouvernement de Washington l’a-t-il affirmée de nouveau par les instructions qu’a données le président Mac Kinley à la commission chargée d’établir aux Philippines un gouvernement civil : « Jusqu’à ce que le Congrès ait légiféré, écrit le Président, j’ai ordonné que, dans toutes les branches du gouvernement des îles Philippines, on devrait se conformer aux règles inviolables que voici : nul ne sera privé de sa vie, de sa liberté ou de sa propriété sans être jugé conformément aux lois ; nulle propriété privée ne sera affectée à un usage public sans une juste compensation, etc. » Suit la copie de toutes les principales clauses de la Constitution garantissant la liberté individuelle, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté de conscience. Ces instructions prouvent donc bien que le Président considère ces clauses de la Constitution comme n’étant pas en vigueur dans les îles, puisqu’il trouve nécessaire de les y introduire par une décision personnelle. Il admet d’ailleurs implicitement que le Congrès pourrait en refuser l’application et que lui-même l’aurait pu. Sans doute ces instructions montrent aussi que M. Mac Kinley était animé des dispositions les plus libérales, les plus bienveillantes. Mais il nous faut ici encore citer son avant-dernier prédécesseur, M. Harrison : « Le Président, dit-il, a conféré de son propre gré aux Philippins des privilèges que nos pères n’ont obtenus qu’après huit ans de guerre. Il convient toutefois de remarquer ceci, que nos pères ne se contentaient pas de posséder ces inestimables biens à titre révocable. Ils pensaient que les tenir de la bienveillance d’autrui, c’est ne pas les tenir du tout. Ils combattaient non pour des privilèges, mais pour des droits, non pour une lettre d’instructions, mais pour une Constitution. »

Les efforts des anti-impérialistes, soutenus par beaucoup des meilleurs citoyens, entre autres par les deux derniers présidons MM. Harrison et Cleveland, ne purent empêcher le Congrès de voter la loi sur Porto-Rico. Mais, sitôt qu’elle eut été mise en vigueur par la perception effective de droits sur les produits de l’île, comme d’ailleurs sur ceux des Philippines, elle fut attaquée devant la Cour Suprême à laquelle les particuliers peuvent, comme on sait, déférer tous les actes des administrations fédérales, même lorsqu’ils ont lieu en vertu de lois, et qui peut déclarer nulles ces lois elles-mêmes, si elle les juge incompatibles avec la Constitution. Ce haut tribunal, dont la compétence presque illimitée est l’une des plus admirables garanties que la Constitution américaine donne aux citoyens contre l’arbitraire législatif, ne s’est peut-être pas montré cette fois tout à fait digne de son glorieux passé et de l’universelle considération qui l’entoure. Un seul de ses neuf membres a paru se ranger à l’opinion soutenue par l’attorney général qui, représentant la gouvernement, soutenait que la Constitution ne s’appliquait pas aux Territoires ; mais, pour des motifs divers qu’on ne saisit pas très bien et parmi lesquels figure au premier rang, — singulier raisonnement juridique, — la crainte des conséquences que pourrait entraîner une autre interprétation, quatre autres ont admis que seuls les Territoires annexés en vertu d’un acte du Congrès sont soumis à la Constitution, qui ne régit pas, au contraire, les Territoires acquis par traité. Or, parmi les récentes acquisitions, les îles Hawaï seules se trouvent dans le premier cas. Ainsi, partant de prémisses diverses, cinq juges, sur neuf, sont arrivés à cette même conclusion que le Congrès a le droit de légiférer selon son bon plaisir, sans nulle restriction, sur Porto-Rico et les Philippines.


IV

La cause est donc entendue. Si nous avons insisté sur cette discussion constitutionnelle, c’est qu’elle met vivement en évidence l’une des principales raisons qui font détester à beaucoup de bons Américains l’expansion coloniale : ils craignent qu’elle n’ait un contre-coup fâcheux sur leurs institutions intérieures dont ils sont si fiers, et qui ont assuré à leur patrie plus d’un siècle de prospérité et d’extraordinaire développement. Vraiment, on ne peut s’empêcher de trouver un fond de vérité à ces appréhensions, lorsqu’on voit dès l’abord cette nouvelle politique entraîner le gouvernement fédéral à reconnaître au Congrès, en certaines matières, des pouvoirs illimités, qu’il n’entrait certainement pas dans la pensée des fondateurs de l’Union de lui conférer pour quelque objet que ce fût. Le caractère essentiel et particulier des institutions américaines n’est-il pas précisément de limiter de la manière la plus stricte et la plus nette les pouvoirs de chaque organe gouvernemental ? — Vous devrez faire ceci, vous pourrez faire cela, vous ne pourrez pas faire telle autre chose. — Voilà comment parlent toujours, en s’adressant aux diverses assemblées ou administrations, les constitutions et les lois de l’Union comme des Etats. Donner un pouvoir absolu sur des millions d’hommes à ce gouvernement institué et organisé pour ne disposer que de pouvoirs bien spécifiés et restreints, cela suffit à en fausser le jeu, à déposer un germe qui pourrait se développer d’une manière dangereuse.

On dira sans doute que le pouvoir absolu conféré au Congrès sur les nouvelles possessions n’est guère que théorique ; qu’en pratique, on revient aux traditions américaines, et que les institutions données aux îles sont fort libérales : à Porto-Rico, le gouverneur américain est assisté d’un Conseil exécutif nommé par le Président des Etats-Unis et dont les membres doivent se composer pour la moitié au moins d’indigènes, puis d’une Chambre des députés élue à un suffrage légèrement restreint ; des municipalités élues existent partout. Aux Philippines, l’organisation que préconisait le rapport de la première commission d’enquête américaine, publié en février 1900, était la suivante : un gouverneur général américain ; à côté de lui, un Sénat dont la moitié des membres seraient nommés par le gouvernement, les autres étant élus, et une Chambre élue au suffrage restreint ; un large système de self-governement local sous la direction de commissaires américains ; le choix d’indigènes, de préférence aux Américains pour les fonctions publiques, dans tous les cas où ils seraient également aptes à les remplir, l’organisation de l’instruction publique et, au point de vue économique, une forte réduction des tarifs douaniers. Au milieu de l’insurrection qui continue, ces mesures n’ont pu encore être mises en vigueur, mais on a déjà promulgué, depuis plus d’un an, un code qui garantit largement les libertés individuelles, et l’on s’est inspiré des recommandations île la commission, autant que le permettaient les circonstances, dans l’organisation du gouvernement civil provisoire qui a été proclamé, non sans quelque excès de hâte, le 4 juillet dernier.

On ne saurait certes contester que de pareilles institutions ne marquent un grand progrès sur le système espagnol, qu’elles ne constituent en elles-mêmes un régime approprié aux conditions où se trouvent les îles et qu’elles ne soient réellement libérales ; on peut même se demander si elles pourront être appliquées de longtemps en maints districts des Philippines. Mais la question qui se pose surtout est celle-ci : comment ce système pourra-t-il s’accorder avec l’ensemble de l’organisation politique américaine ? Les États-Unis, remarquons-le, sont essentiellement une union d’états où le gouvernement fédéral n’a que peu de pouvoirs et peu de fonctionnaires, — les seules administrations fédérales nombreuses étant celles des douanes et des postes ; — où l’administration locale se trouve entièrement entre les mains des gens des localités, les États eux-mêmes pratiquant le plus souvent dans leur sein une large décentralisation. Sans doute, le gouvernement de Washington a eu de tout temps sous son autorité directe un certain nombre de Territoires ; mais ceux-ci étaient très peu peuplés ; en fait, ils jouissaient à peu près du même degré de self-government que les États, et les fonctionnaires fédéraux y étaient très peu nombreux. Aujourd’hui, ce n’est plus quelques centaines de mille âmes qu’il faudra gouverner de Washington, c’est une dizaine de millions, et ceci pendant fort longtemps et avec beaucoup plus de fonctionnaires, ayant beaucoup plus de pouvoirs que dans les anciens Territoires, puisqu’une grande partie des Philippins devront nécessairement être tenus sous une tutelle assez étroite. Dès lors une double question se pose : un bon et nombreux personnel sera-t-il aisé à recruter ? L’augmentation très considérable du nombre des fonctionnaires n’influera-t-elle pas sur le caractère du gouvernement fédéral ?

Jusqu’à présent, ce dernier n’exerçait de pouvoirs comparables à ceux qui lui seront dévolus dans les îles qu’en Alaska et vis-à-vis des tribus indiennes, cantonnées dans des réserves disséminées au milieu des États de l’Ouest. Il semble qu’il n’ait brillé ni d’un côté ni de l’autre ; ces deux administrations, la dernière surtout, ont fort mauvaise réputation et passent pour désordonnées, gaspilleuses, médiocrement clairvoyantes, voire même assez corrompues. A la suite de la guerre de Sécession, pendant la période de « reconstruction, » les États du Sud ont été aussi administrés quelque temps par des fonctionnaires fédéraux et ils en ont gardé le plus détestable souvenir. Tout récemment, à Cuba, gouvernée de la même façon, des scandales divers ont éclaté, dans l’administration des postes entre autres, et n’ont pas été sans nuire au prestige des États-Unis. Enfin la douane américaine a la réputation fâcheuse d’être fort tracassière, à moins qu’on ne l’apaise par de certains argumens sur lesquels mieux vaut ne pas insister. Bref, la plupart des fonctionnaires comme des politiciens sont très médiocrement recrutés aux États-Unis ; les gens les plus énergiques, les plus travailleurs et les plus intelligens y préfèrent des carrières plus actives. Longtemps les administrations publiques n’ont été peuplées que de créatures et de satellites des politiciens que les élections portaient au pouvoir, en application du mot bien connu : To the victors belong the spoils, aux vainqueurs les dépouilles.

Aujourd’hui, le Spoils System a été en partie remplacé par le Civil service system. On s’est efforcé d’organiser régulièrement les divers services ; un grand nombre sont recrutés par des examens et des concours ; on y avance suivant des règles fixes et à l’abri des fluctuations électorales. Mais les politiciens ont encore une grande influence ; ils ont tenté à diverses reprises, et avec quelque succès sous M. Mac Kinley, de remettre la main sur certaines administrations. Bien qu’en principe le Civil service System ait été institué aux Philippines, il est à craindre qu’en fait les considérations de parti ne jouent un très grand rôle dans le choix de fonctionnaires placés loin de la surveillance d’une opinion vigilante. Les boss, les grands chefs des comités, considèrent déjà ces places comme leur proie.

Comment des hommes ainsi recrutés pourraient-ils avoir le doigté nécessaire au gouvernement d’un pays si différent du leur, habité par des gens si peu semblables à leurs compatriotes, alors qu’il est déjà très difficile aux Américains, même aux meilleurs d’entre eux, de comprendre les insulaires et de se rendre compte que leurs propres méthodes de gouvernement ne sauraient toujours convenir aux Antilles ou aux Philippines ? A Cuba, avec les meilleures intentions du monde, ils ont ainsi commis en deux ans d’occupation des fautes graves : telle l’institution du mariage civil, réforme excellente en elle-même, mais qui aurait dû être appliquée avec beaucoup de ménagemens, qu’on a voulu rendre obligatoire du jour au lendemain, et sur laquelle il a fallu revenir ; en outre et surtout, ils ont choqué la population par toute leur manière d’être, au point que beaucoup de gens ne les aiment pas mieux que les Espagnols, dont les défauts étaient peut-être plus nombreux, mais ressemblaient du moins à ceux des créoles et leur étaient moins antipathiques. Aux Philippines, il se pose certaines questions des plus épineuses, surtout celle des ordres religieux et de leurs biens, celle aussi du maintien de l’union de l’Eglise et de l’Etat. La plus grande liberté d’esprit est nécessaire pour les résoudre ; l’application de but en blanc des méthodes américaines, la séparation immédiate de l’Eglise et de l’Etat, peut amener le chaos. Ce ne serait pas trop d’hommes choisis avec le plus grand soin, en seule considération de leurs capacités, pour décider des mesures à prendre et même pour les appliquer en détail.

Ainsi, l’un des grands vices de la machine gouvernementale américaine, le mauvais recrutement des fonctionnaires, peu sensible en Amérique même, parce qu’ils sont relativement peu nombreux et que leur sphère d’action y est étroitement limitée, doit avoir de beaucoup plus fâcheux effets aux îles où il y en aura plus et où ils seront plus puissans.

Quant à la répercussion qui en résultera sur le gouvernement fédéral, elle est évidente. Le parti au pouvoir, disposant de plus de places, aura plus de moyen d’influencer les électeurs, ce qui est toujours fâcheux ; en outre, les fonctionnaires qui auront résidé aux colonies en reviendront avec des idées sur les attributions gouvernementales très différentes de celles qui ont cours aujourd’hui en Amérique ; l’habitude d’exercer des pouvoirs très étendus dans les colonies risquera de donner au gouvernement la tentation d’étendre ceux qui lui sont aujourd’hui étroitement mesurés sur le continent. S’il y réussissait, ne s’ensuivrait-il pas un affaiblissement de cette initiative individuelle qui est la grande qualité américaine, à qui les institutions ont permis jusqu’ici de se développer si librement pour le plus grand bien des États-Unis ? D’ailleurs, l’histoire ne montre-t-elle pas qu’il est dangereux pour une démocratie d’accoutumer certains de ses fils à exercer, même au dehors, de trop grands pouvoirs ?

À ce que nous venons de dire se rattache encore la crainte, — un peu chimérique, celle-ci, — du militarisme. Habitués à n’avoir qu’une armée active de 20 à 30 000 hommes, les Américains peuvent difficilement se faire à l’idée de la porter à 80 ou 100 000, ce qui leur est pourtant indispensable, car il y a ou un moment 70 000 hommes aux Philippines, il y en aura besoin d’une cinquantaine de mille pendant longtemps encore. Une moitié de ceux-ci pourraient, il est vrai, se recruter parmi les indigènes, ce qui réduirait à 50 ou 60 000 hommes l’effectif des troupes blanches ; combien c’est peu de chose encore auprès des armées de l’Europe !

Si ces dernières appréhensions paraissent peu fondées, il n’en est pas de même des autres raisons que font valoir les adversaires de l’impérialisme : la difficulté de concilier l’annexion et le gouvernement des îles avec la Constitution et les traditions américaines, l’inconvénient d’augmenter démesurément les pouvoirs des autorités fédérales et d’accroître le nombre des fonctionnaires sans améliorer leur recrutement ; le changement profond que tout cela risque d’amener, à la longue, dans tout l’organisme politique et social, voire dans l’idéal des Américains. On ne peut refuser une grande force atonies ces considérations. Mais les impérialistes les traitent de chimères, les trouvent tout au moins démesurément grossies ; ils ne nient pas que la politique coloniale ne puisse amener quelque trouble, mais ils prétendent que ce trouble sera momentané ; que les institutions américaines ont assez de plasticité pour se prêter au gouvernement de dépendances lointaines ; et qu’on les calomnie lorsqu’on les prétend incompatibles avec l’expansion au dehors, qui est, selon le mot de feu le président Mac Kinley, « le devoir et la destinée manifeste des États-Unis. »

Les flots du Pacifique doivent-ils arrêter la marche vers l’Ouest des Américains ? Ils ont conquis et occupé toute la plus belle région du Nouveau Monde ; ils s’y sont assuré le premier rôle. Pourquoi ne le joueraient-ils pas aussi dans le Grand Océan ? La mer offre à l’activité des nations un champ à peine moins fertile que la terre elle-même et le développement terrien de tous les grands peuples du monde s’est complété par un développement maritime. Le Pacifique doit être un jour un des grands centres de l’activité humaine. Or, de même que le soin d’exploiter le bassin du Mississipi et les Montagnes Rocheuses revenait naturellement à leurs aïeux, qui étaient le seul peuple civilisé en situation de le faire, de même, disent les partisans de l’expansion, c’est aux Américains d’aujourd’hui, seule grande nation voisine du Pacifique, à le mettre en valeur, à le sillonner de navires, à le couper de câbles télégraphiques, à l’outiller, en un mot, pour lui permettre de jouer au plus tôt, dans l’économie générale du globe, le rôle qui doit lui échoir. Ce faisant, ils remplissent une tache que la géographie leur a dévolue et que nul ne pourrait accomplir aussi bien qu’eux.

Au point de vue purement économique, l’expansion des Etats-Unis au dehors a depuis longtemps commencé. En 1900, leurs exportations ont été plus considérables que celles d’aucun pays au monde, dépassant, pour la première fois, celles de l’Angleterre. Tout le monde reconnaît, de l’autre côté de l’Atlantique, que les efforts des Américains doivent tendre à développer encore ce commerce si florissant déjà ; pour mieux y parvenir, on abandonne même le vieil idéal protectionniste. Dans le dernier discours qu’il ait prononcé, le malheureux Mac Kinley, le « Napoléon de la protection, » préconisait la réciprocité, la conclusion de traités de commerce pour ouvrir plus largement les marchés du dehors non seulement aux matières premières et aux produits alimentaires, mais aussi aux objets manufacturés que les Etats-Unis exportent maintenant en masse. Le président Roosevelt, moins gêné par son passé, est, lui aussi, un partisan de ces idées. Et ce ne sont plus seulement les marchandises américaines, ce sont aussi les capitaux qui commencent à s’épandre au dehors. Ayant remboursé en grande partie, à la faveur de quelques années de prospérité inouïe, les énormes emprunts qu’ils avaient faits à l’Europe pour construire leurs -chemins de fer, pour creuser leurs mines, pour défricher leurs fermes, commençant à ne plus trouver sur leur propre sol le taux très élevé de profits qu’ils recueillaient autrefois, les Américains s’occupent à leur tour de faire des entreprises à l’étranger. Si l’Amérique centrale et méridionale leur offre déjà des débouchés, ils espèrent en trouver de plus considérables encore dans cet Extrême-Orient dont ils sont plus rapprochés qu’aucun pays européen. Sachant mieux que personne équiper, un pays neuf, pouvant apporter en Chine tout l’outillage mécanique de la civilisation européenne plus vite et moins cher qu’aucune autre nation, ils ont certes le droit de compter qu’un très grand rôle leur sera dévolu dans la transformation du Céleste-Empire et dans l’immense accroissement de négoce qui en résultera.

L’expansion politique n’est-elle pas, dans une large mesure, la condition de cette expansion économique qui, elle, est, à n’en pas douter, la destinée manifeste des Etats-Unis ? Là se trouve le nœud de la question. Les Américains du Nord ne sauraient tolérer qu’on leur ferme l’Extrême-Orient. Or, une maxime bien connue dit que le commerce suit le drapeau : Trade follows the flag. Ce n’est même pas seulement de commerce qu’il s’agit, c’est d’une foule d’entreprises, c’est de l’emploi de vastes capitaux, du travail de nombreux ouvriers et, quoi qu’il en soit de la valeur générale du mot que nous venons de rappeler, les diverses puissances qui aspirent à la succession ou à la tutelle de l’homme malade de Pékin sont toutes, sauf l’Angleterre, très protectionnistes, et toutes, l’Angleterre comprise, ont fort à craindre la concurrence américaine. Ménageront-elles les intérêts de l’Union, si celle-ci n’a aucun moyen de faire sentir sa puissance ? En Amérique, sa prépondérance est telle que nul n’oserait lui rompre en visière ; vis-à-vis de l’Angleterre, elle est toujours très forte, en quelque point du globe qu’éclate une discussion, parce qu’elle a sous la main le gage du Canada ; mais, vis-à-vis d’autres puissances et en Asie, que peut-elle ? Pour se faire respecter, ne lui faut-il pas une flotte puissante, et, comme complément nécessaire, des stations navales fortifiées, dépôts de charbon et points d’atterrissage de câbles ?

On ne saurait nier la force de ces raisonnemens. Pour accomplir ses destinées, l’Union croit qu’elle doit dominer le Pacifique et, comme corollaire naturel, construire le canal interocéanique, être la maîtresse de la mer des Antilles, sans quoi des ennemis pourraient venir couper toute communication entre ses escadres de l’Atlantique et celles du Grand Océan, l’isoler même de l’Amérique du Sud, autre champ où il est naturel qu’elle cherche à exercer, sinon le quasi-protectorat auquel elle prétend, du moins une sérieuse influence. Le but qu’elle s’assigne ainsi n’est-il pas admirablement rempli par la possession de Cuba et de Porto-Rico, d’une part et, de l’autre, par celle des îles Hawaï, de Guam, des îles Mariannes et des Philippines, qui forment une route d’étapes, terminée par une grande place d’armes aux portes de la Chine et flanquée d’un côté par l’Alaska et les îles Aloutiennes, de l’autre par la plus récente des acquisitions américaines, les îles Samoa ? Quant à l’administration des Antilles et des Philippines, si les Américains n’ont pas fait leurs preuves en ce qui concerne le gouvernement de peuples d’autre origine, ne les ont-ils pas faites mieux que personne autre en ce qui concerne la mise en valeur de pays neufs, et leur expérience économique ne compense-t-elle pas pour une bonne part leur inexpérience politique ?

Nous venons d’exposer les deux thèses en présence. La question qui se pose aujourd’hui aux Américains s’est posée plus d’une fois dans l’histoire à d’autres peuples. Elle s’est dressée devant les Romains, le jour où la lutte avec Cartilage les a entraînés hors de l’Italie : il y a eu, alors aussi, des impérialistes et des anti-impérialistes. Il est naturel qu’à une pareille crise de la vie d’une nation, certains hommes jugent qu’elle ne doit pas arrêter d’elle-même sa croissance, renoncer à une expansion nouvelle, sous prétexte que ses plus anciens fondateurs ne l’avaient pas prévue et par une crainte, peut-être chimérique, ou du moins excessive, de voir ses institutions altérées. Il est naturel aussi qu’il y en ait d’autres qui cherchent, avant tout, à préserver la pureté de ces institutions dans lesquelles ils voient la base de la grandeur nationale, et qui craignent qu’un agrandissement, auquel elles ne sauraient se prêter, entraîne plus de troubles intérieurs que d’avantages extérieurs. Certes, le gouvernement de pays sujets par une démocratie est toujours un problème difficile. Elle ne doit s’engager dans cette voie, où il lui est malaisé de bien conduire ses dépendances et d’éviter elle-même tout accident, que si le souci de sa grandeur future le lui impose absolument. Mais, dans le cas des Etats-Unis, n’y aurait-il pas moyen de tout concilier ?

La pierre d’achoppement de l’expansion américaine, ce sont les Philippines. Les Samoa et Guam, les îles Hawaï même, sont trop petites pour que leur administration soit affaire d’importance. Quant aux Antilles, si elles étaient seules en cause, il ne fait guère de doute qu’elles eussent été, tout uniment, érigées d’abord en Territoires à la manière habituelle, puis bientôt en États. C’est assurément le sort qui les attend. Ces deux États ne différeront guère plus des autres que les États du Sud ne diffèrent des États du Nord ; ils auront sur les premiers cet avantage que les blancs, y formant les deux tiers des habitans, ne seront pas obligés d’avoir recours à la force, plus ou moins déguisée, pour gouverner, comme ils doivent le faire dans la Caroline du Sud ou le Mississipi où ils sont en minorité. De l’addition de deux États de culture latine, il ne saurait résulter d’altération profonde dans la vie politique et sociale de l’Union. Les Philippines, au contraire, ne peuvent être constituées en État, parce que les races sont trop profondément différentes pour qu’une vie commune soit possible. D’autre part, confier aux autorités fédérales le soin de gouverner indéfiniment, à l’aide de toute une armée de fonctionnaires, dix millions de sujets malgré eux, cela est contraire à toutes les traditions américaines, cela risque de modifier gravement le caractère de toutes les institutions des États-Unis. Mais ceux-ci ont-ils réellement besoin, pour dominer le Pacifique et avoir un point d’appui aux portes de la Chine, de posséder les Philippines, toutes les Philippines ?

Il semble que non. Gibraltar et Malte suffisent pour assurer la position de l’Angleterre dans la Méditerranée ; deux ou trois ports philippins, suffiraient à donner aux États-Unis une position des plus solides dans les mers de Chine, leur permettraient d’établir des points d’appui pour leurs flottes, des entrepôts pour leur commerce, dans le genre de Hongkong et de Singapour. Pourquoi ne se feraient-ils pas reconnaître seulement ces deux ou trois ports en ne conservant sur le reste de l’Archipel qu’un simple protectorat ? Si le président Roosevelt n’adopte pas encore cette politique. — les déclarations de son récent messager laissent subsister le doute à ce sujet, — bon nombre d’Américains croient et espèrent qu’elle s’imposera un peu plus tard à lui-même ou à ses successeurs pour le plus grand bien des États-Unis.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Certains territoires ont même été constitués en État, sans avoir plus de 30 à 40 000 habitans.
  2. Sur quarante-cinq États de l’Union, dix-huit sont moins peuplés que Porto-Rico, vingt-six moins que Cuba ; aucun ne l’est autant que les Philippines ; en ce qui concerne la densité par kilomètre carré, vingt États se trouvent au-dessous de Cuba, trente-cinq au moins au-dessous des Philippines, deux seulement dépassent Porto-Rico.
  3. La mesure établissant les droits fut comprise dans le bill présenté au Congrès au début de 1900 pour organiser le gouvernement civil de Porto-Rico, qui avait été soumis jusque-là au régime militaire. Devant le tolle que suscita la proposition dans la partie la plus saine de l’opinion, le Président, toujours faible, lit une nouvelle volte-face et obtint de ses amis que les droits ne seraient perçus qu’à titre transitoire pour un an et que le produit en serait affecté aux besoins locaux de l’île. Ce projet fut voté en 1900 avec cette modification qui, remarquons-le, laissait subsister entière la question constitutionnelle de savoir si le Congrès avait ou non le droit d’imposer ces taxes.