Les Humoristes américains/02

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Les Humoristes américains
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 837-862).
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LES
HUMORISTES AMERICAINS

II.
ARTEMUS WARD. — JOSH BILLINGS. — HANS BREITMANN.

Lorsque M. Ampère, au retour de sa Promenade en Amérique, déclarait que la littérature des États-Unis n’était, à proprement parler, ni américaine ni démocratique, il ne tenait pas compte des humoristes. Les yeux fixés sur les écrivains de premier mérite, Prescott et Bryant, Emerson et Longfellow, Hawthorne et Washington Irving, dont les talens divers procèdent certainement des littératures européennes, et que la littérature anglaise en particulier pourrait revendiquer, bien qu’ils se soient inspirés de l’histoire et des mœurs de leur patrie, l’éminent voyageur ne consentait pas à mettre au rang des écrivains ceux qui travaillent à l’amusement des masses. De ce groupe dédaigné devaient cependant surgir les poètes et les prosateurs absolument américains qu’il cherchait ailleurs sans les trouver.

Les premiers humoristes ne furent point des écrivains, et n’en briguèrent même pas le nom ; ils se perdent parmi la populace, dans la foule où fleurit le slang, cette langue des rues qui exprime des idées, des habitudes, des goûts propres à ceux qui l’ont créée, — souvent avec assez de bonheur pour que le langage plus élevé lui fasse des emprunts. Les humoristes de cette trempe foisonnent dans toutes les parties des États-Unis, mais surtout dans les régions de l’ouest. L’éditeur d’Artemus Ward nous par le d’un aventurier successivement maître d’école, garde-magasin, conducteur de nègres, fermier, dentiste ambulant, photographe, et qui, devenu enfin gardien d’un chantier de bois sur le Mississipi, s’assura une grande réputation d’esprit par les farces dont il régalait les passagers des bateaux à vapeur. Un autre mérita de donner son nom à la partie de l’Illinois où il avait fixé sa résidence en se faisant l’avocat de l’ivrognerie ; ses sorties burlesques contre le tectotalism[1] sont encore citées aujourd’hui. Certain badigeonneur bien connu, qui depuis exerça d’importantes fonctions politiques, acquit, en haranguant ses concitoyens entre deux coups de brosse, une renommée d’orateur suffisante pour le faire élire à l’assemblée législative.

Artemus Ward (Charles Brown) se rattache à cette pléiade d’excentriques ; pour rencontrer dans notre vieux monde un personnage qui lui ressemblât par les mœurs littéraires, il faudrait remonter aux temps de Pierre Gringoire et de ces bouffons dont un contemporain a dit « qu’ils faisaient rire depuis le talon gauche jusqu’à l’oreille droite. » Ses premières œuvres dignes de mention furent, vers la fin de 1860, des paragraphes comiques insérés dans Vanity Fair, le Punch de New-York. Ces petites pièces, remarquables surtout par l’orthographe extravagante et l’emploi du dialecte yankee, exprimaient les opinions d’un showman (montreur de bêtes, de figures de cire, etc.) sur tous les sujets possibles. Elles attirèrent aussitôt l’attention d’un public friand de ce genre de goguenarderies, et furent reproduites au loin dans les journaux. Le jeune Brown avait peu de culture intellectuelle. Ouvrier typographe dans sa ville natale de Waterford, il s’était ennuyé de revoir tous les jours les mêmes visages et avait voyagé de ville en ville à travers la Nouvelle-Angleterre, n’exerçant ; çà et là son métier que pour se procurer le moyen d’aller plus loin. Boston, où il avait commencé à écrire, lui parut bientôt un trop petit théâtre, et il partit pour l’ouest. Sur les bords du lac Érié, de l’Ohio, du Mississipi, il sut se donner, disent les biographes, cette connaissance profonde des usages et des caractères locaux qui distingue ses études humoristiques. A Cleveland, il devint rédacteur du Plain-Dealer. Ce fut en fréquentant les cirques ambulans et les baraques de bateleurs qu’il sentit poindre sa vocation de lecturer, Lorsque le clown répétait ses bons mots plus ou moins défigurés devant un public enthousiaste, — pourquoi, se disait-il, un autre homme vivrait-il de mon esprit et tirerait-il parti de ce qui est à moi ? ne m’appartient-il pas de débiter, si bon me semble, les facéties que j’écris ? — On ne rencontre pas sans étonnement chez un écrivain, de quelque ordre qu’il soit, ces aspirations bizarres à la gloire d’un pitre et aux bénéfices d’un marchand ; mais, comme le fait observer dans une de ses préfaces M. Hingston, le Pylade d’Artemus Ward et son compagnon de voyage, certaines convenances auxquelles sacrifient les Européens n’existent point aux États-Unis. La théorie des classes n’étant pas acceptée, il n’y a point de profession dont on puisse rougir, pourvu qu’elle soit exercée honnêtement. M. Hingston, dans son ardeur à justifier son ami, nous cite même deux clowns qui sont médecins distingués. Artemus Ward n’hésita donc pas à se vendre, c’est le mot qu’on emploie, à tel ou tel spéculateur pour un temps déterminé. Il fut produit de ville en ville comme un animal savant, jusqu’à ce qu’il prît le parti d’endosser la responsabilité des profits et des pertes en se produisant et s’exploitant lui-même. Bien entendu, un agent le précédait pour louer le local, placer les billets et répandre ces affiches comiques qui provoquaient un premier éclat de rire.

Artemus débute à Norwich, Connecticut, par the Babes in the wood (les Enfans dans les bois). Disons ici que le titre était la seule chose que le showman prît quelque peine à chercher ; lorsqu’il avait trouvé, moyen d’aiguillonner la curiosité du public par l’enfantillage, l’absurdité ou la bizarrerie du titre, il ne songeait qu’à concentrer le plus de folies et d’incongruités possible dans les digressions les plus étrangères au sujet, qu’il lançait ensuite comme autant d’impromptus, souvent même en hésitant, toujours d’un air étonné de l’effet produit à son insu. Parfois il s’interrompait pour tirer sa montre en affectant un trouble dont tout d’abord chacun était dupe, et déclarait d’une mine ahurie qu’il n’avait vraiment pas le temps de conter l’anecdote promise. La Lutte contre le revenant, le Soliloque d’un voleur, la Croisière de la Polly Ann, le Duc déguisé, Sang mêlé, la Fièvre de la guerre à Baldinsville, la Soirée graphique et tant d’autres de ses esquisses composent, de l’aveu même de ses plus grands admirateurs, une sorte de feu d’artifice qui doit presque tout son mérite à l’habileté de celui qui le tire. The Babes in the wood, dont le titre est celui d’un vieux conte de nourrice qu’il avait transformé en une farce assez grossière, est réputé son chef-d’œuvre. Artemus possédait un talent rare pour saisir l’actualité au vol et pour en tirer parti à sa façon. Ainsi l’une de ses lectures les plus célèbres, Soixante minutes en Afrique, lui fut inspirée au moment de la bataille de Bull’s Bun par la grande question de l’esclavage. Devant deux mille auditeurs, il parut armé d’une carte d’Afrique, entama des dissertations géographiques, et tomba de là par un calembour audacieux à l’histoire bouffonne de cette conversion d’un nègre, qui courut l’Amérique et l’Angleterre. On était rebattu de théories philanthropiques et larmoyantes sur l’abolition de l’esclavage : le tour imprévu qu’Artemus sut donner à ce problème lui fit de nombreux amis dans le parti démocratique ; il fut moins bien noté en revanche dans le parti républicain.

Les lectures d’Artemus sont intraduisibles. Outre les américanismes, il met un soin minutieux à rendre par l’orthographe la prononciation yankee, c’est-à-dire à retrancher l’h de certains mots, à supprimer le g ou le d final, à éteindre le son dur de l’r, à confondre l’a avec l’e, au avec ah. Rarement le sujet offre assez d’intérêt pour qu’on puisse le séparer du style baroque, volontairement négligé, hérissé d’audacieuses métaphores, de calembours énormes, d’un système de ponctuation tout particulier, d’une orthographe qui rend chaque mot grotesque, d’abréviations par chiffres qui sont autant de rébus. La critique assez irrévérente de deux sectes religieuses de son pays conserve néanmoins quelque intérêt en français. L’une de ces sectes, celle des trembleurs, se glorifie d’être la « société unie des croyans à la seconde venue du Christ, » et pratique sur le nouveau Liban les vertus des frères moraves ou plutôt des anciens esséniens ; l’autre, moins honorable malgré son nom ambitieux de perfectionniste, a fait le plus singulier ragoût du communisme et des traditions bibliques. Avant de donner la parole à Artemus sur les trembleurs (shakers), il faut se rappeler qu’il n’a jamais eu de plus haute ambition que celle de faire rire son public durant « une heure vingt minutes. » Dans ses insinuations malicieuses, il doit du reste y avoir du vrai.


« Les trembleurs sont les chrétiens les plus curieux que je connaisse. J’avais souvent entendu parler d’eux avant de les avoir rencontrés avec leurs chapeaux à grands bords et leurs longs gilets, et je les accusais alors de manquer d’intelligence parce qu’ils ne venaient jamais à ma représentation, ou bien, s’ils y venaient, c’était déguisés, de telle sorte que je ne les reconnaissais pas ; mais au printemps de 18… je sortis de l’état de New-York la nuit, par un orage qui me força de me lier avec les trembleurs. Je travaillais à me tirer de la boue quand j’aperçus au loin la lueur d’une chandelle. Attachant au plus vite un nid de frelons à la queue de mon cheval pour l’exciter, j’atteignis la lumière en question, et frappai à une porte. Un grand vieil homme à figure solennelle ouvrit.

« — Monsieur le trembleur, vous avez devant vous un enfant perdu dans les bois, pour ainsi dire, qui vous demande l’hospitalité.

« — Oui, dit le trembleur, et il me conduisit dans la maison, tandis qu’un autre trembleur mettait ma voiture à l’abri. « Une femme non moins solennelle et ressemblant à une perche enveloppée dans un sac à blé me demande alors si j’ai faim ou soif, à quoi je réponds avec urbanité : — Quelque peu. — Elle s’en va, et j’essaie de lier conversation avec le vieux : — Vous êtes un ancien, je suppose ?

« — Oui.

« — Vous vous portez bien ?

« — Oui.

« — Quels gages paie-t-on à un ancien lorsqu’il entend bien son métier ?… A moins que vos services ne soient gratuits ?

« — Oui.

« A une douzaine de questions il répondit de même. Voulant voir comment il prendrait cela, je lui frappai sur l’épaule et déclarai en riant que, comme diseur de oui, il était sans égal. Il tressaillit, leva les yeux au ciel et gémit : — Vous êtes un homme de péché. — Alors la femme au sarrau de toile vint annoncer que des rafraîchissemens attendaient le voyageur fatigué, sur quoi le voyageur fatigué répondit que, si les rafraîchissemens étaient de solides victuailles, il la remerciait. Je passai dans la salle voisine et me mis à table. La femme me versa du thé. Elle ne soufflait mot, et pendant cinq minutes la seule chose vivante de la chambre fut une vieille horloge dont le balancier battait dans un coin de façon timide et contenue. — Ainsi, dis-je enfin, le mariage est contre vos règlemens ? Les sexes vivent séparés ici ?

« — Oui.

« — Il est singulier pourtant, fis-je avec mon regard le plus doux et d’une voix séduisante, qu’une si jolie fille n’ait jamais eu affaire à quelque beau garçon. (Elle était âgée de quarante ans au moins et sans plus de beauté qu’une souche, mais je croyais la flatter.)

« — Je n’aime pas les hommes, dit-elle d’une voix brève.

« Je réponds : — Malheureusement ils forment une partie assez importante de la population, et je ne sais pas trop comment nous pourrions nous en passer.

« — Nous autres, pauvres femmes, nous nous tirerions mieux des difficultés de la vie, s’il n’y avait point d’hommes. Moi d’abord, j’ai peur des hommes.

« — Et pourquoi donc ? Vous ne courez aucun danger. Ne vous tourmentez pas tant.

« — Ici nous sommes relégués loin d’un monde de péché, ici tout respire la paix. Nous sommes frères et sœurs ; ne nous mariant pas, nous n’avons point de chagrins domestiques, il n’y a point de maris pour maltraiter les femmes, point de femmes pour tourmenter les maris, point d’enfans pour faire enrager les deux. Où le mariage n’existe pas, les soucis sont inconnus. Veux-tu être trembleur ?

« — Non, répondis-je, ce n’est pas mon genre. — J’avais engouffré une charge de provisions aussi considérable que j’en pouvais porter, et, me renversant dans ma chaise, commençai à me curer les dents. La femme sortit, me laissant seul avec l’horloge. L’ancien ne tarda pas à entre-bâiller la porte, mais il ne fit que passer sa tête. — Vous êtes un homme de péché, — grogna-t-il, puis il disparut. Ensuite vinrent deux jeunes trembleuses, les plus gentilles fillettes que j’eusse jamais vues. Il est vrai qu’elles étaient habillées de sacs à blé comme la vieille, et que leurs chevelures soyeuses étaient cachées sous de longues coiffes blanches, mais leurs yeux brillaient, pareils à des diamans, leurs joues étaient des roses, enfin un homme eût jeté des pierres à sa grand’mère, si d’aussi charmantes filles l’en eussent prié. Les voilà qui enlèvent les plats en me regardant à la dérobée, ce qui m’excitait. J’oubliai Betsey-Jane, ma ménagère, et dans mon ravissement je leur dis : — Mes jolies fillettes, comment allez-vous ?

« (D’un air solennel.) — Nous allons bien, monsieur.

« — Où est le vieux ? demandai-je doucement.

« — De qui parlez-vous ? De frère Urie ?

« — Je veux parler de ce vieux jovial qui m’appelle un homme de péché. Cela ne m’étonnerait pas, qu’il s’appelât Urie.

« — Il s’est retiré.

« — Eh bien ! mes bijoux, amusons-nous. Jouons aux quatre coins. Qu’en dites-vous ?

« — Êtes-vous trembleur, monsieur ? demandèrent-elles.

« — Ma foi ! mes anges, je n’ai pas encore emprisonné mes formes élégantes dans un sac ; mais, si tous les trembleurs vous ressemblaient, je me joindrais peut-être à eux. Supposez que je sois trembleur pour le moment.

« Elles étaient gaies, je l’avais vu tout de suite, seulement un peu sauvages. Je leur appris les « quatre coins » et des jeux du même genre, et nous passâmes un moment agréable, sans faire de bruit, cela va sans dire, de crainte que le vieillard n’entendit. En nous séparant : — Si vous n’y voyez pas d’inconvéniens, leur dis-je, voulez-vous me permettre de vous embrasser ? — Elles dirent oui, et moi aussi.

« J’allai me coucher. Je ne ronflais pas depuis une demi-heure, qu’un bruit à la porte m’éveille. Je me soulève sur mon coude, et, me frottant les yeux, je vois le tableau suivant : l’ancien debout à la porte, une chandelle à la main. Il n’avait que ses vêtemens de nuit, agités par la brise comme un drapeau de sécession ; il me dit : — Homme de péché ! — puis grogna et s’en fut.

« Je m’endormis, et rêvai d’enlever les jolies petites trembleuses sur mon ours de Californie ; mais je voyais aussi le maudit ours insister pour entrer droit sous ma porte à Baldinsville, et Betsey-Jane ma ménagère nous recevoir armée d’une potée d’eau bouillante.

« L’ancien m’éveilla de bonne heure. Il me dit que des rafraîchissemens étaient prêts en bas pour l’homme de péché. Comme j’entrais dans la chambre où était servi mon repas, je tombe sur l’ancien et l’ancienne… Et que croyez-vous qu’ils faisaient ? Ils s’embrassaient de tout leur cœur. Je dis : — Mes amis trembleurs, mieux vaudrait relâcher un peu la règle et vous marier.

« — Excusez frère Urie, dit la femme ; il est sujet à des attaques pendant lesquelles il ne sait plus ce qu’il fait.

« — Je connais cela, dis-je.

« — Homme de péché ! murmura l’ancien.

« Après le déjeuner, mes petites amies reviennent enlever les plats. — Mésanges, leur dis-je, si nous disions oui encore une fois ?

« — Nenni, dirent-elles, — et je dis nenni.

« Les trembleurs me demandèrent d’aller à leur service du matin, ce que je fis, après avoir mis du linge blanc. L’église était d’une propreté parfaite, le parquet blanc comme de la chaux et luisant comme une glace. Les trembleurs se trouvaient tous là, en gilets et en sacs à blé propres, alignés comme un régiment, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Ils commencèrent à battre des mains, à chanter et à danser d’abord lentement, puis la danse s’échauffa, et je vous assure que l’ancien Urie en particulier montra qu’il avait les jambes agiles pour son âge. Une glissade l’amena près de moi, et je lui dis, en l’admirant : — Bravo, mon garçon, continue, vieux farceur !

« — Vous êtes un homme, de péché, répondit-il en achevant sa cabriole.

« L’esprit, comme ils le nomment, dicta ensuite quelques paroles à un petit trembleur très gras. Il dit qu’ils étaient trembleurs et tous égaux, — qu’ils étaient les plus purs sous le ciel, que les autres étaient pécheurs autant que possible, mais que chez les trembleurs tout marchait à souhait. Les trembleurs s’en iraient droit à la terre promise, et quiconque leur barrerait le chemin serait renversé. Les trembleurs se remirent à danser et à chanter ; puis, quand tout fut fini, l’un d’eux me demanda ce que j’en pensais. Je demandai à mon tour : — Qu’est-ce que cela signifie ?

« — Quoi ? dit-il. « — Ces gambades, ces chansons, ces grands gilets, ces idées contre le mariage ? Mes amis, vous êtes gens d’ordre et de propreté, sur votre terre coulent à flots le lait et le miel, vous fabriquez des balais excellens et de délicieuses confitures. Vous ne trompez pas vos cliens ; semées sur le rocher de Gibraltar, les graines que vous vendez feraient pousser des jardins. Vous êtes doux et tranquilles, vous ne nuisez à personne. Je vous accorde tout cela ; mais votre religion n’est pas grand’chose, je vous le dis. Vous vous ennuyez toute la vie dans un célibat stupide et misérable, et, comme vous êtes retranchés du monde, personne ne vient discuter avec vous, si ce n’est de temps en temps la nature humaine. (Ici, je lançai à Urie un coup d’œil qui le fit se tordre comme une anguille qu’on pique.) Vous portez de longs gilets et de longues figures, vous êtes tristes, sans babil d’enfant à votre foyer ; vous vivez dans le brouillard, entendez-vous, en traitant le soleil de la vie comme un voleur, en le chassant par vos grands gilets, vos sacs à blé et vos principes. Les jeunes filles parmi vous, et il y en a qui sont les plus gentilles que j’aie vues, préféreront toujours aux vôtres tels gilets sous lesquels bat un cœur de simple honnête homme, tandis que vous autres vieilles bêtes, vous vous contentez de l’idée de remplir une mission ! Vous voilà bien, tout gonflés de vous-mêmes, parlant des péchés d’un monde que vous ne connaissez pas ! Cela n’empêche point ledit monde de tourner sur lui-même toutes les vingt-quatre heures, soumis à la constitution des États-Unis, et d’être un joli monde pour y demeurer. Ce n’est ni naturel ni raisonnable de vivre comme vous le faites… à mon avis. Bonsoir là-dessus. Vous m’avez traité à merveille ; merci une fois pour toutes.

« — Un vil montreur de singes dépravés et de figures de cire sans principes ! grommela Urie de sa voix sépulcrale.

« — Tiens ! lui dis-je, je t’avais presque oublié, bonhomme ! Eh bien ! prends garde à tes paroles, ce serait pitié de te voir mourir dans la fleur de ton âge et de ta beauté !

« Je repris mon voyage. »


Essayez d’écrire telle tirade à laquelle l’accent marseillais par exemple prête une originalité particulière, et vous vous ferez l’idée de ce que perd à être traduite cette boutade faite pour être récitée avec les drôleries d’accent et de geste dont l’auteur avait le secret. Nous suivrons cependant Artemus dans l’intéressante « société du libre amour, » quitte à ne donner encore que le pâle reflet de cette verte satire.


« Il y a quelques années, j’allai planter ma tente sur les hauteurs de Berlin, dans l’Ohio. J’avais appris que les hauteurs de Berlin étaient occupées par une secte considérable, appelée la « société du libre amour, » qui croyait aux affinités et contractait des liens domestiques sans aucune sorte d’hésitation ni de cérémonie. Ils ont aussi parmi eux des esprits frappeurs et des prédicateurs de premier ordre. Je me dis donc : Si je peux faire quelque bien à ces gens égarés en leur montrant mes figures de cire sans pareilles au bas prix ordinaire, je n’aurai pas vécu en vain ; mais je devais maudire le jour où je mis le pied dans ce lieu de perdition. Je dressai ma tente dans un champ, et les membres de la société se rassemblèrent peu à peu autour de moi. Les drôles de gens ! Des hommes barbus, qui semblaient à moitié morts de faim ; ils ne portent pas de vestes, afin, disent-ils, de laisser l’air libre du ciel souffler dans leurs poumons. Leurs poches étaient pleines de brochures et de pamphlets, et ils avaient les pieds nus. Les apôtres ne portaient pas de bottes ; pourquoi en porteraient-ils ? Voilà un de leurs argumens. Les femmes étaient pires que les hommes ; elles avaient des pantalons, des tuniques courtes, des chapeaux de paille à rubans verts et des parapluies bleus. Tout à coup une créature horrible se présente à la porte. Sa robe était scandaleusement courte et ses pantalons me firent rougir. Me regardant de haut en bas, elle bondit, puis se mit à crier : — Est-ce possible ?

« — Quoi donc ? dis-je.

« — Oui, c’est lui ! c’est lui !

« — L’entrée est de quinze sous, madame, répondis-je.

« Elle fondit en larmes, criant toujours : — Enfin je t’ai trouvé, enfin, enfin !

« — Oui, répondis-je, vous m’avez trouvé enfin, et vous m’auriez trouvé tout de suite, si vous étiez venue plus tôt.

« Elle me prit violemment au collet, et, brandissant son parapluie : — Es-tu un homme ?

« — Vous pouvez vous informer, en payant le port, chez Mme Ward, Baldinsville, Indiana.

« — Alors tu es ce que le monde appelle marié ?

« — Madame, je le suis.

« Cette personne excentrique m’empoigne par le bras et hurle : — Tu es à moi, tu es à moi ! — J’essayais de me dégager, mais elle se cramponnait : — Tu es mon affinité !

« — Au nom du ciel, qu’est-ce que cela ? demandais-je. — Je commençais à crier, aussi haut qu’elle.

« — Tu l’ignores ? Eh bien ! je vais te l’apprendre. Il y a des années que je t’attends. Je savais que tu existais quelque part, mais je ne savais où Mon cœur me disait que tu viendrais, et je reprenais courage. Tu es venu, te voici, tu es mon affinité ! Ah ! c’en est trop ! — Elle sanglotait.

« — Oui, je trouve que c’en est trop de beaucoup.

« — M’attendais-tu ? rugit-elle en se tordant les mains d’un air tragique.

« — Je m’en gardais bien ! répondis-je en la repoussant.

« Le public qui nous entourait se mit à m’insulter. Au fond, j’étais inquiet. M’armant d’un des piquets de ma tente, je les interpellai : — Arrière, créatures pusillanimes ! Arrière, et emmenez cette malheureuse ! Je respecte les lois, je crois aux bonnes vieilles institutions, moi ! Je suis marié, mes enfans me ressemblent, ils trouveraient comme moi que vos affinités sont une bêtise, outre que c’est abominable. Allez travailler au lieu de rester à flâner ainsi en empoisonnant l’atmosphère de vos idées méphitiques. Vous, mesdames, retournez à vos époux selon la loi, si vous en avez, quittez ces habits scandaleux, habillez-vous comme des femmes. Vous, messieurs, coupez ces barbes de pirates, brûlez ces infernales brochures, mettez des gilets, et fendez du bois ou labourez la terre à votre choix ! — Je continuai de la sorte jusqu’à ce que je fusse hors d’haleine. Qu’on me rattrape maintenant sur les hauteurs de Berlin, dussé-je vivre pour être vieux comme Mathusalem ! »


C’est avec le même bon sens gouailleur qu’Artemus Ward flagelle les propagatrices de l’évangile de la femme, qui réclament pour leur sexe des droits fondés sur une « supériorité organique, radicale et ineffaçable. » Questions sociales, politiques, religieuses, il traite tout en riant ; personne ne lui impose ni ne l’intimide. On en peut juger par ses entrevues supposées avec le président Lincoln, le prince de Galles et le prince Napoléon.

Sans doute les lectures d’Artemus furent très productives, car le bruit court que, pour s’acquitter d’une dette de reconnaissance envers son pays il offrit dans l’espace de deux années près de 5,000 dollars à la cause de l’Union. La guerre nuisant néanmoins à ses excursions ordinaires, il passa en Californie au mois d’octobre 1863. Le succès de the Babes in the wood à San-Francisco fut tel que les recettes atteignirent le premier soir 1,600 dollars d’or, et que la fureur d’hyperbole particulière aux journaux de ces parages dépassa toute vraisemblance. Précédé de réclames exorbitantes, l’heureux Ward fit en compagnie de son ami Hingston le tour de la Californie, s’arrêtant dans les villes, les camps des montagnes, les placers des rivières. A Folsom, des gentlemen mineurs qui fumaient leurs pipes courtes en l’écoutant ne comprirent pas bien les finesses de la lecture, et insistèrent pour obtenir de préférence une chanson comique ; à Oroville et à Nevada-City, il se fit entendre dans l’église, à Auburn dans une salle de billard, au Big-Creek derrière le comptoir d’un cabaret ; à Jackson, il dut se contenter, faute d’autre local, du soubassement de la prison. Les cellules des condamnés ouvrant tout autour, on put les transformer en autant de loges. A San-José, le peuple illumina les rues le soir de son arrivée à l’aide de barils de bitume. A Santa-Clara, aucune salle ne pouvant contenir la foule, il fallut que la lecture eût lieu à ciel ouvert. Ward voyagea tantôt dans ces mauvaises voitures à rideaux de cuir qui sont les diligences de Californie, tantôt en traîneau tiré par des mules jusqu’à Salt Lake City, par un hiver rigoureux, au milieu de difficultés et de dangers de toute sorte. La légende rapporte que les Indiens s’emparèrent de lui, menaçant de le scalper, s’il n’exécutait pas une danse nègre, et qu’il ne fut rendu à la liberté et aux dames mormonnes qu’à la demande du grand-prêtre Brigham Young, qu’il n’avait cependant point épargné. Les saints ne lui en firent pas moins bon accueil. Son séjour chez eux commença du reste par une maladie grave dont le pauvre humoriste sortit dans un tel état de maigreur qu’il prétend plaisamment n’avoir pu réussir à produire une ombre qu’en empruntant le paletot de son agent.

Artemus Ward a tracé son voyage au pays des mormons d’une plume plus correcte que celle dont se sert habituellement le show-man, ce bouffon d’assez bas étage fait place enfin à l’écrivain. Il n’y faut pas chercher de descriptions de sites ; Artemus ne sait décrire que les hommes et surtout les excentriques. Son portrait d’un saint excentrique, le frère Phelps, qui joue, dit-on, le rôle du diable avec une queue verte dans les cérémonies d’initiation mormonne, et qui publie un almanach où l’astronomie se mêle à des essais de morale et à des considérations sur l’élevage des poules, est une des plus drôles parmi ces nombreuses photographies. Voici quelques paragraphes extraits au hasard :


« Brigham Young m’a fait dire que je le verrais demain. Je me couche en fredonnant l’hymne populaire :

« Vive frère Brigham Young
« Et bénie soit la vallée de Déseret ! »


A deux heures le lendemain, M. Hiram Clawson, gendre de Brigham Young, vient me chercher dans le traîneau du prophète. Je suis conduit au principal bureau de celui-ci, qui m’accueille cordialement et me présente à plusieurs mormons haut placés. Il a soixante-deux ans (1864), est de moyenne taille, avec les cheveux et les favoris cendrés. C’est un homme actif, d’une constitution de fer : son regard est vif et perçant ; habile à concevoir, prompt à exécuter, il sort de l’état de Vermont comme Heber C. Kimball, qui doit être son successeur… Son pouvoir est aussi absolu que celui d’aucun despote régnant ; mais il s’en sert avec tant de finesse que son peuple lui est passionnément dévoué. Le bruit court que, lorsque la Lion-House[2] fut prête à être couverte, Brigham reçut du Seigneur un message enjoignant aux charpentiers de se mettre à l’œuvre et de ne pas exiger un sou pour leur travail. Le Seigneur ajouta que les charpentiers récalcitrans iraient en enfer, et que les intempéries de la saison ne devaient servir d’excuse pour aucun retard. On dit encore que Brigham, quand un train d’émigrans arrive, fait défiler toutes les femmes devant le portique de la Lion-House, où il choisit les plus jolies. Il est immensément riche ; sa fortune est estimée de 10 à 20 millions de dollars. Il possède des scieries, des moulins, des manufactures de laine, des fonderies, des briqueteries, et il en surveille lui-même l’exploitation. Les saints d’Utah sont propriétaires de ce qu’ils ont créé, à l’exception d’un dixième, qui revient de droit à l’église ; or Brigham est le trésorier de l’église. Les gentils prétendent qu’il abuse de la confiance de son peuple, spécule avec cet argent et absorbe l’intérêt, sinon le principal. Les mormons démentent les méchans propos et disent que, quoi qu’il puisse faire, c’est pour le bien de l’église, qu’il défraie les émigrans des dépenses de leur voyage, qu’il se met en avant pour toutes les entreprises locales tendant à développer les ressources du pays, enfin qu’il est incapable de mal agir de quelque façon que ce soit. — Personne, ne paraît savoir au juste combien de femmes a Brigham Young ; plusieurs en élèvent le nombre jusqu’à quatre-vingts. En ce cas, ses enfans doivent être innombrables. Chaque femme a son appartement séparé, où règne, je suppose, tout le comfort moderne… Quand je m’en allai, le prophète me secoua cordialement la main en m’invitant à revenir. Ceci me flatta parce que, s’il prend un homme en grippe à première vue, il ne le revoit jamais. Au dehors, des gardes marchaient de long en large ; ils me regardèrent en souriant avec douceur. La vérandah était remplie de mineurs gentils qui parurent surpris de ne pas me voir revenir habillé de sapin, la gorge fendue d’une oreille à l’autre[3]. »

Artemus donne peu de détails sur le théâtre des mormons, dont l’importance est presque égale pourtant à celle du temple, et où les saints et saintes s’efforcent de réhabiliter l’art dramatique (un jeune Irlandais, du nom de Sloan, est à la fois prédicateur distingué et acteur comique de mérite). Le parterre est réservé exclusivement aux mormons ; ils n’y laisseraient pas plus pénétrer un gentil qu’un serpent. Il est curieux de voir en revanche un vieux mormon jovial remplir tout un côté avec une vingtaine de femmes robustes et l’assortiment d’enfans le plus varié. Le balcon est occupé par bon nombre d’officiers des États-Unis venus du camp voisin et par des marchands gentils… Un auditoire mormon a autant de goût qu’aucun autre ; il préfère la comédie à la tragédie. Les pièces sentimentales n’ont aucun succès pour des raisons faciles à saisir. Un soir que l’on jouait la Dame de Lyon, certaine scène de tendresse conjugale fît lever le siège à un mormon qui emmena ses vingt-quatre épouses en déclarant avec colère que c’était faire beaucoup trop d’embarras pour une seule femme. Brigham Young est ordinairement assis au milieu du parterre dans un fauteuil à bascule, son chapeau sur la tête. Il n’accompagne pas ses femmes au théâtre, elles y vont seules. Quand la pièce traîne un peu, il s’endort ou s’en va. »

Les mormons aiment beaucoup la danse. Brigham et Heber dansent volontiers, et aussi Daniel Wells et d’autres chefs de l’église. « Je suis invité à un bal à Social-Hall… La salle est spacieuse et brillante ; la devise : our mountain home, en majuscules de verdure, orne l’une des extrémités de la salle, tandis qu’à, l’autre bout, derrière une plate-forme érigée pour les musiciens, se trouve une chambre séparée, à l’intention des invités qui ne dansent pas. Frère Stenhouse, à la requête du président Young, me présente à la société du haut de la plate-forme. Je ne m’attendais pas à un pareil luxe de toilettes. On ne danse que le quadrille ; la mazourka et la valse sont profanes. Je danse. — Les saints ne s’appellent que frère et sœur ; je suis le frère Ward. Ceci me plaît, et je n’en danse qu’avec plus de vigueur. Le prophète a des filles charmantes ; plusieurs sont venues ce soir, elles parlent français et espagnol. Le prophète, pour sa part, est plus habile en affaires que gracieux danseur, bien que singulièrement leste, si l’on considère son âge. — Heber Kimball est présent, lui aussi, avec un troupeau de dames. — Ne ferez-vous pas danser une de mes femmes ? me dit quelqu’un. — Ces détails rendent un bal mormon plus piquant qu’un bal gentil. Le souper est somptueux, l’ours et le castor figurent sur le menu. Je m’en vais à deux heures du matin ; la lune brille sur les rues tapissées de neige, les réverbères sont éteints, et la ville est triste comme un cimetière. »

Si vous adressez à Ward l’éternelle question : les femmes mormonnes sont-elles heureuses ? il vous répondra : Je n’en sais rien. « Il en est à Salt Lake City comme à Boston. Quand je vais chez les Wilkins, je suis sûr de trouver M. Wilkins tout politesse et Mme Wilkins tout sourires. Je m’en vais enchanté de ma visite, et cependant les Wilkins vivent peut-être comme chien et chat dans l’intimité. Il en est de même dans la cité des saints. Apparemment les mormonnes sont heureuses. Je les ai vues à leur avantage au bal et dans diverses réunions. Autant que j’en puis juger, elles étaient, comme les autres femmes, un mélange de volans, de crinolines, de collerettes et de bijoux, et, comme toutes les autres femmes aussi, plus douces de physionomie et d’âme que l’homme ne peut jamais espérer l’être. — La jeune mormonne est élevée à croire que le système de la pluralité des femmes est le meilleur, et, en liant sa destinée au mari de douze épouses, elle s’imagine faire son devoir. Elle aime le mari probablement, car je ne crois pas qu’il soit exact, bien que nombre d’écrivains l’aient affirmé, qu’elle soit forcée d’épouser quiconque lui est désigné par l’église. Comment douze ou vingt femmes vivent-elles réunies sans s’arracher les yeux ? Je ne m’en doute point. Il y a des cas où un homme ne jouit pas d’une béatitude parfaite avec une seule femme ; dire que cet homme puisse posséder vingt femmes sans avoir une favorite ou des favorites, ce serait supposer un ange botté… La mormonne apprend de bonne heure que l’homme, étant créé à l’image du Sauveur, est un être plus divin qu’elle de beaucoup, et que vouloir accaparer ses affections est péché : aussi se résigne-t-elle à partager cette affection avec cinq, six ou vingt compagnes selon les circonstances, car il faut que l’homme soit en mesure de soutenir tel ou tel nombre de femmes avant de les prendre. Voilà pourquoi tant de vieux drôles ont un nombreux sérail, tandis que les jeunes n’ont souvent qu’une femme. On m’a montré un homme qui avait épousé une famille entière. Sa première intention avait été d’épouser Jane, mais Jane ne voulut pas quitter sa mère veuve ; ses trois sœurs prétendaient rester filles pour la même raison, de sorte que cet homme courageux épousa toute la famille, y compris une grand’mère qui n’avait plus de dents et vivait de bouillie. Ces femmes étaient fort pauvres et ne purent que se féliciter d’appartenir à un homme riche… Le nom de Joseph Smith est vénéré à Utah. On dit que, bien qu’il soit mort depuis longtemps, il se marie encore par procuration. Il révèle ses desseins à celui qu’il a choisi pour agent terrestre, et l’agent obéit fidèlement au prophète défunt… J’ai dit que Brigham Young passait pour avoir quatre-vingts femmes, mais j’ai peine à le croire. M. Hyde affirme qu’il dort toujours seul dans une petite chambre derrière son bureau. S’il a quatre-vingts femmes, je ne saurais l’en blâmer : il doit avoir le vertige. Je sais bien que, si j’avais quatre-vingts femmes, je perdrais la tête, et j’irais dormir n’importe où. J’ai entrepris un jour de compter seulement les bas de ces dames étendus sur des cordes à sécher dans une cour de derrière, et j’ai, en moins d’une demi-heure, épuisé la table de multiplication. J’étais tout étourdi déjà, ma parole ! »

Artemus aurait pu ajouter à ses observations sur la polygamie une remarque curieuse de son ami Hingston. — Prétendez-vous que vous ne pourriez pas aimer trois femmes ? lui dit une fois une très jolie mormonne dont le mari était scellé à deux autres dames. J’en suis fâchée, ajoutait-elle, parce que cela prouve que la grâce n’a pas triomphé en vous. — Informations prises, Hingston découvrit qu’elle était la favorite de son mari, que la femme n° 1 vivait reléguée dans un pavillon au bout du jardin, et que le n° 2 remplissait les fonctions de servante. Voilà les privilégiées qui se glorifient, avec Mme Belinda Pratt, d’appartenir à la famille royale des polygames ; Les autres murmurent souvent. — Quoique Artemus lassé rarement de la morale, il déclare considérer le mormonisme comme une souillure à l’écusson des États-Unis. Sa conviction est du reste que l’existence des saints, quelque nombreux qu’ils soient (il y en a cent mille environ sur la terre de Chanaan, qu’ils se sont choisie), dépend de la vie de Brigham Young. Celui-ci retient d’une main puissante des éléments prêts à s’éparpiller, et aucun des hommes qui l’entourent n’a ni assez de talent ni assez d’énergie pour le remplacer. A quelqu’un qui lui demandait si les doctrines de Swedenborg et de Mahomet n’étaient pas bizarrement amalgamées dans la foi mormonne : — Vous voulez dire le lucre et les cotillons, — répondit Artemus, résumant ainsi toute la philosophie de ces singuliers chrétiens.

Le 10 février 1864, Artemus repartit pour New-York, où il rentra le 3 avril, après avoir traversé le Colorado, les plaines, les camps d’Indiens Sioux, le Missouri, le Mississipi, l’Illinois, le Michigan et le Haut-Canada. Sur le sommet des Montagnes-Rocheuses, le traîneau fut brisé, les voyageurs durent faire quatre milles à pied, la nuit, dans les neiges ; l’un d’eux mourut de froid. Le 17 octobre, à Dodworth-Hall, l’infatigable humoriste recommença des lectures dont le sujet était ce terrible voyage de dix mille milles ; il accompagnait son récit de l’exhibition du panorama transporté plus tard à Londres. Faire une lecture à Londres avait toujours été le rêve d’Artemus. Malgré l’affaiblissement d’une santé qu’il avait exposée à de si rudes épreuves, il entreprit cette nouvelle expédition en 1866. Pendant quelque temps, il ne fut question dans les journaux anglais que de lui et de son spectacle. Cet homme, qu’on s’était représenté d’après ses œuvres comme un type yankee grotesque, était en réalité le plus blond, le plus froid, le plus élégant des gentlemen, démesurément grand, avec des mains fines dont il était très fier, que la maladie qu’il portait en lui depuis sa première jeunesse émaciait encore et rendait diaphanes. Sa voix claire et bien timbrée avait des vibrations mélancoliques ; toute sa gaîté s’était réfugiée dans ses yeux, il ne la laissait jaillir que par éclairs et affectait, en disant les choses les plus comiques, la solennité, l’indifférence, le dédain, ou bien encore des accès de distraction durant lesquels il tournait entre ses doigts, en contemplant son panorama avec une stupidité extatique, la cravache qui lui servait à désigner successivement chaque tableau. Il n’y avait pas un mouvement, un geste, une inflexion de voix, quelque naturel que tout cela parût, qui ne fût savamment combiné pour provoquer le rire. La mine pâle et allongée du malheureux ajoutait par le contraste à l’excentricité de ses discours. Bientôt il eut peine à se tenir debout, mais les traits d’une intarissable bonne humeur ne cessaient pas pour cela de jaillir du fauteuil où il se mourait. En même temps il collaborait au Punch en lui envoyant ses impressions sur les monumens et les curiosités de Londres. La plume enfin lui tomba des mains ; vainement on essaya pour prolonger sa vie du doux climat de Jersey. La pensée d’une fin prochaine lui fit souhaiter de revoir son pays ; il ne put qu’atteindre Southampton, où il s’éteignit âgé de trente ans environ, laissant une réputation littéraire exagérée, à laquelle les lauriers de l’histrion n’ont aucunement nui, — loin de là.

Il y a dans l’esprit américain un penchant à la grosse gaîté, à la gaminerie, qui révèle que sous certains rapports ce grand peuple est encore un peuple enfant. Pour obtenir sa faveur, celle de l’ouest surtout, il faut savoir sacrifier aux pantalonnades ; les orateurs politiques, les prédicateurs même sont obligés de tenir compte de ce goût dominant. N’a-t-on pas cité un candidat républicain qui, après plusieurs échecs, avait réussi à se faire nommer député en s’associant un saltimbanque ? Le révérend Lorenzo Dow égayait à sa façon le texte des apôtres. Répétant un jour après saint Paul : « Je peux faire toutes choses…, » il ferme brusquement la Bible et s’écrie : — Allons, Paul, allons, vous vous trompez cette fois. Je parie cinq dollars contre vous, et je pose ici mes enjeux. — Là-dessus il tire les cinq dollars de sa poche, rouvre la Bible, puis reprend «… par Jésus-Christ notre Seigneur. » — Ah ! Paul ! s’écrie de nouveau le prédicateur remettant l’argent dans sa poche, voilà qui est différent ! Je retire mon pari. — Et le sermon eut un succès fou. Les fameux camps revivalistes, qui sont censés fournir un stimulant à la ferveur religieuse, se transforment souvent, grâce à cette disposition naturelle et générale, en véritables champs de foire. On conçoit, puisque la chaire et la tribune se sont ouvertes à de pareils abus, qu’ils aient gagné la littérature légère. Chez nous, Artemus ne serait guère qu’un excentrique et un baladin ; pour ses compatriotes, il est une « machine à vapeur à bons mots, un muséum d’humour, » et ces épithètes, que l’on pourrait à la rigueur interpréter comme des critiques, lui sont décernées à titre d’hommages très sérieux. On s’imagine lui faire honneur en constatant qu’il jongle avec les mots comme les jongleurs de cirque avec leurs boules de clinquant. Ses locutions sont de race, son yankéisme est pur ; il ne dédaigne pas d’assaisonner d’expressions forgées en dépit du dictionnaire ses phrases extravagantes. Si nous présentons à des lecteurs plus difficiles que les oracles du Pfaffs-Club[4] des débauches d’esprit que l’on ose à peine nommer littéraires, c’est plutôt pour leur donner la mesure du goût d’un peuple qui se croit très supérieur aux vieux Européens que pour les faire assister au triste spectacle d’un homme de talent qui gaspille en bouffonneries de brillantes facultés. Les éditions nombreuses, la vogue extraordinaire que l’on allègue comme preuve indiscutable de son talent, prouvent une fois de plus que, si elle a d’autres avantages, la démocratie n’élève pas du moins le niveau des lettres ni celui du goût public.

Artemus Ward a de nombreux imitateurs ; le plus estimé, Josh Billings, est loin de l’égaler sous le double rapport du naturel et de la verve ; en revanche Josh est philosophe et volontiers sentencieux. Il restera de lui un certain nombre d’aphorismes, de proverbes et de dictons dans le goût de ceux-ci :


« La vérité est la seule chose qui ne soit pas susceptible de progrès. »

« Nous haïssons ceux qui ne nous demandent pas de conseils, et nous méprisons ceux qui nous en demandent. »

« La vertu qui n’a pas été tentée est une bonne vertu ; le vin qui n’a pas été goûté est un bon vin… en bouteille. »

« Si vous êtes heureux, ne le dites pas au monde ; le monde n’aime point ces confidences-là. »

« La seule manière de gouverner le genre humain est avec la verge ; vous pouvez l’enguirlander de fleurs, la cacher sous du velours, mais c’est la verge après tout qui fait la besogne. »

« Les secrets font du cœur un donjon et de son propriétaire un geôlier. »

« En fait de liberté, j’ai vu beaucoup de choses au monde qui ressemblaient à la fois à un puits où l’on est libre de descendre et à une souricière d’où l’on n’est pas libre de sortir. » « Donnez au diable ce qui lui est dû, mais ayez soin de ne pas lui devoir beaucoup. »

« Certains hommes de génie me font penser aux aigles, qui vivent de ce qu’ils tuent, — certains hommes de talent aux corbeaux, qui vivent de ce que tuent les autres. »

« Le sage ne compte pas éluder les vicissitudes de la vie ; il cherche seulement à en émousser le tranchant.

« La peur est la première leçon qu’on apprend, la dernière qu’on oublie. »


Le proverbe favori de Josh Billings, c’est que le grand art pour bien écrire est de savoir s’arrêter. Il s’est scrupuleusement conformé à ce précepte, car ses sayings (dires), qui sont parfois de deux lignes, ne dépassent jamais deux pages ; malgré la forme plaisante que leur prêtent les bizarreries du dialecte, ils sont presque toujours sérieux au fond, et se distinguent par un grand souci de la morale, même dans les sujets qui paraissent s’en écarter le plus. Ainsi certaines considérations sur le baiser nous conduisent, en passant par le baiser maternel, le baiser du baby, celui de l’amitié, celui des fiançailles, à une jolie petite scène conjugale. « C’était hier soir, je devinai à son air empressé que le jeune homme qui passait près de moi était un mari qui venait d’échapper à ses affaires. Il hâtait le pas de plus en plus, lorsqu’à l’improviste il rencontra sa femme. Aussi naturellement que l’abeille vers la fleur, ils volèrent l’un vers l’autre ; il n’y eut rien de sentimental dans ce baiser, rien de coupable ; il résonna nettement, il remplit l’air comme une proclamation de la loi, et sans préambule, car un chapeau de 50 dollars en fut tout écrasé, et il chiffonna irrémédiablement une collerette de dentelle. Ce ne pouvait être le premier ; il trahissait une trop heureuse expérience, il n’était ni étudié ni volé ; il défiait l’écho, on l’avait longtemps désiré ; il était la digne récompense d’une journée sanctifiée par le travail, attristée par la séparation. Tel quel, je l’enviai plus qu’aucun autre. »

Billings se plaît aux menus détails de la félicité d’une famille unie ; la venue du premier baby l’emporte en plein lyrisme. « Si tu as une bonne femme, dit-il, tiens-toi tranquille et remercie Dieu toutes les vingt minutes ; mais que le ciel nous préserve des bas-bleus en ménage ! On nous dit qu’il n’y a aucune situation au monde qu’une femme ne puisse remplir aussi bien qu’un homme. Soit ; j’admets que par l’éducation on amène les femmes à ne plus savoir nous faire à dîner, ni bercer leurs enfans, et à traduire merveilleusement en revanche les églogues de Virgile. Josh Billings aimera toujours mieux être battu par sa femme dans les soins à donner au baby que dans un discours politique ou une discussion sur l’art vétérinaire, et, autant qu’il a pu s’en rendre compte, il n’y a rien qu’une vraie femme préfère à la gloire de régner sur le cœur d’un homme ; or pour cela il faut absolument qu’elle en sache moins long que l’homme, ou qu’elle réussisse à le lui faire accroire. Le troc de l’amour contre la science est un gain douteux pour ces dames, une perte positive pour nous autres pauvres diables, et Josh Billings maintient que neuf femmes sur dix préféreront être regardées d’en haut avec tendresse que d’en bas avec étonnement. Quant aux savantes, n’en disons pas de mal ; toutefois il est évident qu’elles marchent mieux attelées seules. »

Les jeunes filles à la fois extravagantes et calculatrices, nombreuses dans son pays, ne sont pas faites non plus pour ces mariages d’amour « où l’on court quelques risques peut-être, mais si honnêtement que Dieu ne peut s’empêcher d’en sourire. » Josh Billings les exclut sans hésiter de son paradis ; lui aussi a l’humeur satirique, toujours tempérée du reste par une sorte de bonhomie nonchalante qui lui est particulière. Il raille finement les aspirations politiques de ses compatriotes qui les conduisent à devenir gouverneurs de provinces à force de bassesses, de ruses, de dépenses au cabaret les jours d’élections, tandis que la nature dans sa bonté les avait destinés à quelque métier plus décent, tel que celui de charpentier ou de mécanicien ; il raille le pédantisme des chrétiens de différentes sectes qui s’entre-déchirent sur des questions dont ils ne savent pas le premier mot, — les exagérations des sociétés de tempérance, — et les meetings féminins où des réformatrices en gros bas de laine viennent tonner contre l’extravagance du luxe pour se réconforter l’âme ensuite avec du gin, — et les superstitions à la mode, entre autres la croyance aux esprits, si répandue en Amérique. « Pour moi, je crois, en fait d’esprits, à l’esprit de charité, à l’esprit de persévérance, à l’esprit de patriotisme ; je crois à l’esprit d’énergie (animal spirits) des chevaux de courses et des terriers de combats ; je crois aux esprits de la Jamaïque pris à petite dose contre le rhumatisme, — je crois à l’esprit équitable et droit des gens de bien, mais je le suppose rare, — je crois à l’esprit de vengeance, surtout à l’esprit d’oubli… Si nous devons à un homme, et que nous ne soyons pas en état de le payer, puisse-t-il oublier la dette ! »

Un mélange agréable de bon sens, de gaîté honnête, de raillerie juste et fine, relevé par la dose voulue de sel yankee, voilà tout le talent de Josh Billings, et ce talent n’est pas à dédaigner. Au-dessus de lui, au-dessus d’Artemus Ward, il faut placer cependant Hans Breitmann, ou, pour le nommer par son vrai nom, M. Charles Leland. Le langage qu’emploie ce dernier est bien autrement inintelligible encore que le yankee ou le slang commun ; il tient des deux, mais surtout de l’allemand. Quand on considère le nombre incalculable des Allemands que l’émigration a jetés aux États-Unis, quand on songe que dans la plupart des villes et villages il n’est presque pas de boulangerie, d’épicerie, de confiserie ou de brasserie qui ne soit tenue par un des leurs, on ne s’étonne plus des germanismes qui continuent à se glisser tous les jours dans la langue anglaise telle qu’on la parle en Amérique. Ces hordes étrangères ont commencé ainsi une conquête qui va sans- cesse grandissant sous des apparences pacifiques. M. Leland regimbe énergiquement contre l’invasion, bien qu’il rende justice au mérite des Allemands comme ouvriers et à leur patience presque stoïque dans les revers ; mais Breitmann, « l’homme aux larges épaules, » n’est pas un ouvrier : c’est un soldat, un soldat victorieux et insolent. On dit que son prototype se distingua en réalité dans la cavalerie pensylvanienne par les qualités peu honorables que chante M. Leland en s’assimilant très, habilement les locutions et les tournures de phrases le plus souvent grotesques de son héros. Quoi qu’il en soit, le citoyen germano-américain restera désormais incarné dans le type de Breitmann, comme l’Irlandais dans celui de Paddy, et le peuple anglais tout entier dans celui de John Bull. La première apparition de Breitmann eut lieu en 1857 dans le Graham’s magazine de Philadelphie. Il se présentait simplement sous les traits d’un lourdaud vorace et ivrogne :


« Hans Breitmann a donné une soirée[5] ; on y a joué du piano. J’y tombai amoureux d’une Américaine ; son nom était Mathilde Yane. Elle avait des cheveux bruns cendrés comme un craquelin ; ses yeux étaient bleu de ciel ; lorsqu’ils regardaient dans les miens, ils fendaient mon cœur en deux.

« Hans Breitmann a donné une soirée, j’y allai, on le devine ; je valsai avec Mathilde Yane, et nous tournions comme une toupie. Plus jolie qu’aucune du bal, elle pesait deux cents livres environ ; chaque fois qu’elle faisait un saut, les vitres tremblaient.

« Hans Breitmann a donné une soirée : je vous assure, elle coûta cher ; on y roula plus de sept tonneaux de bière première qualité, et quand on y mettait le fausset, les Allemands applaudissaient. Je ne crois pas que de toute l’année il y ait eu soirée pareille.

« Hans Breitmann a donné une soirée, tout était sens dessus dessous ; le souper servi, la compagnie se mit à l’aise comme chez elle. On mangea le pain et l’oie fumée, les saucisses et le rôti, puis on fit descendre le repas avec quatre tonneaux de vin du Neckar.

« Hans Breitmann a donné une soirée, nous fûmes tous soûls comme porcs. Je collai ma bouche à un baril de bière et le vidai tout entier, puis j’embrassai Mathilde Yane, et elle me donna une grande tape sur la tête, et la compagnie se battit avec les nappes jusqu’à ce que la police y mit fin.

« Hans Breitmann a donné une soirée. Où est cette soirée maintenant ? où est l’aimable nuage d’or qui flottait au front de la montagne ? Où est l’étoile qui brillait au ciel, lumière de l’esprit ? Tous sont passés comme la bonne bière, passés dans l’éternité. »


La Soirée de Breitmann, sous la forme burlesque qui fait tout son mérite, obtint un succès qui encouragea M. Leland à ramener en scène le buveur de bière. Il célébra la fameuse société de gymnastique que les Allemands ont importée avec leurs ustensiles de ménage, leur mysticisme et leur langue ; il fit un portrait comique du colosse, dont la force n’a d’égale que sa maladresse, et le montra soulevant à bras tendus des poids énormes qui lui retombent sur la tête sans le faire sourciller, tant est dur son crâne épais ; puis, continuant ses prétendues ballades, qui sont de féroces satires, il tourna successivement en ridicule tout ce que l’Allemand a de plus sacré, les orgies qui transforment les fêtes de Noël en fêtes du Walhalla, le divin Freyschütz, la danse des torches, le buste enguirlandé de Beethoven, la chanson populaire du Rheinweinlied, les sociétés chorales, les mascarades où l’on se déguise en Arminius, en Thusnelda, en Barberousse, en Conradin et en personnages des Nibelungen, la chaste valse, l’union des âmes, la magique Lorelei elle-même, qui se trouve avoir entraîné sa victime sous les flots, non pas par le prestige du chant et de la beauté, mais en lui promettant du vin, de l’argent, des pendules. Quant à leur métaphysique, la course fantastique de Herr Schnitzerl sur son philosopède, qui finit par le renverser et lui passer sur le corps, en est le symbole ; quant à leur vertu, demandez à Breitmann si ces benêts de Yankees ont raison de croire qu’il ne va chez la jolie veuve, la piquante cabaretière, que pour boire son vin, embrasser son baby et la regarder platoniquement ; écoutez les gros baisers que Breitmann dépose sur ses joues en lui parlant des étoiles… vous en entendrez six, bien comptés ! Au milieu de tout cela courent des réminiscences et des parodies de tels morceaux célèbres de littérature allemande qui font honneur à l’érudition de M. Leland, mais que jamais on n’avait touchés de cette main légère et profanatrice. Il ne quitte le malheureux Breitmann que sur le seuil de l’assemblée législative, où il a réussi à s’insinuer. L’ayant installé une bonne fois sur le banc du haut duquel il jure, verre en main, d’être fidèle à l’aigle américaine, l’auteur s’amuse à nous présenter par la même occasion quelques orateurs yankees et à souligner plaisamment les fautes, les inconséquences de la grande république. C’est peut-être la partie de son œuvre où il répand le plus d’humour ; cependant nous nous intéressons davantage à la partie épique, à laquelle les désastres de la France ont prêté un renouveau d’actualité. La guerre civile a éclaté, les prouesses de Breitmann commencent dans le Maryland, Inutile d’assaisonner de l’accent désagréable que chacun connaît, et dont le caractère principal est la confusion des consonnes douces et des consonnes dures, ce texte assez curieux par lui-même : « Breitmann et sa compagnie sont partis pour le Maryland. — Il n’y a rien à boire dans ce pays-ci. — Ma gorge est sèche comme le sable. — La cantine est maigre, mon sac est léger, — Si je trouvais de la bière, j’en boirais jusqu’à éclater. Gling, glang, gloria, — je boirais jusqu’à éclater.

« Le lieutenant prend une douzaine d’hommes et bat la campagne ; — le sergent fourrage partout jusqu’à ce qu’il ait découvert quelque chose de bon. — Tonnerre de Dieu ! pillez, braves gens ! — vous n’avez pas bu depuis quinze heures ! — Si je trouvais de la bière, j’en boirais jusqu’à éclater. — « Gling, glang, gloria, etc….

« A minuit retentit dans le camp — le galop des chevaux : — Alerte ! debout ! — Monsieur le capitaine, nos éclaireurs ont trouvé une ville rebelle — avec une taverne rebelle près d’ici, — et une cave rebelle pleine de bière rebelle. — Gling, glang, gloria, etc…

« Breitmann jure : Gottsdonnerkreazschocksckwerenoth ! — Comme il bondit ! — Ach ! que je voie cette bière ! — Ach ! que je lui donne l’assaut ! — Où est mon sabre fidèle, — où est mon bon cheval de guerre ? — Pour un quartaut de bière, — je verserais une mer de sang. — Gling, glang, gloria, etc…

« Cinq cents rebelles tiennent la ville, — nous ne sommes que cent, — mais qu’importe quand on a soif à ce point ? — Ils s’élancent, ils écrasent tout sur leur passage, — rapides comme la foudre ou comme le chasseur noir — quand il mène sa chasse sauvage au milieu des éclairs. — Gling, glang, gloria, etc.

« A droite, à gauche, défilent en fuyant les montagnes, les arbres et les haies ; — à droite, à gauche, les Allemands défilent à fond de train — sur le pont, et où il n’y a pas de pont, — ils se précipitent à la nage. — Ruisselante sous un rayon de lune, — la cavalerie va toujours tout droit. — Gling, glang, gloria, — la cavalerie de Breitmann !

« Ils courent sans se soucier d’être secs ou trempés, — chevaux et cavaliers s’essoufflent, — les cailloux volent autour d’eux en étincelles. — Ropp ! Ropp ! je sens la brasserie ! — Nous approchons de quelque chose de bon ! — Ropp ! Ropp ! nous tenons la bière ! — Gling, glang, gloria !

« Écoutez la fusillade et le cliquets du sabre sur les casques ! Oh ! Breitmann, mauvaise pratique, quel tapage font les coups que tu portes… — Il crie : Hurrah ! — Nous avons pris la ville. — Gling, glang, gloria ! — Victoria ! Victoria ! les Allemands ont pris la ville !

« Avec des cris de hussards, les Allemands forcent la cave, — ils en font rouler les tonneaux. — Et tandis que fume la poudre, que les balles sifflent encore, — le Breitmann, hache en main, — fait sauter la bonde. — Gling, glang, gloria, etc.

« Dieux ! quelle rasade tire le Breitmann ! — les mains encore rouges de sang ! — Les voici tous à boire parmi les cadavres rebelles. — Et c’est de la sorte qu’à minuit, sur le flanc de la montagne, — ils aidèrent à faire de l’histoire[6]. — Telle fut la chevauchée de Breitmann. — Gling, glang, gloria ! — Victoria ! Victoria ! — La terrible chevauchée de nuit — des sauvages volontaires de Breitmann, — tous fameux, larges et carrés ! »


Breitmann traînard est encore pire. Ses soldats le croient mort, le quartier allemand de New-York a tendu de crêpes noirs toutes ses tavernes, tous les compatriotes du héros se sont soûlés à la grande fête de deuil de la Société de gymnastique. Quinze jours se passent. Est-ce donc son ombre qui revient ? En ce cas, elle a terriblement gagné dans l’autre monde ; habillée de neuf, elle porte six pistolets incrustés d’argent, un sabre d’empereur ; ses bottes sont bourrées de porte-monnaie, son sac regorge de dollars ; les chaînes de deux douzaines de montres sortent de ses poches, outre les cuillers d’argent ! Ne lui demandez pas d’où vient tout cela, il répondrait sournoisement : — Si vous ne me faites pas de questions, je ne vous ferai pas de mensonges. — Du reste, les journaux assurent que les irréguliers de l’armée de Sherman n’ont pas pris la moitié, pauvres gens, de ce qu’il leur fallait !

Assez longtemps après la fin de cette guerre, où nous voyons quels nobles motifs excitaient sa vaillance, Breitmann s’en va dans l’ouest. Il part pour le Kansas, il fait trois mille milles, et il en sait juste le compte, car à chaque mille saute le bouchon d’une bouteille de Champagne. Les gens de l’Illinois le régalent et le laissent ivre-mort ; à Leavenworth, on lui donne plus de nourriture qu’un homme n’en peut digérer et deux fois autant à boire ; dans la prairie, il trouve une foule joyeuse ; le Kansas saignant[7] ne saigne plus ; en revanche le whisky coule à flots de ses blessures. Les Allemands établis au Kansas sont devenus si gras qu’ils ne peuvent plus parler. Ils vivent en bonne amitié avec les ours, qui ne cessent de grogner : « Bons Bavarois ! » On rencontre le Breitmann partout, dans les plaines à chasser le buffle, à Santa-Fé, sur la route de Dériver, dans le vieux Missouri hospitalier et propice à l’ivrognerie ; mais c’est au Kansas surtout qu’il accomplit sa mission. Breitmann fait tenir l’infini dans une éternelle bamboche.

L’auteur prétend que le grand nombre des Allemands accueillit ses ballades avec indulgence, comprenant bien qu’aucune n’était dictée par un esprit d’amertume ou de haine. S’il en est ainsi, c’est la preuve d’un bon caractère ; nous doutons cependant que la dernière publication de M. Leland, Breitmann uhlan, ait été particulièrement agréable à nos ennemis. Durant la guerre, les journaux américains et anglais les avaient plus d’une fois désignés sous le nom ironique de Breitmann, et en février 1871 Hans Breitmann parut à la fois comme principal acteur sur trois théâtres de Londres. À ce propos, le Daily Telegraph remarquait que le uhlan prussien de 1870 semblait destiné à prendre la place du cosaque si tristement fameux dans les invasions de 1814-15. Le journal anglais faisait un portrait exact, sinon flatteur, de ce bandit en uniforme bleu et jaune, qui porte au bout de sa lance « l’équivalent d’un mouchoir de poche sale, » qui apparaît pour rançonner et répond à un refus par des menaces rarement réalisées, car son succès, ce succès étrange, presque magique en apparence, qui fait que presque seul il s’empare d’une ville, dépend en grande partie de son impudence, de ses mensonges et de ses qualités d’espion.


« — J’apprends une prodigieuse histoire, qui ressemble à un roman, — comment Breitmann, avec quatre uhlans, s’est emparé de la ville de Nantz, que les Français appellent Nancy.

« On crut voir le roi Guillaume, — quand Hans entra dans la ville, — et, pareil à Odin, regarda, terrible, autour de lui en disant : — Malheureux ! apportez-moi votre maire ! »

D’un ton altier, le Breitmann continue ses réclamations, et ici mieux vaut copier textuellement la strophe, qui est en français, comme le reste en yankee :

« Ich temand que rentez fous ;
Shai dreisig mille soldaten
Bas loin d’ici, barpilou ! Aber, tonnez, moi Champagner,

— J’ai an soif extraordinaire, — Apout one douzaine cart-loads[8] ; Et puis je fous laisse faire. »

Voilà ce qu’il faut trouver en vingt minutes pour satisfaire aux plus pressans besoins d’une patrouille allemande :


« Mille montres d’or, — item cinq mille d’argent pour le commun des soldats, — trois mille bagues de diamans, — et tout de suite ! Nos fiancées les attendent à la maison. — Un million de cigares en outre, — et pour nous remercier de ne pas exiger davantage, douze mille cuillers seulement.

« Si vous n’avez pas de Champagne, nous prendrons de l’argent à la rigueur : 100,000 francs, peu nous importe, mais vite, car nous sommes pressés. »

Voici maintenant Breitmann au bivouac, sentimental sous la feuillée, une bouteille de Champagne sur les genoux, une saucisse à la main, sa longue lance en repos à ses côtés. Les jeunes uhlans l’entourent tandis qu’il leur donne des leçons de morale : — Avant le combat, mes enfans, une petite prière à Dieu, une longue goutte de schnapps dans le gosier ! — L’orgie gronde dans les fermes, dans les châteaux pillés de fond en comble, et, si- l’orgie se borne à des excès de table, c’est qu’à peu d’exceptions près les filles de France savent se défendre. Patience ! Breitmann se rattrapera à Paris, au bal Mabille, objet de ses rêves. Il dansera la danse profane de ces lieux tel qu’un hippopotame en goguette. Comment les catacombes ne s’écroulent-elles pas sous son poids ? L’amour de tant de joyeuses petites femmes est fruit nouveau pour lui. Il le savoure, il rit des vains efforts qu’elles font pour atteindre du bout de leur pied impudique le chapeau qui couvre son front de géant, il oublie la bière épaisse pour l’absinthe ensorcelante ; — mais, toujours sentimental, il soupire, sur l’épaule de satin où repose sa grande barbe, des professions entrecoupées de tendresse, de mysticisme et de philosophie pour lesquelles la langue française n’a pas de mots. — De retour dans son pays, le souvenir de Pochardinette, qui aima tout le quartier latin et Breitmann ensuite, arrachera une douce larme à son cœur fidèle. Le jugement porté sur le Breitmann par son frère Jonathan est d’autant plus remarquable que frère Jonathan n’est entraîné par aucune sympathie particulière pour notre France, qu’il traite au contraire avec sévérité.

Bien qu’il n’y ait point de rapport entre le talent tout primesautier d’Artemus Ward et le talent de M. Leland, rehaussé d’étude, de science et de goût, leurs deux noms se trouvent tout naturellement réunis. — Ce fut dans Vanity-Fair, dirigé alors par M. Leland, que le showman obtint ses premiers succès : un article lu par M. Leland à Pfaff’s-Club paraît avoir excité tout d’abord assez d’enthousiasme pour que l’on détrônât séance tenante, à son profit, l’humoriste jusque-là premier en tête, le major Jack Bowning, auteur de Lettres anti-abolitionistes. Des arrêts moins équitables ont été prononcés à Pfaff’s[9]. De temps à autre il jaillit de là un nom nouveau qui, bruyamment acclamé durant la première heure, ne tarde pas à s’éteindre comme une fusée, mais le bon sens public se charge assez vite de réduire à néant les réputations factices ; il est remarquable que, malgré l’importance presque exclusive accordée en Amérique à la drôlerie, les seuls humoristes dont le succès persiste soient ceux qui, comme Artemus et Breit-mann, puisent leurs sujets, quelque futiles qu’ils paraissent, dans l’observation sagace des passions et des sottises humaines. Il faut toujours en effet remonter à cette source inépuisable pour trouver le vrai comique, auquel les lettrés sont aussi sensibles que les ignorans, parce que le rire ainsi provoqué est irrésistible : l’homme rira toujours et de bon cœur des infirmités intellectuelles et morales, des manies, des travers de l’homme ; l’orthographe burlesque, les calembours, les équivoques du langage, toutes ces bouffonneries, faciles à copier, ne sont qu’accessoires, et ne suffiraient pas à elles seules, quoi que puissent supposer les imitateurs inintelligens. Artemus affecte l’absurdité en parlant de Brigham Young ou des fenians ; mais cette absurdité n’existe que dans l’expression ; la preuve, c’est que nombre de livres sérieux ne réussissent pas aussi bien à nous pénétrer des traits caractéristiques des mormons et. de la physionomie particulière d’une révolution irlandaise. De même le Breitmann n’est, cela va sans dire, qu’une caricature de la race allemande enluminée de couleurs criardes ; mais il y a des caricatures plus ressemblantes que des portraits. Certes M. Charles Brown et M. Charles Leland n’ont pas regardé bien haut ni fouillé bien profondément ; du moins ont-ils vu juste et dit ce qu’ils voyaient avec cette franchise brusque et hardie qui rend la vérité plus saisissante que toutes les inventions. Dans leur sphère, ils ont cultivé ce comique de bon aloi qu’approuve La Bruyère, parce qu’il est emprunté à la nature, et qu’il fait rire les sages et les honnêtes gens.


TH. BENTZON.

  1. Abstinence complète de liqueurs fortes.
  2. L’une des demeures du prophète.
  3. A cause d’une lecture irrévérente contre les mormons.
  4. Club littéraire de New-York.
  5. Cette phrase a passé en proverbe.
  6. L’un des orateurs du nord avait dit que l’armée fédérale, par ses actes, écrivait de l’histoire.
  7. Nommé ainsi à cause de la prétendue tyrannie des sudistes.
  8. Cart-load, le chargement d’une charrette.
  9. Pfaff’s, comme on l’appelle communément ; il se tient dans une cave, ou peu s’en faut ; le punch y joue un grand rôle et les auteurs sérieux y font bon accueil à la bohème.