Les Maîtres espagnols et l’art naturaliste

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Les Maîtres espagnols et l’art naturaliste
S. Jacquemont

Revue des Deux Mondes tome 89, 1888


LES
MAITRES ESPAGNOLS
ET
L'ART NATURALISTE


I

Si vous avez jamais lu la vie des anciens peintres, français, flamands ou espagnols, au XVIe et au XVIIe siècle, vous y aurez remarqué deux traits saillans et chez tous à peu près uniformes, C’est d’abord le long et patient apprentissage auquel se soumettaient ces artistes, écoliers volontaires pendant la moitié de leur vie ; puis leur idolâtrie pour les grands maîtres et le fanatisme irrésistible qui les entraînait tous vers l’Italie. Aucun ne se voulait contenter de l’éducation natale, ni du maître, parfois excellent et renommé, qui lui avait appris à manier le crayon et la brosse. Dès qu’ils en avaient le moyen ou l’occasion, ils parlaient, à travers mille obstacles, pour cette terre promise, où ils croyaient fermement que le génie les attendait devant les chefs-d’œuvre de Florence et de Rome. Ils ne l’y rencontraient pas toujours, et plus d’un même y a perdu son propre talent. Mais combien d’autres ont rapporté de ce commerce toute leur puissance et toute leur gloire !

Le souvenir de ces laborieux artistes, à la fois si vaillans et si timides, si pleins de foi et si défians d’eux-mêmes, me hantait un jour, non pas à Rome, où, Dieu merci, les écoliers de la peinture ne manqueront jamais, quoi qu’on dise, mais à Madrid, dans le musée du Prado. Où sont, me disais-je devant ces toiles si extraordinaires et si peu visitées, où sont les peintres d’antan ? La race est-elle perdue de ces enfans qui partaient jadis, de Paris ou d’Anvers, le bâton à la main et l’escarcelle vide, s’arrêtant dans les villes à peindre un portrait ou à barbouiller une chapelle, pour gagner quelques écus ? Rien ne coûtait à leur foi, et ils oubliaient tout, lorsque, du haut des Alpes, ils s’écriaient, comme les matelots d’Enée : Italiam ! Italiam ! Trouverait-on aujourd’hui, par exemple, un compagnon comme ce petit Moya, l’ami d’enfance de Murillo, qui, un beau jour, prend le mousquet pour aller en Flandre aux frais du roi, et là déserte et se sauve à Londres, toujours à la poursuite de Van Dyck ?

Nos jeunes peintres n’ont plus ces naïfs enthousiasmes. La plupart ne s’éloignent guère de Paris ; et c’est bien souvent moins par nécessité que par mode, sous le prétexte que Paris est aujourd’hui le plus grand centre d’études artistiques, et que les étrangers y viennent en foule apprendre et exposer. Beaucoup aussi prétendent que les tendances et les procédés modernes de la peinture leur rendent superflue l’étude des anciens maîtres. C’est justement ce préjugé, bien digne de notre âge vaniteux, qui me revenait à l’esprit dans les salles du Prado.

Il ne se peut pas, en effet, qu’un amateur français, devant le formidable réalisme des maîtres espagnols, ne songe aux entreprises et aux succès de notre plus jeune école, cette école naturaliste, née d’hier dans le désarroi de nos ateliers, et qui a pour but déterminé l’imitation de la nature humaine sous ses aspects les plus vulgaires et dans les proportions de la réalité. Elle transporte sur la toile les théories qui ont tant abaissé, depuis dix ou quinze ans, notre littérature. Mais, dans le domaine de la peinture, ces théories sont infiniment plus justes, et la faveur publique ne s’égare point en saluant les hardis novateurs. Nous peindre les hommes de la campagne ou de l’usine sans les accommoder en figurans de théâtre, nous mettre sous les yeux toute la rude simplicité de la vie rustique ou de la vie ouvrière, c’est très bien. Il ne l’est pas moins, assurément, d’appliquer ce système réaliste à des sujets plus nobles, à tous ceux, en somme, que peut aborder le pinceau. C’est là un besoin universel du goût contemporain, et, vous tous qui tentez de le satisfaire, vous êtes dans une voie heureuse et féconde. Mais ne criez pas à la nouveauté ! Car, ce qui vous rend justement fiers, cette recherche de la vérité réelle et affranchie de toute convention, ce dédain des banalités académiques, c’est précisément ce qui caractérise par-dessus tout les grands peintres de l’Espagne. Il en faut prendre son parti, rien n’est plus à créer en peinture. Tout est dit, tout est fait, depuis cinq siècles que l’on barbouille des toiles ou des murailles. Pas un genre, pas un style, pas même un procédé technique dont on ne trouve dans le passé des modèles achevés. Les soi-disant nouveautés de style, les prétendues trouvailles d’exécution dont on fait si grand tapage depuis dix ou douze ans, datent de deux ou trois siècles. Ne connaissez-vous pas certaines œuvres de Rembrandt, des paysages, par exemple, qui sont du pur impressionnisme ? Et les peintres, qui, sous le prétexte d’une lumière plus naturelle, rejettent comme une vieillerie la perspective, que font-ils, sinon renouveler les primitifs d’Italie, de Flandre ou d’Allemagne ? Seulement ceux-ci suppléaient à leur pauvreté technique par un sentiment et un charme dont nos modernistes ne se mettent guère en peine.

Mais il ne s’agit pas ici des mystificateurs. Je m’adresse à ces peintres sincères, à ces chercheurs de la vérité, qui proclament comme un dogme l’imitation littérale de la nature, et je leur dis : Rappelez-vous que jadis des maîtres divins ont réalisé, avec la dernière perfection, toutes les théories et même tous les procédés qui vous sont chers : et comme ces maîtres sont trop rares au Louvre, tâchez de les aller voir au-delà des Pyrénées.

— Pourquoi pas en Hollande ? me dira-t-on. C’est plus près, et cela vaut tout autant. — Je ne le crois pas. Sans parler de l’éclairage factice de la peinture hollandaise et de ses proportions presque toujours exiguës, qui suffiraient à écarter d’elle notre jeune école, le naturalisme des maîtres de Hollande, j’entends des plus grands, est, — j’ose le dire, après avoir beaucoup vu les uns et les autres, — moins vrai, moins naïf, moins profond que celui des Espagnols.

Oui, un naturel absolu, et que l’on dirait spontané et irréfléchi, c’est là, plus encore que la puissance du pinceau et la magie des couleurs, le charme souverain de Velasquez, de Murillo, de Zurbaran, de Ribera, de Goya. — D’où leur vient à tous ce penchant irrésistible et passionné pour la vérité réelle et même triviale ? Ce n’est pas un système : c’est une qualité de race qui a éclaté dès l’âge adulte de leur école. Bien avant les Hollandais, ils ont vu et goûté un idéal pittoresque dans le peuple, dans les paysans malpropres et demi-sauvages, dans les artisans grossiers, les mendians et les soudards, qu’ils revêtent d’ailleurs très souvent des noms les plus héroïques et les plus sacrés. Mais cette nature humaine dont ils aiment tous les aspects, ils ne croient pas possible de la représenter sous d’autres proportions que celles que Dieu lui a données. La peinture en réduction, et, à plus forte raison, la peinture à la loupe, est le contraire même du tempérament espagnol. L’art de ces athlètes ne peut pas dépouiller la force et la hardiesse, merveilleux d’ailleurs pour l’habileté et la justesse des procédés. Enfin, si nous regardons la pensée et le style, que le naturalisme ne saurait exclure, c’est encore la puissance et la fierté de l’âme espagnole qui l’emporteront sur l’esprit positif calme, et toujours un peu bourgeois de la Hollande.

Il n’y a pourtant pas un demi-siècle que l’on donne chez nous, à l’Espagne, son véritable rang : ignorance d’autant plus excusable qu’elle régnait partout en-deçà des Pyrénées. C’est même un des plus curieux phénomènes de l’histoire de l’art que cette destinée de Velasquez et de Zurbaran ; mais deux raisons l’expliquent. D’abord, les grands artistes espagnols (sauf Ribera) n’ayant jamais travaillé que pour leurs souverains, leurs couvens ou leurs églises, c’est seulement dans les palais royaux ou les sanctuaires de l’Espagne que l’on pouvait autrefois les rencontrer ; et ils n’auraient pas bougé de là, apparemment, sans l’invasion française et la révolution constitutionnelle. Que savait-on d’eux avant ce siècle ? Presque rien. Velasquez avait peint, par hasard, à Rome, le portrait d’Innocent X (seule œuvre capitale du maître qui soit, même aujourd’hui, hors de son pays) ; et trois ou quatre petites toiles de sa main étaient passées, comme cadeaux de famille, dans la maison impériale de Vienne. De Zurbaran, à peu près rien n’avait passé la frontière. Murillo, qui a produit dix fois plus, était un peu moins ignoré, quelques beaux ouvrages et un plus grand nombre de médiocrités s’étant vendus sous son nom. D’autre part, cependant, ces grands peintres avaient un atelier fréquenté, et quoiqu’ils n’aient formé, — autre singularité, — aucun élève de renom, du moins les copistes et les habiles imitateurs ne manquaient pas autour d’eux, chez Murillo surtout. De là des copies et de nombreux pastiches qui se sont répandus de bonne heure à travers l’Europe, en même temps que des toiles de peintres secondaires, plus ou moins inspirés par la Flandre ou l’Italie.

Ainsi, tandis que les vrais trésors de l’art espagnol restaient enfouis derrière des murs sacrés, la fausse monnaie et le billon passaient de main en main, et prenaient place dans ces cabinets de princes ou de riches particuliers qui ont formé peu à peu, dans notre siècle, les grands musées royaux ou impériaux. Et c’est sur ces contrefaçons ou ces échantillons médiocres que, pendant deux siècles, artistes et amateurs se sont fait une idée de l’art espagnol ! Pendant que les chefs-d’œuvre des écoles italienne, flamande, hollandaise, dispersés dès leur création, et en grand nombre, enthousiasmaient toute l’Europe, on n’accueillait que par curiosité, dans les collections, une école qui semblait à bon droit très inférieure aux autres. Or rien n’est tenace comme ces jugemens tout faits que l’on se passe de génération en génération. Combien de gans et des plus compétens parlent encore, avec de singulières méprises, de la peinture espagnole ! C’est qu’aujourd’hui même les grands musées d’Europe, j’entends les plus riches et les plus fastueux, n’en peuvent donner qu’une très pauvre connaissance. En dépit des notions que chacun peut aller prendre à Madrid, les fausses attributions s’étalent, avec le même sans-gêne, aussi bien à l’Ermitage, à Berlin et à Dresde qu’au Louvre, où de quatre toiles prêtées à Velasquez, une seule est authentique. Et nous sommes pourtant, grâce à la collection du maréchal Soult, les plus favorisés.

Ne nous plaignons pas, certes, que l’Espagne ait su garder ses chefs-d’œuvre, et nous oblige à les aller voir chez elle ! Qui ne sait combien les œuvres d’art sont plus intelligibles, plus vivantes, plus sympathiques, enfin, sous le ciel qui les a vues naître ? Et qui ne sait aussi que l’air pur de Florence ou de Madrid conserve autrement la peinture que les climats du Nord ? Les soixante Velasquez du Prado ont l’air de sortir de l’atelier, aussi bien que les Murillo, les Zurbaran, qui, à côté d’eux, et dans l’académie voisine, complètent cette triomphante parade de l’art espagnol. Aussi frais sont les incomparables Rubens, et cette foule de chefs-d’œuvre italiens, français, hollandais, amassés là comme pour permettre sur place toutes les comparaisons. Ce que l’on peut rapporter de Madrid, Regnault l’avait montré, lui dont la carrière éphémère ne fut qu’une réminiscence du Prado. D’autres illustres le montrent encore avec éclat, et, même pour les profanes, il est curieux de voir les sources où a puisé un maître tel que M. Bonnat.


II

Tout le monde sait que l’éclat vraiment original de la peinture espagnole, — j’excepte les contemporains, — se résume à peu près dans cinq noms hors pair : Ribera, Zurbaran, Velasquez, Murillo, Goya. Le dernier est presque un moderne ; les autres ont brillé à peu près ensemble, dans une période qui n’excède pas soixante-dix années, depuis les débuts de Ribera jusqu’à la mort de Murillo. Avant et après ce siècle d’or, les peintres abondent dans la Péninsule ; mais, sur l’enseignement spécial dont j’ai parlé, il n’y a pas grand’chose à leur demander. Et, si curieuse que soit l’histoire de précurseurs tels que Moralès, Sanchez Coello ou Ribalta, je la laisse, faute d’espace, pour venir tout de suite aux maîtres originaux. Il est d’autant plus facile de les isoler de leurs prédécesseurs qu’ils ne leur doivent rien. Aucun n’a été l’élève de quelqu’un, comme Raphaël le fut du Pérugin, et Léonard de Vinci de Verrochio ; aucun ne reflète dans ses premiers chefs-d’œuvre les traditions et les exemples du maître qui lui a appris à manier la brosse. Et, pareillement, aucun ne fonde une école durable. Bien qu’ils vivent tous dans le même temps et qu’ils se rencontrent, Ribera est le seul d’entre eux qui exerce sur les autres une influence plus ou moins passagère. Ils diffèrent par le style et par la note de l’inspiration, comme par les méthodes. Celui-ci est plutôt dessinateur et ceux-là coloristes. Ils n’ont vraiment de commun qu’un seul trait caractéristique, l’amour irrésistible du naturel, de l’expression naïve ou de la vérité brutale. Mais, en dépit de cet air de famille, si profonde est leur différence de physionomie et de procédés techniques qu’on ose à peine employer le terme « d’école espagnole. » Et, toute distinction de rang étant ici purement arbitraire, la seule marche à suivre pour parler de ces grands artistes est de s’en tenir à l’ordre chronologique de leur naissance.

Joseph Ribera apparaît le premier et, si connu qu’il soit, il en faut parler, parce qu’il a été un fâcheux modèle pour ses contemporains, et que, pourtant, il en reste un très digne d’étude dans ses bonnes parties. Entré tout enfant, à Valence, chez un excellent peintre, François Ribalta, l’impétueux artiste s’enfuit, à seize ans, à Rome, et là, misérable, souffrant la faim, il travailla avec rage, cherchant des voies nouvelles. Il commence par étudier les Carrache, qu’il devait si furieusement combattre plus tard. Attiré à Parme, il se prend d’amour, — qui le croirait ? — pour le suave et tendre Corrège. Son charmant tableau l’Échelle de Jacob, au Prado, reste le souvenir de cette passion éphémère dont les traces fécondes reparaîtront dans la suite. Mais il voit Michel-Ange de Caravage, et cette fois sa route est fixée : ce sont deux frères qui se sont rencontrés.

Un homme, en effet, était apparu en Italie juste à point pour aider de son souffle puissant à l’éclosion du grand art espagnol. Je ne veux certes pas dire que sans lui cet art ne fût pas venu au monde, ni même qu’il n’eût pas jeté autant d’éclat, mais les exemples et l’autorité d’Amerighi ont exercé une influence si décisive sur Ribera et Zurbaran, et Velasquez lui-même paraît en avoir fait tant de cas, qu’il faut bien saluer au passage l’unique ancêtre des grands Espagnols. Entre eux et lui, la parenté est manifeste, et s’ils avaient eu besoin de les demander à quelqu’un, ils auraient trouvé chez lui leurs principaux caractères. Naturaliste, il l’est avant eux. Il a les mêmes antipathies et les mêmes tendances, c’est-à-dire la même horreur de l’art factice et la même passion du vrai, quoiqu’il ne l’ait pas toujours aussi vivement exprimée. Bref, il est de leur famille, et l’on ne peut moins faire que de rattacher à une étude de l’art espagnol l’esquisse de cette physionomie d’Italien, si différent de tous ses compatriotes, et peut-être trop oublié de nos artistes.

On sait dans quelles favorables circonstances il apparut, au milieu d’une précoce et universelle décadence de la peinture italienne. Les grands maîtres étaient morts ou près de disparaître ; mais leurs innombrables élèves, Hélas ! ne suivaient pas leurs traces. Tous, d’un bout de la Péninsule à l’autre, à Rome comme à Florence, à Parme comme à Venise, se ralliaient à la soi-disant école de Michel-Ange : c’est-à-dire que, du dangereux colosse, ils ne voyaient et n’imitaient que les défauts. C’est l’époque où une légion de barbouilleurs, quelques-uns très renommés dans leur temps, ont couvert tant de palais et d’églises de ces fresques tapageuses, dont tout l’art consistée mettre le plus possible en évidence une prétendue science anatomique par des effets de muscles et de raccourcis, par les attitudes les plus tourmentées et les gestes les plus invraisemblables. Et, devant ce déluge de platitudes, tout le monde criait au miracle, dans la patrie de Raphaël, de Léonard de Vinci et du Titien !

Aussi fut-il plus hardi que Masaccio, l’homme qui, en face de la peinture de pratique triomphante, en appela résolument à la nature et défia une armée d’artistes dont plusieurs avaient un réel talent, une renommée bruyante et, par-dessus tout, la faveur des papes et des princes. Et, non-seulement il réclamait, comme point de départ indispensable, le modèle vivant, mais il ne choisissait pour modèles que des têtes expressives, et leur demandait moins la beauté que le caractère individuel. Par là, tout d’abord, il s’éloignait de la tradition italienne. Mais il s’en éloignait davantage encore en tournant le dos, aussi souvent qu’il le pouvait, à la Bible et aux Métamorphoses d’Ovide, pour s’en aller prendre ses sujets de tableaux dans des cabarets, des tripots, des corps de garde. Il faut se reporter en pensée à la société, à l’art pompeux et académique de ce temps-là pour mesurer la hauteur de cette insolence ! Elle réussit pourtant, comme toutes les révoltes nécessaires. Amerighi eut une école nombreuse et ardente, et un public assez fanatique pour lui faire une gloire de ses défauts.

Comment cet esprit puissant et qui voyait si juste, cet amant de la nature et de la vérité, en vînt-il à fausser l’élément essentiel de la peinture, la lumière ?… Il eut un jour cette prodigieuse idée, pour donner le plus de relief possible à ses figures, de ne les éclairer que d’un côté, l’autre se noyant dans une ombre opaque. Je veux bien qu’il ait trouvé, à Parme et à Venise, chez de grands maîtres qui ne sont pas toujours égaux à eux-mêmes, l’idée fâcheuse du modelé par les ombres. Mais il y avait un abîme pour arriver de là à sa méthode. Eh bien ! ces noirs outrés et invraisemblables, qui nous gâtent de charmans ouvrages, c’est ce que ses contemporains ont le plus admiré en lui sous le nom de clair-obscur !

Vers la fin de sa trop courte vie, heureusement, Amerighi reconnut son erreur et revint au modelé en pleine lumière, dans un coloris très personnel, dont la richesse sobre et les larges harmonies secondent à merveille son vigoureux dessin et l’accent de ses figures. C’est sur ces dernières qu’il faut le juger, par exemple la Mise au tombeau du Vatican, la Sainte Cécile du palais Spada, l’adorable Joueuse de luth de la galerie Lichtenstein, restée inachevée, et enfin la Diseuse de bonne aventure et l’héroïque portrait du grand-maître Wignacourt que nous possédons. Le reproche de grossièreté, qu’on lui adressait jadis, fait sourire aujourd’hui. Caravage a simplement devancé le goût des Hollandais et des Espagnols avec plus de style et d’élégance. Les personnages qu’il a préférés ne respirent pas la vertu, à coup sûr, mais pas davantage la bassesse. Ces joueurs de dés, ces lansquenets, ces pages,


Dont le visage allier et charmant s’accommode
D’un panache éclatant,


ces bohémiennes accortes, avec leurs jupes et leurs voiles rayés de vives couleurs, tout ce monde joyeux de corps de garde ou de lieux suspects, nous attache par des physionomies et par une désinvolture qui sont le contraire même de la trivialité. Il me semble retrouver là des figures de connaissance et comme une illustration anticipée de nos grands romantiques, de Hugo, de Musset et de Mérimée.

Et voyez l’audace de l’artiste ! Ces sujets si témérairement choisis, il les traita toujours, et par principe, suivant les proportions de la réalité. C’était une grande nouveauté dans la peinture, et par là encore il fut le maître et le modèle des Espagnols. Il leur apprit aussi et à d’autres, Italiens ou Français, son art des tonalités franches et soutenues, qui s’harmonisent et se balancent par masses, et des draperies simples, étendues sur de larges plans. Nous allons retrouver, plus ou moins, la trace de ces exemples chez tous les maîtres de l’Espagne.

Pour Ribera, cependant, on peut se demander si cette rencontre fut vraiment heureuse et si sa nature violente avait besoin d’être stimulée. Car il s’enthousiasma de son nouveau maître au point de ne lui prendre que ses défauts, ses ombres outrées surtout, défauts qui ne suffirent pas encore à son humeur et qu’il porta aux derniers excès. A côté de lui, les toiles de Caravage les plus sombres et les plus théâtrales ne sont plus que des Sassoferrato ou des Albane.

Avouons-le : pour épris que l’on soit du naturalisme, on ne regarde plus aujourd’hui que par curiosité, dons les musées, ces hideux supplices que Ribera a vingt fois répétés : ce saint Barthélémy qu’on écorche et dont le sang ruisselle sous les couteaux ; ce saint Laurent rôti sur le gril, l’un et l’autre, d’ailleurs, de mine aussi farouche et aussi patibulaire que leurs bourreaux ; ce saint Jérôme décharné qui frappe d’une grosse pierre les os de sa poitrine ; ce Prométhée déchiré par le vautour et dont les entrailles s’étalent comme celles d’un cheval de picador éventré. — On ne saurait dire ce qui répugne le plus dans ces œuvres féroces, ou de l’horreur du sujet, ou de la brutalité des types, ou de ces larges taches noires qui, en guise d’ombres, couvrent les trois quarts de la toile, et qu’on ne peut attribuer, hélas ! ni à une mauvaise matière colorante, ni à la patine du temps.

Eh bien ! il est bon de rappeler ici aux artistes, pour les mettre en garde contre la popularité, que cette peinture, à son apparition, eut une vogue dont rien aujourd’hui ne peut donner la moindre idée. Ribera s’était établi à Naples, où, comme on sait, il a passé toute sa vie. Naples, alors, c’était encore l’Espagne, et le valencien, poussé vers le genre violent par les conseils perfides de quelques envieux qui pensaient le perdre, y trouva, au contraire, la gloire et la fortune. Ce fut un engouement prodigieux. Nous pensons aujourd’hui avoir le goût des arts, parce que tout Paris se précipite au printemps vers l’exposition de tableaux, parce que quelques peintres se bâtissent des hôtels et sont fêtés dans les salons. Mais nous ne sommes, en style d’atelier, que des bourgeois auprès des Italiens de ce temps-là. Les arts avaient pris dans ce monde passionné la place de la politique disparue ; c’était la grande, l’unique affaire. Bien peu d’artistes ont gagné des trésors comme Joseph Ribera ; aucun, sans excepter le Titien ou Rubens, n’a mené comme lui le train d’un grand seigneur. Notez que deux peintres, le Giuseppino et Guido Reni, l’égalaient en renommée et en richesses, et ces rivaux se disputaient l’Italie tout comme les tyrans de la renaissance, Hélas ! et souvent par les mêmes moyens.

Je sais ce que l’on va me dire. Ces noirs tableaux ont une puissance de facture, une sûreté de main, une finesse dans les détails, une vérité et une vie dans ces corps modelés en quelques coups de brosse, des qualités enfin telles, que les gens du métier s’y arrêtent à bon droit. Il n’en est pas moins regrettable que le souvenir de Ribera reste surtout attaché à ces œuvres violentes qu’il a trop prodiguées et qui font oublier ses dernières œuvres, les meilleures. Car il se ravisa, lui aussi : il se souvint du Corrège et revint à la lumière. Regardez au Louvre l’Adoration des bergers. Voilà le type de cette transformation du maître. Quelle franche et belle couleur ! Quel éclat et quelle harmonie dans les tons ! Et le pinceau n’a rien perdu de sa dextérité et de sa force, au contraire. On retrouve le grand réaliste tout entier dans cette touche rude, énergique, sincère, comme dans les types absolument rustiques, vrais pâtres de la Castille ou de la Manche. L’incendie de l’Alcazar royal de Madrid a détruit plusieurs exemplaires très précieux de cette dernière manière, les uns sacrés, les autres mythologiques. Mais il en reste d’admirables au Prado ; une Madeleine pénitente et un Combat de femmes gladiateurs, fantaisie superbe, rêve de poète traduit non-seulement avec une chaude couleur, mais avec une ressouvenance du grand style de Caravage, bonheur unique peut-être dans l’œuvre de Ribera, qui avait méconnu les vraies qualités de son maître. Voici, à l’académie de Saint-Ferdinand, une Apparition de l’enfant Jésus à saint Antoine de Padoue, où le farouche Espagnolet a égalé l’expression tendre et mystique de Zurbaran et de Murillo. Voici, à Berlin, un martyre de saint Barthélémy qui fait pardonner les autres. Mais la plus belle peut-être de toutes ces toiles éclatantes, c’est la Sainte Marie Égyptienne de Dresde, Chef-d’œuvre de sentiment et d’exécution originale. Près de mourir, la célèbre pénitente s’est agenouillée auprès de sa tombe ouverte, les mains jointes et sa tête charmante tournée en extase vers le ciel ; son corps émacié n’a d’autre vêtement que sa longue chevelure noire, inculte, qui l’entoure de tous côtés et se détache sur la vive lumière où apparaît un ange qui apporte le linceul. Quelle inspiration et quelle poésie dans le réalisme ! Et pourtant ces dernières toiles de Ribera elles-mêmes manquent de charme, faute de deux qualités essentielles, l’ordonnance et le soin des valeurs. Jamais le terrible homme ne s’est soumis à cet équilibre dans la composition, à cette harmonie des lignes, qui sont l’apanage et comme la noblesse héréditaire de l’art italien. Jamais non plus sa brosse fougueuse n’a cherché les dégradations, les demi-teintes et la transparence des fonds. Que ce fût la violence native de son esprit, ou son orgueil, ou le désir de faire plus vite, il n’a laissé qu’une gloire et des exemples incomplets.


III

Le grand artiste que nous amène à présent l’ordre du temps, François Zurbaran, est le moins connu des maîtres espagnols, parce qu’il s’est voué à peu près uniquement à la peinture religieuse. Mais la façon dont il l’a traitée le ferait aimer des esprits les plus prévenus contre le sentiment chrétien. Certes, il est regrettable que l’art espagnol se soit presque toujours renfermé dans les sujets sacrés, qu’il nous ait laissé si peu de portraits et de tableaux d’histoire ou de vie intime. Mais ce ne sont pas les peintres qu’il faut accuser, ni l’église catholique. On a parlé, à ce propos, des menaces de l’inquisition et des prescriptions de certains théologiens, qui prétendaient obliger en conscience tout artiste à ne travailler que pour les autels. François Pacheco a pieusement consigné ces naïves sévérités dans son Arte de la pintura. Mais l’inquisition n’a empêché aucun peintre de traiter des sujets profanes quand on les lui demandait, et l’idéal de Pacheco n’a été absolument réalisé que par Moralès, qui vivait un demi-siècle ayant lui.

La vérité est que l’art, en Espagne, a manqué de mécènes. Ce rude peuple qui, après avoir conquis pied à pied son propre pays, prenait en se jouant les Amériques, n’était pas de race grecque, comme les Italiens, et préférait aux belles toiles et aux marbres les batailles et les aventures. Il ne s’est trouvé, parmi les grands seigneurs castillans, ni un duc de Mantoue, d’Urbin ou de Ferrare, ni un Médicis, ni un Farnèse ; et la peinture serait morte d’inanition sans les rois et l’église. Encore les rois ne lui donnèrent-ils qu’un appui assez chiche. Charles-Quint et Philippe II se souciaient moins des peintres d’Espagne que de ceux d’Italie ; et le seul qui ait compris, de ce côté, son rôle de roi, Philippe IV, fut un protecteur bien capricieux et tyrannique. Je ne lui sais aucun gré d’avoir obligé Velasquez à perdre son temps dans l’exercice d’une charge de cour, et de lui avoir commandé par douzaines des portraits de nains ou de bouffons, au lieu de le laisser peindre des Reddition de Bréda.

Il faut donc remercier ce clergé et ces moines qui ont tant demandé aux artistes de leur pays ; et que pouvaient-ils demander, que des tableaux de sainteté ? Mais ils nous ont donné Zurbaran et Murillo. Chrétiens fervens eux-mêmes, comme on l’était alors, ces beaux génies se sont librement et naturellement déployés dans les sphères de leur foi, et ainsi s’expliquent leur carrière et la physionomie de leurs œuvres. Zurbaran n’a peint qu’une seule œuvre profane, les Travaux d’Hercule, série de tableaux décoratifs que le roi Philippe IV lui avait commandés pour la frise d’une galerie, au Buen Retiro, et qui n’ajoutent rien à sa gloire ; ses élèves en ont exécuté la moitié. Toute sa gloire vient des cloîtres, et une légende prétend que, pour peindre les moines, il avait lui-même pris Je froc : avec son âme et son talent, ce n’était pas la peine.

Au reste, l’imagination peut se donner carrière sur cet artiste, car il y en a peu dont la vie soit restée aussi inconnue dans ses détails. L’Espagne, malheureusement, n’a pas eu pour ses peintres un biographe proprement dit, rien qui ressemble à Vasari, et il s’en faut bien que le Diccionnario historico de las bellas artes de Cean Bermudez supplée à cette lacune. Il nous apprend toutefois que François de Zurbaran, né à Fuente de Cantos, en Estramadure, était fils d’un simple laboureur. J’imagine que ce laboureur, comme le riche paysan de Calderon, l’Alcade de Zalamea, devrait être à son aise, intelligent, et même cultivé, puisqu’il devina la vocation artistique de son fils et l’envoya étudier à Séville, assez loin de son village. Séville, malgré la récente fortune de Madrid, était encore, par la richesse et le commerce, la capitale des Espagnes ; elle l’était aussi par le culte des lettres et des arts. Les écoles de peinture y abondaient, toutes remarquables et fécondes, puisqu’on y voyait en même temps des élèves tels que Zurbaran et Velasquez, et, un peu plus tard, Murillo. Tous ces maîtres perpétuaient les leçons de Luis de Vargas, Sevillan qui avait longtemps travaillé en Italie avec Pierino del vaga, et rapporté dans sa patrie la tradition de Raphaël. Un de ses élèves, le licenciado Roëlas, chez qui entra le petit paysan d’Estramadure, avait habité Venise, et en était revenu coloriste de grande allure. C’est une superbe toile que sa Mort de saint Isidore, à Séville, et vraiment digne de l’atelier du Tintoret. Mais à la splendeur du coloris et au style plein de mouvement se mêle déjà un accent de génie national.

La bonne étoile du jeune Zurbaran l’avait donc conduit, apparemment, chez le meilleur maître de Séville, et un Italien ou un Français serait resté là au moins quelques années. Mais Zurbaran, en bon Espagnol, se hâta de chercher sa voie lui-même, et l’on ne connaît pas de lui une seule toile qui rappelle la manière de Roëlas : indépendance qui n’était, après tout, que l’instinct précoce de ses vraies aptitudes.

A quel âge Zurbaran passa-t-il en Italie, et combien de temps y demeura-t-il ? .. Les biographes sont muets sur ce point ; mais qu’il y ait fait un séjour de deux ou trois ans au moins, cela ne peut être mis en doute. Où aurait-il pu étudier la peinture du Caravage, dont il a gardé une si forte empreinte, puisqu’il n’y a jamais eu en Espagne un seul tableau de ce maître ? Et ce n’est pas seulement le grand naturaliste qui le captive en Italie. Porté d’instinct vers le dessin et le grand style, et aussi, comme Moralès, vers l’inspiration pieuse et mystique, Zurbaran s’en prit à Raphaël d’abord ; et, non content de ce modèle, il remonta bravement jusqu’aux maîtres florentins d’avant la renaissance.

Voilà donc, en plein XVIIe siècle, au milieu des triomphes du Giuseppino, de Guido Reni et du Guerchin, lorsque ces bruyans faiseurs dominent toute l’Italie, les palais comme les ateliers, voilà un jeune homme qui leur tourne le dos et s’en va à l’école chez Dominique Ghirlandajo, et plus loin encore, chez Cosimo Roselli, chez le Beato et Simone Memmi ! Quel exemple ! Cet extraordinaire courage fut récompensé, et Zurbaran trouva là les modèles de cette sobriété austère des lignes, de ce dessin chaste et tranquille, de ces naïves physionomies, enfin de tout cet archaïsme charmant qui s’étale dans ses tableaux de la chartreuse de Las Cuevas. Personne, en Espagne, n’avait connu cet art-là. Car nous sommes ici à mille lieues de Moralès, et l’on peut voir encore à Tolède, par une fresque de Juan Alfort, ce que c’est que l’imagerie des primitifs Espagnols. Mais la vieille Toscane et l’Ombrie étaient une terre natale pour le descendant de Fra Angelico, et il ranima leurs suaves inspirations avec la science de son époque et la vigueur de son tempérament. Et voyez tout de suite la différence profonde des deux génies, l’espagnol et l’italien. Celui-ci, la plupart du temps, se contente d’incarner ses rêves mystiques dans des scènes du Nouveau-Testament. Rarement il ose aborder la légende des saints, et dans celle-ci il choisit des souvenirs particulièrement pieux, touchans ou solennels.

L’Espagnol, lui, va droit aux sujets familiers. Ainsi, l’un de ces tableaux de la chartreuse, transportés au musée de Séville, nous montre saint Hugues, évêque de Grenoble, qui arrive dans un monastère au moment du repas, et trouve les pères attablés au réfectoire. C’est un jour d’abstinence, et les provisions ayant manqué, les moines allaient se contenter d’herbes cuites, lorsque l’évêque survient et change ces tristes mets en poissons et en tortues. Certes, les gens qui voient l’idéal de l’art religieux dans la peinture du XVe siècle, les préraphaélites comme on les a nommés, seront ici pleinement satisfaits. Cette simplicité décomposition, ces figures si calmes dans leurs attitudes, dessinées avec précision, mais modelées par plans sommaires et avec une sorte de raideur sculpturale ; ces têtes de religieux, d’une douce et candide gravité et d’un type uniforme, comme chez tous les gothiques ; enfin, cette peinture sans profondeur et d’un coloris mat, dénué de demi-teintes, comme dans les anciens tableaux à la détrempe ; tout enfin, dans la pensée comme dans l’exécution, est de l’archaïsme le plus heureux. Mais, en même temps, quelle puissance de vie, quelle vérité humaine ! Mieux encore qu’aux vieux Florentins, je comparerais cette peinture à celle de Jean Van Eyck, que Zurbaran n’a sans doute jamais vue.

Les essais de notre peintre, ses efforts, ses transformations successives, sont aussi bons à contempler que ses œuvres mêmes, par le spectacle de ce que peuvent la bonne foi et la persévérance au service du talent. Il faut le voir subir tour à tour diverses influences et s’en dégager pour ne garder que ce qui convient à son génie propre, ainsi, dans ce même couvent de Las Cuevas, une autre toile (musée de Séville) nous montre le style des gothiques combiné avec toutes les ressources techniques de l’art le plus avancé. C’est un entretien de saint Bruno avec le pape Urbain II. Assis en face, mais à quelque distance l’un de l’autre, dans une vaste salle soutenue d’un pilier et éclairée au fond de deux larges fenêtres, ces deux personnages sont vraiment superbes : l’un, assis sur un fauteuil et sous un dais pourpres ; l’autre, sur un escabeau ; tous deux graves, d’une raideur imposante, mais en même temps pleine de l’humilité et de l’onction sacerdotales. Une belle lumière les enveloppe et les met en relief. Cette toile est un chef-d’œuvre ; c’est de l’art religieux dans la plus pure acception, et en même temps un art très personnel, que le maître avait su tirer de la fréquentation des primitifs.

Voici, dans cette même salle du musée de Séville, — bien indigne, par son mauvais éclairage, disons-le en passant, des chefs-d’œuvre qu’elle renferme, — voici les traces des autres étapes de Zurbaran. Le Triomphe de saint Thomas d’Aquin est une grande machine classique et théâtrale, toute pleine de réminiscences des Chambres de Raphaël, avec une imitation outrée des ombres opaques du Caravage. Deux Christs en croix, d’ailleurs très beaux, marquent la même domination violente exercée par Amerighi sur l’esprit de Zurbaran. Mais elle ne fut que passagère, dans ce sens-là du moins. C’est par ses bous côtés que notre artiste devait ressembler à son maître italien et mériter le surnom de Caravage espagnol.

Si nous parlons encore d’une excursion du côté de Corrège et des pâles effets de clair-obscur qui étonnent dans le grand tableau de Dresde, Saint Célestin refusant la tiare, nous en aurons fini avec les malheureux essais du vaillant peintre. Son tempérament ne le portait pas vers la couleur, mais vers le dessin, et surtout vers l’interprétation des âmes. Non qu’il ait jamais peint les passions. Ce sont les pensers, les sentimens calmes qu’il cherche à traduire, et peu de peintres ont été aussi profonds. N’ayant donc retenu de son commerce avec Caravage que la simplicité des lignes, le style large des draperies et surtout la recherche d’un naturel hardi et familier, il arriva à se créer une manière très personnelle, qui n’est pas son dernier mot, mais qu’il a longtemps pratiquée. Nos deux toiles du Louvre en sont un échantillon. Elles appartiennent, ainsi que plusieurs du Prado, à une série de Compositions tirées de la vie de saint Pierre Nolasque, qui ornaient à Séville le petit cloître des pères de La Merci[1], et elles permettent de connaître, à Paris même, non pas certes toute l’étendue, ni la variété, et encore moins la puissance du génie de Zurbaran, mais quelques-uns de ses traits les plus originaux.

Prenons, par exemple, le meilleur de nos deux tableaux, la Controverse entre saint Pierre Nolasque et saint Raymond, et observons d’abord cette extrême simplicité, cette absence de toute convention et de tout lieu-commun dans l’ordonnance comme dans la conception même du sujet. Les deux saints, en face l’un de l’autre, celui-ci à droite, celui-là à gauche de la toile, l’évêque assis, le moine debout, discutent entre eux, à la fois graves et animés comme deux clercs de Sorbonne ; et en arrière, dans le fond, une foule d’auditeurs, moines ou laïques, les écoutent avec une vive curiosité.

Que voilà bien un tableau comme on les aime aujourd’hui ! Point de drame, point de sentiment, point de littérature. Une petite scène sans caractère et à peine indiquée ; c’est bien ce que l’on demande, n’est-ce pas ? Seulement, sur un canevas si léger, il faut appliquer une bonne peinture, et il faut éveiller l’intérêt par des figures vivantes et vraies. Et c’est là le triomphe de notre artiste. Non-seulement les deux saints ont une physionomie individuelle et bien humaine, mais toutes ces têtes d’auditeurs qui vous regardent, pressées les unes contre les autres, rougeaudes ou blêmes, béates ou malicieuses, sont autant de portraits animés. Et quel art caché dans cette composition familière ! Ce groupe s’enlève sur un fond lumineux d’architecture, qui donne le relief et la vie à tout l’ensemble. La tonalité générale du tableau, un peu grise, ne messied pas au sujet. Point d’ombres fâcheuses d’ailleurs : une lumière franche et également répandue, où quelques demi-teintes suffisent à accuser les plans. Et, comme l’ensemble, ces détails d’exécution sont marqués de l’empreinte la plus personnelle.

On a parlé de sécheresse. A coup sûr, ce n’est point une peinture grasse. Mais n’y a-t-il pas là une harmonie secrète avec la dignité du sujet ? harmonie dont toute l’Italie de la renaissance, sauf Venise, a donné l’exemple. En peinture, comme en musique, il faut à l’art religieux une certaine sobriété dans ses moyens extérieurs. D’ailleurs, il est peut-être plus facile d’empâter que d’obtenir de grands effets par une touche légère et presque transparente. Voyez, par exemple, quelle souplesse et, pour ainsi dire, quelle vie dans ces étoffes, sans autre procédé que de larges plans obtenus, pour ainsi dire, d’un seul jet et d’une seule coulée de brosse, mais avec une sûreté et une précision admirables.

On trouve, dans l’autre tableau du Louvre, les Funérailles d’un évêque, plus de mouvement et de pathétique, mais aussi des défauts, une certaine confusion dans l’ordonnance et une mauvaise distribution de la lumière. D’ailleurs, si le plus grand nombre des toiles qui nous restent de Zurbaran appartiennent au même style que celles du Louvre, il y en a de plus richement colorées, comme la Sainte Casilda du Prado, comme aussi les cinq tableaux consacrés aux Mystères de l’enfance du Sauveur, qui ornent la magnifique galerie de M. le duc de Montpensier, à Séville. L’un d’eux, l’Annonciation, est peut-être le plus beau, le plus pathétique, le plus adorablement pieux et touchant qui ait jamais représenté cette scène tant de fois traitée par les maîtres de tous les pays. Pour l’expression mystique, Zurbaran peut défier les plus célèbres et les plus grands, Memling et fra Angelico, Léonard et Lesueur.

C’est à ce dernier qu’on l’a comparé le plus souvent, et comme lui, en effet, il a senti la beauté et la grandeur de, la vie monastique, et il a fait en peinture la psychologie du cloître. Mais avec combien plus de puissance et d’éclat 1 Appelé sans cesse dans des couvens pour les décorer, il voyait de près la vie des moines, et il en pénétrait le mystère et la raison d’être :


Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer !


disait-il, sans doute, avant notre grand poète. Et il peignit des moines agenouillés, en prières et animés d’une ferveur indicible. Mieux que cela, il trouvait dans cette étude, dans cette contemplation philosophique des religieux, le terme de ses évolutions artistiques, la dernière et la plus belle expression de son génie. Je veux parler de ces cinq portraits de pères de la Merci, transportés de leur couvent de Séville à l’académie de Saint-Ferdinand, à Madrid. Il n’y a rien de pareil dans aucune école, et ces cinq panneaux suffisent à mettre leur auteur hors de pair.

Les moines sont peints en pied et debout ; les uns lisent, les autres écrivent sur un gros livre qu’ils tiennent à la main. Leurs frocs blancs et leurs belles têtes s’enlèvent d’un fond brun uni avec le plus vigoureux relief. Ce ne sont plus de ces moines extatiques et sombres, mais tout simplement des types de religieux, aussi vrais, plus réels encore et surtout plus humains ; des moines comme ils devaient être tous, dans la vie ordinaire des cloîtres, avant la décadence des ordres monastiques. Les plus jeunes sont graves, les plus âgés sourians, mais tous très calmes et sereins, avec un front plein de pensées et un regard limpide, et respirant surtout, comme dit le grand historien des moines, a cette paix intérieure et extérieure dont ils savaient faire le fond même de leur existence[2]. »

L’exécution de l’artiste a grandi avec sa pensée. Modelé et vigueur des têtes, ampleur, style et souplesse de ces frocs de laine blanche, tout est à souhait. En m’arrêtant devant chacun de ces étonnons portraits dont je ne pouvais me détacher, un souvenir hantait ma pensée : le fameux Saint Bruno de Houdon, à la chartreuse de Rome. C’est bien la même incarnation de l’idéal du moine, le même style, la même grandeur, le même effet. Et ainsi le maître espagnol, d’étape en étape, est arrivé, sans le savoir, à la suprême beauté pittoresque telle que l’entendirent les Grecs, à la peinture sculpturale. L’idéal rêvé et cherché pendant tant d’années par Ingres- au milieu des marbres antiques, Zurbaran l’a trouvé par la seule logique de son génie. Et, si les Grecs ont eu raison dans leur esthétique de la peinture (ce qu’il nous est malheureusement impossible de déterminer), il faudrait prendre au pied de la lettre le compliment de Philippe IV à Zurbaran, un jour qu’il le surprit-dans son atelier au moment même où il signait : « peintre du roi, » — « et roi des peintres, » ajouta le pompeux monarque.


IV

Ce compliment royal, si nous restons dans les théories grecques, n’eût pas été, certes, moins bien adressé à Velasquez, puisque les anciens semblent aussi avoir mis le comble de l’art en peinture dans l’imitation littérale de la nature ; témoin la fameuse anecdote des raisins de Zeuxis et du rideau d’Apelle. Le naturalisme serait donc tout simplement renouvelé des Grecs. Quoi qu’il en soit, personne ne le portera jamais plus loin et plus haut que Diego Velasquez, et rien ne peut rendre l’impression que donne ce génie quand on le rencontre pour la première fois au Prado, eût-on déjà quelque idée de lui par le célèbre portrait d’Innocent X. C’est l’apparition soudaine d’un monde inconnu et féerique. Car si nous sommes ici aux antipodes des Italiens, nous sommes très loin aussi ; de Rembrandt. Que l’on préfère l’un ou l’autre, peu importe : on reconnaîtra toujours que Velasquez n’a aucun parent, pas le moindre sosie, ni en Espagne ni ailleurs, et qu’à la magie de son œuvre s’ajoute le prestige de ce souverain isolement.

Aussi, devant cette mystérieuse puissance, peut-être l’artiste serait-il saisi de crainte et de découragement, si, au milieu de ces soixante chefs-d’œuvres, dont pas un ne ressemble à l’autre, portraits de rois et de reines, de bouffons, de courtisans ou de philosophes, tableaux d’histoire ou de vie intime, au milieu, dis-je, de cette éblouissante galerie, un hasard providentiel n’avait placé une toile d’aspect triste et noirâtre, correcte assurément, mais sans couleur et sans âme, que personne ne soupçonnerait être la propre sœur de toutes ces merveilles, si le catalogue ne l’affirmait sur une incontestable tradition. C’est bien une œuvre authentique de Velasquez, cette Adoration des mages, cette peinture sèche, maigre et terne, mais de Velasquez à vingt ans ; et nous savons qu’il peignit ainsi pendant plusieurs années encore. Quelque prodigieux que fussent en lui les dons du ciel, il lui fallut donc un long travail pour les mettre au jour. A dix-huit ans, Raphaël, Léonard et Titien peignaient déjà d’un pinceau divin ; ni Velasquez, ni Murillo, ni aucun de leurs compatriotes n’ont eu le privilège de ce radieux printemps. Il semble que ce soit un caractère à la fois individuel et général de la race que cette lente éclosion du génie. Mais c’est aussi une source de très précieuses leçons.

Et cependant les grandes vocations artistiques sont précoces en Espagne comme ailleurs ; car c’est là une loi universelle. Diego Velasquez de Silva, d’une noble famille sévillane, étudiait pour être d’église, comme Ribera, lorsque, à treize ou quatorze ans, il jeta les bouquins et s’en fut chez Francisco Herrera. L’enfant choisissait bien son maître, et il eût peut-être appris plus vite chez Herrera, s’il y fût resté. C’est encore un de ceux qu’on peut appeler les précurseurs, cet Herrera le vieux, dont le Louvre possède un des rares ouvrages. Si l’ordonnance, le dessin, le style du 'Saint Basile dictant sa doctrine sont dans le goût italien de ce temps-là, les types et l’accent des personnages accusent une hardiesse et une brutalité tout à fait espagnoles. Pour peindre saint Basile, saint Bernard, saint Dominique et deux ou trois évêques, Herrera est allé, sans plus de façons, dans le cabaret de quelque Lillas Pastia, choisir des portefaix du Guadalquivir, ou pis encore. Le saint Bernard surtout est un drôle qui a eu des démêlés avec le corrégidor. Mais, à part cette excentricité picaresque dont ne s’offusquait point la piété espagnole, quelle fière composition et surtout quelle couleur ! Mais Herrera, violent comme sa peinture, battait ses élèves, et le jeune Silva, moins endurant que tout autre, quitta cet atelier sans en emporter la moindre trace, et se réfugia chez Francisco Pacheco.

C’était un peintre des plus médiocres, ce Pacheco, auteur de l’Art de la peinture, mais un bon maître et un écrivain de mérite Chez lui se réunissait une académie de beaux esprits, entre autres le grand Miguel Cervantes : bonne aubaine pour un écolier de la trempe de Velasquez. Le maître faisait peindre sans relâche à ses élèves des natures mortes, tradition sévillane que nous retrouverons chez le maître de Murillo. Diego, d’ailleurs, comme tout grand artiste, sentait déjà que le meilleur professeur, c’est la nature, et il avait pris pour domestique un modèle, c’est-à-dire un jeune paysan qu’il pourtraictait sans cesse dans toutes les postures. C’est à des traits pareils qu’on reconnaît le vrai démon de l’art. Au bout de cinq années cependant, le futur grand homme n’en était venu à peindre que ce tableau du Prado, l’Adoration des rois, dont nous parlions, où l’absence totale de couleur, les ombres traitées à la manière de Ribera, la raideur des personnages qui semblent des mannequins, et le manque de modelé et de relief, montrent à quel point ce génie sommeillait encore. C’est là un exemple utile et réconfortant.

N’exagérons rien cependant ; si cette toile est d’un écolier, la fermeté du dessin, le style des draperies, et, dans la raideur même des personnages, je ne sais quel accent individuel et énergique, attestent une main hardie et qui déjà ne dépend plus de personne. Ce que sera cet écolier, on ne peut pas le deviner, mais on peut prédire que ce sera un peintre puissant et original. En attendant la gloire, le résultat de ce premier succès fut de dénouer un roman d’atelier, et Diego de Silva (c’était son vrai nom) épousa à vingt ans la fille de son maître. Juana Pacheco n’était pas précisément jolie, pour une Sévillane surtout. Mais elle avait le cœur tendre et passionné des filles de son pays, et le grand artiste ne manquait d’aucune séduction. Son petit portrait de Munich, peint de sa propre main, nous le montre, à l’âge de trente-cinq ans environ, très brun, avec le front haut et d’épais sourcils noirs qui voilent des yeux très enfoncés et brillans de flammes. Au-dessous d’un nez fin et droit, la moustache retroussée du temps corrige une mâchoire un peu forte. Il y a, dans cette physionomie grave, hardie et nuancée de dédain, un soldat, un artiste et un penseur. C’est bien l’ami du général Spinola et le peintre guerrier de la Reddition de Bréda.

L’Adoration des bergers, à la National-Gallery, et l’Aguador de Séville, appartiennent aussi à cette première jeunesse du peintre, qui, ambitieux de s’établir à Madrid, y arriva enfin à l’âge de vingt-quatre ans. Aussitôt la protection du comte-duc d’Olivarès, qu’il paya par la suite d’une si vaillante fidélité, lui vaut un portrait équestre de Philippe IV et un succès tel, que le jeune roi l’attache à son service, plus particulièrement que les artistes décorés du titre officiel de peintres du roi. Ce portrait est malheureusement perdu, et il nous reste bien peu d’ouvrages de cette époque pour suivre la marche ascendante de Velasquez : un portrait de sa femme, en sibylle, un du fameux poète Gongora, un autre en pied de Philippe IV, âgé de dix-huit ans. Ici nous sommes loin déjà de l’Adoration des mages. L’artiste a vu chez le roi les portraits de ses glorieux ancêtres, et il se sent né pour lutter avec Titien. Il détache hardiment son modèle sur un fond clair, sans le moindre recours à l’artifice des ombres. Mais le faire est encore timide, le modelé insuffisant, et la touche, unie et correcte, ne fait rien pressentir de cette brosse téméraire dont son nom évoque aujourd’hui la saisissante image.

Quatre ou cinq années se passent, desquelles il ne nous reste rien. La grande toile de l’Expulsion des Morisques, sujet donné par le roi au concours, et qui mit Velasquez bien loin au-dessus de ses rivaux, a été brûlée avec l’Alcazar royal de Madrid en 1734, perte à jamais regrettable ! Mais la preuve qu’il travaillait ferme et grandissait toujours, c’est le fameux tableau des Buveurs, présenté au roi en 1630 : le peintre avait trente ans. Peu de toiles laissent de lui une aussi vive impression : aucune ne trahit davantage son tempérament. Quelle hardiesse dans la conception du sujet ! Une académie de buveurs présidée par Bacchus ! il y a vraiment de quoi se signer. C’est une mythologie folle et gouailleuse, tirée des contes picaresques qui foisonnent alors dans la littérature espagnole et font fureur. Le Bacchus, jeune drôle qui n’a certes rien de beau ni de divin, non plus que ses acolytes, demi-nu, couronné de pampres et assis sur un tonneau renverse, pose la même couronne sur la tête d’un vieux soldat barbu, agenouillé devant lui. A gauche, sous un grand arbre, deux buveurs ont déjà reçu ce symbole d’initiation. A droite, trois autres l’attendent, et s’avancent à la file, demi-ivres et riant à gorge déployée. On se demande dans quelles tavernes mal famées, délices des muletiers ou des valets de toril, Velasquez a pu ramasser une pareille assemblée de ribauds et de truands dépenaillés. Jamais peinture n’a étalé plus insolent défi à l’idéal, et toutes les trivialités de Ribera sont de beaucoup dépassées.

Un emploi excessif des ombres noires montre ici l’influence du terrible maître qui remplissait l’Espagne de sa vogue dominatrice. Mais comme le jeune peintre prend sa revanche de ce tribut ! Comme la puissance de l’expression et l’éclat de la facture laissent loin Ribera ! Le coloriste se révèle aussi par des nuances habilement juxtaposées. Non que ce soit là tout Velasquez : la belle ordonnance, la splendide lumière et la touche sans pareille du maître manquent encore ; mais, ce qu’il faut remarquer devant cette toile, c’est que jamais, à aucune époque de sa carrière, Velasquez n’a poussé plus loin l’audace naturaliste. Dans cette débauche de gaité retracée avec amour, il laisse voir un côté de son génie qui n’est pas le moins curieux, et qu’on peut appeler le côté rabelaisien ; car cette fantaisie énorme, cet ébouriffant sabbat de buveurs, procède de la même philosophie profonde que Pantagruel. Velasquez aimait, et il a repris plus tard, avec son meilleur style, ce thème de la joie débordante et quasi bestiale du peuple, témoin la précieuse petite toile du Belvédère, le Jeune paysan idiot, qui rit tenant une fleur. Ce garçon rit, en effet, d’un rire de brute effréné, monstrueux, comme ce grand coquin au chapeau défoncé qui occupe le centre de notre tableau. C’est le charme dans l’excès de l’horrible et du trivial, et je ne vois, pour être comparés à ces chefs-d’œuvre du réalisme, que les deux portraits de Hille Bobbe, la joyeuse poissarde de Harlem, deux perles de Franz Hals, à Dresde et à Berlin. Mais le Hollandais n’atteint pas l’accent de l’Espagnol.

Voilà où en était Velasquez, après six ans de séjour à Madrid, avec les collections royales sous les yeux, et l’on peut se demander ce qu’il fût devenu, s’il n’avait pas rencontré Rubens, ambassadeur du roi Charles Ier à Madrid. Les deux grands hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils étaient frères par le génie et la noblesse d’âme, et aussi par leur amour du faste et des grandeurs mondaines. Toutefois, l’élève d’Otto Venius n’exerça pas d’autre action sur son ami que de lui montrer, d’un geste de maître, l’Italie. Et rien n’est plus intéressant que ce voyage, ou plutôt ce séjour de deux années que fit Velasquez au pays de Raphaël, tout comme celui, bien plus long, qu’y avait fait Rubens, l’un et l’autre rapportant de là tout leur style, tous leurs principes, tout ce qui fait leur personnalité. Voilà l’éternelle leçon, le grand exemple qu’il faut citer aux détracteurs aveugles et toujours renaissans du séjour des artistes en Italie, c’est-à-dire de notre École de Rome. Oui, cette fameuse manière de Velasquez, cette couleur sans rivale, ce foire inimitable et si différent des Italiens, n’apparaissent qu’après ce voyage en Italie : la date des œuvres en est l’irrécusable témoignage.

Mais quoi ? le génie ne va pas sans indépendance et sans discernement. Ce jeune homme ne donne même pas un coup d’œil au clinquant des peintres à la mode, et va droit aux maîtres, aux anciens. A Venise, il s’imprègne de l’idéale coloration du Titien, qui reste son peintre préféré ; mais il s’approprie aussi les pâtes hardies du Tintoret et la grande allure de ses portraits. Puis, il s’arrête un an à Rome pour dessiner de sa main toutes les fresques de Michel-Ange à la Sixtine et presque tout le Raphaël du Vatican. Voilà à quel labeur d’écolier s’astreint l’homme qui a déjà peint le Bacchus, et le sévère apprentissage d’où va sortir le maître de la couleur, celui qu’osent bien invoquer, dans leur naïve fatuité, de jeunes barbouilleurs qui prétendent dessiner avec le pinceau ! Apres cela nous ne serons pas étonnés de la façon dont il plante sur leurs pieds un Pablillo, un Ésope et tant d’autres vivantes figures. Mais ne laissera-t-il pas quelque chose de sa sève dans cette fréquentation acharnée de classiques ? Point. En leur prenant la science dont il avait besoin, il a gardé toutes ses forces natives et ses tendances. Voyez plutôt le premier fruit de ses études, l’admirable Forge de Vulcain. Est-il assez Castillan et ami du trivial, ce disciple des Florentins ? Certes, voilà des corps dessinés et musclés à la Michel-Ange ; mais ce sont bien des forgerons, de vrais frappeurs d’enclume, épais et brutes, et vulcain tout le premier. Apollon lui-même, avec des formes plus délicates, n’a point la tête d’un dieu, si bien que l’artiste, pour qu’on ne s’y trompe pas, l’a sans façon entouré d’une auréole !

On a tout dit sur les splendeurs et la magie de Velasquez, vraiment le roi de la palette, parce qu’il en connaît toutes les ressources et tous les secrets, et qu’il les déploie avec une finesse et une largeur, une aisance et une hardiesse qui arrachent des cris d’enthousiasme. Par la seule couleur, chacun de ses tableaux est déjà un divin poème. Ici une vaste toile, où il n’y a pourtant que du rouge, du rose et du blanc, mais toute la gamme possible du rose, pour encadrer une fillette de dix ans, la future reine de France : et quelle grâce dans le plus grand style ! Là c’est un nain de cour, tout de vert habillé et assis au milieu d’une verte campagne. Là encore, un bouffon, un hombre de placer plus élégant qu’Aramis, tout en velours noir et satin rose ; mais quel velours et quel satin ! Car, il n’a pas son pareil, ce maître, pour ployer, chiffonner et faire miroiter les étoffes. Et n’est-il pas le premier aussi dans l’art de juxtaposer les tons pour les élever ou les abaisser l’un par l’autre, de les faire s’appeler, se répondre et vibrer ensemble ? Tout cela est banal, et je n’y veux ajouter qu’une remarque : c’est que, si l’on rapproche ces œuvres éblouissantes des premières du maître, que devient le fameux axiome des ateliers : On peut devenir dessinateur, mais on naît coloriste ?

Je ne m’arrêterai pas davantage sur les procédés d’exécution de Velasquez, sur cette touche unique, qui procède tantôt par une sorte de jet rapide et léger, tantôt par de vigoureux empâtemens, mais toujours par un coup de pinceau violent dont les effets à distance sont prodigieux. Certes, il faut étudier les secrets de cette brosse si l’on tient à analyser la puissance du maître, car ils en forment une bonne part, mais non pas cependant la plus grande part. Si Velasquez s’est donné pour tâche d’animer ses personnages d’une vie distincte, individuelle, reflétant le caractère de chacun d’eux, et s’il a merveilleusement atteint ce but digne de son génie, gardons-nous de croire que ce soit seulement par le relief saisissant de la couleur, ou par cet accent, cette intensité de physionomie que donnent l’énergie du pinceau et certaines. touches hardiment posées sur des points lumineux. Non, c’est encore et tout autant par son style, par sa manière de composer le tableau et d’en présenter les figures.

Ce style est une sorte de compromis entre son réalisme instinctif, que nous avons vu si violent dans le Bacchus, et les grandes leçons de noblesse et d’élégance dont Velasquez s’est pénétré en Italie. Rien n’est curieux et instructif comme le spectacle de cette discipline acceptée par le plus vigoureux génie, dans la mesure strictement nécessaire. Au contact des vénitiens et des Florentins, il ne s’est pas amoindri, mais dompté. C’est l’étalon entre les jambes nerveuses d’un maître écuyer, qui fait des bonds et des voltes, mais ne s’emporte pas, et reste élégant et superbe dans sa fougue. Le dessin d’abord est aussi sûr et correct que chez n’importe quel Italien. Sous ces armures damasquinées d’or et sous ces brillantes écharpes, sous ces pourpoints chamarrés ou ces loques sombres, palpitent les corps les plus vrais et les plus vivans. Le peintre ne se soucie pas de les détacher de l’air ambiant par la ligne pure, par une démarcation nette ; il les présente en ronde bosse et les fait tourner comme des corps réels. Sous ces dégradations de tons qui lui servent à accuser le relief, on sent un torse et des membres, on reconnaît l’anatomiste consommé. Comment aurait-il pu, sans cette rigoureuse exactitude, donner avec tant de bonheur à ses personnages des attitudes, tantôt si abandonnées, tantôt si violentes et hardies ?

Mêmes leçons de l’Italie et mêmes perfections cachées dans l’ordonnance des tableaux. Mais, avant d’en parler, disons un mot de ce que j’appellerai le point essentiel et caractéristique du génie de Velasquez, qualité qui se trouve être précisément la plus indispensable de toutes à l’école naturaliste : je veux dire l’art de donner la vie. Si vous voulez Voir quel Prométhée est Velasquez, comparez ses portraits à ceux de ses rivaux. Qu’ils viennent d’Italie, de Flandre ou de Hollande, les portraits, — je ne parle que de ceux des plus grands maîtres, — sont, à de rares exceptions près, des personnages qui posent devant le public, et si j’ose m’exprimer ainsi, se sentent regardés. Quelquefois cette conversation muette du personnage avec le spectateur se traduit par une suprême ironie ou un dédain sans bornes, comme chez la Joconde, le César Borgia, ou le Philippe II. Les héros de Van Dyck posent avec une fierté mélancolique, ceux de Rubens et de Rembrandt avec bonne humeur, ceux de Franz Hals avec une joviale gaîté, comme si chaque artiste prêtait à son modèle quelque chose de son propre tempérament ; mais tous, en somme, se composent plus ou moins pour le public.

Eh bien ! les personnages de Velasquez, qu’ils soient calmes, indolens ou emportés, n’ont-ils pas l’air de n’éprouver pour qui les contemple que la plus parfaite indifférence ? « Oui, semblent-ils dire, me voilà. Vous me regardez, mais cela m’est égal, et je ne vous demande ni votre admiration ni votre sympathie. Sans m’inquiéter de vous, je continue à vivre et à faire ce que je fais. » Et l’on dirait, en effet, que le maître a dérobé à ses héros leur existence même, leurs pensées et leurs actes, pour les mettre sur sa toile. Ce ne sont pas de vaines images que nous avons sous les yeux, mais des hommes vivans, et peu s’en faut que nous ne nous laissions prendre, devant eux, à l’égarement du pieux Énée avec l’ombre de son père Anchise.

Que sera-ce donc lorsque nous contemplerons. cette évocation de la vie et ce même réalisme idéal, — qu’on me passe le mot, — non plus dans une figure isolée, mais dans des groupes de personnages, dans des compositions d’ensemble, comme la Reddition de Bréda et la Fabrique de tapis ? C’est là surtout, devant ces deux grandes toiles, qu’il faudrait amener nos jeunes artistes épris du naturel et de la vérité !

En 1626, l’importante place de Bréda se rendit, après un siège de dix mois, à l’armée espagnole du marquis Spinola. C’était un grand fait de guerre, quelque chose comme la prise de Dunkerque par Condé ; et, de même que le marquis de Leyde, Justin de Nassau remit les clés de Bréda à Spinola. Cette victoire fut célébrée en Espagne par des fêtes religieuses, des pièces de théâtre, etc. Philippe IV en fit faire aussitôt, par le peintre José Leonardo, un grand tableau qui n’est pas sans mérite. Vingt ans après, pour se consoler sans doute de ses cruels revers, le roi en demanda un autre à son peintre favori ; et Velasquez, ami de Spinola, ne se le fit pas dire deux fois. C’est ici qu’il faut Voir avec quelle simplicité le maître conçoit un solennel sujet d’histoire.

Au milieu de la campagne, à quelque distance de la ville, qu’on aperçoit dans le fond, les deux généraux, suivis chacun de son escorte, ont mis pied à terre et se rencontrent, le chapeau à la main. Nassau, vu de profil et ployant à demi le genou, présente les clés à Spinola, qui, au lieu de les prendre, commence par mettre amicalement la main droite sur l’épaule du vaincu, et lui adresse un petit compliment. Voilà le centre du tableau. En arrière de Spinola, plusieurs officiers espagnols, tête nue aussi, regardent les deux généraux avec des expressions de fierté calme ou de sympathie pour l’intrépide vaincu, qui peignent admirablement des âmes de soldats. Derrière cet état-major, une ligne d’infanterie, hérissée de ses mousquets et de ses piques (d’où le surnom des Lances donné au tableau), et vous avez sous les yeux ces fameux tercios viejos que le duc d’Enghien devait briser à Rocroy, « ces hommes de petite taille, au teint basané, à la moustache troussée, coiffés de chapeaux étranges, appuyés sur leurs armes[3]. » Vous serez étonné peut-être, sur le premier plan, du même côté, de ce cheval de Spinola que tient un page. L’artiste, avec une rare audace, le présente en raccourci, sa croupe luisante tournée vers le spectateur, et donne ainsi, du même coup, un trait familier à sa composition et un effet de perspective au groupe central. A gauche, comme un vif contraste, l’escorte hollandaise de Nassau, des hommes grands et lourds, aux visages carrés, dont le peintre, sans doute, a trouvé les types dans la garde wallonne du roi. Ils ont les physionomies placides de leur race et la contenance résignée des braves qui ont fait tout leur devoir.

Ainsi, deux généraux et deux escortes, voilà tout ce tableau, qui a plus de dix mètres carrés, et qu’on peut appeler le modèle de la peinture d’histoire, pour son suprême naturel. Le spectateur n’est pas en présence d’une scène historique : il croit être véritablement au milieu même de cette scène, au milieu d’un drame poignant, et pas un des acteurs ne pose pour lui. Oserait-on affirmer que les personnages, les groupes, évoqués, dans des tableaux célèbres, par Van der Helst et Rembrandt lui-même, expriment la même indifférence à l’égard du spectateur ? Il n’y a pas ici une attitude, un geste, un air de tête qui soit pour l’effet. Chaque personnage est ce qu’il a dû être, le vainqueur généreux et courtois, le vaincu humble, sans abaissement, et tous les assistans dans le rôle propre à leur grade. L’ordonnance du tableau, pour familière et comme négligée qu’elle paraisse, n’en est pas moins équilibrée : moins l’effet est cherché, plus il est certain. Quant à l’exécution, ni compromis ni artifice. Nous sommes en rase campagne, et le maître prend de haut toutes les difficultés du plein air, ce plein air si fort en vogue aujourd’hui ! La couleur s’approprie en perfection au sujet ; tranquille et grave dans sa richesse, bornée à peu près à la gamme des tons bruns et jaunes, auxquels se prêtent les terrains, les bottes, les justaucorps de buffle, etc., elle est variée par l’acier des armes et quelques notes bleues et rouges, très sobres. On peut dire de cette toile sans pareille qu’elle est familièrement héroïque, comme la tragédie des Grecs.

Mais voici quelque chose de plus extraordinaire : un autre grand ouvrage qui nous charme autant, avec la plus insignifiante donnée, une simple Fabrique de tapis. Ce chef-d’œuvre est postérieur de dix ans à l’autre. Comment Velasquez, au moment où sa charge de grand maréchal des logis de la cour lui donnait le plus de tracas, — sans parler de la décoration des palais royaux, — a-t-il été amené à dépenser tant de génie et de temps pour peindre l’intérieur de la fabrique de tapis de Madrid, pas un document ne nous le révèle. Mais quel que soit ce hasard, bénissons-le, nous surtout, Français de 1888, qui cherchons l’idéal pittoresque dans les humbles travailleurs.

Qu’y a-t-il ici ? Cinq ouvrières occupées à filer, à dévider ou à carder de la laine. Dans le fond, il est vrai, on aperçoit, par une large baie, trois élégantes señoras qui admirent et marchandent, sans doute, une tapisserie, mais elles sont tout à fait à l’arrière-plan et dans la demi-teinte ; et si le magasin de vente se trouve naturellement placé à côté de la fabrique, c’est l’atelier qui occupe le premier et le second plan, qui constitue le tableau. L’intérêt de l’œuvre est tout entier dans ces cinq pauvres femmes et dans leur travail. On le voit, nos jeunes modernes n’ont rien inventé. Eh ! dira-t-on, il n’est pas difficile de nous intéresser à cinq jolies Madrilènes, à cinq manolas bien choisies ! Erreur ! De ces fileuses, hilanderas, qui ont donné leur nom au tableau, une seule est à peu près jolie, deux sont vieilles, et aucune, certainement, ne songe a coqueter avec le spectateur. L’une relève un rideau, celle d’à côté file à son rouet, une autre carde, la quatrième dévide, et la cinquième reçoit ses pelotons ; tout cela avec l’insouciance placide, la résignation, l’absence de pensées des ouvriers attelés à une tâche qui n’éveille guère leur intelligence, mais leur donne tranquillement le pain quotidien. Ainsi, pas l’ombre d’une idée, d’un sentiment, d’un motif quelconque. Où donc, alors, est l’intérêt ? Tout simplement dans la mise en œuvre.

Cette salle nue d’atelier, l’artiste l’éclaire par une large fenêtre latérale qu’on ne voit pas, et qui est le prétexte de ce magnifique rideau rouge relevé par une jeune ouvrière. Ce rideau est une trouvaille, d’abord parce qu’il suffit à décorer la nudité de l’atelier et qu’il est en même temps le point de départ d’une gamme superbe de tons rouges déployée sur toute la composition, par les vêtemens ou les accessoires, et coupée seulement de vert et de tons neutres, avec quelques éclairs de blanc et de carnation. Nous sommes en pays chaud, et le peintre a la grande ressource de montrer des bras, des jambes et des épaules nues. Cette combinaison si heureuse de nuances, la lumière bien ménagée qui les éclaire à flots, qui varie et harmonise leurs valeurs, qui jette partout des reflets et répand une atmosphère dorée ; au fond, cette large baie en arcade qui laisse Voir comme une abside éblouissante de clarté où scintillent les riches costumes et les tapisseries, tout cet ensemble offre aux yeux la plus splendide et la plus charmante symphonie de couleurs. À cette époque, Velasquez était arrivé à rendre ces effets d’air ambiant et de transparence lumineuse dont si peu de peintres ont eu le secret. Ici, son but manifeste a été d’éblouir et de fasciner par une description de sept mètres carrés, où n’entre pas la moindre pensée. Première leçon : toute œuvre d’art qui ne s’adresse ni à l’esprit ni au sentiment doit séduire par les yeux. Or, la première des séductions en peinture, c’est la couleur, et peu importe la gamme. Pour chaque thème, pour chaque donnée, on en peut trouver une, et ce beau vêtement artistique ne nuira jamais ni au naturel ni à la vraisemblance.

Que fera cependant un peintre qui se propose d’être naturaliste et n’a point dans l’œil le sens de la couleur ? Eh bien ! il trouvera encore dans les Fileuses l’exemple d’une autre qualité plus nécessaire encore que la couleur, le style. Oui, le style, et j’insiste sur ce mot à propos de Velasquez, parce que les critiques superficiels n’ont pas su Voir le style chez les Espagnols. Qu’il soit rare chez les Hollandais et la plupart des Flamands, et nulle part aussi grand que dans les écoles italiennes et françaises, je n’y contredis pas. Mais nos Espagnols ont pratiqué aussi, avec un art souverain, l’harmonie des masses et des lignes. Chez Velasquez, cette harmonie est à la fois absolue et relative, en ce sens qu’il ne peint pas du même style un nain de cour, un bouffon, ou les rois, les infans, Olivarès et Pimentel. Dans les Fileuses, il renverse le procédé, et son génie lui montre qu’on ne peut pas peindre une grande toile dans le même esprit qu’un petit tableau. Si le thème n’est rien par lui-même, il faut y ajouter. C’est pourquoi il a dessiné et groupé ces cinq ouvrières de telle façon que, parfaitement vraisemblables et simples dans leurs attitudes, leurs gestes et leur expression, aucune ne manque de grâce ni même d’élégance. Point de discordance dans les lignes, ni platitude dans le geste. Et, pourtant, ce sont bien de pauvres fileuses à l’ouvrage. Elle est naturelle, cette robuste fille qui replie avec tant d’art sa jambe sous sa jupe verte et étend d’un geste si franc sur le dévidoir son beau bras nu, où tombe toute la lumière. Ne voit-on pas, à chaque instant, chez l’ouvrier, des attitudes sculpturales ? Ici, cependant, avec un accent de plus, la figure deviendrait académique. Mais le peintre s’est arrêté juste au point où la réalité et l’idéal se rencontrent pour former ensemble le beau complet et vivant. En-deçà de ce point, c’est le trivial ; au-delà, la convention.


V

Murillo est mieux représenté au Louvre que dans toute autre galerie hors de l’Espagne, mais pas assez, tant s’en faut, pour qu’on puisse l’y juger et l’apprécier. Des dix tableaux inscrits sous son nom (il y en a peut-être deux de contestables), la moitié à peine est de première qualité, aucun n’approche des chefs-d’œuvre de l’Académie Saint-Ferdinand ou du musée de Séville. Tel que nous le voyons cependant, ce maître charmant est entouré en France, tout comme en Espagne, d’une vraie popularité. Des critiques, il est vrai, se sont fait un mérite de ne pouvoir admirer ensemble Velasquez et Murillo ; mérite singulier pour des gens dont le métier est précisément de goûter et de montrer le beau dans toutes ses variétés ! Mais quoi ? l’administration des musées a eu le front de payer 600,000 francs, à la vente du maréchal Soult, une vierge de Murillo, une Conception immaculée, qui n’est même pas des meilleures du maître. Eh bien ! faut-il que sa gloire souffre d’un engouement mal placé ? Que ne paierait-on pas la Sainte Elisabeth ou le Saint Thomas de Villeneuve !

C’est encore Séville, la cité heureuse, qui a vu naître, dix-huit ans après Velasquez, Esteban Murillo. Celui-ci est le fils d’un ouvrier, orphelin tout enfant et élevé par la charité d’un prêtre, qui a le mérite de deviner et d’aider sa vocation. Le génie du peintre paiera sa dette de reconnaissance à l’église. Il faut suivre aussi cette éducation de Murillo, également pleine de curieux exemples. Dans l’atelier de Juan del Castillo, mauvais peintre, mais bon maître, on lui fait peindre, comme chez Pacheco, force natures mortes et des sargas, sorte de toiles barbouillées prestement à la détrempe, et que les marchands enlèvent par centaines à la foire, pour le commerce des Indes. Voilà où le jeune Esteban apprend cette facture souple et rapide qui aidera tant sa fécondité. Mais il n’apprend rien autre chose, ne voit rien qui lui montre les grandes voies de l’art. Un beau jour, son camarade, Pierre de Moya, revient de Londres, après la mort de Van Dyck, rapportant toute une cargaison de copies et de dessins d’après son maître. Quelle révélation ! et quel enthousiasme ! Murillo se met en route pour aller aussi en Flandre ou en Italie. Mais à Madrid, son glorieux compatriote, le grand Velasquez, accueille à bras ouverts le pauvre Sévillan et lui ouvre les palais royaux. Murillo voit des chefs-d’œuvre et, satisfait, passe trois années d’étude à Madrid, sans aller jamais plus loin.

Ainsi quarante à cinquante exemplaires, tous très beaux il est vrai, de Véronèse, du Titien, d’Andréa del Sarto, de Raphaël, de Rubens et de Van Dyck, que renfermaient les palais royaux, voilà proprement les seuls maîtres de Murillo. Parmi ses compatriotes, il n’a jamais imité que Ribera, et, chose bien étrange, on ne surprend chez lui aucune influence de l’homme illustre qui lui a témoigné tant d’amitié. Mais, à vrai dire, il n’y avait pas la moindre ressemblance entre ces deux esprits, l’un observateur puissant, philosophe qui cherche simplement à rendre avec le plus de force possible ce qu’il voit, et d’ailleurs point du tout sentimental ; l’autre, idéaliste, rêveur, et l’âme d’artiste la plus tendre qu’on ait vue depuis Raphaël et Corrège. Aussi, loin d’être tenté par le brillant destin de son protecteur, après ses trois obscures années d’études, il retourna dans sa chère Séville, pour y mener jusqu’au bout son heureuse et féconde carrière.

Mais vous croyez peut-être qu’Esteban Murillo, après cette longue pratique des grands vénitiens, est revenu de Madrid brillant coloriste ? Point du tout. Regardez, au Louvre, la Cuisine des anges. C’est un des tableaux peints par notre jeune artiste pour le petit cloître des capucins de Séville, l’année même de son retour. Deux autres de ces tableaux sont à l’Académie de Saint-Ferdinand, et ce sont les plus anciennes toiles connues de Murillo, les premières qui lui aient été commandées.

Certes, elle est charmante, cette œuvre de jeunesse ; elle respire une grâce, une naïveté et une fraîcheur de sentiment dignes des plus mystiques ombriens. Voici déjà le faire de Murillo, dans ce dessin souple et harmonieux, dans cette touche aisée et moelleuse ; voici même, dans les personnages humains de cette scène fantastique, le naturalisme du maître, dont nous aurons à parler. Mais où donc est la couleur ? Sur des réminiscences du Pérugin et de Raphaël, le jeune peintre a répandu les ombres crues et noires de Ribera. — Mais retournez-vous, et regardez sur la paroi en face cette éblouissante Nativité de la Vierge, le plus savant et le plus suave fouillis de nuances, véritable gageure d’un Rubinstein de la palette. Est-ce bien le même artiste ? et qui l’a transformé ? Lui-même. Seulement il y a mis cinq années de méditations et de travail solitaire. Et il en mettra deux encore pour arriver à la magistrale Vierge au chapelet. On ne peut guère citer que Lesueur qui ait eu cette force étrange de grandir ainsi sans maîtres et dans la solitude. Mais l’exemple de Murillo est plus surprenant. En somme, ce n’est qu’à trente-cinq ans passés qu’il fut maître de son génie et qu’il en déploya simultanément les aspects si variés.

Car, disons-le en passant, ses différens styles, désignés en Espagne par les épithètes de froid, de chaud, de vaporeux, et tous caractérisés d’ailleurs par le sentiment et l’emploi dominant de la couleur, sont, quoi qu’on en ait dit, très distincts l’un de l’autre. Que le style proprement dit, qui réside surtout dans les harmonies du dessin et le caractère des figures, soit presque partout le même, soit : mais il n’y en a pas moins, chez Murillo, plusieurs manières très diverses. Et le plus surprenant, c’est que ce ne sont point là, comme chez Raphaël et d’autres, des transformations successives de l’esthétique et des procédés du maître. Non, c’est une souplesse permanente de sa pensée, qui dure trente années, et qui le pousse à présenter ses créations sous des formes variées sans cesse par les transformations de sa palette, au gré de sa puissante imagination, et sans doute aussi suivant une convenance secrète qu’il établit entre l’idée et son expression pittoresque.

Cette variété même rend difficile l’analyse d’une œuvre aussi vaste que celle de Murillo. Ainsi je ne m’arrêterai pas à ses tableaux purement mystiques, qui ont plus fait cependant que tous les autres pour la renommée du sublime enchanteur. Mais ils lui ont nui aussi : car c’est là que, entraîné par de trop nombreuses commandes, il n’est pas toujours égal à lui-même. De toute façon, les meilleures de ces toiles radieuses, les plus belles et les plus suaves Conceptions, les visions éblouissantes où l’Enfant-Dieu descend dans des vapeurs d’or, ce ne sont pas là les vrais chefs-d’œuvre de Murillo. Ceux qu’il préférait lui-même sont des créations d’une pensée et d’un art bien autrement puissans, mais d’un art aussi tout à fait naturaliste. Autant que pas un de ses compatriotes, ce tendre rêveur a aimé la nature populaire, triviale et même laide ; autant que pas un, il a excellé à la peindre, et c’est le caractère le plus saisissant de son génie que ce double courant, cet emportement simultané vers le ciel et la terre. C’est aussi ce qui prouve la sincérité de son âme et de son pinceau. Ce vif penchant pour le peuple était inné en lui et se révéla de très bonne heure, sous une forme bien hardie. A peine en possession de la plénitude de ses moyens, à l’époque même où il peignait la Nativité du Louvre, il se permit de traduire des scènes de l’évangile avec une familiarité et un sans-gêne qui laissent loin les autres Espagnols, et Rembrandt et ses élèves. Regardez, au Prado, la Sainte Famille dite du Pajarito. M. Uhde lui-même n’oserait pas davantage. Une chambre nue et misérable, avec les outils du charpentier appendus au mur et, dans un coin, un rouet. Saint Joseph et la Sainte vierge, assis en face l’un de l’autre sur des escabelles, contemplant le petit Jésus, qui, s’appuyant d’une main sur le genou de son père nourricier, de l’autre lutine un petit chien avec un oiseau qu’il tient dans sa main. Cet homme, cette femme, cet enfant, est-ce la Sainte Famille ? Qui le croirait ? Ils sont habillés de misérables vêtemens populaires, sans aucun style, et, à leurs figures communes et bonasses, à leurs attitudes vulgaires, il est difficile de voir en eux autre chose que de pauvres artisans de Séville, comme devaient être les parens de Murillo. L’Enfant-Dieu lui-même n’a pas le moindre caractère idéal, et cette peinture n’en fut pas moins très appréciée dans la catholique Espagne ! Le parti-pris de l’auteur se manifeste ici par la perfection même de l’œuvre, qui est superbe, traitée uniquement par des tons noirs, gris et blancs, et avec une largeur, une simplicité austère et un dédain de l’élégance que le maître n’a jamais pratiqués ailleurs. C’est, il me semble, le seul souvenir que l’on retrouve chez lui de son ami Velasquez.

Veut-on maintenant des exemples de réalisme dans quelques sujets évangéliques traités avec plus de chaleur et d’éclat ? Voici, au Prado encore, une Adoration des bergers qui dépasse de très haut celles de Ribera et de Zurbaran. Comme le Corrège, et sans l’avoir jamais vu, Murillo a eu l’ingénieuse idée d’éclairer toute cette scène nocturne par le seul rayonnement mystique du corps de l’Enfant-Dieu. Ceci n’est point réaliste, dira-t-on : mais, ce qui l’est bien, c’est le groupe des pâtres qui viennent adorer l’enfant. Jamais la naïveté rustique n’a été mieux prise sur le fait, et l’artiste n’a même pas voulu embellir la mère de Dieu ; il l’a traitée, elle aussi, en simple paysanne. Et, plus loin, qu’est-ce donc que cette petite fille, jolie, mutine et même un peu coquette, avec ses longs cheveux dénoués et un nœud de ruban à l’andalouse sur le côté ? Elle lit en souriant un livre que lui présente une bonne femme assise devant elle. Celle-ci nous représente la femme de Murillo, Béatrix de Sotomayor, et l’enfant est sa fille. Mais un groupe de chérubins dans le haut, portant une couronne de roses, nous avertit qu’il s’agit aussi de l’Éducation de la Sainte Vierge ! Murillo n’a jamais compris autrement la peinture biblique. Tandis que les Italiens et les Flamands n’abordent les sujets de l’ancien ou du Nouveau-Testament que pour en tirer des compositions savantes ou magnifiques, des merveilles de dessin ou de couleur, Murillo, sans jamais négliger l’ordonnance, où il ne le cède à personne pour la justesse et l’harmonie, cherche surtout à faire vrai. Non-seulement ses personnages de l’ordre héroïque ou de l’ordre surnaturel sont simples et humains, mais il les entoure de petites scènes naïves, familières, charmantes, qu’il excelle à peindre et qui sont l’expression la plus juste de la réalité. Car, à moins d’émotions violentes, les hommes rassemblés, les gens du peuple surtout, ne ressemblent pas à une figuration de théâtre.

Et puis le charme particulier du naturalisme de Murillo, c’est qu’il vient du cœur. L’artiste ne regarde pas seulement le peuple en curieux, en observateur ; il aime visiblement ces classes misérables où il est né. Dans son observation, on saisit une sympathie qui n’est cependant point trop mélancolique. Son thème favori, c’est l’insouciance dans la misère : et nous en avons justement au Louvre la première expression dans ce petit mendiant qui s’épouille au fond de sa misérable niche. Ne regardez pas à la valeur très discutable du tableau, à sa composition ni à sa facture indécises, timides, pleines de défauts. C’est une œuvre des premières années, après le retour de Madrid, et elle n’en est que plus précieuse, nous montrant les instincts, ou plutôt l’âme de Murillo et ce qu’il osait déjà, dans la voie du réalisme, jeune et presque inconnu.

Les exemples parfaits de cette tendance ne manquent pas, si ce n’est qu’ils sont trop dispersés. Du Prado, où nous admirons la jeune Paysanne gallicienne, qui montre en riant quelques pièces de monnaie, — une Perrette qui a su vendre son pot au lait, — et la Vieille fileuse, deux études à mi-corps, pleines de vigueur et d’une couleur superbe, passons à la Pinacothèque de Munich. Il y a là cinq toiles de Murillo, toutes pareilles par leurs dimensions et par le caractère des sujets traités, sinon par le style, et qui viennent, les unes de l’ancienne galerie électorale de Munich, les autres de celle de Manheim. Trois d’entre elles sont des merveilles. Regardez ces deux gamins, affreusement dépenaillés et de la mine la plus délurée, assis côte à côte sur un banc de pierre, dans une méchante masure, sombre et éclairée par le fond. Les drôles déjeunent gaîment. L’un découpe et dévore les tranches d’une pastèque, l’autre mordille, suspendue au-dessus de sa bouche, une belle grappe des raisins dont un panier est plein à ses pieds ; et tous deux échangent en même temps un regard si fripon que l’on devine la provenance de leur repas. — Comme pendant à cette facétie picaresque, une autre masure, où une vieille femme épouille paisiblement un petit gueux étendu à terre entre ses jambes, et qui, fort insouciant de l’opération, dévore à pleine bouche un pain et joue avec son chien. Ces deux tableaux, le premier surtout, sont des chefs-d’œuvre de cette manière du maître que les Espagnols appellent le style chaud, et avec grande raison. Car la sobriété des tons a une telle chaleur, les objets s’enlèvent baignés d’une telle lumière dans ces masures sombres, que l’on a vraiment la sensation des pays du soleil. Et ce qui est bien du même pays, c’est cette pauvreté joyeuse qui ne semble même pas soupçonner une autre existence. L’artiste a rendu avec un accent impitoyable cette philosophie à la don César de Bazan.

Arrêtons-nous encore devant une autre scène, gracieuse et toute charmante celle-là, véritable idylle populaire. Une jolie fillette de dix à douze ans, assise en plein air, sur une grosse pierre, compte sérieusement dans sa main les maravédis qu’elle vient de gagner en vendant des raisins et des oranges. Un petit compagnon, frère ou camarade, accroupi à ses pieds, tient le panier de fruits et contemple avec joie les piécettes ; rien de plus joli, de plus frais, que ces deux enfans, honnêtes et propres dans leurs pauvres habits. La fillette, avec un rayon de soleil tombant sur son épaule nue et un nœud rouge piqué dans ses cheveux noirs, est la plus adorable petite Andalouse. Et, pourtant, pas la moindre mièvrerie, ni dans l’idée, ni dans les types, ni dans l’exécution, qui est d’une vigueur et d’une élégance suprêmes, dans la manière vaporeuse, parfaitement appropriée au sujet.

Nul doute que Murillo, libre dans l’emploi de sa palette, eût prodigué davantage ce genre de tableau. Mais on ne peut trop admirer avec quelle haute inspiration il concilia les commandes religieuses et son penchant pour le peuple. Il prit pour décorer les églises, toutes les fois que le choix du sujet lui était laissé, quelque acte de la vie des saints les plus connus par leur charité : Saint Thomas de Villeneuve distribuant ses aumônes, sainte Elisabeth de Hongrie pansant les teigneux, et quelques autres moins importans.

Lorsqu’un pareil maître appelle familièrement une de ses toiles mon tableau, la remarque a son prix. Le Saint Thomas de Villeneuve est, en effet, un tour de force, une œuvre de magicien, traitée dans la même manière que les petits garçons de Munich, cette manière chaude où le grand coloriste se renferme hardiment dans la gamme des tons neutres, bruns et gris, sur lesquels il jette les plus étonnans effets de lumière. Par malheur, il a employé pour les ombres des matières colorantes qui, avec le temps, sont devenues noires et sèches. Mais voyez ce tableau éclairé uniquement par le fond. Les premiers plans sont dans une sorte de pénombre, et les personnages s’enlèvent, modelés à contre-jour, sur l’éclatante lumière qui inonde le fond, une sorte de léger portique. Seule, la noble tête du saint et sa mitre blanche sont aussi frappées d’un vif rayon de lumière. L’évêque fait l’aumône à un mendiant demi-nu, agenouillé devant lui et vu de dos. Deux autres à droite, avec leurs loques et leurs béquilles, attendent leur tour, et l’un d’eux, une vieille femme, contemple avec saisissement l’homme de Dieu. A gauche, au contraire, sur le premier plan, une gitana, assise à terre, joue avec son marmot, qui lui montre en riant sa piécette blanche. Ce petit groupe exquis, c’est la note humaine, familière, que Murillo tient à mettre partout, même dans une composition sévère, et traitée avec le plus grand style. On comprend sa prédilection pour cette toile, où il a, en quelque sorte, réuni et confondu les deux courans de son âme. Il a créé, avec l’idée la plus simple et un miracle de procédés techniques, une œuvre divine, où plane sur un naturalisme résolu et sans ambages le plus beau rêve d’idéalisme, la charité.

C’est la même pensée sublime qui a inspiré la Sainte Elisabeth, et entre ces deux ouvrages, le goût peut hésiter. Il n’y a pas ici le même tour de force, mais plus d’énergie et de pathétique. Plus saisissant encore est le contraste entre les deux sources d’inspiration, entre les misères humaines et la charité céleste. Un saint distribuant des aumônes à une bande de mendians et d’éclopés, ce n’était pas un sujet nouveau. Mais une sainte, une jeune reine, son diadème au front, entourée d’infirmes dégoûtans, dont elle panse de sa main les plaies horribles, voilà une hardie conception. Et comme elle est rendue ! Au centre, un de ces teigneux se penche sur un large bassin, et la reine, debout dans la plus simple attitude, et soutenant d’une main la tête du malheureux, de l’autre promène une éponge sur les hideux ulcères. On devine à sa physionomie son effort surhumain. Mais bien plus contrariées sont les femmes qui l’accompagnent, portant ses ustensiles. A gauche, un autre lépreux, assis à terre, dénoue ses bandes ; à droite, une vieille femme accroupie, d’une pose admirable, bénit de ses regards la bienfaitrice, et, derrière elle, deux autres infirmes, dont l’un porte la main à ses plaies avec des cris. Impossible de traduire avec plus de franchise les dernières laideurs de l’humanité. Et pourtant il n’y a rien de trop : la mesure est juste, d’autant plus que les figures aimables ou sympathiques, — la reine, ses suivantes, la vieille femme, — font le contrepoids des horreurs étalées.

Cette toile, comme le Saint Thomas, devrait être le modèle de tous ceux qui veulent faire du grand style sans apparat. Jamais l’art savant n’a été mieux déguisé. Les figures et les groupes, comme par hasard, se balancent en perfection, et, dans chaque détail, il y a à la fois un sens moral et une valeur pittoresque. Et n’est-il pas bien curieux aussi que Murillo ait peint ces merveilles pour don Juan converti ? Oui, don Juan de Maraña, ou Mañara, celui dont Mérimée a conté l’étrange histoire, n’est point un mythe. Il avait bel et bien épouvanté Séville de ses crimes, et l’édifia de sa conversion, après qu’il eût vu, dans une vision fantastique, passer son propre enterrement. Et ce fut dans cette église de la Caridad, fondée par lui pour donner la sépulture aux noyés et aux suppliciés, que Murillo, devenu l’ami du pénitent, suspendit ses plus beaux chefs-d’œuvre ! En fait de romanesque, cela ne vaut-il pas toutes les aventures des peintres d’Italie ?

Ne quittons pas Murillo naturaliste sans donner un coup d’œil à la célèbre Légende du patricien, ces deux toiles éblouissantes qu’un hasard fort ingénieux a placées dans le même salon de l’académie Saint-Ferdinand, à côté de la Sainte Elisabeth, comme pour prouver, par le plus saisissant contraste, la prodigieuse variété de moyens ou se plaisait le maître. Appelées communément medics puntos, ou demi-cercles, en raison de leur forme, elles ornaient jadis deux tympans de l’église Santa-Maria-la-Blanca, à Séville.

Le sujet en fut conseillé à notre artiste par un chanoine de ses amis, don Justino Neve ; pour l’accepter, il fallait bien un vif désir d’échapper à la monotonie des récits liturgiques et ce goût déterminé des choses familières que nous lui connaissons. Tout autre, sans doute, aurait pitoyablement échoué sur cette singulière légende, tirée de je ne sais quels manuscrits, qui raconte que, sous le pontificat de Liberius, en 352, un riche patricien de Rome et sa femme se lamentaient de n’avoir point d’enfans. La sainte vierge leur apparaît en songe et leur promet une postérité, s’ils lui élèvent une basilique à l’endroit qu’elle leur désigne. La jeune patricienne, effectivement, devient grosse, et les époux alors s’en vont trouver le pape Liberius et le prient de les aider à accomplir leur vœu. Le pape leur accorde pleine créance, et bâtit Sainte-Marie-Majeure sur le mont Esquilin. D’après une autre légende, la seule connue à Rome, la place et même le contour de la célèbre basilique auraient été désignés au pontife par une neige miraculeuse tombée au mois d’août. Mais peu importe, Murillo a trouvé un chef-d’œuvre dans le récit de son chanoine, par un mélange hardi et charmant du surnaturel, avec la bonhomie, la familiarité la plus intime. Sur ce dernier point même, il va jusqu’aux plus extrêmes limites.

Ainsi, une apparition qui se présente simultanément à deux époux au milieu de la nuit, c’est un thème difficile et scabreux ; mais le peintre se tire de là par un tableau familier. Le mari s’est endormi au milieu d’une lecture, accoudé sur une table, la femme s’est affaissée au pied de son lit, son mouchoir à la main, son petit chien blanc à ses pieds et son ouvrage de broderie dans une corbeille à côté. Car le peintre, naturellement, n’a pas recherché les costumes romains de 352 et s’est contenté de montrer de beaux seigneurs du temps de Charles II. Et il a bien fait. Quels motifs de couleur il s’est donnés ! Mais voilà qu’au-dessus de ces bonnes gens, surpris par le sommeil dans le tête-à-tête paisible et presque bourgeois de leur veillée, le ciel s’ouvre éblouissant de clartés idéales, et la vierge Marie apparaît, jeune, belle, un sourire ami sur les lèvres ; et, pressant d’une main son divin enfant, elle étend l’autre vers le lointain, où l’on voit la verte colline destinée au temple. Et l’art suprême du peintre, c’est que cette vision, entre cet honnête mari et cette brave femme qui dorment profondément, paraît la chose la plus naturelle du monde, une chose arrivée.

Mais, en face, voici nos époux qui viennent présenter leur requête au pape, agenouillés devant lui, et dans leurs plus beaux atours. La jeune mère étale fièrement sa grossesse, le mari raconte le cas avec une parfaite candeur, tandis que le pape, assis sur son trône, les écoute, moitié grave, moitié paternel, et qu’un malicieux bonhomme de prélat ajuste des besicles pour-mieux constater la preuve de l’intervention céleste. Tout cela est d’une adorable naïveté, et, pour s’en choquer, il faudrait ignorer la simplicité des mœurs en Espagne et en Italie, et cette bonhomie ineffable qui y règne partout, au Vatican même comme chez le dernier paysan.

Si maintenant vous regardez l’exécution des medios puntos, vous verrez que la composition, à force de simplicité et d’abandon, paraît presque négligée, tant l’artiste a voulu marquer ce naturel qui doit être, dans sa pensée, le caractère essentiel de son œuvre. Quant au coloris, il n’y a pas, je crois, dans toute l’œuvre de Murillo, un pareil enchantement pour les yeux. Le maître s’est complu à verser là tous les trésors, toutes les puissances de sa palette ; c’est un concert chantant des couleurs les plus fraîches ou les plus chaudes, avec leurs harmonies, leurs oppositions et leurs rappels, tous les tons de plusieurs gammes dans un accord prestigieux, des dégradations qui semblent impossibles à un pinceau humain, des étoffes souples et aériennes comme Rembrandt seul en a trouvé, des glacis impalpables qui jettent sur cette féerie un éclat et une suavité incomparables. On s’arrête enivré devant ces toiles comme devant les Fileuses. C’est le même génie coloriste, mais qui semble être ici au féminin

Il serait curieux, sans doute, et très facile, de suivre ce naturalisme du tendre Murillo, qui tient à lui vraiment comme le corps tient à l’âme, de le suivre, dis-je, jusque dans ses œuvres absolument mystiques. Non pas dans certaines toiles, d’ailleurs charmantes, où la suavité du rêve et du pinceau confinent parfois à la mignardise, — il y en a plusieurs, çà et là, que le maître n’avouerait pas, — mais dans ces pages splendides, enflammées, pathétiques, inimitables, où il nous fait, en quelque sorte, entrevoir le ciel. Qu’est-ce donc que ce Saint Félix de Cantalice qui, dans une vision, tient le petit Jésus entre ses bras et le couve d’un regard passionné, tandis que l’enfant caresse en riant, de ses petites mains, la barbe du vieillard ? Et cette vierge Marie qui descend du ciel pour reprendre son fils des bras de saint Antoine ? Je ne veux pas multiplier les exemples ; on les ira voir à Séville, et l’on s’étonnera que des esprits chagrins ou aveugles aient pu bouder ces adorables inspirations, qui faisaient pâmer Théophile Gautier. Pour ces austères penseurs, les naïves apparitions, les belles vierges immaculées qui flottent dans la lumière du ciel, ne sont pas dignes de la gravité chrétienne, et les extases du pieux Esteban Murillo sentent un peu le fagot. Il faudrait donc jeter au feu la poétique liturgie consacrée à la sainte vierge, les méditations de sainte Thérèse et de saint Ignace, et surtout l’Imitation.


S. JACQUEMONT.

  1. Berlin possède aussi une perle de cette série, le Miracle du Crucifix.
  2. Montalembert, les Moines d’Occident. Introduction.
  3. Histoire des princes de Condé, par M. le duc d’Aumale, liv. IV, chap. II.