Les Nouvelles Explorations anglaises dans l’Afrique équatoriale - Samuel Baker au lac Louta-N’zigé

La bibliothèque libre.
Les Nouvelles Explorations anglaises dans l’Afrique équatoriale - Samuel Baker au lac Louta-N’zigé
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 67-108).
LES
EXPLORATIONS ANGLAISES
DANS L’AFRIQUE ÉQUATORIALE

SAMUEL BAKER AU LAC DE LOUTA-N’ZIGÉ

I. — The Albert N’yanza, Great basin of the Nile and Explorations of the Nile sources, by Samuel Whyte Baker, 2 vol. in-8o ; London, 1866. — II. — A Walk across Africa, or domestic scenes, from my Nile journal, by James Augustus Graat, 1 vol. in-8o ; W. Blackwood and sons, London[1].

On sait que la plupart des officiers de l’armée anglaise vont passer les premières années de leur service dans les colonies que la Grande-Bretagne possède sous toutes les latitudes possibles. L’isolement, l’ennui, l’absence d’occupations positives, appelleraient bien vite la nostalgie, s’ils ne combattaient à force d’énergie et d’activité les effets de cette existence monotone. La pêche maritime ou fluviale, des parties de chaloupe et de yacht, des chasses de diverses natures, des excursions plus ou moins étendues, les exercices corporels les plus variés, avant tout l’héroïque jeu de cricket, les maintiennent dans d’heureuses dispositions. La plupart d’entre eux deviennent des chasseurs d’une habileté hors ligne, et lorsqu’ils ont conservé et augmenté par de bonnes lectures les connaissances qu’ils ont acquises dans les écoles publiques ou aux universités, ils finissent par posséder tous les dons et toutes les qualités de l’explorateur. C’est de cette classe que sont sortis la plupart des voyageurs célèbres dont s’honore l’Angleterre. Si Samuel Baker n’en a pas fait officiellement partie, il est du nombre de ces jeunes gens qui, poussés par ce besoin de mouvement et cette avidité d’émotions qui caractérisent la race anglaise, vont chercher au sud de l’Afrique ou dans les Indes un champ où ils puissent déployer à l’aise leur exubérante activité. Baker s’était plus particulièrement fixé dans l’île de Ceylan, où il se livrait à la chasse de l’éléphant ; mais cet exercice n’était pour lui qu’une discipline préparatoire. Il se sentait le goût des grandes explorations, et n’attendait qu’une occasion pour exécuter des projets nourris depuis longtemps. La recherche des sources mystérieuses du Nil était devenue, par suite des travaux récens de quelques voyageurs intrépides, la question à l’ordre du jour en Angleterre. Baker nous dit qu’il ne pouvait jeter les yeux sur une carte d’Afrique sans se sentir pénétré du plus violent désir de contribuer pour sa part à cette découverte. Il n’ignorait pas que Speke et Grant étaient partis avec le même dessein des côtes du Zanguebar ; mais on avait cessé de recevoir de leurs nouvelles, de vagues inquiétudes se répandaient à leur sujet, on pensait qu’ils avaient succombé dans leur entreprise, ou qu’ils étaient retenus par quelque tyranneau de l’Afrique équatoriale. Il résolut d’aller à leur recherche jusque sous la ligne en remontant le Nil, convaincu qu’il en atteindrait enfin l’origine. Libre, indépendant, ne tenant sa mission que de lui-même, assez riche d’ailleurs pour en faire tous les frais, il voulut partir seul : un compagnon aurait pu lui créer des difficultés et le retarder dans sa marche. La seule personne qui l’accompagna fut sa femme. Il la supplia vainement de rester dans sa famille, lui faisant entrevoir les fatigues, les dangers qu’elle aurait à affronter ; mais elle lui répondit comme Ruth à Noémi : « Ne me presse pas de te quitter et de m’éloigner de toi, car j’irai où tu iras et je demeurerai où tu demeureras ; je veux mourir où tu mourras et y trouver ma sépulture. Que Jéhovah me traite avec rigueur, si autre chose que la mort me sépare de toi[2]. » Vaincu par cette noble résolution, M. Baker ne résista plus, et le 15 avril 1861 il partit du Caire avec sa femme. Cette circonstance ajoute un intérêt particulier au voyage dont nous allons reproduire les traits les plus saillans et faire connaître les heureux résultats.


I.

Poussés par un bon vent du nord, nos voyageurs remontèrent rapidement le Nil, et arrivèrent après vingt-six jours de navigation à Korosko, localité de la Nubie inférieure, située sous le 22° 40′ de latitude nord. Placée au milieu d’un amphithéâtre de collines dont les flancs dénudés concentrent les rayons d’un soleil implacable, cette ville est un foyer brûlant où l’on ne serait pas tenté de s’arrêter, si elle n’était pas la tête du chemin que prennent les caravanes pour pénétrer dans la Nubie supérieure. Le Nil quitte à ce point la direction du sud, tourne vers l’ouest, et pénètre dans une contrée rocheuse et accidentée que les Arabes appellent la Vallée-des-Pierres. De nombreux écueils et plusieurs cataractes en interrompent le cours. Le désert qu’il faut traverser pour atteindre les frontières de la Nubie supérieure a près de quatre-vingts lieues de longueur. Nos voyageurs le franchirent en une semaine à dos de chameau, en marchant quinze heures par jour sur un sable rougeâtre et au milieu de rochers de basalte éblouissans. C’est dans ce désert que l’armée de Cambyse fut obligée, après avoir dévoré ses bêtes de selle et de somme, de recourir au terrible moyen de se décimer pour se nourrir. La caravane rallia de nouveau le Nil à Abou-Hamed, le longea pendant huit jours à l’ombre d’un rideau de palmiers, et s’arrêta enfin à Berbère, ville de cinq mille âmes et centre d’un commerce assez considérable entre le Kordofan et les villes du littoral de la Mer-Rouge.

Baker avait compris pendant cette première partie de son voyage que sa liberté d’action serait à chaque instant paralysée, s’il n’acquérait pas une connaissance suffisante de la langue arabe. Obligé de se servir d’un drogman, il ne saurait la vérité qu’interprétée et peut-être trahie par lui ; il n’ignorait pas qu’il trouverait facilement dans les contrées du Nil supérieur des nègres libres, affranchis ou esclaves, en état de parler l’arabe, tandis qu’il n’en rencontrerait aucun sachant l’anglais. Il se mit en conséquence à apprendre l’arabe, et il consacra une année à cette étude ; mais, pour mettre ce temps à profit dans l’intérêt de la science géographique, il résolut de l’employer aussi à étudier les bassins de l’Atbarah et du Bahr-el-Azrek ou Fleuve-Bleu, les deux affluens qui recueillent les eaux de L’Abyssinie pour les déverser dans le Nil. C’est à ces tributaires que ce fleuve doit ses variations si extraordinaires de niveau et la vertu fécondante qui fait la richesse de l’Egypte.

L’Abyssinie est formée par une succession de plateaux en étages fort élevés, qui séparent le bassin de la Méditerranée de celui de l’Océan-Indien. Des chaînes de hautes montagnes les relient et les enveloppent comme d’une ceinture à l’est et au sud, ce qui donne à ce pays la forme d’un amphithéâtre semi-circulaire, long de 200 lieues et large de 150. De ces chaînes de montagnes se détachent de nombreuses ramifications qui se subdivisent en descendant, et viennent mourir dans les plaines qu’arrose le Nil. Les deux artères que nous avons nommées, l’Atbarah et le Bahr-el-Azrek, reçoivent dans leurs nombreux circuits le tribut de tous les cours d’eau que la nature extrêmement accidentée du pays multiplie à l’infini.

Accompagné d’un personnel arabe convenable, Samuel Baker partit de Berbère le 11 juin 1861, et entra le surlendemain dans le bassin de l’Atbarah. Cette rivière était à sec sur une longueur de plus de trente lieues, et le lit ressemblait à un chemin fort large, légèrement concave et couvert d’un sable brillant. De distance en distance se rencontraient des étangs dont le plus grand pouvait avoir un kilomètre, et dans lesquels vivait tout un monde aquatique obligé de s’y cantonner pendant la sécheresse, — crocodiles, hippopotames, poissons, tortues. L’Atbarah reste dans cet état du mois de mars au mois de juin. C’est vers le milieu de mai que commence la saison pluvieuse ; mais le sol altéré absorbe les premières pluies, et les tributaires de l’Atbarah ne commencent à lui apporter leurs eaux que du 10 au 15 juin. Baker était le 23 à soixante lieues de l’embouchure du fleuve, lorsqu’il aperçut le premier filet d’eau en sillonner le lit ; mais quel ne fut pas son étonnement de le voir grandir en peu d’heures et devenir un cours d’eau de premier ordre, qui n’avait pas moins de 450 mètres de largeur et 6 ou 7 de profondeur !

L’Atbarah reçoit les eaux de quatre grandes rivières, qui sont à leur tour les artères d’autant de bassins secondaires. Les pluies sont diluviennes. Le plus petit ravin devient un torrent impétueux dont les eaux ressemblent à une bouillie, tant elles roulent de matières diverses. Elles désagrègent et enlèvent les molécules des roches ; elles déracinent toutes les plantes que neuf mois de soleil avaient fait pousser dans les lits desséchés ; elles entraînent les arbres tombés de vétusté, en arrachent de vivans et balaient les feuilles qui jonchent le sol des forêts ; elles submergent des myriades de nids d’insectes, de petits mammifères et d’oiseaux qui s’étaient logés dans les crevasses des rochers ou sous les berges des rivières, et charrient chaque année des quadrupèdes de la plus grande espèce, des buffles, des éléphans, qui se sont attardés loin de leurs compagnons dans le lit du torrent.

Le Nil-Bleu, qui est le grand canal du sud-ouest de l’Abyssinie, présente les mêmes phénomènes avec cette différence qu’il conserve pendant la saison sèche un courant d’une eau limpide qui réfléchit l’azur du ciel ; de là le nom de Bahr-el-Azrek, la rivière bleue, que les Arabes lui ont donné en opposition à la couleur blanche des eaux du Nil supérieur, qu’ils appellent Bahr-el-Abiad. M. Baker resta juste une année à étudier tout à la fois l’arabe et l’hydrographie de l’Abyssinie dans ses rapports avec les phénomènes du Nil égyptien, et le 11 juin 1862 il rentrait à Karthoum.

Karthoum, située au confluent des deux Nils, sous le 15° 29′ de latitude nord, n’était, il y a une quarantaine d’années, qu’un poste militaire établi par Méhémet-Ali, lorsque ce pacha prit possession de la Nubie et du Kordofan pour ajouter aux nombreux monopoles qu’il s’était adjugés celui du commerce des esclaves. Cette colonie militaire attira une population civile, et devint le noyau d’une ville qui compte à l’heure qu’il est trente mille habitans. Grecs, Syriens, Cophtes, Arméniens, Turcs, Arabes, Égyptiens et nègres. Elle est le chef-lieu du Soudan et la résidence d’un gouverneur. La garnison, composée d’Égyptiens et de nègres, varie de six mille à dix mille hommes. On y compte une trentaine de maisons européennes, parmi lesquelles sont les consulats de France, d’Autriche, d’Angleterre et des États-Unis. Bâtie le long du Nil-Bleu, sur un terrain plat et bas, cette ville est sale et malsaine. Les environs sont uniformes et tristes ; on n’aperçoit que quelques rares bouquets de mimosas, qui s’élèvent au milieu d’une plaine aride et blanche. Le commerce de détail y est très actif. Les bazars sont bien approvisionnés de fruits, de poissons, de légumes, et renferment un grand nombre de boutiques de quincaillerie et de verroterie. L’industrie locale se borne à la fabrication d’un peu de savon et de quelques barils d’huile de sésame. La bijouterie y est florissante. Les ouvriers sont habiles à confectionner les filigranes et en général ces coupes à pied et ces élégantes aiguières dont les Turcs ornent leurs plateaux. Il s’y fait un assez grand trafic d’ivoire, de gomme, de séné, de vin, de coton et de sésame. Les négocians de Karthoum frètent deux cent cinquante vaisseaux et barques pour la navigation fluviale. Le commerce serait bien plus considérable et le pays bien plus prospère, si les autorités égyptiennes avaient la plus légère notion de l’économie politique ; mais leurs idées sur ce point sont d’une simplicité primitive. S’enrichir aux dépens du peuple par des exactions de tout genre, telle est leur unique science. Cette ignorance absolue dans l’art d’asseoir les impôts a donné naissance à un proverbe arabe : à l’herbe ne pousse jamais là où le Turc a mis le pied. »

Baker fit sans délai ses préparatifs de départ. Il loua trois navires, dont un ponté, appelé Diabea, avec quarante hommes pour les manœuvrer. Ce dernier bâtiment lui coûtait 200 francs par mois de location. Le capitaine et le charpentier lui en demandèrent 35 et les marins 10, outre leur nourriture. Il engagea quarante-cinq hommes pour lui servir d’escorte et onze individus, hommes et femmes, qui devaient être attachés à son service, ce qui élevait le chiffre de son personnel à quatre-vingt-seize. Il acheta vingt et un ânes, quatre chameaux, quatre chevaux, quatre chèvres laitières, et ses provisions en armes, munitions de chasse, vivres, verroteries, objets de toilette, marchandises de toute espèce étaient énormes. Il avait à bord 145 hectolitres de dourah et autres céréales du pays. Il fit faire un uniforme à chacun de ses quarante-cinq hommes, les arma d’un fusil à deux coups, et leur expliqua le but de son voyage en leur déclarant qu’il ne souffrirait ni acte d’indiscipline ni pillage. Il fit inscrire leurs noms sur les registres du divan, leur délivra un livret à chacun, et leur avança cinq mois de leurs gages. Au moment du départ, il leur fit donner un excellent repas pour qu’ils fussent de bonne humeur ; aussi tous lui jurèrent-ils une fidélité inviolable.

Il venait de monter sur son Diabea pour mettre à la voile, lorsqu’un percepteur vint lui réclamer une taxe personnelle pour les quatre-vingt-seize individus attachés à son service, ajoutant qu’en cas de refus ses navires seraient confisqués. Baker fit hisser le pavillon anglais et répondit que n’étant ni sujet turc, ni marchand, il ne devait pas être soumis à cette taxe, et que si quelqu’un se permettait de monter sur une de ses embarcations, il le ferait jeter par-dessus bord. L’agent du fisc se tint pour averti et s’en retourna. Il venait de s’éloigner, les rameurs étaient à leurs places prêts à faire jouer leurs avirons, lorsqu’un bateau du gouvernement qui descendait le Nil-Bleu vint se jeter sur eux, brisa toute une rangée de rames et ensabla une de leurs barques. Baker s’attendait à ce que le capitaine, un grand et fort gaillard nègre du Kordofan, lui ferait au moins des excuses. Bien au contraire, il se mit à insulter les gens de Baker, qui lui redemandaient des rames, et à les défier d’oser venir lui en prendre. Pour en finir, Baker monte sur le bateau, écarte d’une main vigoureuse les matelots qui veulent l’arrêter et empoigne le bruyant capitaine, qui s’empresse alors de reconnaître ses torts et de faire rendre des rames. Enfin la petite flottille s’ébranla au milieu des hourrahs d’une multitude assemblée sur la rive, et le 18 novembre 1862 elle entra dans les eaux du Nil-Blanc. Pendant l’espace de 2 degrés, le paysage que le Nil traverse n’est pas sans animation. Quelques collines verdoyantes apparaissent à trois ou quatre kilomètres de distance ; l’on voit des femmes arabes parfaitement vêtues venir puiser de l’eau avec des vases de forme antique. Nos voyageurs longent une forêt d’acacias dans laquelle ils aperçoivent des chantiers en pleine activité. Des troupeaux de bêtes à cornes et des chameaux se rangent en ligne sur les bords du fleuve pour étancher leur soif. De distance en distance, le fleuve est bordé de mimosas, qui produisent un excellent tanin et dont le fruit fournit aux teinturiers une belle couleur brune. À partir du 13e degré de latitude nord, la scène change et s’assombrit. Une navigation fatigante, monotone, capable de donner le spleen au plus jovial, commence. Le Nil devient un interminable marais traversé par un courant d’eau blanche et sale. Une épaisse lisière de roseaux et de papyrus haute de 18 pieds les retenait comme prisonniers. Des plantes aquatiques de toutes les formes et de toutes les couleurs possibles, en s’agglomérant, formaient des radeaux et parfois des îles qui se couvraient d’une végétation étrangère, et sur lesquelles hommes et bêtes pouvaient se tenir debout. L’on entendait toutes les nuits le ronflement des hippopotames, qui accompagnaient en faux-bourdon les cris aigus ou rauques des oiseaux nocturnes. Quelquefois des serpens d’eau s’avançaient en ligne droite vers le navire, élevant leur tête au-dessus des eaux, puis disparaissaient, se repliant sur eux-mêmes. L’aspect du pays présentait de tous côtés aux voyageurs l’accablante uniformité de plaines arides. Les tribus riveraines du Nil ne s’élèvent guère au-dessus des plus bas degrés de l’échelle humaine. Ils vont tout nus, à l’exception des femmes mariées, qui portent pour la forme une ceinture végétale. Ils se saupoudrent de cendre pour se mettre à l’abri des piqûres des moustiques, et se couvrent la tête d’une large perruque, faite également de cendre délayée dans des égouts d’établé. Quelques-unes de ces tribus ne se livrent à aucune culture, et, comme elles tiennent à conserver leurs troupeaux intacts, elles ne tuent que les bêtes malades ou celles qui vont mourir, et cherchent un supplément de nourriture parmi les lézards, les rats d’eau, les serpens et les poissons. Chez ces nègres, le moral est au niveau du physique. La mission autrichienne de Karthoum avait établi des annexes à Sainte-Croix sous le 6° 39′ de latitude nord et à Gondokoro ; mais aucun des prêtres qui s’y sont succédé n’a pu entamer ces natures brutales. Ces annexes ont fini par être supprimées.

Le 2 février 1863, la petite flottille de notre voyageur jetait l’ancre devant Gondokoro, où le Nil, débarrassé de ses plantes marécageuses, présente une plage étendue et commode. C’est un village de la tribu de Bare, dont les marchands d’ivoire de Karthoum ont fait un centre commercial, parce que c’est le point le plus avancé dans les contrées du Haut-Nil où les navires puissent pénétrer. Rien de plus immoral et de plus criminel que la manière dont ces marchands se procurent l’ivoire. Ils acceptent les services d’un homme hardi, entreprenant, intelligent et peu scrupuleux ; ils lui fournissent les fonds dont il a besoin, à la condition qu’il leur livrera une quantité déterminée de défenses d’éléphans à 50 pour 100 au-dessous du cours. Cet homme, que l’on appelle wakil et à qui nous donnerons le nom de facteur, prend à son service cent, deux cents et jusqu’à trois cents hommes, qu’il choisit parmi la population la plus tarée de Karthoum ; chacun de ces hommes reçoit un livret sur lequel sont inscrits avec son nom le chiffre de son salaire et les à-comptes qu’il touche. Il achète ensuite des armes, des munitions, quelques quintaux de verroterie, et s’embarque au mois de décembre pour s’arrêter à la hauteur du pays qu’il désire exploiter. Il s’enfonce dans les terres, et va s’établir avec sa compagnie dans un des principaux villages, dont il fait le centre de ses opérations. Ces nouveau-venus se montrent honnêtes, concilians, et gagnent peu à peu l’amitié du chef. Celui-ci comprend combien de tels auxiliaires, armés et disciplinés, lui seraient utiles pour repousser ses ennemis ou les attaquer. Il entre avec eux en négociation. L’alliance est bien vite conclue, et une expédition est arrêtée. Les Turcs (Tourkish, car tel est le nom que les nègres donnent aux compagnies des facteurs) se mettent en route la nuit et s’arrêtent à une lieue du village qu’ils se proposent d’attaquer. Une demi-heure avant le lever du soleil, ils s’en approchent en silence, y mettent le feu en plusieurs endroits, et font ensuite une décharge de toutes leurs carabines au travers des flammes. Les hommes se précipitent les premiers hors de leurs huttes pour se défendre, mais ils sont tués comme des faisans dans une réserve. Les Turcs s’emparent des femmes et des enfans, s’approprient le bétail et les provisions que l’incendie a respectés. De retour à la station, le facteur donne au chef du village une trentaine de têtes de bétail et une jeune fille pour sa part. Il s’adjuge pour la sienne, conformément à la coutume, les esclaves et les deux tiers du bétail, partage le tiers restant entre ses hommes, puis le marché s’ouvre et les affaires commencent. Les habitans du village et des localités voisines accourent pour acheter le bétail, dont un nègre est toujours avide. Le facteur les leur vend au prix d’une défense d’éléphant par tête. Il arrive assez souvent que des hommes échappés au massacre accourent pour racheter leurs femmes et leurs enfans ; on les leur cède en échange d’une quantité débattue d’ivoire. Quand les soldats eux-mêmes désirent avoir une esclave pour vivre en famille, car ils restent quelquefois plusieurs années dans une même station, leur chef les satisfait ; mais le prix de l’esclave est inscrit en à-compte sur leur livret. La paix se maintient rarement entre le chef du village et ses alliés, qui ont levé le masque et sont devenus arrogans. Les querelles surviennent, les débats s’enveniment, la guerre éclate, et se termine souvent par la mort ou la fuite du malheureux chef et la perte de tout ce qu’il possède, femmes, enfans et richesses. Quand vient le mois de février, époque où les navires de Karthoum se trouvent à l’ancre à Gondokoro, ces facteurs y descendent avec leurs esclaves et leurs dents d’éléphans. Ils remettent l’ivoire à leurs patrons ou aux fondés de pouvoir de ceux-ci, et vendent les esclaves à des marchands qui les dirigent par la voie du Sennaar vers les côtes de la Mer-Rouge, d’où on les expédie en Arabie et jusqu’en Perse. Le gouvernement égyptien a prohibé ce trafic, mais les autorités de Karthoum mettent fort peu de zèle à faire exécuter la loi, et n’envoient d’ailleurs aucune force militaire dans les contrées du Haut-Nil pour qu’elle soit respectée. Une expédition composée de cent cinquante hommes peut recueillir dans une campagne, lorsque l’expédition a bien réussi, vingt mille livres d’ivoire, dont la valeur s’élève à 100,000 francs, sans compter quatre ou cinq cents esclaves, dont la vente peut produire de 40 à 50,000 francs. Chaque facteur possède à Gondokoro son enclos particulier, qui porte généralement le nom de la maison pour laquelle il fait des affaires ; il y dépose ses marchandises et y enferme ses esclaves. Bien que ces enclos restent neuf mois de l’année vides et abandonnés, il n’arrive jamais qu’un facteur étranger ou nouvellement arrivé s’en empare.

Quand notre voyageur atteignit Gondokoro, une vingtaine de navires étaient déjà à l’ancre, attendant leur chargement d’ivoire et d’esclaves. Suivant l’usage, il se construisit un enclos provisoire pour y mettre en sûreté ses bêtes de somme et ses chevaux. Il déposa sa provision de grains dans le magasin d’un négociant de Karthoum, appelé Courshid-Aga, avec qui il s’était lié d’amitié, et le pria de remettre ce qu’il y laisserait à MM. Speke et Grant, dans le cas où ils arriveraient après son départ. Il était à Gondokoro depuis treize jours, lorsqu’il entendit plusieurs salves de mousqueterie, et vit un moment après des hommes se précipiter dans sa cabine pour lui annoncer que Mohammed, le facteur d’un certain M. Debono, arrivait, accompagné de deux Anglais qui Venaient de l’Océan-Indien. Il s’élance de son navire, court à la rencontre des deux voyageurs, et reconnaît de loin son ancien ami Speke. Il lève son chapeau, pousse un joyeux hourrah, auquel les voyageurs répondent, et ils se jettent dans les bras les uns des autres. Ce premier moment d’effusion passé, Baker ne put se défendre d’un sentiment de tristesse en les voyant si défaits et couverts de vêtemens qui tombaient en lambeaux. Speke était le plus fatigué des deux, mais son extrême maigreur recouvrait une forte charpente. Il avait fait à pied le voyage de Zanzibar à Gondokoro. Grant n’avait des pantalons que pour la forme et paraissait malade de la fièvre, mais le regard des deux voyageurs était plein de vie ; le feu sacré qui les avait soutenus pendant leur voyage y brillait encore dans tout son éclat. Ils revenaient soutenus par le juste orgueil d’avoir résolu le problème posé depuis plus de deux mille ans, et fait faire un pas immense à la géographie de l’Afrique équatoriale.


II.

Nous avons ici même[3] raconté ce voyage et signalé les résultats scientifiques dont il a été suivi. Partis de Zanzibar, sur la côte orientale de l’Afrique, Speke et Grant avaient pris d’abord le chemin qui aboutit à Kasèh, sous le 5e de latitude sud et le 30° 36′ de longitude est. Laissant à l’ouest la route qui conduit en droite ligne au lac de Tanganika, que Burton et Speke découvrirent en mars 1858, et au nord celle que ce dernier voyageur a prise, au mois d’août suivant, pour arriver à la découverte du lac Victoria, ils s’étaient d’abord dirigés au nord-ouest, puis avaient incliné à l’est pour se rapprocher du lac Victoria. Ils l’avaient contourné à son extrémité ouest et en avaient suivi les rives septentrionales, convaincus qu’ils devaient rencontrer le Nil dans cette direction. En effet, après avoir parcouru une cinquantaine de lieues, ils trouvèrent, le 28 juillet 1862, un cours d’eau de 4 à 500 pieds de large et très profond, qui en sortait à 21’ au nord de la ligne et sous le 31° 5′ de longitude est. Ils le reconnurent jusqu’aux chutes de Karouma, à 50 lieues de sa sortie ; là ils furent obligés de le quitter à cause d’un circuit considérable qu’il fait à l’ouest, et ils le retrouvèrent à 35 lieues plus au nord. Sur de nombreux renseignemens, ils purent faire le tracé de ce circuit. Le fleuve continue son cours vers l’occident, pénètre dans un lac appelé Louta-N’zigé, dont il suit pendant quelques lieues les rives, et se dirige ensuite de nouveau vers le nord. Ils étaient donc convaincus que le cours d’eau qu’ils avaient vu sortir du grand lac Victoria est bien celui qui coule à Gondokoro et qui va se jeter dans la mer Méditerranée après avoir traversé plus de 30 degrés de latitude.

Sans vouloir amoindrir les belles découvertes de ces illustres voyageurs, nous avons montré néanmoins que leur solution du problème des sources du Nil laissait beaucoup à désirer, surtout en ce qui touche au lac Louta-N’zigé. Comment le Nil y entre-t-il et en sort-il ? Ne fait-il que côtoyer le lac, ou leurs eaux se confondent-elles ? Mais dans ce dernier cas, en perdant son lit, il pourrait bien perdre aussi son nom, et le fleuve qui a sa sortie au nord du lac Louta-N’zigé pourrait bien être la continuation non pas de celui qui vient du lac Victoria, mais d’un autre cours d’eau tombant dans le lac Louta-N’zigé au sud. C’est ainsi que le Rhône, qui sort du Léman à Genève, a son origine à l’autre extrémité du lac dans le Valais. Au reste Speke lui-même était préoccupé de cette lacune et en comprenait toute la gravité. On s’en aperçoit aux avis qu’il donne à son ami Baker. Celui-ci ne pouvait se défendre, au milieu de la joie qu’il éprouvait de retrouver son ami, d’un certain regret de voir par l’arrivée de ses compatriotes le but de son expédition amoindri, sinon supprimé. Il se faisait un devoir d’aller à leur recherche dans les régions équatoriales, où il les croyait retenus, et les voilà de retour ! Il espérait être l’heureux mortel qui attacherait son nom à la découverte des sources du Nil, et cette découverte est faite ! Mais Speke, en lui remettant une carte de son voyage, lui fit comprendre qu’il restait encore à compléter une importante découverte qui se rattachait à l’origine du Nil, celle du lac Louta-N’zigé, auquel lui-même n’avait pu se rendre ; qu’aussi longtemps que la topographie de ce lac ne serait pas dressée, la solution du problème ne satisferait pas la science. Baker accueillit ces observations avec reconnaissance, et il fut résolu qu’il prendrait ce lac pour but de son voyage d’exploration.

Speke lui donna toutes les informations que son expérience put lui suggérer. Il lui fit connaître les contrées fertiles et giboyeuses où il pourrait facilement nourrir sa troupe et celles qu’il devrait éviter comme étant ou stériles ou malsaines. Il lui signala les chefs qu’il avait trouvés honnêtes et généreux et ceux qui s’étaient montrés soupçonneux et avares. Il l’instruisit sur les matières d’échange qui ont cours dans chaque tribu, et l’engagea surtout à se rendre auprès de Kamrasi, roi de l’Ungoro, dans les états duquel se trouve le lac Louta-N’zigé ou de la sauterelle morte. Il lui indiqua les moyens qu’il devrait employer pour obtenir le concours de ce personnage défiant et d’une rapacité sans bornes.

Après avoir passé onze jours à Gondokoro, Speke et Grant dirent adieu à leur ami, et, montant sur le navire que ce dernier avait mis à leur disposition, ils prirent gaîment le chemin de la patrie. Cette séparation, sous ces latitudes et dans les circonstances où se trouvait Baker, lui fut tout particulièrement pénible. Les premiers achevaient leur course, le second allait commencer la sienne. Ceux-là, heureux des succès qu’ils avaient obtenus, allaient raconter à leurs compatriotes leurs combats et leur victoire et enrichir la science de leurs belles découvertes ; celui-ci avait devant lui l’inconnu, il ignorait s’il lui serait donné d’achever heureusement son entreprise, d’ajouter son obole au trésor des connaissances géographiques et de fouler encore les rivages de la vieille Angleterre. Le cœur gros, il leur serra la main, il ne put leur dire que ces mots : « Dieu vous bénisse ! » et, suivant leur bateau du regard, il ne quitta le rivage que lorsqu’ils furent entrés dans le premier tournant, qui les déroba à sa vue.

Le mois qu’il dut rester encore à Gondokoro ne fut pas un des moins pénibles de son voyage. Cette plage, sur laquelle plus de six mille personnes étaient agglomérées, devenait insalubre. Une maladie pernicieuse sévissait dans cette multitude, et y faisait des brèches considérables. Notre voyageur y perdit un homme. Ses vingt et un ânes, qu’il avait débarqués dans d’excellentes conditions de santé, furent attaqués par des oiseaux au plumage gris-brun de la grosseur d’une grive. Munis de griffes et d’un bec très forts, ils se posaient sur le dos de ces animaux pour y picorer les insectes parasites, mais en même temps ils leur perçaient la peau et y faisaient de véritables trous dont l’animal souffrait au point de ne pouvoir plus manger. Baker fut obligé de louer des négrillons pour chasser ces oiseaux ; mais quand ils étaient expulsés d’un côté, ils se cramponnaient de l’autre ou sous le ventre, et continuaient leur œuvre destructive.

M. Baker s’était adressé à Mohammed, qui avait escorté Speke et Grant, pour qu’il lui rendît le même service. Non-seulement il s’y refusa, mais il s’entendit avec tous les autres facteurs pour contrecarrer le projet de Baker et lui susciter des obstacles qui l’obligeassent à y renoncer. Ils le considéraient comme un espion envoyé par le gouvernement anglais pour connaître la manière dont ils se procuraient l’ivoire et la révéler aux nations européennes, qui forceraient ensuite le gouvernement égyptien à mettre un terme à un si odieux trafic. Dans cette pensée, ils travaillèrent les hommes de l’escorte de notre voyageur, leur disant qu’il était indigne d’un mahométan de servir un chrétien, qu’aussi bien ils mourraient de faim en route faute de bétail, puisqu’ils n’avaient pas d’esclaves à donner en échange, que cet Anglais les conduirait on ne sait où, assez loin en tout cas pour qu’il leur fût impossible de revenir dans leur pays ; bref, ils auraient le même sort que l’escorte de Speke, laquelle, partie de Zanzibar au nombre de deux cents individus, se trouvait réduite à dix-huit. Ces manœuvres réussirent. L’escorte tout entière de Baker se décide à l’abandonner avec armes et bagages, et tous s’engagent à faire feu sur lui, s’il essayait de les désarmer. Le moment était critique. Notre voyageur, instruit de ce complot, fait venir son wakil, c’est-à-dire le chef de son escorte, lui ordonne de faire battre le rappel et de dire à ses hommes de se réunir armés devant sa tente. Il y place en guise d’estrade son lit de camp, sur lequel il fait mettre cinq carabines à deux coups, un revolver et un sabre qui coupait comme un rasoir. Il s’assit sur cette estrade improvisée, armé d’une sixième carabine ; à ses côtés sont deux serviteurs qui lui étaient restés fidèles, également armés. Sa femme se tenait derrière lui, chargée de lui indiquer le premier individu qui ferait mine d’ôter le caoutchouc dont la lumière des fusils était couverte. Quinze hommes seulement obéirent au rappel. Il leur commande de déposer leurs armes ; ils s’y refusent. « Fils de chiens, s’écrie-t-il en armant son fusil, à bas vos armes ! » Cette attitude ferme et menaçante les intimide, ils se montrent irrésolus. Quelques-uns se placent derrière leurs camarades. Saisissant ce moment d’hésitation, il dit à son wakil de les désarmer ; mais ces hommes ne consentent à livrer leurs armes qu’à la condition d’être déchargés de leur engagement. Ces termes sont acceptés, la décharge est signée. Baker les invite à prévenir ceux qui ne s’étaient pas rendus à l’appel qu’il saurait bien les rejoindre, s’ils ne rapportaient pas leurs armes.

Notre voyageur n’avait plus d’escorte ! Que faire ? à quel parti s’arrêter ? Renoncer à son expédition ? Impossible, il n’y veut pas songer. Faire venir une nouvelle escorte de Karthoum ? Mais où l’attendre ? car à Gondokoro il ne serait pas en sûreté après le départ des marchands d’ivoire et de leurs agens. Partir avec ses deux serviteurs ? Mais les tribus qu’il devra traverser, dépourvues de toute idée d’humanité, sont remplies de haine contre les étrangers depuis que les Turcs s’y sont établis et y ont commis mille déprédations. Baker s’arrêta enfin à l’idée de faire un nouvel effort pour ramener au sentiment du devoir ses Turcs révoltés. Il fit venir son wakil, qui lui avait solennellement promis, lorsqu’il l’avait pris à son service, de maintenir ses hommes sous une bonne discipline, et il lui déclara que, s’il ne remplissait pas ses engagemens en réunissant le reste de sa compagnie qu’il n’avait pas congédié, il s’en plaindrait aux autorités de Karthoum, qui le puniraient sévèrement. Celui-ci prit au sérieux cet avertissement, et se mit à la recherche de ses hommes. Il parvint à en ramener dix-sept, qui se montrèrent disposés à suivre M. Baker, pourvu qu’il dirigeât sa course vers l’est ; le voyageur y consentit. Le lendemain, il apprit que, s’ils demandaient à aller du côté de l’est, c’était pour l’abandonner et se joindre à la troupe d’un nommé Mohammed-Her, qui se trouvait dans cette direction ; mais il espéra qu’en traitant ses gens avec justice et bienveillance, il parviendrait à leur inspirer quelque attachement.

Sur ces entrefaites arriva le facteur de Courshid-Aga, nommé Ibrahim, à la tête d’une compagnie de cent quarante Turcs et de deux cents nègres. Il apportait à son commettant un chargement d’ivoire. Son centre d’opération était à l’est dans le pays des Latoukas. Comme Baker était dans les meilleurs termes avec Courshid, il pensa que son facteur ne ferait aucune difficulté de l’admettre dans sa caravane et de lui servir d’escorte. Il se trompait. Ibrahim, instruit sans doute de la résolution de ses collègues et des motifs qui la leur avaient suggérée, s’y refusa péremptoirement, ajoutant même qu’il repousserait Baker par la force, si celui-ci s’obstinait à vouloir le suivre.

Baker ne tint pourtant pas compte de ses menaces. Il connaissait l’esprit fanfaron de ces Arabes et surtout leur vénalité. Il comptait sur les présens qu’il lui ferait pour obtenir son concours. Aussi bien fallait-il en finir et mettre un terme à tant d’accablantes incertitudes. Il savait que, de quelque côté qu’il dirigeât sa course, les difficultés ne lui manqueraient pas, et qu’un plus long délai n’en diminuerait ni le nombre ni la gravité. Il ordonna donc à ses gens de charger les chameaux et les ânes, leur déclarant qu’il allait partir, bien qu’il n’eût ni guide ni interprète. Ceux-ci obéirent tout en maugréant et en disant que l’on ne part jamais sans savoir où l’on va. Il monta à cheval, sa femme en amazone était à ses côtés. Derrière lui prit place le porte-drapeau, et la petite caravane s’ébranla le 26 mars 1863, à cinq heures du soir.


III.

Baker tint parole : il prit la direction de l’est, ou plutôt du sud-est, comme l’exigeait le chemin suivi par la caravane d’Ibrahim. Bien que le sol fût brûlé, le pays, légèrement ondulé et boisé avec une certaine symétrie, n’était pas sans charme. En avançant vers l’est, nos voyageurs eurent bientôt à leur droite la montagne de Behgnan, belle masse de granit et de siénite de 1,200 pieds d’élévation, dont les flancs portaient une végétation vigoureuse et originale. Des ravins profonds rendaient la marche difficile. Pour empêcher les ânes de trébucher en descendant, il fallait les retenir par la queue, et pour les aider à monter, on les tirait par les oreilles. Quant aux chameaux, habitués à arpenter des plaines unies, ils se montrèrent d’une désolante stupidité. Ils choppaient, tombaient, renversaient leurs charges. En passant à travers un fourré de mimosas, les épines crochues dont cet arbre est armé trouèrent les sacs de provisions, qui rayèrent le sol de longues traînées de sel, de riz et de café. Au sortir de cette contrée raboteuse, ils traversèrent un pays fort peu accidenté, et descendirent ensuite dans la vallée de Tologa. Large de 500 mètres, elle avait l’apparence d’une rue formée par deux chaînes de montagnes d’une médiocre élévation, mais dont les flancs intérieurs avaient la perpendicularité d’une muraille. De belles prairies garnissaient le fond de cette vallée, sur laquelle de gigantesques figuiers répandaient une ombre agréable. À l’approche de notre voyageur, les nègres sortirent de leurs villages, juchés sur les pointes des rochers, et entourèrent en foule sa caravane, contemplant avec admiration les chevaux, les chameaux et un petit singe rouge que Mme Baker menait avec elle. Un bossu, plus hardi que ses camarades, adressa à notre voyageur une foule de questions.

— Qui êtes-vous ?

— Un voyageur.

— Que venez-vous faire dans ce pays ? Chercher de l’ivoire ?

— Non, je n’en ai pas besoin.

— Que voulez-vous donc ? des esclaves ?

— Nullement, je ne saurais qu’en faire.

Un éclat de rire accueillit cette réponse.

— Avez-vous beaucoup de vaches ? — Pas une.

— De quel pays êtes-vous ?

— De l’Angleterre.

— De l’Angleterre ! nous n’avons jamais entendu parler de ce pays-là. C’est là sans doute votre fils ? en montrant Mme Baker, dont le costume était alors assez masculin.

— Non, c’est ma femme.

— Ce petit bonhomme est votre femme ! quel mensonge !

Cette curiosité serait devenue impertinente, si le chef n’était arrivé pour débarrasser M. Baker de son interlocuteur et de la foule qui se pressait autour de lui.

De la vallée de Tologa, il pénétra dans celle de l’Illyria. Beaucoup plus spacieuse que la précédente, elle doit son existence à une double chaîne de montagnes qui suivent parallèlement la direction du sud-est, et dont la hauteur varie de 2 à 3,000 pieds. Elle est le point de départ de ce système orographique, qui forme l’épaulement oriental du vaste plateau de l’Afrique centrale, et dont Ribmann, Ebrard, Burton et Speke ont signalé l’existence. Des flancs abrupts de ces montagnes se sont détachés d’énormes blocs de granit grisâtre assez nombreux pour rendre le passage de la vallée difficile. Le feldspath, d’une structure plutôt fibreuse que lamellaire, était disséminé, dans ce granit, en fragmens de plusieurs pouces carrés et aussi durs que le silex. Cette vallée, toute ravinée qu’elle fût, avait un aspect riant. Pas un creux, pas une déchirure qui n’eût son massif d’arbres de la plus belle venue. Le bois de quelques-uns de ces arbres était si résistant que la hache ne pouvait l’entamer. Pour la traverser sans fâcheuse rencontre, il fallait être en paix avec les indigènes, car du haut de leurs rochers ils pouvaient écraser impunément la troupe la mieux armée. Il n’y avait pas un mois qu’une compagnie de cent vingt-six Turcs avait été détruite de cette manière jusqu’au dernier.

Baker débouchait par une gorge étroite dans la vallée de l’Illyria, lorsqu’il rencontra Ibrahim à la tête de sa caravane. C’était un homme de sac et de corde. Né d’un chef turc et d’une mère arabe, il avait les plus beaux traits et les plus mauvaises qualités de ces deux races. Des sourcils épais surmontaient ses grands yeux noirs pleins d’un feu sinistre ; son nez effilé, fortement arqué, aux narines mobiles et largement ouvertes, semblait dénoter la puissance de flair propre aux animaux ; ajoutez à cela des joues à pommettes saillantes, une bouche bien proportionnée, un menton proéminent et légèrement pointu. La force, mais une force malfaisante, éclatait dans tous ses traits.

Quoiqu’il ne se sentit nullement attiré vers cet homme, notre voyageur comprenait combien il pourrait lui être utile pour mener à bonne fin son entreprise ; aussi ne fut-il pas fâché d’entendre sa femme l’appeler au moment où il se trouvait à la portée de sa voix. Ce ne fut qu’avec peine qu’Ibrahim consentit à s’approcher de M. Baker. Cependant la conversation s’engagea, suivie d’explications mutuelles, et moyennant de beaux présens une alliance finit par se conclure entre les deux parties. Dès ce moment, l’expédition gagnait une escorte de cent quarante hommes, mais elle faisait le sacrifice de la liberté de ses mouvemens, et prenait aux yeux des indigènes sa part de responsabilité dans des actes odieux.

L’Illyria avait pour chef un homme du nom de Ledgé, qui, d’après le portrait qu’en fait M. Baker, réunissait dans sa personne à peu près tous les vices. Il commence par réclamer présens sur présens, puis se met à fureter parmi les bagages, espérant y trouver quelque chose qui fût à sa convenance. Il s’approche d’un panier qui sent l’eau-de-vie. À cette odeur, sa figure s’épanouit. Il demande à M. Baker de lui faire goûter de cette précieuse liqueur. Celui-ci lui donna une bouteille de l’esprit-de-vin le plus fort. L’ivrogne n’eut pas la patience de la déboucher : il en cassa le goulot et la vida tout entière dans son énorme gosier. Il ne fit de son côté aucun présent, et ne voulut pas même vendre une seule tête de bétail. La petite caravane ne put se procurer que huit livres de miel, que les cuisiniers mirent dans une soupe au riz. Ledgé, alléché par ce mets appétissant, s’assit à la table commune, et en fit une consommation fabuleuse aux dépens des convives.

Les habitans de l’Illyria travaillent le fer avec une rare habileté. Leurs houes passent dans ces contrées pour être bien supérieures à celles qui viennent d’Europe. Rien de plus primitif cependant que l’outillage dont ils se servent. Leur enclume est un bloc de grès, leurs marteaux sont des pierres grossièrement façonnées. Ils emploient des pinces faites avec du bois vert, et leur soufflet consiste en deux pots de terre d’un pied de hauteur, à la base desquels sont fixés des tuyaux qui pénètrent dans le foyer. L’ouverture est couverte d’une peau souple et ample à laquelle un souffleur placé entre les deux pots imprime un mouvement rapide à l’aide d’un bâton, ce qui produit un courant d’air assez vif.

Le 30 mars 1863, Baker et son nouvel allié quittèrent la vallée de l’Illyria et dirigèrent leur course en droite ligne vers l’est. Ils entrèrent dans le Latouka, splendide vallée de 60 kilomètres de long sur 28 de large, qui s’étend du sud-est au nord-ouest. Ils avaient à leur gauche le mont Lafite, qui domine d’une hauteur de trois mille pieds une ligne circulaire de collines, et à leur droite une chaîne de montagnes au pied desquelles se trouvent d’abondans gisemens de minerai de fer. Les cours d’eau qui arrosent cette belle contrée vont se décharger dans un des tributaires du Sobat. Le sol était très fertile, et promettait cette année une abondante récolte de dourah. On apercevait à quelque distance des forêts dont les vigoureuses futaies s’élevaient fièrement dans les airs ; plus près et à mi-côte des collines, s’allongeaient des clairières qui permettaient aux rayons du soleil de se jouer au travers du feuillage ; quelques parties de la plaine avaient l’apparence de vergers. Les héglick y étaient espacés comme s’ils avaient été plantés par un habile jardinier. C’est un arbre dont le fruit, très doux au goût et d’une saveur aromatique, a la grosseur et la forme de la datte. Le bois du héglick renferme une proportion considérable de potasse, car quelques grains de la cendre de ce bois mis sur la langue y font aussitôt venir une pustule. On emploie le fruit de cet arbre en guise de savon. Ce pays produit aussi une espèce de prunier qui donne un fruit jaune de la grosseur d’un œuf ; il est juteux, très sucré, bien que légèrement acidulé et d’un arôme exquis.

Arrivé à un village appelé Latome, Baker rencontra ce Mohammed-Her, à la bande duquel ses hommes avaient projeté de se joindre. Bien qu’il eût dressé son camp à une assez grande distance de celui de ce facteur, il s’aperçut néanmoins que des pourparlers s’étaient établis entre les deux caravanes. Il comprit que quelque complot se tramait et qu’il allait se trouver en face d’un nouveau danger. En effet, lorsqu’il donna l’ordre à ses gens, le lendemain matin, de se lever pour charger les chameaux et les ânes, deux seulement lui obéirent. Il réitéra son ordre ; cette fois quatre autres parurent s’entendre, mais uniquement pour prendre leurs fusils. L’un d’entre eux, Bilhaal, le fauteur du complot, le toisa de la tête aux pieds en le défiant de son regard insolent, et au moment où Baker, sans se laisser intimider, leur commandait pour la troisième fois d’obéir, prenant la parole et frappant la terre de la crosse de son fusil, cet homme lui dit : — Nous ne chargerons pas vos ânes ni vos chameaux, et pas un homme ne vous suivra. — Baker, regardant ce misérable en face et d’un œil menaçant, s’écria : — À bas vos armes, et chargez les chameaux ! — Nous ne le ferons pas, répéta-t-il. — Ah ! tu ne le feras pas ! — Et là-dessus il lui assena sur la mâchoire un coup de poing qui le fit rouler à terre comme une masse inerte ; le fusil vola à plusieurs mètres de distance, et l’homme resta étendu comme mort sur le bagage. Ses trois camarades coururent à lui pour le secourir ; les autres, abasourdis par la chute de leur chef, semblaient hésiter. Baker, les voyant ébranlés, les prend un à un par le bras, les mène près des bêtes de somme, et leur ordonne de les charger sur-le-champ. Tous obéirent sans dire mot. Le wakil arriva, et, fort déconcerté de la tournure que les choses avaient prise, mit lui-même la main à l’œuvre et pressa ses hommes de rentrer dans le devoir. Telle fut la fin de ce complot, dans lequel on avait arrêté de tuer le voyageur anglais et d’abandonner sa femme dans une jungle. Quelques jours après, ce même Bilhaal et deux autres s’enfuirent avec leurs armes et rallièrent la troupe de Mohammed-Her. Quand on vint l’apprendre à Baker, il répondit par une imprécation arabe : « Inshallah ! que les vautours rongent leurs os ! »

Le 13 avril 1863, le voyageur arrivait à Tarangulé, capitale du Latouka et station commerciale d’Ibrahim. Cette ville, qui pouvait renfermer au moins trois mille habitations de nègres, est située sous le 4° 30′ de latitude nord et le 30° 35′ de longitude est. Comme toutes les villes et villages de ces contrées, Tarangulé est entouré de palissades construites avec du babanoum, le bois le plus dur du pays. Autour de ces palissades circule une haie d’épines impénétrable qui s’élève jusqu’à vingt pieds de haut. Les entrées sont en forme d’arches et ressemblent à des couloirs en zigzag dans lesquels il est dangereux à un ennemi de s’aventurer. On les ferme la nuit avec de grosses branches de mimosas, dont les épines peuvent arrêter le plus intrépide. La rue principale de la ville est large, mais toutes celles qui s’en détachent à droite et à gauche et pénètrent dans le dédale des maisons n’ont que juste la largeur nécessaire pour qu’une vache puisse y passer. Les parcs des bestiaux sont placés à égale distance les uns des autres et palissades. Les entrées sont également cintrées et n’ont que trois pieds de large. Sous cette voûte est suspendue une cloche faite de la coquille sonore d’une noix de palmier ; elle est assez basse pour que l’animal la touche en passant. C’est ainsi que les gardiens comptent leurs troupeaux et s’assurent qu’aucune bête ne s’est égarée. On y allume des feux toutes les nuits pour chasser les moustiques. Des buttes hautes d’une trentaine de pieds dominent la ville et les campagnes d’alentour, véritables beffrois où des sentinelles montent la garde nuit et jour pour donner l’alarme en cas de danger.

Les habitans du Latouka sont grands, bien faits, et offrent des traits qui ne se retrouvent pas chez les tribus du Nil-Blanc. Ils ont le front haut, les yeux grands et bien espacés, la bouche moyenne, les lèvres pleines sans être grosses, et l’ensemble de leur personne dénote une origine éthiopienne ou gallas. Le type nègre domine sans mélange du 12" de latitude nord jusqu’au 4° 30′ ; mais à partir de cette dernière limite on pénètre dans une nouvelle zone ethnographique.

Baker n’était pas encore entré dans la ville qu’une foule considérable entourait déjà sa petite caravane. La curiosité des indigènes était surexcitée au plus haut point par la vue des chameaux et d’une femme blanche. Jamais des êtres de cette espèce n’avaient pénétré dans ces régions. Les hommes fixèrent plus particulièrement leurs regards sur les chameaux, les femmes sur leur sœur d’Europe. C’était à qui ferait le plus de remarques. L’épouse favorite du chef dit que Mme Baker serait beaucoup plus belle, si elle s’arrachait les incisives de la mâchoire inférieure.

Le voyageur anglais plaça son camp à une bonne distance de celui d’Ibrahim, pour que les indigènes comprissent bien qu’il formait une bande à part et avait un but distinct de celui des Turcs. Cette précaution était d’autant plus nécessaire que ces derniers n’avaient pas toujours le dessus dans les querelles qu’ils suscitaient aux habitans des pays où ils s’établissaient. Ce Mohammed-Her, qui avait poussé son escorte à la révolte et lui avait enlevé dernièrement trois de ses gens, perdit fort peu de temps après sa compagnie tout entière. Un des chefs du pays lui avait signalé un village, dans les gorges d’une montagne, dont les habitans s’étaient révoltés, et l’avait autorisé à y exécuter une razzia. Dans cette attaque, les Turcs furent repoussés, battus, écrasés sous des quartiers de roches que les indigènes firent rouler sur eux. Baker l’apprit par un individu qui vint lui rapporter deux de ses fusils tout maculés de sang ; ils avaient appartenu aux hommes qui naguère s’étaient enfuis et dont les corps furent abandonnés aux vautours. Ses gens se rappelèrent son imprécation et le considérèrent dès cette heure comme un être mystérieux qu’on ne pouvait trahir sans s’exposer à la mort.

Ignorant combien de temps il serait obligé de rester dans ce pays, il se mit à convertir une portion de terrain en un jardin potager. Il avait eu la bonne idée de se munir de graines de plantes légumineuses. Cette précaution lui fut d’autant plus utile qu’il ne pouvait se procurer aucun légume. On ne voulait pas non plus lui vendre de la viande de boucherie, bien qu’il vit passer chaque matin un troupeau de dix mille bêtes à cornes que des gardiens menaient aux pâturages. Il y suppléait par la chasse. Le pays nourrissait en abondance toute sorte de gibier à plumes, oies, canards, pigeons, tourterelles, hérons et grues. Notre chasseur rencontra une variété de canards au plumage d’un bleu doré, tachetée de blanc au cou et à la tête ; elle porte sur le bec une crête comme celle du coq. La chair de cet oiseau est des plus délicates. Il abattit aussi une espèce d’oie dont les ailes et le corps sont blancs, mouchetés de noir, la tête et le cou cramoisis. Elle porte sur la tête une protubérance calleuse d’une nuance jaunâtre. Les ailes de cette oie sont armées d’un éperon pointu et très fort d’un pouce de long, dont elle se sert pour se défendre. Il rapportait journellement avant déjeuner dix ou douze canards et autant de grues. Parmi ces dernières se trouvait la belle variété à aigrette que les Arabes appellent garranook. Sa tête est d’un beau noir velouté, ornée d’une huppe jaune-orange. La grande chasse était aussi abondante que la petite dans le Latouka. Quand Baker y entra, il fut agréablement surpris d’apercevoir de nombreuses empreintes de pieds d’éléphans, de girafes, de buffles, de rhinocéros et d’antilopes de toutes les variétés possibles ; mais les plus grands quadrupèdes, surtout les éléphans, se tenaient au pied de la montagne, à une dizaine de kilomètres de son camp. Habitué à chasser l’éléphant dans l’île de Ceylan, il voulut se donner le plaisir de renouveler ses anciennes prouesses ; il pouvait lui être utile de donner à ses Turcs et aux naturels une idée avantageuse de son savoir-faire. Avec quelques natifs qu’il prit pour guides, deux chameaux pour porter ses provisions et les meilleurs cavaliers de sa troupe, il organisa une chasse, et sortit victorieux d’une lutte avec un éléphant d’une taille extraordinaire, lutte pleine de péripéties, qui avait duré tout un jour, mis plus d’une fois en péril la vie du chasseur et obligé celui-ci à déployer, à la grande admiration des indigènes et des hommes de son escorte, toutes ses ressources de ruse, d’adresse et de courage. Les habitans ne se montrèrent prompts qu’à enlever les dépouilles du vaincu, que Baker, exténué de fatigue et pressé de rentrer dans son camp, avait laissé gisant sur la place même où le noble animal était tombé.

Bien que, par suite de son alliance avec Ibrahim, notre explorateur fût enfermé malgré lui dans ces contrées étranges, son existence pour cela était loin d’être monotone et triste. Bien au contraire de mieux rempli que ses journées. Les heures passaient inaperçues, et le temps ne lui pesait jamais. Obligé de pourvoir aux besoins de sa petite escorte, il devait chaque matin se livrer à la chasse ; comme il avait un magasin abondamment fourni d’une grande variété d’objets, les Turcs venaient à chaque instant faire appel à sa générosité et solliciter quelque présent qu’il refusait rarement. La nécessité l’ayant forcé d’acquérir des connaissances en armurerie, il ne se passait pas de jour qu’il n’eût à en faire usage. Muni enfin d’une pharmacie assez complète, tous les malades réels ou imaginaires accouraient dans sa tente pour être traités, et comme la confiance était entière chez les patiens, ses remèdes avaient une grande efficacité. Il devait en outre stimuler ses gens au travail, maintenir son camp en bon ordre, apaiser toutes les querelles. Retiré le soir sous sa tente, il confiait à son journal les observations et les événemens dont il voulait garder le souvenir.

Baker avait pris ses mesures pour passer dans le Latouka la saison des pluies, pendant laquelle il est dangereux à un étranger de s’aventurer dans ces régions où les eaux débordées vous barrent à chaque instant la route, quelquefois vous emprisonnent et vous livrent aux entreprises des naturels. Son jardin était en plein rapport, et l’abondance régnait dans son camp ; mais la conduite brutale des Turcs d’Ibrahim, le sans-gêne avec lequel ils traitaient les femmes, avaient irrité les habitans de Tarangulé. Il était fort à craindre qu’ils ne se révoltassent contre cette poignée de malfaiteurs et ne finissent par les écraser de leur nombre. Baker était inquiet ; il voyait la corde se tendre chaque jour davantage, et, malgré le soin qu’il avait pris de séparer sa cause de celle d’Ibrahim, il craignait d’être quelque jour enveloppé dans la querelle. Sur ces entrefaites arriva un messager envoyé par le chef d’Obbo, pays situé au sud-ouest du Latouka ; il lui apportait des présens ainsi qu’à Ibrahim, et les invitait tous deux de la part de son maître à venir s’établir dans sa ville. Le facteur de Courshid saisit cette occasion pour quitter une contrée où il se trouvait mal à l’aise, et pour placer le centre de ses opérations à Obbo. Au fond, cette résolution ne déplaisait pas à Baker, puisque le pays où il allait était précisément dans la direction qu’il devait suivre pour arriver au lac Louta-N’zigé ; mais le moment était mal choisi. On était au cœur de la saison pluvieuse. Mme Baker était malade, lui-même avait la fièvre intermittente. Cependant il ne pouvait songer un instant à rester dans le Latouka après le départ d’Ibrahim. Sa propre escorte, composée de treize individus, était trop faible pour le protéger contre une tribu malintentionnée. Il fallut donc se résigner à partir. Il avait perdu trois chameaux, sept ânes et deux chevaux. Il dut suppléer au manque de bêtes de somme en réclamant cinquante porteurs. Il convertit pour sa femme un de ses lits de camp en un palanquin porté par quatre hommes. Les préparatifs achevés, la caravane, composée de trois cents personnes, se forma sur une seule ligne, et se mit en route le 23 juin 1863.


IV.

Nos voyageurs mirent neuf jours à franchir les 80 kilomètres qui les séparaient de la localité où ils allaient planter leurs tentes. Les pays qu’ils traversèrent présentaient les aspects les plus variés. Le sol était riche et couvert d’une végétation exubérante ; une large crête de collines et de vallées offrait aux yeux des paysages toujours nouveaux et souvent pittoresques ; plusieurs de ces collines avaient jusqu’à sept cents pieds de hauteur. Quelquefois des sentiers en spirale ou en zigzag bien ombragés en adoucissaient agréablement les pentes, mais le plus souvent il fallait les escalader en ligne droite par des chemins rocailleux, glissans, ravinés, où bêtes et hommes pouvaient à peine se tenir debout.

Le 1er juillet 1863, la caravane arrivait à Obbo, situé sous le 4° 2′ de latitude nord et le 30° 10′ de longitude est. L’altitude de cette localité est de 3,674 pieds au-dessus du niveau de la mer, et la température moyenne de la contrée est de 24° centigrades. La partie orientale du pays n’est qu’une succession de collines et de montagnes qui s’étagent les unes au-dessus des autres et sur les arêtes desquelles s’élèvent des pics qui semblent surveiller l’ensemble du système. Plus nos voyageurs avançaient vers le midi, plus la richesse du sol augmentait. L’Obbo abondait en plantes légumineuses. Baker compta neuf variétés d’ignames, dont l’une est d’une telle fécondité qu’elle donne jusqu’à cent cinquante tubercules par année. Il y acheta des citrouilles blanches de la forme d’une poire, de 10 pouces de long, et dont la chair est fort délicate. Les fruits y étaient également en grande abondance : pour quelques grains de verroterie, on lui apporta de pleines corbeilles de raisin noir. Les grains étaient énormes ainsi que les pépins, mais peu juteux ; ils avaient un bon goût et contribuèrent à lui rendre momentanément la santé. Il voulut en presser à peu près 200 livres, mais il n’obtint qu’une liqueur épaisse qui fermenta sans pour cela donner quelque chose qui ressemblât à du vin. Le pays produit une riche variété de prunes, des anones de la meilleure espèce et une noix recouverte d’une écale verte, dont la saveur est des plus agréables ; les femmes la rôtissent, puis la pèlent et la font ensuite bouillir ; le liquide se couvre d’une couche de graisse qu’elles recueillent avec soin pour en faire de la pommade. On y trouve beaucoup de lin, et les forêts abondent en arachides. Le tabac y atteint de magnifiques proportions. Quand il est parvenu à maturité, les naturels en recueillent les feuilles, les pilent dans un mortier, les convertissent en pâte, qu’ils mettent dans un moule de forme conique où on la laisse jusqu’à complète dessiccation. Ils l’en retirent ensuite ayant la forme et la dureté d’un pain de sucre. Dans les contrées environnantes, le tabac subit une préparation à peu près semblable, mais on lui donne la forme d’un fromage. Les pipes varient avec les tribus et reçoivent toutes les formes possibles ; tantôt c’est le fourneau qui est d’une grosseur énorme et sans rapport avec le tuyau, tantôt c’est celui-ci qui remplit la bouche, tandis que le godet est des plus exigus. La pipe et la cruche composent toute la céramique du pays.

L’Obbo serait un pays sain, si les bras y étaient en nombre suffisant pour diriger les eaux, les maintenir dans le lit des torrens et lutter avec succès contre la surabondante énergie de la nature. Il y pleut pendant dix mois de l’année, de février en décembre ; la chaleur est forte, sans être pourtant excessive, puisque la température moyenne correspond à celle que nous avons en juin ou juillet, et le sol est très riche. Il en résulte une végétation d’une incroyable exubérance. — L’herbe, d’une prodigieuse hauteur, entrelacée de plantes rampantes et de vignes sauvages, n’est pénétrable qu’aux quadrupèdes de la plus grande espèce. Si l’habitant de ces contrées n’était pas forcé de déployer quelque activité pour satisfaire à ses plus impérieux besoins, il verrait la végétation avancer, l’entourer et finalement l’étouffer dans ses formidables étreintes.

Baker resta six mortels mois dans ce milieu magnifique et délétère ; pendant ce temps, il vit succomber toutes les bêtes qui lui restaient, chameaux, chevaux et ânes. Ses gens tombèrent malades ; les Turcs d’Ibrahim, habitués cependant à tous les climats intertropicaux, subissaient aussi l’influence de cette nature trop riche et trop humide pour leur tempérament ; à chaque instant, ils avaient recours à la pharmacie du voyageur, trop heureux de l’avoir au milieu d’eux et d’être appelés à l’escorter. Ce qu’il y avait de plus fâcheux encore dans les pénibles circonstances où il se trouvait, c’est qu’il ne pouvait chasser et se procurer à lui et aux siens une nourriture plus substantielle. Dans les premiers temps, la viande de boucherie ne leur fit pas défaut ; mais petit à petit les naturels, blessés de la conduite des Turcs à leur égard, ne voulurent leur en fournir qu’à des conditions fort onéreuses et même fort difficiles à remplir. Ce séjour, nuisible à sa santé, dangereux pour sa femme, inutile à la science et ennuyeux pour tous, pesait, on le comprend, à notre explorateur. Ibrahim lui avait promis qu’il se mettrait en route pour le sud immédiatement après la saison des pluies ; mais Baker craignait que son intérêt ne lui fît oublier sa promesse ou n’en retardât l’exécution. Ses craintes ne se réalisèrent pas. L’année avait été mauvaise pour le facteur. Sa provision de dents d’éléphans était nulle. Aussi bien, pour mettre un terme à toute incertitude, Baker lui promit de lui faire obtenir cent quintaux d’ivoire, s’il voulait l’accompagner jusque dans l’Unyoro et auprès de son roi Kamrasi. Ibrahim n’eut garde de rejeter cette proposition.

Le départ fut immédiatement décidé. Baker, n’ayant plus de chevaux, se procura deux bœufs pour servir de montures à lui et à sa femme ; mais le premier essai ne fut pas heureux. Son bœuf, bel animal au regard vif, après avoir été bouchonné et dûment harnaché, s’effraie du costume qu’on lui met, rompt son attache, s’échappe sans qu’il soit possible de le rattraper. Celui que montait Mme Baker, se sentant piquer à la racine de la queue, rue de toutes ses forces et couche notre amazone à terre. Ces mésaventures ne l’empêchèrent pas de se mettre en route. Il partit le 5 janvier 1864 en prenant la direction du sud, traversa le Farajoc, où la végétation reprend des proportions normales, et arriva en trois jours sur les bords de l’Asua, un des affluens les plus considérables du Haut-Nil. Dans la saison pluvieuse, il a cent vingt pieds de largeur sur quinze de profondeur ; au moment où les voyageurs le passèrent, il n’avait que six pouces d’eau. Du Farajoc, Baker pénétra dans le district de Shoa. Le 22 janvier, il se trouva en face du Nil, ou de cette section du Nil qui coule du lac Victoria dans celui de Louta-N’zigé, dont il désirait constater l’existence. Il l’atteignit sous le 2° 18′ de latitude nord et le 29° 45′ de longitude est, en un point dont l’altitude est de 3,864 pieds au-dessus du niveau de la mer. Il remonta le long du fleuve pour arriver aux chutes de Karouma, où il espérait trouver des bateaux pour le passer. La nature déploie dans cette partie du Shoa une incomparable richesse. D’imposantes forêts étendent leurs splendides rideaux sur les deux rives, qu’elles garantissent des rayons brûlans du soleil. Du pied de ces forêts, à une hauteur de 50 mètres, se détachent des falaises qui descendent en gradins et resserrent le fleuve dans les étroites limites de 120 à 130 mètres. Chacun de ces gradins est orné de massifs de bananiers et de plusieurs variétés de palmiers, parmi lesquels on distingue le gracieux dattier sauvage. Les îles qu’on découvrait de ces hauteurs étaient autant de bosquets où l’on apercevait les sommets des huttes des indigènes. Trois jours de marche conduisirent la caravane aux chutes de Karouma, à ce même point où Speke avait traversé le fleuve dix-huit mois auparavant. À l’attitude menaçante de la foule qui garnissait la rive opposée, Baker comprit qu’il serait imprudent de passer sans en avoir obtenu l’autorisation. Il envoya donc dans un bateau des parlementaires qui s’approchèrent assez près pour être entendus de la rive opposée. Ils étaient chargés d’annoncer aux Wanyoros que le frère de Speke était arrivé, et qu’il désirait se rendre auprès de leur roi Kamrasi pour le remercier des soins qu’il lui avait donnés et lui remettre de nombreux et riches présens. — Mais pourquoi vient-il avec tant de monde ? leur répondit-on. — Ce sont les personnes qui portent ces présens. — Eh bien ! qu’il se montre, nous verrons s’il ressemble au molligè (au barbu) ; tel était le nom qu’ils avaient donné à Speke. Baker convertit un bosquet en cabinet de toilette, changea de vêtement, mit un paletot à peu près semblable à celui que portait Speke, et, grimpant sur un fragment de rocher qui se détachait en avant de la falaise et formait comme un pinacle, il salua la foule en agitant son chapeau ; il lui fit de nouveau savoir qu’il était avec une dame anglaise et désirait être immédiatement présenté au roi, pour lui annoncer l’heureux retour dans leur patrie de Speke et de Grant et lui offrir des présens de grande valeur, comme marques de reconnaissance pour la bienveillance qu’il leur avait témoignée. Sur ces explications, un canot traversa le fleuve et débarqua quelques Wanyoros, qui, découvrant en effet une ressemblance entre lui et Speke dans la tenue, la complexion et les traits du visage, lui souhaitèrent la bienvenue par des danses et des pantomimes guerrières. Cependant le bateau dut plus d’une fois passer et repasser d’une rive à l’autre avant que Baker pût franchir le fleuve. Le chef de ce district se trouvait dans une position difficile : il n’osait ni décourager notre voyageur de peur qu’il ne s’en retournât et que le roi ne perdît de beaux présens, grave maladresse qu’il pourrait bien payer de sa tête, ni lui laisser passer la frontière avec une suite si nombreuse et une escorte de cent douze hommes armés, de peur d’introduire des ennemis dans le pays. Il avait immédiatement envoyé des messagers à Kamrasi, mais Baker ne voulait pas attendre et le menaçait de se retirer et d’aller porter ses richesses à un autre roi. Dans sa perplexité, il prit un terme moyen et consentit au passage de l’explorateur, de sa femme et de quelques domestiques, parmi lesquels Ibrahim se plaça.

Il était nuit quand Baker traversa le Nil et mit le pied sur un rocher glissant de la rive opposée. Les indigènes vinrent en foule à sa rencontre, et se formèrent spontanément en procession pour remonter la falaise, haute à cet endroit de près de 60 mètres. Ce défilé ne laissait pas d’être vraiment pittoresque. Des porteurs de torches flamboyantes ouvraient la marche ; derrière eux venait un corps considérable d’hommes armés de lances, lequel était suivi d’une bande de musiciens, joueurs de flageolets, de cornets et d’autres instrumens qui exécutaient un air des plus discordans. Venaient ensuite Baker, sa femme et leurs domestiques. Un certain nombre de porteurs volontaires fermaient la marche. La procession suivit un étroit sentier qui tantôt circulait autour d’énormes blocs de granit, tantôt disparaissait dans d’épais bouquets de bananiers, et arriva au village d’Atada, chef-lieu du district. Elle s’arrêta devant la maison du chef, qui fit à l’étranger le meilleur accueil, lui offrit des vivres et mit une hutte à sa disposition. Prévoyant bien qu’il aurait à recevoir de nombreuses visites le lendemain matin, Baker avait été s’installer sous un de ces arbres à ramure gigantesque, à l’ombre desquels mille personnes peuvent se trouver à l’aise. Il y donnait audience à une multitude qui l’examinait avec curiosité, suivait ses mouvemens, faisait mille remarques, lorsque tout à coup ces sauvages se précipitèrent vers la tente où se trouvait sa femme. Craignant qu’il ne lui fût arrivé quelque accident, il y accourut lui-même ; mais il fut bientôt remis de sa peur en voyant que ce qui avait attiré la foule et excitait au plus haut point son admiration, c’étaient les cheveux blonds de Mme Baker. Pour respirer un peu et se coiffer au grand jour, elle s’était placée à l’entrée de sa tente et avait laissé flotter sa chevelure. Jamais semblable merveille ne s’était vue dans l’Unyoro.

Le pays présentait un caractère bien différent de ceux que Baker venait de traverser. On y apercevait partout les traces d’une civilisation ébauchée. Le sol, mieux cultivé, donnait une plus grande variété de produits. Les habitans étaient suffisamment vêtus d’une grande robe faite avec l’écorce d’une espèce de figuier fort commun dans le pays. Au moyen de diverses préparations, ils lui donnent l’apparence et la souplesse du velours. Les femmes portaient un double jupon du même tissu, et quelques-unes jetaient sur leurs épaules un fichu dont les pointes retombaient sur la poitrine. L’art de la poterie avait acquis dans l’Unyoro un certain développement, et les forgerons travaillaient le fer avec des outils du même métal ; mais ces progrès étaient contre-balancés par un despotisme abrutissant. Les indigènes n’osaient répondre aux questions les plus insignifiantes, la crainte leur fermait la bouche. M. Baker n’en put recueillir aucun renseignement ni sur le pays, ni sur le chemin qu’il devait prendre pour arriver au lac qui était le but de ses recherches. Son escorte n’obtint l’autorisation de passer le Nil que quatre jours après lui ; enfin le 31 janvier, il se mit en route pour M’rooli, résidence de Kamrasi, et il y arriva le 10 février. Cette ville, située sous le 30° de longitude est et le 1° 38′ de latitude nord, est placée au confluent du Nil et d’un de ses tributaires, le Kafour. L’Unyoro, dont elle est la capitale, est à 3,695 pieds au-dessus du niveau de la mer, et la température moyenne y est de 27° centigrades.

Kamrasi, impatient sans doute de recevoir les beaux présens dont ses messagers lui avaient parlé, accorda sans délai une audience à son hôte européen. Baker le trouva vêtu avec beaucoup de recherche et assis sur un tabouret recouvert d’une peau de léopard. C’était un bel homme, de six pieds de haut et d’un extérieur agréable. Son regard avait quelque chose de bienveillant ; ses mains et ses pieds étaient d’une grande propreté et ses ongles bien soignés. L’ensemble de ses traits se rapprochait plus du type abyssin que du type nègre. Il manquait à sa denture les incisives et les œillères, comme le voulait la mode du pays. Sa tête était rasée ; les Wanyoros, n’ayant pas de ciseaux, n’ont aucun autre moyen de se couper les cheveux.

Le caractère de ce tyranneau ne répondait pas aux traits de sa figure. D’une rapacité sans limite, il n’avait laissé partir Speke et Grant qu’après les avoir dépouillés de tout ce qui leur restait, et son insatiable avidité se donna pleine carrière avec Baker. Celui-ci cependant lui fit d’emblée, et comme pour le satisfaire une fois pour toutes, de magnifiques présens, — un tapis de Turquie, un grand manteau de cachemire blanc, une carabine à deux coups avec des munitions, des bottines turques avec plusieurs paires de chaussettes de soie rouge, une écharpe en filet de soie et de la même couleur, une collection considérable de colliers et de ceintures en verroteries de premier choix et du plus brillant effet. Il espérait, par ces libéralités, obtenir immédiatement un guide et une escorte pour aller à la découverte du lac Louta-N’zigé. Kamrasi accéda sans peine à sa demande, mais le retint encore deux longues semaines pour se donner le plaisir de lui enlever chaque jour de nouvelles dépouilles. Enfin le guide arriva avec un officier chargé de pourvoir à la nourriture de notre voyageur et de sa suite pendant la route. Baker ne prit que sa petite escorte de treize hommes et se hâta de faire ses préparatifs. L’heure du départ avait sonné, chacun était à son poste prêt à partir, lorsque Kamrasi arriva pour lui arracher encore de nouveaux présens. Il fit ouvrir ses valises pour choisir les effets qui étaient à sa convenance. Il lui demanda, mais en vain, sa montre. Il força Mme Baker de lui remettre un mouchoir de soie jaune frangé de lames d’argent, le seul qui lui restât, et pour terminer il pria Baker de lui donner sa femme. Baker, irrité au suprême degré, lui présenta la bouche de son revolver, lui dit que dans son pays cette offense serait lavée dans le sang, et que, s’il ne le tuait pas sur-le-champ, c’est parce qu’il le considérait comme un stupide animal. Kamrasi, tout surpris et fort effrayé, s’efforça de le calmer en lui disant que, s’il lui demandait sa femme, c’était avec l’intention de lui en donner une autre, mais qu’il n’insistait pas ; aussi bien, ajouta-t-il, la chose n’était pas assez importante pour se mettre dans une telle colère. Il se retira là-dessus, et la caravane se mit en route en prenant d’abord la direction du sud-ouest pour éviter un grand marais qui lui barrait le passage, puis elle reprit le chemin de l’ouest, et ne s’éloigna que de quelques lieues, tantôt à droite, tantôt à gauche, du 1° 15′ de latitude nord. Après quelques jours de marche sous un soleil ardent, nos voyageurs retrouvèrent le Kafour, qui avait à cet endroit 70 mètres de large. Bien que profond, il ne formait qu’une masse tellement épaisse de joncs, de bambous et de papyrus, qu’il leur suffit de les coucher et d’y ajouter un banc de plantes aquatiques pour pouvoir le traverser. Baker le passait suivi de sa femme, lorsque, se retournant, il la vit changer de couleur, devenir pourpre et s’affaisser sur elle-même. Il courut à elle, la reçut dans ses bras et la transporta non sans danger sur la rive opposée, car le pont, trop léger, cédait sous le poids de deux personnes. Il convertit de nouveau son lit de camp en palanquin, et chercha par des frictions à la faire revenir à elle, mais en vain ; son état devenait de plus en plus alarmant. Il fallait s’arrêter à chaque instant pour lui soulever la tête, car il craignait qu’elle ne suffoquât, tant sa respiration était râlante. Arrivé au premier village, il la coucha dans une hutte et fit d’inutiles efforts pour lui desserrer les dents avec un petit coin de bois. Ce ne fut qu’avec une peine infinie qu’il parvint à lui rafraîchir la langue et le palais, qui étaient en feu.

Bien que la troupe de notre voyageur fût réduite à vingt personnes, y compris les femmes, il ne pouvait s’arrêter plus d’un jour dans chaque village, parce que les vivres lui auraient manqué. Il devait nécessairement aller en avant. Le jour, il se tenait à côté de sa femme, dont quatre hommes portaient le palanquin ; la nuit, il ne quittait pas son chevet. Pour s’éclairer dans la profonde obscurité des habitations des nègres, il avait fait une veilleuse avec un tesson dans lequel il mettait de la graisse et une mèche de toile. Cette lumière, toute blafarde et fumeuse qu’elle fût, lui permettait de remplir ses tristes fonctions de garde-malade. Il passait ses nuits à mouiller les lèvres et la tête de celle qui lui avait dit au début de son voyage : « La mort seule pourra me séparer de toi. » Nuits d’angoisse, dont les minutes lui : paraissaient des heures, et pendant lesquelles les plus sombres pensées se pressaient dans son esprit ! Quelquefois des hyènes ou autres animaux sauvages rôdaient autour de la hutte, attirés par la lueur de la lampe. Leurs cris remplissaient l’âme de Baker d’une indicible tristesse et de noirs pressentimens. Il lui semblait qu’ils étaient poussés par quelque instinct sinistre. La malade restait toujours insensible, pas un mouvement qui indiquât que la vie reprenait possession de ce corps affaibli. Ce voyage ressemblait à un convoi funèbre, car ses gens témoignaient par leur gravité qu’ils partageaient la douleur de leur chef. Enfin le quatrième jour elle ouvrit les yeux en disant : u Dieu soit béni ! » mais aux paroles incohérentes qui suivirent cette exclamation il comprit que son insolation s’était compliquée d’une fièvre cérébrale. Six mortelles journées se passèrent encore dans un état qui laissait peu d’espoir ; le septième jour, Mme Baker eut de violentes convulsions qui furent suivies d’une prostration complète. Il crut que le moment suprême était arrivé. Il la couvrit de son plaid écossais ; un de ses hommes alla mettre un manche à une pioche, et lui, accablé de fatigue, s’affaissa au pied du lit de la mourante et s’endormit. Il était grand jour quand il s’éveilla. Il regarda sa femme, qu’il trouva, de même que la veille, pâle comme la mort ; sa figure portait l’empreinte de la sérénité d’un être pour qui les préoccupations de la vie n’existent plus. Il s’approcha, se pencha sur elle, et l’entendit respirer comme si elle dormait paisiblement. Reviendrait-elle à la vie ? lui serait-elle rendue ? Elle se réveilla bientôt, la fièvre l’avait quittée, ses pensées étaient lucides. Elle entrait en pleine convalescence. Après un repos de deux jours, nos voyageurs se remirent en route joyeux et légers. Le pays, qui avait été jusqu’alors plat, dénudé et stérile, s’accidentait et prenait un air de fête. Arrivé le 14 mars 1864 au village de Pakanis, Baker aperçut de loin des montagnes dont une lueur bleuâtre arrondissait les lignes et cachait les sommets. Il demande aux habitans du village à quelles distance elles se trouvent. Ils lui répondent qu’elles sont au-delà du lac Louta-N’zigé, dont il pourrait atteindre les rives avant la fin de la journée, s’il se hâtait un peu. Cette réponse l’électrise, il ne se sent plus de joie. Il stimule ses gens, double leur salaire de la journée, promet une récompense à son guide, éperonne son bœuf. Il a devant lui une vallée profonde, il la traverse au pas de course ; elle est suivie d’une colline élevée, à pentes rapides, il la gravit comme s’il était au début de son voyage. Un paysage des plus pittoresques se déploie à ses regards ; il ne le voit pas, absorbé par l’idée de la découverte qu’il va faire et qui doit assurer la gloire à son nom. À peine a-t-il atteint le sommet de la colline, qu’il se trouve en face de la plus belle mer intérieure qu’il eût jamais contemplée. C’est une immense nappe d’eau dont la surface brille aux rayons d’un soleil éblouissant. Il n’aperçoit aucune limite au sud et au sud-ouest. Les montagnes qu’il avait vues du village de Pakanis sont à l’ouest du lac, à une distance de 80 kilomètres environ du lieu où il se trouvait, et peuvent avoir 7,000 pieds de hauteur. Elles se divisent en plusieurs branches qui s’étagent en s’allongeant vers le sud. Des ombres épaisses qui en interrompaient les lignes marquaient sans doute la place de profondes vallées. En deux endroits, il remarqua comme des rubans argentés suspendus sur ces sommets. Il comprit qu’il y avait là deux belles cascades qui attireraient un jour l’attention des voyageurs. Les montagnes paraissaient émerger du lac, mais des colonnes de fumée qui s’élevaient à la base marquaient la place de vastes prairies dont on brûlait les herbes à cette époque. On lui dit qu’il fallait, avec une bonne embarcation, quatre jours et quatre nuits pour traverser le lac dans sa plus grande largeur. En faisant la part de l’exagération si naturelle aux nègres, il en conclut que cette largeur pourrait être de 35 à 40 lieues. Le lac se rétrécit graduellement au nord et au sud. Il s’étend jusqu’au Karagué, et doit embrasser à peu près 5 degrés de latitude, 3 degrés au-delà de la ligne et 2 en-deçà ; sa direction est du nord-est au sud-ouest, obliquant entre les 26° et 30° de longitude est ; il est le plus vaste de tous les lacs de l’Afrique équatoriale, et l’altitude au-dessus du niveau de la mer en est de 2,720 pieds. Les eaux du lac étaient basses à l’époque où Baker le vit ; on lui montra une marque qu’elles atteignent quand elles sont hautes ; il en conclut que le niveau ne variait que de li pieds. En général, le lac est calme jusqu’à une heure de l’après-midi ; à ce moment, un vent assez violent du sud-ouest le soulève et en rend la navigation peu sûre pour de petites embarcations. Il donna à cette mer intérieure le nom de lac Albert ou « Albert Nyanza, » unissant le nom du prince dont l’Angleterre regrettait la perte à celui de sa veuve, que Speke avait donné au lac Ukérewe en l’appelant « Victoria Nyanza. » Ces deux lacs sont séparés par une contrée montueuse au milieu de laquelle Speke a placé le mont M’fumbiro, dont il évalua la hauteur à 10,000 pieds. La distance qui les sépare dans les parties les plus rapprochées sous la ligne est d’environ 150 kilomètres. Ces deux immenses réservoirs ne sont pas au même niveau. Le lac Victoria est de 7 ou 800 pieds plus élevé que le lac Albert. C’est donc dans ce dernier que coulent toutes les eaux qui tombent dans cette partie de l’Afrique équatoriale. La découverte de ce lac était le but principal du voyage de Baker ; mais il lui restait à déterminer la place où le Nil de Speke y entre et celle où il en sort, et à montrer que ces deux courans ne forment qu’un seul et même fleuve.


V.

Baker se trouvait à quinze cents pieds au-dessus du niveau du lac, quand il aperçut pour la première fois cette magnifique nappe qui s’étendait à ses pieds. La pente par laquelle il fallait descendre pour atteindre le niveau de l’eau était des plus rapides. Après une marche pénible de deux heures, il arriva sur une belle pelouse qui formait en cet endroit la ceinture du lac. La plage était un fond de cailloux blancs, sur lesquels les vagues déferlaient en faisant entendre un léger murmure. Il dressa sa tente dans le village de Vacovia, situé sous le 1° 15′ de latitude nord et le 28° 30′ de longitude est. Il n’était habité que par des pêcheurs.

Le lendemain, toute la troupe de notre voyageur resta couchée, — retenue par la fièvre, qui s’était emparée d’elle immédiatement après son entrée dans le village. Tout étranger qui arrive pour la première fois sur les bords du lac Louta-N’zigé doit payer ce tribut. Cet accès passé, Baker réclama les bateaux que Kamrasi lui avait promis pour se rendre à l’embouchure du Nil. On s’empressa de les aller chercher ; mais le temps a peu de valeur pour le nègre, il se hâte lentement, et ce ne fut qu’au bout de huit jours que Baker vit arriver deux bateaux, l’un de vingt-six pieds de long, l’autre de trente-deux, qui avaient chacun deux paires de rames. Le manche de ces rames était fort artistement travaillé, la poignée bien faite, la pale large et légèrement concave. Notre voyageur s’établit dans le plus grand des deux, et recouvrit le centre d’une bâche, pour que sa femme n’eût pas trop à souffrir de l’ardeur du soleil. Avant de partir, il donna quelques grains de verroterie au chef de Vacovia, qui les jeta religieusement dans le lac pour lui assurer une heureuse navigation. Ce fut par une belle matinée que les deux embarcations quittèrent le rivage en tournant leurs proues vers le nord. Le lac était calme, le ciel un peu nuageux et moutonné, mais rassurant. Nos marins n’osaient pas perdre la plage de vue ; quelquefois ils s’en séparaient d’un ou deux kilomètres, pour ne pas donner sur des bancs de sable, mais le plus souvent ils rasaient le pied rocheux des falaises ou entraient sous des sections de voûte creusées par l’action érosive des eaux. Cette navigation de treize jours, sur des canots d’une solidité douteuse, avec un équipage novice, sur une mer dont on ignorait le tempérament, ne laissa pas d’être assez pénible et semée d’accidens. — À la fin de la première journée, au moment où Baker établissait son bivouac sur le rivage, les rameurs indigènes, sous prétexte d’aller chercher des vivres dans le premier village, décampent et ne reviennent plus. Il confie leurs rames aux gens de son escorte, qui manœuvrent de telle sorte que les canots semblent tourner sur eux-mêmes comme sur un pivot. Il faut qu’il supplée à leur inexpérience en fixant une rame à la poupe de ses canots en guise de gouvernail et en les munissant, au moyen de ses plaids écossais, d’une voilure telle quelle. À l’aide de cet appareil nautique improvisé, et poussé par un vent favorable, Baker poursuivit sa route assez heureusement. Il doubla un promontoire qui masquait une baie profonde, et, pour gagner du temps, il pointa vers le promontoire opposé et s’éloigna du rivage de plus de six kilomètres. Il avait franchi la moitié de la distance, quand il fut enveloppé par un orage équatorial capable d’intimider les plus intrépides. L’obscurité était profonde, ou plutôt à la lumière du soleil avait succédé celle des éclairs, qui se suivaient sans interruption et embrasaient l’atmosphère. Les éclats de la foudre, répercutés de falaise en falaise, produisaient un roulement continu et effrayant. Une pluie diluvienne fit cesser graduellement le bruit du tonnerre, mais ramena l’obscurité ; nos marins craignaient d’avancer de peur de se jeter contre quelque récif. Ils parvinrent à triompher de ce péril, mais ce fut pour aborder un rivage où ils ne purent se procurer aucune nourriture. — Baker tue un crocodile dont quelques-uns de ses gens veulent bien manger, nourriture nauséabonde qui a l’odeur et le goût d’un mélange de poisson et de viande en décomposition assaisonné de musc. Il se hâte d’abandonner ces rives inhospitalières, et débarque le soir au village d’Eppigoya, où il reçoit le meilleur accueil ; mais les habitans ne peuvent lui fournir aucune viande de boucherie. Il est vrai qu’ils lui donnent deux cent cinquante pièces de volaille en échange d’objets de la valeur de 1 shilling. Le lac dans ces parages offrait les scènes les plus animées. Les hippopotames s’y promenaient en troupes nombreuses, et y prenaient leurs ébats. Les crocodiles y foisonnaient ; on en voyait par centaines sur le sable, immobiles comme de vieux troncs d’arbres. Des troupeaux d’éléphans descendaient des hauteurs pour prendre leur bain de tous les jours. Les uns se plongeaient dans l’eau, et y restaient un moment ensevelis en tenant leur trompe au-dessus de la surface ; d’autres ne prenaient qu’un demi-bain, mais complétaient leur toilette en s’arrosant abondamment le dos et les épaules au moyen de leur trompe.

Le dixième jour, la scène change, le lac se resserre, les montagnes de l’ouest se dessinent peu à peu aux regards, et Baker commence à distinguer les vastes forêts qui en tapissent les flancs. Le sable et les galets blancs de la plage sont remplacés par la plus étrange des végétations. Ce sont des papyrus et des joncs qui poussent sur une couche épaisse et flottante de végétaux aquatiques en décomposition. Croyant qu’il approchait des bords du lac, il voulut en sonder la profondeur avec un bambou de 25 pieds, mais il ne put en atteindre le fond. Il continua sa navigation en faisant filer ses embarcations entre les fissures de ce sol mobile, et pénétra dans un canal large et profond, bordé de chaque côté par une épaisse muraille de hautes graminées. Comme la surface de l’eau était aussi unie qu’une glace, il crut qu’il était à l’ouverture d’une baie. Il se trompait. Il apprit qu’il se trouvait à l’embouchure même du Nil, à l’endroit où il entre dans le lac pour en ressortir un peu plus au nord. Ayant aperçu dans la ceinture de papyrus qui le séparait de la rive une solution de continuité, il y pénétra et arriva bientôt dans une petite anse où il débarqua. Des indigènes vinrent à sa rencontre, lui offrirent de porter ses effets, et le conduisirent à Magungo, situé sous le 2° 16′ de latitude nord et le 29° 15′ de longitude est. Rien de plus gracieux que le chemin qu’ils prirent pour monter à ce village. Quoique la colline ait une pente rapide et parfois presque abrupte, la nature n’a pas laissé d’y disposer avec un art merveilleux les plus beaux spécimens de la flore de ces contrées. Le caractère des habitans de cette région privilégiée était hospitalier et généreux. Ils fournirent à la caravane du voyageur, fatiguée du long et laborieux trajet qu’elle venait d’accomplir, des vivres en abondance, chèvres, volailles, œufs, lait, beurre frais, et leur libéralité ne se démentit pas un instant. Des hauteurs de Magungo, Baker put étudier tout à son aise la partie septentrionale du lac, celle qu’il avait le plus à cœur de connaître. La chaîne de montagnes qui borde l’Albert-Nyanza à l’ouest se prolonge en suivant les mouvemens du rivage, puis s’abaisse subitement pour laisser la place au lac, qui fait un coude ; elle se relève ensuite pour former une ligne de collines et de rochers au pied desquels coule le Nil. À l’est et au nord, le pays est plat, et la vue peut embrasser cette partie du Louta-N’zigé dans son ensemble comme dans ses détails. Il se couvre d’une large bordure de papyrus et de bambous qui lui donnent, quand on le regarde du rivage, l’aspect d’un immense marais. Du point culminant où il se trouvait, le voyageur vit un ruban d’un vert très foncé se détacher de cette ceinture du côté du nord : ce ruban marquait le cours du fleuve, lequel peut porter des bateaux jusqu’à Madi, à une distance de 120 kilomètres, où des rapides en interrompent la navigation jusqu’à quelques lieues de Gondokoro. Il aurait voulu descendre le fleuve pour reprendre la route de cette dernière ville ; mais aucun des naturels ne voulut l’accompagner, parce que les riverains du fleuve étaient en guerre avec Kamrasi et les auraient infailliblement attaqués.

Il reprit donc son voyage maritime sur le Nil, qui avait à l’endroit où il se jette dans le lac 450 mètres de large. Après quelques heures de navigation, on le voit se rétrécir de moitié, et les rives, qui étaient au niveau du fleuve, s’élèvent graduellement et lui donnent l’apparence d’un cours d’eau, bien que la surface en paraisse toujours immobile. Ce ne fut que le lendemain, à une trentaine de kilomètres de son embouchure, que le courant se fit sentir. Le fleuve n’avait plus que 150 mètres de large. À dix heures du matin, le courant augmente ; les rameurs sont obligés de donner de l’aviron avec force pour le surmonter. Ils entendent alors un bruit sourd, étrange, et dont ils ne peuvent se rendre compte. À mesure qu’ils avancent, ce bruit s’accuse et devient de plus en plus distinct ; c’est un mugissement ou plutôt quelque chose comme le roulement continu du tonnerre. Stimulés par la curiosité, les rameurs redoublent d’énergie. À peine nos voyageurs sont-ils entrés dans un tournant, qu’ils se trouvent en face d’une des plus grandes scènes de la nature qu’on puisse imaginer. Les rives avaient changé de caractère. En se resserrant, elles s’étaient élevées, et au talus avaient succédé des bancs de granit qui se superposaient en retraite et formaient des gradins atteignant jusqu’à trois cents pieds de hauteur. Une riche végétation s’était emparée de toutes les plates-formes, de toutes les fissures, et, se combinant avec les couches horizontales des rochers et les fragmens en saillie, recouvrait ces falaises d’une tapisserie splendide. Le fleuve, contrarié dans son cours par des blocs de granit, emprisonné dans des rives étroites, gronde, bouillonne, s’irrite, et, comme pour se dégager des étreintes qui le pressent, se précipite d’un bond de cent vingt pieds dans une cavité profonde que lui-même s’est creusée. L’eau rebondit, s’enveloppe d’un nuage d’une blancheur éclatante, qui tranche vivement sur la teinte sombre du rocher et va caresser la chevelure des palmiers et des bananiers qui surplombent les parois de l’abîme. Cette cataracte, située sous le 29° 27′ de longitude est et le 2° 17′ de latitude nord, est la plus considérable de toutes celles qui embellissent le cours du Nil : elle a été appelée par notre voyageur Murchison fall (chute de Murchison), en l’honneur du président de la Société de géographie de Londres.

Baker est obligé de reprendre à cet endroit son voyage par terre. Entre cette cascade et les chutes de Karouma, que nous connaissons, la navigation est impossible ; mais il n’en était éloigné que d’une douzaine de lieues, et comme ces chutes sont sous la même latitude que la cataracte Murchison, il en conclut que le fleuve coule en droite ligne entre ces deux points de l’est à l’ouest, par une déclivité de 801 pieds, ce qui explique la rapidité qu’il acquiert au milieu de tant de brisans. Notre explorateur avait achevé la tâche qu’il s’était donnée ; voulant reprendre le plus tôt possible la route de Gondokoro, il offrit au chef du village le plus voisin les cinquante livres de verroterie qui lui restaient à la condition qu’il l’escorterait jusqu’à Shoa, où il avait laissé une partie de ses effets et d’où il lui serait facile de descendre jusqu’à Gondokoro ; mais ce chef s’y refusa, alléguant pour prétexte qu’il devait au préalable solliciter l’autorisation de Kamrasi. En attendant, il lui donna des porteurs et un guide pour le conduire dans le district de Morou, où il pourrait attendre les ordres du roi.

La fièvre intermittente, qui n’avait pas quitté Baker depuis plusieurs mois, avait miné sa santé, il ne pouvait pas marcher un quart d’heure sans se trouver mal. La santé de sa femme n’était pas moins ébranlée : il fallait les porter tous les deux dans leurs lits de camp. Les personnes de sa suite étaient également épuisées et souffrantes. Arrivés à la première station où ils devaient passer la nuit, le guide et les porteurs se sauvèrent. Baker et sa femme se virent abandonnés dans un pays frontière dévasté par la guerre. Les villages étaient déserts, les huttes abattues ou incendiées ; personne pour leur vendre ou leur donner des vivres. Ils seraient morts de faim, s’ils n’eussent trouvé dans un village dont les habitans avaient été obligés de fuir précipitamment un silo de grains indigènes ; ils se nourrirent aussi d’une herbe qui ressemblait pour la forme et le goût à l’épinard, et Baker fit avec du thym une infusion qu’il prit à la place de thé. La saison pluvieuse était arrivée. Des torrens d’eau tombaient chaque jour pendant plusieurs heures. Il erra deux mois dans ce district sans recevoir aucune nouvelle de Kamrasi. Ce rusé monarque savait bien où était le voyageur, mais comme il voulait le garder auprès de lui pour se servir au besoin des treize hommes armés qui composaient son escorte ; il jugea prudent de ne lui envoyer pour le moment aucun secours. Un régime aussi débilitant, une existence aussi déplorable, avaient porté le dernier coup à la santé de Baker. Se croyant mortellement atteint, il écrivit un soir, alors qu’il était installé dans une hutte humide, ses dernières volontés, et donna à son wakil les instructions nécessaires dans le cas où ils viendraient à succomber l’un et l’autre, car il était convaincu que sa femme ne lui survivrait que de quelques jours. Ce devoir rempli, il charge deux de ses hommes d’aller trouver Kamrasi, de lui dire combien il était indigné de l’odieuse conduite qu’il tenait à son égard et de lui faire savoir qu’ayant remis son départ à une année, il était disposé à se rendre auprès de lui et le priait de lui envoyer cinquante porteurs. C’est ce que voulait Kamrasi. Les cinquante hommes ne se firent pas longtemps attendre, et en six jours Baker arrivait à Kisona, où le roi avait établi sa demeure et son camp. Cette ville, située à 16 kilomètres au sud du Nil, renferme trois mille huttes et une population considérable. Il y resta six mois, pendant lesquels Kamrasi lui fournit un ordinaire vraiment royal. La viande ne lui fit jamais défaut, mais il ne pouvait avoir de la volaille, parce que les magiciens de la couronne s’en servaient pour lire dans les entrailles et les convulsions de ces victimes les événemens de l’avenir. Chaque matin, des marchands ambulans parcouraient les rues de la ville en criant leurs marchandises et indiquant l’objet contre lequel ils voulaient les échanger. Du tabac pour des couries ! Du lait pour du sel ! Du beurre, du café pour des jénitos (verroterie rouge) ! Leur beurre était empaqueté dans des feuilles de plantain collées avec un mélange d’argile et de bouse de vache. Comme cette matière donnait un mauvais goût au beurre, le voyageur le refuse un jour. Le marchand lui rapporte d’autre beurre proprement enveloppé, il le goûte et le trouve excellent ; mais, quand on veut s’en servir, on s’aperçoit que c’est le vieux beurre entouré d’une légère couche de beurre frais et recouvert de feuilles vertes.

Kamrasi était en guerre avec son frère. Un matin les tambours battent la générale, l’alarme est dans la ville. On apprend que l’ennemi s’approche accompagné de Mohammed, le facteur de Debono, qui vient avec sa troupe mettre tout à feu et à sang. Les femmes s’agitent et poussent des cris lamentables. Les hommes se réunissent, s’excitent, se montrent animés d’un grand courage, simulent des combats, enfoncent les bataillons ennemis. Le roi entre tout effaré dans la tente de Baker. Il avait échangé son lourd manteau d’écorce contre un vêtement léger ; notre voyageur l’en félicite en lui disant qu’il serait plus agile pour le combat. — Pour le combat ! mais c’est pour me sauver que je me suis ainsi vêtu, repartit Kamrasi. — Baker hissa le pavillon anglais sur sa tente, et fit savoir à Mohammed qu’il réclamait comme le premier occupant le territoire de l’Unyoro, qu’il l’avait placé sous l’égide des couleurs anglaises et qu’il eût à se retirer. Bien que celui-ci fît une réponse assez fière, il jugea prudent d’obtempérer à l’invitation de l’étranger. Un mois plus tard, c’est le fameux roi de l’Uganda, M’tesa, qui fait irruption dans le pays avec une puissante armée. Kamrasi accourt pour demander à Baker son drapeau, s’imaginant qu’il renfermait une vertu qui terrifierait l’ennemi. Baker lui fit comprendre que dans cette circonstance il n’aurait aucun pouvoir, et l’engagea sagement à quitter la ville, qui pouvait être enveloppée de toutes parts, et à se retirer à Karouma, où il lui serait facile de se fortifier en attendant qu’Ibrahim revînt de Gondokoro. Fuir entrait tout à fait dans le plan de campagne de Kamrasi. Il suit ce conseil, abandonne Kisona et va dresser son camp en face des chutes de Karouma. Ibrahim en effet ne tarda point à paraître avec une compagnie de cent hommes. Les Waganda en l’apprenant se retirèrent, et Kamrasi, vainqueur sur toute la ligne, récompensa Ibrahim en lui faisant un riche présent de dents d’éléphans.

Cette générosité devait hâter le départ de Baker. Le facteur de Courshid, ayant complété par un bonheur inespéré sa provision d’ivoire, crut prudent de la transporter à son dépôt de Shoa, pour la remettre le plus tôt possible entre les mains de son commettant. Il se mit donc en route, accompagné du voyageur anglais, le 17 novembre 1864, après avoir laissé trente hommes pour protéger Kamrasi. Sa caravane, composée en grande partie de porteurs du pays, s’élevait à plus de mille personnes. Le 23, ils arrivèrent à Shoa, où ils durent rester trois mois. Possesseur de vingt-quatre mille livres d’ivoire, qui valaient 240,000 francs, Ibrahim avait besoin de huit cents hommes pour porter cette marchandise à Gondokoro, car les Wanyoros étaient retournés dans leur pays ; mais où trouver une colonne aussi considérable dans une contrée dépeuplée par la guerre que lui-même fomentait ? Ce ne fut qu’après des efforts inouïs qu’il parvint à engager son régiment de porteurs au prix de quatre vaches par homme payées d’avance. Presque tous étaient en deuil, c’est-à-dire qu’ils portaient une corde roulée autour de leur cou et de leur taille. — La caravane s’ébranle, mais au premier bivouac les porteurs décampent et abandonnent leur oppresseur avec ses richesses. Ibrahim se voit forcé de rentrer à sa station et ne prévoit pas le moment où il pourra reprendre le chemin de Gondokoro. Néanmoins, à la prière de Baker et au prix d’une carabine de 1000 francs, il consent à l’accompagner en laissant une partie de ses hommes à la garde de son dépôt. Ils prennent la direction du nord-est et retrouvent le Nil sous le 3° 34′ de latitude nord, et, comme des hauteurs de Magungo notre voyageur l’avait vu se détacher du lac sous le 2° 45′, il ne pouvait conserver le plus léger doute que le fleuve qu’il allait suivre jusqu’à Karthoum ne fut le même que celui qu’il avait vu sortir du Louta-N’zigé.

Le 23 mars 1865, deux ans après en être parti, Baker arrivait à Gondokoro ; mais au lieu de trouver, comme il l’espérait, une flottille à l’ancre, il n’y aperçut qu’un seul bateau ponté. Les facteurs y étaient cependant arrivés avec leur ivoire et trois mille esclaves. Baker apprit alors que les autorités égyptiennes, sous l’impulsion des gouvernemens européens, avaient pris des mesures pour supprimer la traite, et que quatre vapeurs naviguaient sur le Nil pour s’emparer des vaisseaux négriers. On lui dit aussi que la peste s’était déclarée à Karthoum, qu’elle y avait fait quinze mille victimes et emporté presque tous les marins, enfin que le Nil se trouvait barré sous le 9° de latitude nord par une accumulation énorme de matières végétales, et qu’il avait fallu employer les équipages de trente navires à creuser un canal, afin que la navigation ne fût pas interrompue. Par une heureuse fortune, le bâtiment à l’ancre en ce moment appartenait à Courshid, qui venait chercher l’ivoire qu’Ibrahim devait lui apporter. Baker l’affrète pour la somme de 1,000 fr. et s’embarque avec ses treize fidèles soldats. Il descend tranquillement le Nil et arrive à la fameuse digue sous laquelle le fleuve se précipitait avec tant de violence qu’un navire chargé d’ivoire, étant venu donner en flanc contre le barrage, avait disparu sous l’eau. Grâce à l’habileté de ses manœuvres, Baker évita ce danger, mais pour tomber dans un autre bien plus grand. La peste éclata dans son équipage. Elle s’annonçait par une forte hémorrhagie nasale accompagnée de douleurs aiguës dans les reins et les jambes ; la cornée devenait jaune orange, et le délire s’emparait presque aussiitôt du malade. Trois de ses gens moururent, et parmi eux un jeune homme qui lui avait montré dans les momens les plus difficiles le plus entier dévouement. Le 5 mai, il parvint à Karthoum, où il reçut le plus flatteur accueil de toute la population européenne. La peste avait disparu après avoir fait d’affreux ravages et enlevé les neuf dixièmes de la garnison. Les autorités, stimulées par un envoyé du consulat français d’Alexandrie, M. Garnier, faisaient de grands efforts pour mettre un terme au fléau de la traite. L’année précédente, deux négriers avaient été saisis, et on en avait retiré huit cent cinquante esclaves, les uns morts, les autres mourans ou malades. C’est à cette horrible cargaison que l’on attribuait l’introduction de la peste dans la ville. Après avoir réglé les comptes de ses treize hommes, qui eurent comme complément de paie jusqu’à trente napoléons chacun, Baker reprit le 1er juillet son voyage sur le Nil et s’arrêta à Berbère, où il reçut la plus aimable hospitalité dans une famille française, chez M. et Mme Lafargue. Pour éviter la traversée du désert de Berbère à Korosko, dont la température est intolérable au mois d’août, il quitta la voie du Nil, loua des chameaux et des guides, prit la direction de l’est et arriva en vingt-quatre jours à Souakim, port maritime sur la Mer-Rouge ; c’est une grande ville dont les maisons sont bâties en corail. Le gouverneur le reçut avec beaucoup de politesse et mit à sa disposition une de ses résidences. La chaleur était intense ; le thermomètre marquait 48° centigrades. Le voyageur était depuis une quinzaine de jours à Souakim, lorsqu’une frégate à vapeur égyptienne jeta l’ancre dans le port et débarqua un régiment qui devait gagner Karsala, à vingt jours de marche de la côte, pour étouffer une révolte de la garnison nègre de la ville. Le commandant de la place mit généreusement ce navire au service de Baker ; mais celui-ci préféra un transport à vapeur qui le conduisit en cinq jours à Suez, où il se trouvait enfin au milieu de ses compatriotes.


VI.

Le voyage de sir Samuel Baker[4], dont nous venons de donner le résumé a-t-il enrichi la géographie de faits considérables ? S’il fallait en juger par l’étendue des pays inconnus qu’il a explorés, nous pourrions mettre en doute l’importance scientifique des résultats obtenus. Pendant les deux ans qu’il a passés dans les régions équatoriales, il a toujours circulé entre le 1° et le 5° de latitude nord et le 29° et le 31° de longitude est, c’est-à-dire dans un rectangle de 100 lieues de long sur 50 de large. Ce voyage ne peut donc pas être comparé à ceux de Burton, de Livingstone, de Speke et de Grant, pour ne parler que de ses compatriotes, et même dans cet espace restreint dont il a tracé la carte, une partie avait déjà été explorée par les deux derniers voyageurs et par le Vénitien Miani. La connaissance d’une contrée de peu d’étendue à l’est et au sud-est de Gondokoro et un tracé plus correct du cours du Nil sur un espace de 20 lieues, tel eût été le bagage scientifique que M. Baker aurait rapporté de son voyage, s’il n’avait pas découvert le lac de Louta-N’zigé, cette splendide nappe d’eau, encadrée de belles montagnes et de falaises tapissées de la plus riche végétation, et la plus grande sans doute que renferment les régions équatoriales. Cette découverte est à coup sûr un fait important ; n’oublions pas toutefois que la position du lac et la route qui y conduit lui avaient été indiquées par Speke. Quand on compare les cartes qu’ils ont dressées l’un et l’autre, on ne peut vraiment qu’être étonné de la valeur des renseignemens que Speke avait recueillis, sur lesquels il avait fait l’esquisse de contrées inconnues de lui et donné les grands contours et la direction de l’Albert-Nyanza.

Baker n’a pas eu à chercher péniblement sa route, il a pu aller en avant avec l’entière certitude qu’il arriverait au but ; mais a-t-il fait faire du moins un progrès réel à la solution du problème des sources du Nil ? Est-il parvenu à convaincre le géographe que le Nil égyptien est bien le même que le Nil de Speke, et surtout que la sortie du premier de l’Albert-Nyanza se trouve au point indiqué sur sa carte ? On connaît maintenant la question. Speke a dit : « J’ai vu le Nil sortir du lac Victoria ; je sais par expérience et sur des renseignemens positifs qu’après avoir traversé l’Uganda et l’Unyoro il entre dans un second lac, le Louta-N’Zigé, y laisse le trop-plein de ses eaux et en ressort à peu de distance pour franchir les 30 degrés qui le séparent de la mer Méditerranée. » Qu’il entre dans un second lac, c’est là un fait acquis à la science. Baker en a découvert l’embouchure et l’a remonté jusqu’à la cataracte de Murchison ; mais en sort-il ? ou ne fait-il qu’en suivre les bords sans mêler ses eaux à celles du lac ? En un mot, est-ce bien le même fleuve que la proximité d’un lac a pu faire dévier un instant de sa route, mais qui n’a pas perdu sa physionomie propre et son caractère indépendant ? Voilà ce que M. Baker n’établit pas péremptoirement. Que le fleuve égyptien sorte de l’immense bassin découvert par notre explorateur, c’est là un fait incontestable. Les indigènes comme les marchands d’ivoire qui connaissent ces contrées le certifient également ; cependant l’on ne pourra en faire un prolongement de celui qui y entre à Magungo que lorsqu’on aura fait le tour entier du lac ; car si l’on découvrait l’embouchure d’un second cours d’eau d’un volume considérable à la partie sud, c’est-à-dire à l’extrémité opposée, c’est ce cours d’eau qui devrait être appelé le Nil, et non celui de Speke.

Si les résultats du voyage de M. Baker ne sont pas décisifs et complets dans la question des sources du Nil, en revanche ce voyageur a élucidé de la façon la plus satisfaisante les phénomènes qui en ont fait un fleuve unique, un fleuve qui a créé tout un pays et continue de lui apporter depuis des milliers d’années les élémens de sa fécondité. Sous le nom de Nil, il faut distinguer deux fleuves, le Nil équatorial et le Nil abyssin. Le premier coule toute l’année, le second est périodique ; les eaux de l’un sont marécageuses et malsaines, celles de l’autre sont pluviales et salubres. Les pays d’où ils viennent sont soumis à des conditions climatériques différentes. Le Nil-Blanc vient de régions où la saison des pluies dure dix mois, de février en novembre. Il en résulte que les deux lacs qui recueillent cette masse d’eau pluviale peuvent fournir ce volume énorme de liquide qui résiste dans un parcours de 500 lieues à la puissance d’évaporation exercée par un soleil tropical et au soutirage excessif d’un sable altéré, et cela, sans recevoir en compensation ni le plus petit affluent ni la plus légère ondée. C’est au mois de décembre que ces lacs fournissent au Nil le moins d’eau ; mais, par une circonstance assez singulière, un affluent considérable, le Sobat, qui se trouve entre les régions équatoriales et abyssines, qui a sa source à l’est dans des contrées inconnues, déborde à cette époque et maintient le Nil-Blanc à sa hauteur normale. Le Nil périodique, qui s’étend comme une couche liquide sur le sol de l’Egypte, ne doit son existence et sa vertu fécondante qu’à l’Abyssinie. La saison pluvieuse, ainsi que nous l’avons dit plus haut, n’y dure que trois mois pleins, de juin en septembre ; mais la quantité supplée à la durée. Ces pluies sont subites et diluviennes ; en un moment, le plus petit ravin devient un impétueux torrent, et le lit desséché d’une rivière un cours d’eau de première grandeur. C’est une irruption où cet élément déploie une puissance irrésistible. Il entraîne tout sur son passage. Il enlève, brise, décompose des matières de toute espèce, minérales et organiques, et les transforme en cet humus qui est de toute antiquité la source inépuisable de la richesse de l’Egypte.

Le plateau où se trouve la source du Nil est élevé de 4,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Formé de granit et de grès, il n’a jamais, au dire de M. Baker, subi d’action neptunienne ni ressenti de mouvement volcanique. L’action lente, incessante, des élémens atmosphériques a depuis des siècles sans nombre émoussé les aspérités, arrondi les surfaces, émietté les roches, et laissé de toutes parts un fond de particules désagrégées mêlées à des blocs granitiques. Sur ce plateau s’élève un système de montagnes qui doit se développer de l’est à l’ouest comme les vertèbres d’un mammifère et fournir les élémens d’une puissante irrigation au nord et au sud. Ce plateau n’ayant jamais été submergé[5], les animaux qu’on y rencontre doivent être les plus anciens qui se trouvent sur la terre, et la race qui l’habite a sans doute précédé la création adamique. Il faut certainement voir une preuve de cette antiquité dans l’absence de certaines idées qu’on ne trouve nulle part dans ces contrées. Le nègre de l’Afrique centrale n’a pas la plus légère notion d’un être suprême, cause première de l’univers, et son intelligence se refuse à la concevoir. Le sentiment de l’adoration lui est inconnu. Il ne possède aucune idole ou représentation d’une divinité quelconque. Pour lui, l’immortalité est purement généalogique, la survivance de l’être individuel n’a lieu que par les enfans. S’il se livre à quelque acte superstitieux, s’il immole des oiseaux, c’est pour chercher dans leurs mouvemens convulsifs des pronostics relatifs aux intérêts vulgaires de la vie ; mais aucune idée essentiellement religieuse ne se rattache à ces pratiques, que l’imagination d’un magicien a inventées et qu’une aveugle tradition a maintenues.

L’histoire n’existe pas pour ces peuples ; aucun souvenir ne les rattache à leurs ancêtres. Chaque génération naît et s’éteint isolément. Les coutumes qu’elles se transmettent sont sans origine, et personne ne cherche à s’en rendre compte. Le sentiment de la solidarité est encore à naître, et l’idée de l’humanité ne perce jamais dans leurs discours. Le phénomène de la diversité des langues se présente au milieu de ces tribus, bien qu’elles aient le même type et descendent certainement d’une même souche. On compte, du 5° au 12° de latitude, cinq langues à l’est du Nil, et il est probable qu’à l’ouest la même variété existe ; mais-ce qui est un véhicule d’enseignement et un admirable stimulant pour les nations civilisées devient une barrière insurmontable dans les pays sauvages. La diversité des langues isole les tribus, chacune se cramponne à ses coutumes et reste cristallisée dans ses habitudes séculaires.

M. Baker pense que ces peuples ne pourront être gagnés à la civilisation européenne que i)ar le commerce. Il engage les messagers de la foi chrétienne à attendre. Il ne place leurs travaux qu’en sous-œuvre et comme complément des autres élémens civilisateurs. Il voudrait que l’on fondât une grande compagnie pour l’exploitation de l’ivoire. « Un monopole puissant, dit-il, mettrait un terme aux désordres qu’engendre la concurrence. » Nous craignons qu’il ne s’abandonne ici à des vues trop exclusives. On a rarement vu que le commerce fût un véhicule suffisant de civilisation pour les peuples sauvages ; il est douteux que celui-ci puisse jamais se passer d’un auxiliaire religieux. Sans exagérer les conquêtes accomplies jusqu’à présent par ce dernier sur la barbarie, on peut dire qu’il a du moins l’avantage de s’appuyer sur un ordre de sentimens qui ennoblissent l’homme, de s’adresser non pas à l’intérêt, mais à l’intelligence et au cœur : de là ses efforts pour répandre l’instruction. Il ouvre des écoles, enseigne à lire, à écrire, s’attache à propager les premiers rudimens des connaissances humaines. Il crée un alphabet, fixe la langue, écrit et imprime des livres, et pose ainsi les bases d’une littérature. Il construit des édifices qui ouvrent à l’âme de sublimes perspectives. Toutes ces œuvres essentiellement civilisatrices ne sont pas du domaine du commerce. Peut-être même faut-il regretter que, pour s’ouvrir l’accès de pays inconnus et semés de périls pour l’étranger, les voyageurs soient forcés de s’adresser d’abord à des passions sauvages et brutales. Quelque honorable que soit leur caractère, il faut convenir que les premières traces laissées par eux sont loin d’être toujours un progrès. En se mettant à la tête d’un personnel considérable, en portant avec eux des masses énormes de marchandises, il leur arrive de surexciter et d’alimenter la rapacité des chefs, de les rendre de plus en plus exigeans. Qui sait même si cette méthode est, au point de vue du succès de ces difficiles explorations, sans inconvéniens ? Plus la suite d’un explorateur est nombreuse, plus sa marche est lente et difficile. À Gondokoro, Baker n’était qu’à 75 ou 80 lieues du lac Louta-N’zigé et du point où le Nil s’en détache ; or, pour franchir cette distance, il est resté deux ans ! Comment aussi s’empêcher de regretter l’association qu’il a cru devoir accepter avec ce soi-disant marchand d’ivoire dont il invoque la protection ? De combien de crimes inouis, qu’il ne pouvait ni prévenir ni punir, n’a-t-il pas dû être le témoin ! Ah ! les découvertes géographiques sont chèrement achetées, si on ne peut les faire qu’à de telles conditions. Les armes à feu, les boissons enivrantes, l’eau-de-vie, voilà quelques-uns des présens les plus précieux dont se munissent les voyageurs. Quand M’tesa reçut le fusil de Speke, il le fit essayer sur le premier individu qui se trouvait près de sa demeure !… Nous disions, en racontant cette histoire, que, si Speke avait ajouté à son présent de l’eau-de-vie qu’il avait distillée sur place, du moins il avait emporté avec lui le secret de cette fabrication. C’est ce que n’a pas fait Baker. Non-seulement il a distillé de l’eau-de-vie de patates douces, mais il a enseigné cette industrie à des serviteurs de Kamrasi, et dans ce moment l’enclos de ce chef renferme une distillerie ! La civilisation européenne porte dans son sein deux principes qui se ramifient à l’infini et dont l’union lui communique sa grandeur et sa puissance. L’un divise, décompose et détruit ; l’autre unit, conserve et vivifie. Ces deux forces, qui se trouvent dans le monde moral comme dans le monde physique, ne conservent leur valeur essentielle qu’en se combinant dans de justes proportions. Une société qui les sépare et qui donne à l’une d’elles une prépondérance exclusive se condamne à se dissoudre ou à se figer. Si nous portons aux peuples déshérités de toute civilisation les élémens destructeurs de notre ordre social, portons-leur aussi les élémens conservateurs ; si nous armons leurs bras, armons aussi leur volonté de justice et d’équité. Cherchons à mettre leurs forces morales au niveau de leurs forces physiques, et n’oublions pas que le sentiment religieux nourri de l’idéal chrétien est une source de dévouement, de justice et d’honneur.


C. CAILLIATTE.

Articles de Louis Étienne

  1. Nous avons emprunté à cet excellent ouvrage bien des détails sur cette partie de l’Afrique intertropicale que les deux voyageurs ont parcourue.
  2. Rth, ch. I., V. 16, 17.
  3. Voyez la Revue du 15 août 1864.
  4. Il vient d’être créé chevalier (knight) par la reine.
  5. Nous ne faisons que rapporter ici les observations de M. Baker ; nous les croyons prématurées.