Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XX

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XX


Je me suis lié avec M. Le Trégarec, ce maire breton, dont je vous ai déjà parlé. Il vient me voir tous les jours… C’est un brave homme, dont j’aime la constante gaîté… Il me raconte des histoires de son pays… Et vraiment il a une façon, sincère et comique de dire : « C’était l’année du choléra au Kernac… », qui ne me lasse jamais. Et comment ne serait-il pas sincère et comique, puisque, du fait de « cette épidémie », qui se borna au décès d’un marin pochard, mon ami Le Trégarec a été décoré.

Parmi les nombreux récits dont il voulut bien bercer mon ennui, en voici trois qui ont, il me semble, un goût de terroir bien particulier.


Premier récit :


Jean Kerkonaïc, capitaine de douanes, sa pension de retraite liquidée, désira finir ses jours dans sa Bretagne, qu’il avait quittée très jeune, mais dont le souvenir lui était resté vivace au cœur, partout où il avait traîné son pantalon bleu à bande rouge. Il choisit un endroit pittoresque sur les bords de la rivière de Goyen, entre Audierne et Pontcroix, y bâtit une petite maison. Sa petite maison était toute blanche, dans les pins, à quelques pas de la rivière, laquelle était toute verte à cause des herbes marines qui, à marée basse, la recouvraient comme un pré. À marée haute, c’était un fleuve immense qui coulait entre de hauts coteaux plantés, ici de chênes trapus, et là de pins noirs.

En prenant possession de son domaine, le capitaine se dit :

— Enfin, je vais donc pouvoir travailler les bigorneaux à mon aise.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler aux savants que « bigorneau » n’est autre que le sobriquet de ce minuscule mollusque que notre grand Cuvier appelle, on ne sait pourquoi : « turbo littoral ». J’ajouterai pour les personnes qui ignorent la faune marine, et se moquent des embryologies, que le bigorneau est ce petit coquillage, gastéropode et escargotoïde, que l’on sert, en guise de hors-d’œuvre, sur toutes les tables des hôtels bretons, et que l’on mange, en l’arrachant de sa coquille, au moyen d’une épingle vivement actionnée dans un sens giratoire et tourbillonnaire. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Travailler les bigorneaux était une idée qui, depuis longtemps, obsédait le brave capitaine Kerkonaïc ; au dire de ceux qui le connaissent, c’était même la seule idée qui jamais eût hanté sa cervelle, car c’était un excellent homme selon les Évangiles.

Il avait toujours été frappé, disait-il, de l’excellence comestible de ce mollusque, mais aussi de son exiguïté, qui en rend l’emploi, dans l’alimentation, difficile et fatigant. Or, le capitaine ambitionnait que le bigorneau ne restât pas une fantaisie locale de table d’hôte, qu’il devînt un objet de consommation générale, comme, par exemple l’huître, qui ne le valait pas, non, qui-ne-le-valait-pas. Ah ! si le bigorneau pouvait atteindre seulement le volume, non exagéré, pensait-il, de l’escargot terrien et mangeur de salades ! Quelle révolution ! C’est la gloire, tout simplement, et qui sait ?… la fortune. Oui, mais comment faire ?

Et il se disait, l’excellent douanier, en se promenant à marée basse sur les grèves, en barbotant sur les flaques rocheuses où s’agrippe le bigorneau, dont il ne se lassait pas d’étudier les mœurs à la fois vagabondes et sédentaires, et qu’il examinait au double point de vue physiologique de l’élasticité cellulaire de la coquille et de ses facultés possibles à l’engraissement, il se disait :

— Enfin, on engraisse les bœufs, les porcs, les volailles, les huîtres et les chrysanthèmes. On leur donne des proportions anormales, des développements monstrueux et qui épatent la Nature… Et le bigorneau seul, parmi les êtres organisés, serait inapte à ces cultures intensives, réfractaire au progrès ?… Ça n’est pas possible. Tout entier à son idée, il en oubliait de surveiller les côtes, les déchargements de bateaux, les expériences hebdomadaires du canon porte-amarre. Aussi la contrebande ne se cachait plus, et les marins s’appropriaient les riches épaves trouvées en mer… Les temps revenaient des antiques franchises, et les âges d’or des libertés édéniques refleurissaient joyeusement dans le pays.

Une nuit qu’il avait accompagné en mer des pêcheurs, ceux-ci ramenèrent dans leur chalut le cadavre d’un homme en partie dévoré et dont les cavités thoracique et stomacale étaient remplies de bigorneaux. Les bigorneaux grouillaient comme des vers dans les chairs décomposées, ils se collaient par grappes frénétiques aux ossements verdis, occupaient le crâne décervelé, dans lequel des armées d’autres bigorneaux continuaient d’entrer, en se bousculant, par les orifices rongés des narines et des yeux. Et ce n’étaient pas de petits bigorneaux pareils à ceux, maigres et rachitiques, que l’on cueille au flanc des rochers, parmi les algues. Non, c’étaient d’énormes et opulents bigorneaux, de la grosseur d’une noix, des bigorneaux replets et ventrus dont le corps charnu débordait la coque nacrée, laquelle s’irisait splendidement sous la lumière de la lune.

Ce fut, pour le douanier, une révélation soudaine, et il s’écria avec enthousiasme :

— Je vois ce qu’il faut… Il faut de la viande !

Il rapporta chez lui, le lendemain, une provision de ces mollusques pris parmi les plus gros et aux parties les plus nourrissantes du cadavre, les fit cuire, les mangea. Il les trouva tendres, fondant dans la bouche, d’une saveur délicieuse. Une simple aspiration des lèvres les détachait de leur coque, si facilement que la manœuvre trop lente et difficultueuse de l’épingle devenait inutile.

— C’est de la viande qu’il leur faut ! se répétait-il. C’est évident…

Le capitaine Kerkonaïc se garda bien de parler à quiconque de sa découverte, et, toute la nuit, il rêva de bigorneaux exorbitants et démesurés, de bigorneaux jouant et se poursuivant sur la mer, paraissant et disparaissant dans des bouillonnements d’écume, comme des baleines. Ce n’est que quelques années après, son service terminé, et lorsqu’il eut bâti sa maison, qu’il commença ses expériences. Il choisit dans la rivière un emplacement fait de trous rocheux, bien capitonné d’algues, et il y installa des parcs semblables à ceux que l’on établit en Hollande pour les huîtres, une suite d’espaces rectangulaires circonscrits par des murs cimentés, bas, garnis chacun d’une vanne, afin de retenir l’eau à marée basse, ou de l’écouler selon les besoins de l’élevage. Ensuite il peupla ces parcs de jeunes bigorneaux, alertes, de belle venue, soigneusement triés parmi ceux qui lui parurent avoir « le plus d’avenir ». Enfin, chaque jour, il leur distribua de la viande. Pour nourrir ses bigorneaux, il se fit braconnier. Toutes les nuits, à l’affût, il tua lapins, lèvres, perdrix, chevreuils, qu’il jetait ensuite, par quartiers saignants, dans ses parcs. Il tua les chats, les chiens rôdeurs, toutes les bêtes qu’attirait l’odeur de la pourriture ou qu’il rencontrait à portée de son fusil. Quand un cheval, une vache crevaient dans le pays, il les achetait, les dépeçait, les entassait, os, muscles et peau, dans ses carrés de pierre, vite devenus un intolérable, un suffocant charnier. Chaque jour, la pourriture montait, montait, empestant l’air, soufflant la mort sur Pontcroix et sur Audierne. Des paysans qui demeuraient à quelques kilomètres de là furent pris, tout à coup, de maladies inconnues, et périrent dans d’atroces souffrances. Des mouches promenaient la mort parmi les bestiaux, à travers les landes, sur les coteaux, dans les prés. Les chevaux bronchaient sur la route, effrayés par l’infâme odeur, et ne voulaient plus avancer, ou bien s’emportaient. Personne ne venait plus rôder sur les bords de la rivière.

On se plaignait… mais en vain…

Quant au capitaine, il devint farouche, ainsi qu’une bête. Il ne quittait plus ses parcs, où, dans la pourriture jusqu’au ventre, il remuait avec des crocs les charognes, sur lesquelles les bigorneaux pullulèrent. Plusieurs semaines se passèrent, durant quoi on ne le vit ni à Audierne, ni à Pontcroix où il avait coutume d’aller, le samedi, faire ses provisions. Mais l’on ne s’inquiéta pas : « Il mange ses charognes, disait-on, pour faire des économies ».

Un jour, pourtant, quelqu’un se décida à se rendre au parc. La petite maison blanche, entre les pins, était tout ouverte.

— Hé ! capitaine ?

Personne ne répondit.

Le visiteur descendit vers le parc, toujours criant :

— Hé ! capitaine ?

Mais personne ne répondit.

Et quand il fut près du chantier, le visiteur recula d’horreur. Sur une pyramide de charognes verdissantes, d’où le pus ruisselait en filets visqueux, un homme qu’on n’eût pu reconnaître, car son visage était entièrement dévoré par les bigorneaux, qui avaient vidé ses yeux, rongé ses narines et ses lèvres.

C’était le capitaine Jean Kerkonaïc. Il avait raison… C’est de la viande qu’il leur faut !…

Deuxième récit :

Mme Lechanteur, veuve d’un commerçant honorablement connu dans le quartier des Halles, avait quitté Paris, au début de l’été, avec sa fille, frêle et délicate enfant de seize ans, un peu triste, un peu souffrante même, et pour laquelle le médecin avait recommandé un repos de plusieurs mois au grand air, en pleine vie champêtre.

— De préférence la Bretagne… avait-il ajouté… Et pas tout à fait sur la côte… et pas… tout à fait… dans la campagne… entre les deux…

Après avoir longtemps cherché un endroit qui lui plût et qui convînt à sa fille, elle avait fini par trouver, à trois kilomètres de la ville d’Auray, sur les bords du Loch, une maison charmante et très ancienne, enfouie dans la verdure, avec une belle échappée sur l’estuaire. Ce qui l’avait décidée, c’est qu’il n’y avait pas de landes alentour, de ces landes mornes comme elle en avait tant vu dans la campagne de Vannes et le pays Gallo. Et puis, le gardien qui l’accompagnait dans sa visite domiciliaire lui avait fait remarquer, en ouvrant les volets, que, du salon, aux heures du flot, on voyait passer des bateaux, toutes les chaloupes du Bonno, petit port de pêche, situé, près de là, au confluent du Loch et de la rivière de Sainte-Avoye.

— Et des légumes ?… Est-ce qu’il y a beaucoup de légumes dans le jardin ? demanda Mme Lechanteur.

— Beaucoup de haricots, et un peu de salade… répondit le gardien…

Quelques jours après, elle était installée à Toulmanac’h… Ainsi se nommait la propriété…

En partant de Paris, Mme Lechanteur avait congédié ses domestiques, se disant qu’en Bretagne elle en aurait autant qu’elle voudrait, de tous les genres et à meilleur compte. Sur la foi de quelques historiographes, peu véridiques, elle avait émis cette vérité :

— Ce sont des gens fidèles, vertueux, désintéressés, qu’on paie très peu et qui ne mangent rien, des gens d’avant la Révolution… des perles !…

Cependant, au bout d’un mois, quel désenchantement !… Elle avait eu douze bonnes, cuisinières et femmes de chambre, qu’elle avait été forcée de renvoyer, à peine arrivée… Les unes volaient le sucre, le café ; les autres dérobaient le vin et s’ivrognaient comme des brutes… Celle-ci était plus insolente qu’une poissarde ; elle avait surpris celle-là avec le garçon de la ferme voisine… Et toutes exigeaient de la viande, du moins à un repas… De la viande, en Bretagne !… La dernière était partie volontairement, parce que, étant d’une congrégation, elle ne pouvait, sous peine de péché mortel, parler à un homme, même pour les besoins du service, cet homme fût-il le facteur, le boulanger ou le boucher. Et Mme Lechanteur se désolait… Obligée le plus souvent de faire sa cuisine, de balayer sa chambre, elle ne cessait de soupirer et de répéter :

— Quelle plaie, mon Dieu !… quelle plaie !… Et ce sont des Bretonnes ?… Ça, des Bretonnes ?… Jamais de la vie…

Elle alla conter ses peines à l’épicière d’Auray, chez qui, tous les trois jours, elle faisait ses provisions… Et quand elle eut épuisé toutes les histoires de ses bonnes, elle demanda :

— Voyons, madame, vous ne connaîtriez pas quelqu’un ?… une bonne fille ?… une vraie Bretonne ?

L’épicière hocha la tête :

— C’est bien difficile, madame… bien difficile… Le pays est très ingrat pour la domesticité…

Et, baissant les yeux, d’un air modeste, elle ajouta :

— Depuis surtout qu’il y a de la troupe ici… La troupe, voyez-vous… ce n’est pas mauvais pour le commerce… mais, pour la vertu des demoiselles… ah ! madame, ce n’est rien que de le dire…

— Je ne puis pourtant pas me passer de bonne ! s’écria Mme Lechanteur, qui désespérait.

— Sans doute… sans doute… madame… C’est bien désagréable… Mon Dieu !… j’en connais une, Mathurine Le Gorrec… une bonne fille… excellente cuisinière… quarante-quatre ans… Seulement… voilà elle n’a pas bien sa tête… Oui… elle est un peu toquée… comme beaucoup de vieilles filles d’ici… À son âge, ça se comprend. Très douce avec cela. Ah !… pas méchante du tout… Elle est restée dix ans chez Mme de Créac’hadic… votre voisine, sur la rivière…

— Mais si elle est folle, interrogea avec effroi Mme Lenchanteur, comment voulez-vous que je lui confie ma maison ?…

— Folle n’est pas le mot… répliqua l’épicière… Elle est faible… un peu faible de tête… voilà tout… Elle a quelquefois… vous comprenez… des idées… pas comme tout le monde… Mais c’est une brave fille… bien adroite… et douce… douce comme un agneau… Pour la douceur, madame peut être tranquille… Il n’y a pas au-dessus…

— Oui… mais j’aimerais mieux, tout de même, qu’elle ne fût pas folle… Avec les fous… on ne sait jamais… Enfin… envoyez-la… je verrai… Et pour le prix ?…

— Dame !… c’est quinze francs… je crois…

— Ah ! ce n’est pas donné ici, les domestiques !

Et Mme Lechanteur regagna Toulmanac’h, disant pour se rassurer :

— Faible de tête ? Ce n’est pas une grosse affaire… Et puisqu’elle est douce !… Et, sans doute, je pourrai l’avoir pour dix francs.

Le lendemain Mathurine le Gorrec se présentait à Toulmanac’h, au moment où Mme Lechanteur et sa fille achevaient de déjeuner.

— Bonjour, madame… C’est sans doute votre fille, cette belle demoiselle-là… Bonjour, mademoiselle !

Mme Lechanteur examina Mathurine. Celle-ci avait un aspect avenant, propre, l’air doux, le visage souriant, les yeux un peu étranges et fuyants. Elle portait la coiffe des femmes d’Auray ; un petit châle violet couvrait ses épaules ; une coquette guimpe de lingerie ornait son corsage. Sans doute, l’examen fut favorable, car Mme Lechanteur demanda avec sympathie :

— Alors, ma fille, vous désirez entrer ici comme cuisinière ?

— Mais oui, madame… Avec une belle dame comme vous, avec une belle demoiselle comme ça, vous devez être de bons maîtres… Moi, j’aime les bons maîtres…

— Vous avez été, m’a-t-on dit, dix ans chez Mme de Créac’hadic ?

— Dix ans, oui, madame… une bien bonne dame… et très riche… et très jolie… Elle avait un râtelier en or… Elle le mettait dans un verre d’eau, le soir… C’était très joli, très riche… Une bien bonne dame… Madame a sans doute aussi un râtelier en or, comme Mme de Créac’hadic ?

— Non, ma fille, répondait en souriant Mme Lechanteur… Que savez-vous faire en cuisine ?

Mais les yeux de Mathurine étaient fixés sur le parquet, obstinément. Tout à coup, elle se baissa, s’agenouilla et ramena, au bout de ses doigts, un fragment d’allumette, qu’elle montra à Mme Lechanteur.

— C’est une allumette, ça, madame, dit-elle… C’est très dangereux… Ainsi, madame, au Guéméné, un jour… c’est très vrai ce que je dis à madame… ce n’est pas un conte… Au Guéméné, une fois, un homme avait posé une allumette, près d’un paquet de tabac… L’allumette prit feu, le paquet de tabac prit feu, l’homme prit feu… la maison prit feu… Et l’on a retrouvé l’homme sous les cendres, avec deux doigts de moins… C’est très vrai…

— Oui… Mais que savez-vous faire en cuisine ?

— Madame, je prends deux oreilles de cochon, deux pieds de cochon, du persil haché… Et je fais cuire longtemps, longtemps… C’est un commandant de marine, qui avait été au Sénégal, qui m’a appris cela… C’est très doux… et ça cuit, madame, comme du beurre, comme de la paille… C’est très doux…

Elle regardait tout autour d’elle, avec des yeux papillotants :

— Ah ! mais… l’habitation est très jolie ici… Il y a des bois… Seulement, je tiens à prévenir madame que les bois sont très dangereux… Il y a des bêtes dans les bois… Ainsi, madame – ce que je dis, madame, c’est très vrai, ce n’est pas un conte –, ainsi, mon père, un soir, dans un bois, vit une bête… Oh ! mais une bête extraordinaire… Elle avait un museau long, long comme une broche, une queue comme un plumeau, et des jambes, madame, des jambes comme des pelles à feu… Mon père n’a pas bougé, et la bête est partie… mais si mon père avait bougé, la bête l’aurait avalé… C’est très vrai !… Et c’est toujours comme ça, dans les bois.

Et elle se signa, comme pour écarter les maléfices des bois, dont on apercevait, par la fenêtre, les moutonnements de verdure…

— Est-ce que vous n’avez jamais été malade ? interrogea Mme Lechanteur, inquiète de ces propos incohérents.

— Jamais, madame… Ainsi, la sonnette de Mme de Créac’hadic m’est tombée sur la tête… c’est très vrai, ce que je dis à madame… eh bien, je n’ai rien eu à la tête… et c’est la sonnette qui n’a plus sonné, plus jamais… ce n’est pas un conte.

Elle parlait d’une voix douce et chantante. Et cette douceur et ce chantonnement tranquillisaient un peu la pauvre veuve, en dépit de ce que ce verbiage avait de décousu et d’incohérent… Et puis, Mme Lechanteur était lasse de n’avoir pas un moment de répit, impatiente de jouir des plaisirs de la campagne, d’avoir quelqu’un qui pût garder, elle absente, la maison. Justement, ce jour-là, elle avait projeté de faire une excursion en rivière, de s’arrêter à Port-Navalo, de visiter les dolmens de Gavrinis, le golfe si gai du Morbihan, l’île aux Moines, la côte d’Arradon. Elle avait loué un bateau, qui l’attendait… L’heure de la marée pressait. Elle engagea Mathurine. Et, après lui avoir donné les ordres pour le dîner, elle partit. On verrait plus tard.

Il était huit heures du soir, quand, délicieusement fatiguées et ravies de leur promenade, elles débarquèrent, non loin de leur propriété, masquée à cet endroit par une élévation verdoyante de la rive.

— Je suis curieuse de savoir, dit gaiement Mme Lechanteur, comment notre Mathurine se sera tirée de son dîner… Nous allons peut-être manger des choses extraordinaires.

Puis, reniflant légèrement :

— Comme ça sent le roussi ! fit-elle.

En même temps, au-dessus des arbres, dans le ciel, elle vit une colonne de fumée épaisse et noire qui montait, et il lui sembla entendre des clameurs, des cris effarés, des appels sinistres de voix humaines.

— Mais que se passe-t-il donc ? se demanda-t-elle, inquiète… On dirait que c’est à Toulmanac’h…

Vite, elle escalada la rive, coupa par le bois, courut… Les clameurs se rapprochaient, les cris se faisaient plus distincts… Et tout à coup, aveuglée par la fumée, étourdie, bousculée, elle se trouva dans la cour, et poussa un cri d’horreur… De Toulmanac’h, il ne restait plus rien, rien que des murs effondrés, des poutres embarrassées, des cendres qui fumaient.

Calme, souriante, avec sa coiffe blanche, son petit châle et sa guimpe bien propre, Mathurine était auprès de sa maîtresse.

— C’est très curieux, madame, dit-elle… C’est un nid d’abeilles, figurez-vous… un nid d’abeilles… Ainsi !…

Et comme Mme Lechanteur restait là, muette, les yeux fixes, ne comprenant pas, Mathurine poursuivit de sa voix chantante :

— C’est un nid d’abeilles… Madame veut bien que je lui raconte. C’est très curieux… Quand madame a été partie, j’ai visité la maison… Je suis montée au grenier… un bien beau grenier, qu’avait Madame… Dans un trou du mur, il y avait un nid d’abeilles. C’est très méchant, cela, madame, ça pique, ces petites bêtes… Au Guéméné, quand on trouve un nid d’abeilles, dans un mur, on l’enfume… Et toutes les abeilles meurent, et elles ne piquent plus. Alors j’ai apporté un fagot… j’ai mis le feu au fagot… le fagot a mis le feu au mur, qui était en planches… le mur a mis le feu à la maison, qui est vieille. Et voilà, il n’y a plus de nid d’abeilles, il n’y a plus de maison, il n’y a plus rien… C’est très curieux…

Mme Lechanteur n’entendait pas… Et, soudain, elle poussa un soupir, battit l’air de ses mains, et défaillit, toute pâle, entre les bras de Mathurine.


Troisième récit :

Comme l’enfant paraissait très faible, la mère ne voulut pas attendre ses relevailles, pour qu’on le baptisât. Elle s’était pourtant bien promis d’assister à cette cérémonie, de conduire elle-même, à l’église, sa fille, pomponnée de rubans blancs. Mais des petits êtres comme ça, c’est si fragile, ça n’a que le souffle ; on ne sait pas ce qui peut arriver, d’un moment à l’autre. S’ils meurent, encore faut-il qu’ils meurent chrétiens, et qu’ils aillent, tout droit, dans le paradis où sont les anges. Et sa fille pouvait mourir. Elle avait déjà, en naissant, le teint plombé des vieilles gens, une peau fripée, des rides au front. Elle ne voulait pas boire, et toujours, grimaçante, elle criait. Il fallait se faire une raison. On chercha, dans le voisinage, un parrain, une marraine de bonne volonté, et l’on se dirigea, une après-midi, vers Sainte-Anne d’Auray, la paroisse, où l’un des vicaires avait été, le matin même, prévenu par le facteur.

Pauvre baptême, en vérité, aussi morne que l’enterrement d’un vagabond. Une vieille voisine obligeante portait l’enfant, empaqueté dans ses langes, et qui criait sous un voile de hasard. Le parrain, en veste bleue, bordée de velours, la marraine, avec sa plus coquette coiffe, venaient derrière ; le père suivait, embarrassé dans son antique redingote, étroite et trop luisante. Il n’y avait pas de parents, pas d’amis, pas de biniou, pas de gais rubans, pas de cortège joyeux processionnant à travers la lande en fête. Il ne pleuvait pas, mais le ciel était tout gris. Une indicible tristesse planait sur les ajoncs défleuris, sur les brandes rousses.

Le vicaire n’était point arrivé quand ils se présentèrent à l’église. Il fallut attendre. Le parrain et la marraine s’agenouillèrent devant l’autel de Sainte-Anne, et marmottèrent des oraisons ; la vieille berçait l’enfant qui se plaignait, mêlant ses prières aux refrains endormeurs ; le père regarda les colonnes, les voûtes, tout cet or, tout ce marbre, surgi de la croupissante misère d’un pays désolé, comme sous la baguette d’une fée. Prosternées sous les cierges, la face presque collée aux dalles polychromes, des femmes priaient. Et des bruits de lèvres, pareils à de lointains chants de caille dans les prairies soirales, et des tintements de chapelets et des glissements de rosaires, s’égrenaient, se répondaient parmi le silence de la morne et fastueuse basilique.

Enfin le vicaire arriva, en retard d’une heure, tout rouge, nouant avec impatience les cordons de son surplis… il était de mauvaise humeur, comme un homme brusquement dérangé de son repas… Après avoir jeté un regard dédaigneux sur le modeste compérage qui ne lui promettait pas de grasses prébendes, il s’adressa, hostile, au père :

— Comment t’appelles-tu ?

— Louis Morin…

— Louis Morin ?… Morin ça n’est pas un nom d’ici ?… Louis Morin ?… Tu n’es pas d’ici ?

— Non, monsieur le vicaire.

— Es-tu chrétien, seulement ?

— Oui, monsieur le vicaire…

— Tu es chrétien… tu es chrétien… et tu t’appelles Morin ? … Et tu n’es pas d’ici ? Hum ! Hum ! Ce n’est pas clair… Et d’où es-tu ?

— Je suis de l’Anjou…

— Enfin, c’est ton affaire… Et qu’est-ce que tu fais ici ?

— Depuis deux mois, je suis gardien de la propriété de M. Le Lubec…

Le vicaire haussa les épaules, grogna…

— M. Le Lubec ferait bien mieux de faire garder sa propriété par des gens d’ici… et ne pas empoisonner le pays d’étrangers… de gens d’on ne sait d’où ils sont… car enfin je ne te connais pas, moi !… Et ta femme ?… Es-tu marié, seulement ?

— Mais oui, je suis marié, monsieur le vicaire. Je vous ai fait remettre mes papiers, pour l’acte, par le facteur.

— Tu es marié… tu es marié… c’est facile à dire… Tes papiers ? c’est facile à faire. Enfin, nous verrons ça… Et pourquoi ne t’aperçoit-on jamais à l’église ?… Tu ne viens jamais à l’église, ni toi, ni ta femme, ni personne de chez toi ?…

— Ma femme a toujours été malade, depuis que nous sommes ici ; elle n’a pas quitté le lit, monsieur le vicaire… Et il y a beaucoup de travail à la maison.

— Tu es un impie, voilà tout… un hérétique… un montagnard… Et ta femme aussi !… Si tu avais brûlé une douzaine de cierges à notre bonne mère sainte Anne, ta femme n’aurait point été malade. C’est toi qui soignes les vaches, chez M. Le Lubec ?

— Oui, monsieur le vicaire, sauf votre respect.

— Et le jardin ?

— C’est moi aussi, monsieur le vicaire.

— Bon… Et tu t’appelles Morin ?… Enfin, ça te regarde.

Puis, brusquement, il ordonna à la vieille d’enlever le bonnet de l’enfant et sa bavette…

— Est-ce une fille, un garçon ?… Qu’est-ce que c’est que cet enfant ?

— C’est une fille, la chère petite, chevrota la vieille, dont les doigts malhabiles ne parvenaient pas à dénouer les brides du bonnet, une fille du bon Dieu, la pauvre petite enfant !…

— Et pourquoi crie-t-elle ainsi ?… Elle a l’air malade… Enfin, ça la regarde… Dépêche-toi…

Le bonnet enlevé, l’enfant apparut avec son crâne glabre, plissé, marqué, de chaque côté du front, de deux meurtrissures bleuâtres. Le vicaire vit les deux meurtrissures, et il s’écria :

— Mais elle n’est pas venue naturellement, cette fille-là ?

Alors le père expliqua :

— Non, monsieur le vicaire… La mère a failli mourir… On lui a mis les fers… Le médecin parlait d’avoir l’enfant par morceaux… Pendant deux jours nous avons été bien inquiets…

— Et lui a-t-on administré le baptême de la famille, au moins ?

— Bien sûr, monsieur le vicaire. On craignait de ne pas l’avoir vivante.

— Et qui le lui a administré, le baptême de la famille ?… La sage-femme ?

— Oh ! non ! monsieur le vicaire… C’est le docteur Durand…

À ce nom, le vicaire s’emporta :

— Le docteur Durand ? Mais tu ne sais donc pas que le docteur Durand est un hérétique, un montagnard ?… qu’il s’ivrogne et vit en concubinage avec sa bonne ?… Et tu crois qu’il a baptisé ta fille, le docteur… Durand ?… Triple imbécile !… Sais-tu ce qu’il a fait, ce monstre, ce bandit, le sais-tu ?… Eh bien, il a mis le diable dans le corps de ta fille… Ta fille a le diable dans le corps… C’est pour ça qu’elle crie… Je ne peux pas la baptiser…

Il se signa et murmura quelques mots latins, d’une voix si colère qu’ils ressemblaient à des jurons. Comme le père demeurait ébahi, la bouche ouverte, les yeux ronds, ne disant rien :

— Et qu’as-tu à me regarder avec cet air d’imbécile ?… grogna le vicaire… Je te dis que je ne peux pas baptiser ta fille… As-tu compris ?… Remmène-la d’où elle vient… Une fille en qui le diable habite !… Ça t’apprendra à ne pas appeler le docteur Marrec… Tu peux aller soigner tes vaches… Morin, Durand, Enfer et Cie…

Louis Morin ne trouva à prononcer que ces mots, tandis que, obstinément, il tournait et retournait dans ses mains son chapeau :

— C’est incroyable… c’est incroyable… Comment faire ?… Mon Dieu, comment faire ?

Le vicaire réfléchit un moment et, d’une voix redevenue plus calme :

— Écoute, fit-il… Il y a un moyen… peut-être… Je ne peux pas baptiser ta fille tant qu’elle aura le diable dans le corps… Mais je peux, si tu y tiens, lui enlever le diable du corps… Seulement, c’est dix francs…

— Dix francs ?… s’exclama Louis Morin, consterné. Dix francs ? C’est bien cher… c’est trop cher…

— Eh bien, mettons cinq francs, parce que tu es un pauvre homme… Tu me donneras cinq francs… Puis, à la récolte, tu me donneras un boisseau de pommes de terre, et, au mois de septembre, douze livres de beurre… Est-ce entendu comme ça ?

Morin se gratta la tête, durant quelques minutes, perplexe…

— Et vous la baptiserez par-dessus le marché ?

— Et je la baptiserai par-dessus le marché… Ça va-t-il ?

— C’est bien des frais… murmura Morin… bien des frais…

— Acceptes-tu ?

— Eh bien, oui… Seulement, tout de même, c’est bien des frais…

Alors, le vicaire, prestement, passa ses mains sur la tête de l’enfant, lui tapota le ventre, bredouilla des mots latins, esquissa, dans l’air, des gestes étranges.

— Allons ! fit-il, maintenant le diable est parti… On peut la baptiser…

Puis, reprenant les mots latins, il aspergea d’eau le front de la petite fille, lui mit un grain de sel dans la bouche, se signa, et gaiement :

— Allons ! fit-il encore. Maintenant, elle est chrétienne, elle peut mourir…

Ils revinrent à travers la lande, tête basse, silencieux, en proie à de vagues terreurs. La vieille marchait devant, portant l’enfant, qui criait toujours ; le parrain, la marraine venaient derrière ; Morin suivait à distance. Le soir tombait, un soir brumeux, tout plein de formes errantes, un soir spectral que dominait, du haut de la tour, l’ironique et miraculeuse image de sainte Anne, protectrice des Bretons.


Et lorsque mon nouvel ami, le maire du Kernac, est parti, je m’acharne, afin d’éloigner de moi, de reculer un peu la hantise des montagnes, je m’acharne à rester, par le souvenir, dans cette Bretagne, bien morne aussi pourtant, dans cette Bretagne dont il vient de me retracer des paysages et des figures, et que je connais pour y avoir vécu longtemps… Et d’autres paysages me reviennent à l’esprit… d’autres figures… Je m’y arrête longtemps…


C’est ainsi qu’à Vannes, un jour de sortie, près du collège des Jésuites, je rencontrai un petit monsieur, d’une cinquantaine d’années, qui conduisait par la main, tendrement, un jeune garçon de douze ans. Du moins, je les gratifiai chacun de cet âge. J’ai cette manie de toujours donner un âge aux gens que je frôle un instant et que, sans doute, je ne reverrai jamais plus. Cette manie, je la pousse si loin que, ne me contentant pas de mes propres suppositions, je demande aux amis qui m’accompagnent :

— Dites-moi, regardez cette personne qui passe… Quel âge lui donnez-vous ?… Moi, je lui donne tant…

Nous discutons.

Une fois son âge établi, il me plaît imaginer sur son existence des choses particulièrement affreuses et dramatiques. Et il me semble ainsi que les inconnus me sont moins inconnus.

On s’amuse comme on peut.

Le petit monsieur de cinquante ans était voûté, cassé, très maigre, un peu gauche d’allures. Il paraissait doux et triste.

Le jeune garçon de douze ans avait un visage dur et joli, des yeux très beaux et méchants, une grâce souple et douteuse de courtisane. Il marchait avec une élégante aisance qui rendait plus timides, plus maladroites et – comment dirais-je ? – plus attendrissantes les manières du père. Car je fus convaincu que c’étaient le père et le fils, bien qu’il n’existât entre eux aucune ressemblance physique, aucune affinité morale.

Ils étaient en deuil : le père, tout de noir vêtu, comme un prêtre ; l’enfant, avec un simple brassard de crêpe noué sur la manche de sa veste de collégien.

Je n’eus pas le temps de les examiner en détail. Eux montaient la rue qui va vers le centre de la ville ; moi, je descendais au port, où je devais m’embarquer pour Belle-Île. Et puis j’étais occupé par cette idée que la chaloupe m’attendait, que l’heure de la marée pressait. Ils passèrent indifférents à mon regard, ils passèrent comme passent tous les passants. Et cependant, à les voir passer, je fus pris d’une mélancolie et presque d’une souffrance ; oui, une souffrance, je me rappelle. Je n’en aurais pu déterminer la cause. Du reste, je ne la cherchai point.

Souvent, dans les gares et sur les paquebots, et dans ces gares plus moroses que sont les hôtels des villes de passage comme celle où je suis, il m’arrive d’éprouver une tristesse vague et poignante à la vue de ces mille inconnus qui vont on ne sait où et que la vie, pour une seconde, rapproche de moi. Est-ce bien de la tristesse ? N’est-ce point plutôt une forme aiguë de la curiosité, une sorte d’irritation maladive de ne pouvoir pénétrer l’ignoré de ces destinées nomades ? Et ce que je crois surprendre, sur l’énigme des physionomies, de douleurs vagues et de drames intérieurs, n’est-ce point l’ennui, tout simplement, l’ennui universel, l’ennui inconscient que ressentent les gens jetés hors du chez soi, les gens errants à qui la nature ne dit rien, et qui semblent plus effarés, plus déshabitués, plus perdus que les pauvres bêtes, loin de leurs horizons coutumiers ?

Il y avait quelque chose de plus intense, de plus aigu, en même temps, dans le sentiment qui m’avait remué l’âme, à la vue du petit monsieur et de son fils ; il y avait réellement une souffrance, c’est-à-dire la transmission rapide, électrique, d’une souffrance qui était en lui à une pitié qui était en moi. Mais quelle souffrance et quelle pitié ? Je l’ignorais.

Quand ils eurent passé et fait une trentaine de pas, je me retournai pour les regarder encore. Quelques promeneurs, qui se trouvaient alors entre eux et moi, me les cachèrent en partie, et, dans les créneaux formés par les épaules et les chapeaux de ces promeneurs, je ne distinguai plus que le dos du petit monsieur, un dos accablé, aux angles tristes, aux omoplates remontées, un dos implorant, un dos pathétique, le dos d’un homme qui a toujours pleuré.

J’en eus le cœur serré.

Je songeai d’abord à les suivre, mu par je ne sais quel élan d’incertaine compassion, et peut-être aussi par un instinct de cruauté. Puis, sans me dire que cela serait bien ou mal, je continuai de descendre la rue, machinalement. Bientôt, j’aperçus les mâtures des bricks et leurs coques noirâtres ; un cotre appareillait, balançant dans l’air sa brigantine toute rose. De bonnes odeurs de coaltar me vinrent aux narines, mêlées aux émanations iodées de la marée montante. Et je ne pensai plus au petit monsieur, emporté avec les autres dans le grand tourbillon de l’oubli. À ce moment même, il m’eût été impossible de retrouver, je crois, le dessin de ce dos qui m’avait tant ému…

Pourtant, vers le soir, étendu sur le panneau de la chaloupe qui m’emmenait à Belle-Île, la tête appuyée contre un paquet de cordages, me revint la vision du petit monsieur en deuil, mais lointaine et brouillée, et je me contentai de me dire, sans attacher à ces paroles intérieures la moindre idée de pitié :

— C’est un veuf, sans doute… Et lui, l’enfant, il ressemble à la morte… Elle devait avoir vingt ans…

Je ne me demandai pas où il était maintenant, ce qu’il faisait, s’il pleurait tout seul, dans une chambre d’hôtel ou dans un coin de wagon. Et je m’endormis, bercé délicieusement par le remous de la mer, sur laquelle on eût dit que la lune avait jeté un immense filet de lumière, aux mailles étincelantes et serrées.

Trois mois après, je les revis. C’était dans un wagon. J’allais à Carnac. Et eux, où allaient-ils ? Le petit monsieur occupait un coin du wagon, à ma droite, et son fils, un autre coin, en face de lui. Il me sembla que le premier était plus voûté, plus cassé, plus maigre, plus gauche, et je crus remarquer que le second avait embelli, et que ses yeux étaient devenus plus méchants encore. Je voulus examiner, plus attentivement que l’autre fois, le visage du père ; mais il se déroba à mes regards, et il feignit de s’intéresser au paysage : des pins, encore des pins, et d’étroits, de désolés, de mortuaires horizons de landes. L’enfant s’agitait nerveusement et me regardait d’un œil oblique. Tout à coup, il monta sur les coussins, ouvrit la portière, se pencha hors du wagon. Le père effrayé, poussa un cri :

— Albert !… Albert !… ne fais pas cela, mon enfant… tu pourrais tomber.

L’enfant répondit, d’un ton sec, avec une grimace méchante des lèvres :

— Je ferai cela… je ferai cela… Tu m’ennuies.

Le père s’était levé, avait tiré un foulard de soie noire d’un petit nécessaire de voyage.

— Eh bien, mon enfant, dit-il doucement… au moins, mets ce foulard autour de ton cou… L’air est vif, aujourd’hui… Je t’en prie, mets ce foulard…

L’enfant haussa les épaules.

— Tiens… des poules… fit-il en suivant dans le ciel gris un vol de corbeaux.

— Ça n’est pas des poules, mon enfant, expliqua le petit monsieur. C’est des corbeaux.

L’enfant répondit durement :

— Et si je veux que ça soit des poules, moi, na !… Laisse-moi tranquille…

Et il se mit à tousser.

Effaré, le petit monsieur fouilla dans le nécessaire.

— Albert !… ton sirop, mon enfant… ton sirop… bois ton sirop… Tu me fais trembler…

L’enfant prit la bouteille, la lança par la portière, et avec un mauvais rire :

— Tiens, le voilà ton sirop !… Va le chercher si tu veux…

Alors, le père se tourna vers moi, les yeux implorants. Ah ! quelle figure de martyr ! Des joues creusées, des rides profondes, et deux grandes prunelles rondes, humides, cerclées de rouge, et une barbe courte, sale, grise, comme il en pousse sur la peau rigide des morts. Je me levai à mon tour et refermai la portière d’un geste impérieux. L’enfant se rencogna, en maugréant, dans l’angle du wagon. Le père me remercia d’un regard douloureux et bon. Comme je le touchais presque, je me penchai vers lui, et tout bas :

— Vous n’avez que lui ? demandai-je.

— Oui… fit-il, péniblement.

— Et… il… ressemble… à la morte ?

Le petit monsieur rougit…

— Oui… oui… hélas !

— Elle devait avoir vingt ans ?

Je vis de l’épouvante en ses yeux ; un tremblement secoua ses pauvres jambes grêles et osseuses… Il ne répondit rien.

Jusques à la station de Carnac, nous n’échangeâmes plus une parole. Le train filait dans un grand espace dénudé, une plaine biblique, avec des lointains d’Orient, d’un mystère poignant… J’aurais voulu, cependant, parler au petit monsieur, lui dire des choses consolantes, je ne sais quoi d’affectueux. De savoir que quelqu’un sur la terre avait pitié de lui, cela lui eût été une douceur. Peut-être eût-il mieux supporté sa lourde vie !

En vain, je cherchai…

Je descendis du wagon sans me retourner. Et le train continua sa marche, emportant le petit monsieur, que je ne reverrai plus jamais… Oh ! si j’avais pu trouver le mot qu’il fallait à sa douleur !… Mais qui donc, jamais, l’a trouvé, cet insaisissable mot ?

Après avoir, pendant quatre heures, marché dans les landes et sur la grève, j’entrai dans une petite auberge, où je mangeai des huîtres fraîchement pêchées, et bus un pot de cidre. Des femmes me servaient, comme on en voit dans les tableaux de Van Eyck. C’était la même gravité douce, la même noblesse d’attitude, la même beauté ample du geste… Et un silence !

La maison était propre, les murs blanchis à la chaux. Au-dessus de la cheminée, il y avait un panneau de boiserie ancienne, et sur la table de la cheminée, deux grosses coques d’oursins qui ressemblaient à l’Alhambra. J’oubliai le siècle, j’oubliai la vie, la douleur humaine, j’oubliai tout, et je passai là une heure délicieuses et sans remords.


C’est cette même année-là, que j’allai passer trois jours à l’île de Sein.

L’île de Sein n’est séparée du continent que par quelques milles. De la pointe du Raz et de la côte de Beuzec, on aperçoit, par les temps clairs, ses dunes plates, mince trait jaune sur la mer, et la colonne grise de son phare. En cet espace marin, un peu sinistre, l’Océan est semé de récifs hargneux, dont les pointes apparaissent, même par le calme, presque toujours frangées d’écume, et les nombreux courants qui, sur le vert des eaux, tracent des courbes laiteuses, font de ces parages une route dangereuse aux navires. À marée basse, les récifs, plus découverts, relient, en quelque sorte, d’un noir chapelet de roches, les falaises tourmentées de la côte aux tristes sables de l’île. On dirait une longue jetée que les lames auraient, ça et là, rompue. Misérable épave de terre, perdue dans ce remous de mer qu’on appelle l’Iroise, et chaque jour minée par lui, l’île de Sein, par la pauvreté indicible de son sol et les mœurs primitives de ses habitants, semble au voyageur qui y débarque un pays plus lointain que les archipels du Pacifique, et plus dépourvu que les atolls des mers du Sud. Et, pourtant, sur ce sable et ces rocs, ces cailloux et ces galets, vit une population de près de six cents âmes, disséminées en de sordides hameaux. Quelques carrés de pommes de terre, et de maigres choux, de petits champs de sarrasin, tondus et pelés comme le crâne d’un teigneux, composent l’unique culture de l’île, laissée aux soins des femmes. L’arbre y est inconnu, et l’ajonc est le seul végétal arborescent qui consente à vivre dans cet air iodé, sous les constantes rafales du large. À l’époque de sa floraison, il répand un parfum de vanille sur les odeurs de crasse humaine, de varech pourri et de poisson séché, dont s’empuantit l’atmosphère en toute saison.

Autour de l’île, les basses sont poissonneuses, et abondent en congres et en homards. Petits, malingres, les hommes, à mufle de marsouin, pêchent. Quelquefois, ils vont vendre leur poisson à Audierne et à Douarnenez. Mais, la plupart du temps, ils l’échangent avec des steamers anglais contre du tabac et de l’eau-de-vie. Lorsque, par les trop grosses mers, ils se voient forcés de rester à terre, ils se saoulent. Ivresses souvent terribles et qui, sans raison, arrachent des poches les couteaux. Les femmes, en plus des semences et des récoltes dont elles ont la charge, et qui se font, comme elles peuvent, à la grâce de la nature, travaillent aux filets. Lentes, longues et pâles, de persistantes consanguinités les ont affinées jusqu’à les rendre jolies, mais de cette joliesse morbide que donne la chlorose. Les teints nacrés, les teints de fleurs étiolées, qui révèlent les pâleurs du sang et les décompositions séreuses, n’y sont point rares. Avec leur costume de drap sombre aux coupes carrées, leurs coiffes anciennes sur les bandeaux plats, avec leurs longs cous nus, tiges menues et flexibles, qui se dressent hors des fichus en cœur, elles ressemblent à des vierges de vitrail.

La plupart d’entre elles n’ont pas vu le continent. Beaucoup ne sont pas allées plus loin que le petit port d’où, chaque jour, les pêcheurs partent. Des formes de la vie, elles ne connaissent que ce que leur pauvre île en recèle, que ce que les naufrages, si fréquents sur cette mer de rocs, en déposent sur les plages, que ce qu’en apporte le cotre qui, trois fois par semaine, fait le service postal entre Audierne et Sein : menus objets de consommation nécessaire, brimborions de toilette, par quoi la curiosité de ce qu’elles ignorent n’est guère satisfaite. Lorsque, il y a une trentaine d’années, un homme qui était parti seul depuis longtemps revint au pays avec un chien, ce fut une épouvante parmi les femmes. Elles crurent que c’était le diable, et se réfugièrent dans l’église en poussant des cris de détresse. Il fallut que le recteur pratiquât des exorcismes bizarres et trempât le chien dans l’eau bénite pour qu’elles voulussent bien sortir de l’église, où elles s’étaient barricadées. Mais de tels accidents sont rares dans l’existence toujours pareille de l’île, où la hardiesse des colonisateurs n’est point allée jusqu’à l’introduction d’une vache ou d’un cheval, ou d’une bicyclette. Aussi, ce n’est pas sans terreur que la pensée des femmes traverse la bande d’eau qui les sépare de la Vie, et que, par les ciels clairs, elle suit la tache bleue, déchiquetée, de cette terre inconnue et mystérieuse où sont les villes, les forêts, les prairies, les fleurs et les oiseaux autres que les mouettes coutumières et les pétrels migrateurs.

Les vieux, qui sont trop vieux pour pêcher encore, et qui, chaque jour, restent assis au seuil des maisons, devant la mer, parlent quelquefois. Ils ont vu, pendant qu’ils étaient au service de l’État, des choses extraordinaires et qui peuvent à peine se concevoir : ils ont vu des chevaux, des ânes, des vaches, des éléphants, des perroquets et des lions. Par des mimiques désordonnées et des cris imitateurs, ils s’efforcent à les décrire, à les rendre sensibles. L’un d’eux racontait : — Figurez-vous une bête… une bête grosse comme mille rats… Eh bien, là-bas, c’est un cheval… un cheval, rappelez-vous bien… On monte dessus… ou bien on y attache une espèce de maison qui a des roues et qu’on appelle une diligence… Et ça vous mène loin, loin… en un rien de temps…

— Nostre Jésus ! faisaient les femmes, en se signant, comme pour écarter d’elles la peur d’images diaboliques.

Mais ces formes aiguës ne prenaient aucun caractère précis dans leur esprit incapable d’imaginer au-delà de certaines lignes, de certaines mouvements, lesquels se ramènent toujours, à peine grossis, à peine déformés, aux lignes des choses, aux mouvements des êtres qu’elles ont vus, parmi lesquels elles vivent.

Un jour, une de ces femmes, dont la poitrine était rongée par un cancer, se décida, sur le conseil du recteur, à partir en pèlerinage pour Sainte-Anne d’Auray. Bien que l’administration maritime entretienne dans l’île un chirurgien pour qui un séjour de trois ans tient lieu de deux campagnes lointaines et de je sais combien de blessures, c’est le recteur qui est le vrai médecin. Or, le recteur avait épuisé sur la pauvre femme toute la série de ses emplâtres, de ses adjurations et de ses herbes caustiques, et il avait jugé que sainte Anne seule pouvait, si elle voulait, avoir raison de ce mal obstiné. La malade s’embarqua, un matin, sur le petit cotre, dans un tel état d’anxiété de ce qu’elle allait voir, qu’elle en oublia, durant la route, les horribles douleurs qui tenaillaient sa chair empoisonnée. Mais, à peine sur le quai d’Audierne, tout à coup, elle poussa des cris d’épouvante et se jeta la face contre terre, criant :

— Nostre Jésus !… Que de diables… que de diables !… Ils ont des cornes… Sainte Vierge, ayez pitié de moi !…

Elle avait vu qu’on embarquait des bœufs dans une goélette. En troupeau, le museau baveux, ils meuglaient, en fouettant l’air de leur queue… Et la malheureuse répétait :

— Nostre Jésus ! Ils ont des cornes, comme des diables… ils ont des cornes !…

On eut beaucoup de peine à lui faire comprendre que ce n’étaient point là des diables, mais bien d’inoffensives bêtes comme il y en a, partout, sur le continent, et dont le père Milliner disait que, loin de manger les hommes, c’étaient, au contraire, les hommes qui les mangeaient, avec des choux et des pommes de terre… Elle se releva, non encore rassurée, et fit quelques pas avec prudence, étonnée de la nouveauté du spectacle qu’elle avait sous les yeux.

Et voilà que de l’autre côté du port, sur les hauteurs de Poulgouazec, elle aperçut un moulin à vent dont les grandes ailes, actionnées par une forte brise, tournaient, tournaient dans le ciel… Elle pâlit, se laissa tomber de nouveau, et, le front contre le sol, les bras et les jambes écartés, battant les dalles du quai, elle se mit à hurler :

— La croix de Notre-Seigneur qui tourne… tourne.. la croix de Notre-Seigneur qui est folle. Je suis en enfer… grâce… grâce… au secours !

Depuis ce temps, lorsque, par-delà l’eau bleue, ou verte, ou grise, elle suit la ligne sinueuse de la terre bretonne qui se violace dans le lointain, elle se signe aussitôt, s’agenouille sur le galet de la grève, et remercie le ciel, en une fervente action de grâces, de l’avoir délivrée des démons, de l’enfer, de ce dérisoire et sinistre enfer où Satan force la sainte croix de Notre-Seigneur à tourner, tourner, sans cesse, sous le vent continu des blasphèmes et du péché.