Lettres de jeunesse d’Eugène Fromentin 1842-1848

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Lettres de jeunesse d’Eugène Fromentin
Jacques-André Mérys

Revue des Deux Mondes tome 29, 1905


LETTRES DE JEUNESSE
D’EUGÈNE FROMENTIN
1842-1848[1]

Eugène-Samuel-Auguste Fromentin-Dupeux naquit à La Rochelle le 24 octobre 1820. Son père était médecin, et s’était spécialisé dans l’étude des maladies mentales. Il avait fréquenté à Paris les ateliers des peintres Bertin, Gros et Gérard. Quoiqu’il y eût acquis une véritable habileté de main, servie par quelque goût naturel, il ne voyait dans la peinture qu’un passe-temps d’amateur. Intelligent, mais d’esprit positif, il était de caractère irrésolu et d’humeur soucieuse. Mme Fromentin était une femme de haute distinction, à l’esprit élevé, délicat. Sa piété exemplaire et sa rare bonté la faisaient vénérer de son entourage. Eugène était très attaché à ses parens ; mais, en dépit de quelques mouvemens d’humeur qui se manifestent parfois dans ses lettres, c’était à sa mère surtout qu’il réservait son culte : « Elle est bonne au-delà de toute expression, écrit-il un jour à un ami, et, quoi que je fasse, je ne serai jamais qu’un ingrat pour elle. » Quant au fils aîné, Charles, grand chasseur, caractère paisible et pratique, il ressemblait surtout à son père dont il suivit la voie.

Outre leur maison de La Rochelle, M. et Mme Fromentin possédaient aux portes de la ville, à l’entrée du village de Saint-Maurice, un petit logis campagnard composé de bâtimens bas entre une cour à murs blancs et un assez vaste jardin. Là, sous les tilleuls dont l’allée aboutissait à une terrasse ayant vue sur la mer, se passèrent les jeunes années de celui qui devait écrire Dominique ; là se forma cette mémoire spéciale « assez peu sensible aux faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions. »

« Après une enfance très ouverte, très gaie, presque bruyante, confie-t-il en 1843 à un de ses amis, j’ai eu, par l’effet des circonstances que vous connaissez, une jeunesse extrêmement taciturne. J’avais pris involontairement l’habitude de la réserve et du silence… » C’est vers 1837, — il n’avait pas encore dix-sept ans, — que, sous l’action d’une de ces tendresses naïves réservées aux adolescences d’élite, le jeune homme s’enfonça dans une vie intérieure d’où sortira le meilleur de son talent de peintre et d’écrivain.

Madeleine, — pour lui conserver le nom qu’elle porte dans le roman de Dominique, — était de quatre ans plus âgée qu’Eugène. Ils avaient joué ensemble tout enfans, et se voyaient presque tous les jours. L’adolescent s’éprit insensiblement de cette jolie jeune fille dont l’indolence créole alanguissait les coquetteries juvéniles. Elle allait se marier, devenir mère de famille, sans que cette passion ardente et pure, dont l’encens brûlait à ses pieds, s’éteignît dans un cœur douloureusement consumé.

Pour l’y étouffer, autant que pour préparer son fils à la magistrature, le docteur Fromentin décida, à la fin de 1839, d’envoyer le jeune homme à Paris. Il venait de terminer au lycée de La Rochelle de brillantes études. Sa facilité à dessiner, ses dons poétiques affirmés en d’innombrables vers, les ardeurs sans objet précis qui bouillonnaient en lui, l’inclinaient tantôt à écrire, tantôt à peindre. Il se sentait avant tout littérateur et artiste. Ce lui fut un déchirement de se déraciner du sol natal encore fleuri de ses plus intimes émotions, et d’aborder ces études juridiques dont la rigueur le rebutait. Mais il y eut là un dérivatif nécessaire. Eugène se mit courageusement au travail. Il sut, tout en préparant sa licence en droit, qu’il achèvera en 1843, cultiver les lettres, fréquenter les musées et se répandre autour de Paris en courses fécondes pour la connaissance de la nature.

En même temps que l’intelligence commençait d’orienter vers l’art toutes ses forces inemployées, Eugène adoucissait son exil parisien par de chaudes amitiés.

Pour ne citer que les plus intimes, il retrouva d’abord, d’un an plus âgé que lui, l’enfant d’une famille rochelaise ancienne et respectée, Emile Beltrémieux, qui exerçait déjà la plus heureuse influence sur le cercle d’esprits distingués dont il était le centre. Il terminait alors sa médecine, en attendant qu’Armand Marrast l’attachât à la direction du National. Intelligence brillante et forte, ouverte à tous les horizons de la pensée, Emile abordait tout, travaux scientifiques, poèmes, récits, théâtre, essais d’histoire, de critique et de philosophie, en même temps qu’il se jetait fougueusement dans la politique de généreuse émancipation qui préparait l’avènement de la démocratie. Il joua le premier rôle dans la formation intellectuelle d’Eugène Fromentin.

Un jeune archiviste paléographe né en 1816, Paul Bataillard, fut aussi pour Eugène, dès son arrivée à Paris, un ami précieux. Nature d’élite, consciencieuse et dévouée, méthodique et réfléchie, préoccupée surtout des progrès sociaux et de la recherche d’une règle morale, Bataillard traversait alors une crise d’âme bien propre à l’attacher à Fromentin. C’est entre eux que de 1840 à 1845 les confidences écrites se font le plus intimes.

Les trois jeunes gens ne tardèrent pas à se lier avec Armand du Mesnil, à peine l’aîné d’Eugène, destiné à devenir pour lui, par affinité plus encore que par alliance, un véritable frère. Expéditionnaire au ministère de l’Instruction publique où il s’élèvera plus tard avec éclat jusqu’à la direction de l’Enseignement supérieur, pour passer de là au Conseil d’Etat, du Mesnil, imaginatif, généreux de caractère et d’esprit charmant, cachait sous une vivacité volontiers fantaisiste une intelligence ouverte, un jugement sûr, beaucoup de sens et un grand cœur.

Tels furent les fondateurs de ce « phalanstère, » comme ils l’appelaient, qui sera la seconde famille de Fromentin jusqu’à l’époque de son mariage en 1852. C’est dans ce milieu de choix qu’il trouvera le point d’appui nécessaire à ses élans intellectuels, un refuge dans ses chagrins et dans ses doutes.

Nous donnons ici, par larges extraits, quelques-unes des lettres de jeunesse adressées par Eugène Fromentin à ces trois amis et à la sœur de l’un d’eux, Mlle Lilia Beltrémieux. La correspondance inédite sera prochainement publiée dans son ensemble. Les pages qu’on va lire n’ont trait, à quelques passages près, qu’à la vie intérieure du jeune homme : on en a écarté de parti pris tout le reste, notamment les développemens artistiques et les récits de voyage. Nous bornons aux indications essentielles pour la clarté du texte le bref commentaire dont il est accompagné.

Nous sommes en 1842. Eugène Fromentin vient de quitter Paris. En compagnie de son frère Charles et d’Emile Beltrémieux, il rentre à La Rochelle pour y passer les vacances dans sa famille. Les trois jeunes gens absorbés dans leurs méditations, le voyage en diligence a été triste. « Je me suis désengourdi deux ou trois heures pour lire du Musset, écrit. Eugène ; j’ai rêyassé, essayant vainement de rimailler. »


A Paul Bataillard.


Saint-Maurice, 8 septembre 1842.

Mon bon Paul… Nous voilà donc installés dans notre pauvre Saint-Maurice. Vous en connaissez la physionomie ; rien n’est changé d’aspect depuis trois ans[2], sinon que les tilleuls ont été taillés par la tête au printemps dernier, ce qui leur ôte un grand charme et m’attriste beaucoup, parce que les rouge-gorges ne pourront plus venir s’y percher comme autrefois pendant l’automne. Nos domestiques sont les mêmes, notre chien de chasse est le même.

Dieu merci, je retrouve chaque année les personnes et les choses à la même place et dans le même état. Tout est si méthodiquement réglé chez moi, les habitudes changent si peu, et les années se ressemblent si bien, vues du fond de notre petit intérieur, qu’on ne s’aperçoit presque pas de leur succession. Je ne doute pas, mon ami, que je ne doive à cette influence affectionnée et longtemps subie, du statu quo domestique, cet amour du repos qui fait le fond de mon caractère et qui, s’il a quelques avantages, a des effets funestes. Je serais plus ardent en politique, soyez-en sûr, si je n’avais pas le souvenir et le spectacle permanent de ce petit état monarchique que mon père administre en chef de famille et qu’il tient dans un si pacifique équilibre. Les influences de l’éducation sont énormes ; c’est une impulsion décisive. J’analyserai cela dans mes Mémoires[3]. Un autre effet de notre constitution domestique : c’est que ma mère s’attache de plus en plus à ce statu quo, ne s’aperçoit pas qu’elle est en dehors du mouvement, qu’autour d’elle les habitudes changent, les personnes grandissent ou vieillissent, et s’alarme de certaines transformations qui sont dans la nature même des choses. Vous ne sauriez croire à quel point d’ascétisme et de sévérité ma pauvre mère en est rendue. Jamais je n’avais trouvé la maison si taciturne, et c’est vraiment l’esprit de ma mère qui y règne, il y devient visible

… J’éprouve un grand besoin de rentrer en moi-même, et surtout d’épancher un trop plein de je ne sais quoi, prose ou vers, qui m’embarrasse depuis plusieurs mois, c’est un curage à faire, — il y a, passez moi l’image, engorgement des issues. Les facultés s’obstruent en même temps et par le défaut d’usage et par l’excès des matériaux : quant à moi, ce ne sont pas les idées qui m’encombrent, mais les impressions. Ah ! si je pouvais écrire, peindre ou faire quoi que ce fût, mais vite, et vivement ! Au lieu de cela, je n’entends plus rien en vers, je n’en ai pas écrit un seul et ne prévois pas quand j’en écrirai. Je n’entends plus rien non plus à la prose et vous ne sauriez croire combien j’éprouve de peine à lier d’abord, puis à formuler les idées : c’est un nouvel apprentissage à faire.

Sérieusement, mon ami, je ressemble à ces vieilles masures qu’on a négligées d’entretien pendant longtemps et qu’il faut un beau jour, pour les rendre habitables, remettre à neuf du haut en bas ; tout est à restaurer chez moi. Oh ! je suis singulièrement décrépit : plus je m’examine, et plus je m’en aperçois. Je vais entreprendre ce travail de restauration scrupuleusement. La solitude complète et le recueillement des deux mois que je vais passer ici me seront salutaires. Je suis né pour une activité tout intérieure ; ma destinée tout entière était écrite à ma naissance dans les lieux où je me retrouve aujourd’hui ; c’est toujours ici qu’il me faudra revenir pour en trouver la clef, chaque fois que je me tromperai de direction et de but. Je me développe, vieillis et me fortifie pendant dix mois, puis me rajeunis pendant les vacances : c’est une ablution de souvenirs. J’arrive à ne plus comprendre comment j’ai pu écrire il y a deux ou trois mois, quelque chose qui fût en dehors de moi et ne m’appartînt pas entièrement. Si je réalisais tous mes désirs, voyez-vous, je ferais une révision générale de mon passé, j’en extrairais ce qu’il y a de bon à garder, et j’en écrirais incidemment en vers quelques épisodes ; mais vous savez que cela ne dépend pas entièrement de moi…

Je dessine avec assez d’ardeur, mais je ne trouve autour de moi que des antipathies pour tout ce qui n’est pas droit, au lieu de recueillir des encouragemens, moi qui en ai si grand besoin dans tout ce que j’entreprends. Enfin ! Adieu, je vous quitte décidément. Il fait un affreux temps, de la pluie, un vent glacé qui souffle dans ma treille à la briser… Que sont devenues nos belles nuits du Luxembourg ? et nos lunes blondes ? J’ai besoin d’émotion ; j’aurais besoin d’être avec vous ; nous causerions, puisque je ne puis écrire. Je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur.

EUGENE. »


Eugène et Emile ont employé les premières semaines de leurs vacances à préparer sur l’écrivain Rochelais, Gustave Drouineau, enfermé à l’asile d’aliénés de Lafont après une courte et brillante carrière littéraire, une longue étude, qui sert de cadre à un tableau des idées et des mœurs du temps. Eugène n’a plus qu’une année de travail pour achever sa licence en droit. Il se préoccupe de l’avenir. Tandis que ses amis l’engagent à persévérer dans sa vocation de peintre, son père n’envisage pour lui que les carrières juridiques. La lutte entre le jeune homme et sa famille commence à s’accuser sourdement.


A Paul Bataillard.


Saint-Maurice, jeudi 13 octobre au soir, 1842.

Je ne suis pas en état, mon ami, d’apprécier la valeur de vos conseils relativement au choix d’un état. Je serais absolument libre que je voudrais beaucoup réfléchir avant de me décider. Je crains que vous ne vous laissiez aveugler par l’amitié que vous me portez et que votre avis ne soit pas exempt de présomption. Je me sens, voyez-vous ; je sais qu’avec du travail je développerai sans doute une certaine facilité native qui me rend à peu près apte à tout entreprendre. Mais cette facilité n’est pas du talent ; elle est plus dans la main que dans l’imagination, et d’ailleurs soumise, elle aussi, aux fluctuations de toutes mes facultés : La preuve, c’est que depuis mon arrivée, je n’ai rien fait, ou à peu près, en dessin, et que, si j’avais le temps de m’en occuper, je serais fort embarrassé de crayonner quoique ce fût ; ce sont des accès. Or le malheur veut que je prenne toujours ces accès passagers pour une vocation. Plus ils sont violens, plus ils ont de durée, plus je me fais illusion ; alors j’abandonne avec dégoût tout ce qui n’est pas l’objet privilégié de mes affections du moment, et vous qui êtes témoin de ces crises, de leur violence, de leur opiniâtreté, vous êtes dupe avec moi-même de cette illusion d’une imagination malade et d’un esprit irrésolu. Je n’ai qu’une aversion : tout ce qui est positif ; qu’une passion : tout ce qui se rattache plus ou moins à l’art ; mais le vague même de cette passion la condamne. Ne connaissez-vous pas autour de vous des esprits heureusement doués, rêveurs, enthousiastes, aussi prompts dans leur entraînement, qu’ingénieux à se désabuser, passant d’un extrême à l’autre avec sincérité, parce qu’ils sont à la merci d’un tempérament très inégal, pleins de paradoxes involontaires, trop réfléchis pour ne pas le reconnaître, trop démonstratifs pour les dissimuler, toujours séduits par le mirage éblouissant des souvenirs et des espérances, et se faisant de la sorte un monde impossible en dehors de la réalité du temps et des choses, capables de tout entreprendre, incapables de rien poursuivre, aussi faibles contre eux-mêmes que contre les autres, peuplant ainsi leur vie de projets sans sagesse et de regrets sans fruits, ne vivant pas, comme dit Pascal, mais se préparant à vivre, jusqu’à ce que leur imagination, mal alimentée, s’épuise de consomption, et que le hasard des circonstances les fasse échouer quelque part, à trente ans, dans un coin médiocre, imprévu, de la vie sociale ? Je suis de ces esprits-là, mon ami. Je m’abandonnerais sans doute aux événemens, si, comme je vous le disais, j’étais libre. N’ayant pas de vocation, je flotterais d’un essai à un autre et ne suivrais jamais une ligne directe, la seule qui mène au succès. Je sens très bien cela, je me connais, j’ai peur de moi…

Je suis donc bien décidé, mon bon Paul, à prendre un état. En cela je ne fais que devancer les intentions inflexibles de, mon père, mais un état qui se rapproche le plus possible du genre d’études auxquelles je me livre de préférence, qui même me fournisse plus ou moins l’occasion de les appliquer, ou bien un état qui me laisse assez de loisirs pour m’en occuper sans trop d’interruption ; c’est vous dire que j’hésite entre le barreau et la magistrature. Le barreau, m’avez-vous dit, ne me convient pas pour plusieurs motifs, et le plus grave, c’est précisément l’inégalité de ma nature. Cette inégalité, d’où vient-elle ? est-elle curable ? disparaîtrait-elle après un exercice assidu ? Je n’en sais rien. Je suis d’avis pourtant de m’éprouver. Je ne crois pas, d’ailleurs, que ma taille et mon peu de forces physiques soient un obstacle radical ; c’est encore à l’esprit de la temporisation que je me laisse aller. Resterait enfin la magistrature, c’est-à-dire peu d’argent, un exil indéfini, des chances d’avancement peu certaines, mais une certaine considération et moins de tracas que dans le barreau. Ainsi, Barreau, Parquet, Magistrature, voilà bien des issues. Je ne choisirai pas aveuglément l’une ou l’autre, mais en allant successivement de l’une à l’autre, après un consciencieux essai de mes moyens, il faudra bien finir par se caser quelque part.

Vous le voyez, rien n’est décidé, — seulement l’art comme loisir, et pas comme métier.

Le Droit, il m’ennuie à crever, c’est vrai ; espérons que l’application m’ennuira moins[4]. C’est là le vœu de mon père ; nous divergeons seulement sur la question des loisirs ; ce qu’il appelle un mauvais emploi de mon temps, je l’appelle un travail sérieux et honorable. Ne craignez pas que j’abdique jamais des goûts qui seront toujours la meilleure moitié de ma vie.

Quant à cette année, nous allons décider, mon père et moi, comment je l’occuperai. Elle sera décisive et vous m’aiderez, mon ami, dans ce redoutable moment. Je suis au point culminant de ma jeunesse. Surtout ne me grondez pas ; réfléchissez-y, tenez compte de ma faiblesse, et ne regrettez pas de me voir embrasser un état qui ne fera pas du moins dépendre tout mon succès d’efforts excessifs et permanens. D’ailleurs, mon père n’y consentirait jamais.

Mardi matin. — Nous avons passé la soirée au théâtre. La troupe est passable pour La Rochelle. Puis à la sortie du spectacle, et sans en rien dire à personne, sauf à Léon[5] qui devait partager mon lit, je suis allé achever la nuit, — non pas où vous croyez, mon austère ami, — mais avec Emile et dans le but louable de travailler. Nous avons fait notre plan vite et mieux que nous ne l’aurions fait au milieu des dérangemens de la journée ; nous en sommes assez contens…

Cette petite équipée matinale m’a rappelé d’heureux momens qui ne reviendront sans doute plus. Aussi mettais-je à travailler cette nuit l’ardeur d’un converti. Vous savez, en effet, que toutes nos relations d’amour définitivement rompues demeurent [illisible] pour cette année. J’ai vu Mme X[6] trois ou quatre fois et dans des occasions sérieuses. Les circonstances nous désunissent malgré nous. En amour, la dette des âmes fidèles est la résignation.

EUGENE. »


Il s’est écoulé plus d’un an. Eugène a obtenu l’autorisation de fréquenter l’atelier d’un maître. Son père lui a imposé Rémond, un des derniers paysagistes de l’école académique, dont les conseils ne sauraient être d’une grande utilité au jeune artiste. Reçu à son examen de licence en droit, Eugène a prêté le serment d’avocat. Il a passé le mois d’août 1843 à la Celle Saint-Gond avec Albert Aubert et Emile Augier, travaillant d’après nature. Rude métier ! « Je rencontrée chaque pas, écrit-il le 10 août à du Mesnil, des difficultés qui me désolent : il faut que je devine, n’ayant personne pour me donner le secret d’un mécanisme que je ne connais pas. »

Le jeune homme est revenu, comme chaque année, passer l’automne à Saint-Maurice.

Il y travaille et y parle littérature avec Emile Beltrémieux. « Nous avons continué dimanche, écrit-il le 17 novembre à Paul Bataillard, de divaguer sur toutes choses, prenant successivement Lucrèce, les Cariatides, le Cid, Cinna, Phèdre, etc., finalement concluant en faveur de Corneille et de Racine sur Ponsard et sur Banville, conclusion prévue. »

Il fait aussi de la peinture, un effet de soir « dans un lieu quelconque de la Normandie ou de la Touraine » avec un homme à cheval sur une vache et un chien qui le suit, figure « pillée dans un album de gravures. » Il ne sait pas si son père est content de ce tableau : le docteur se prononce rarement, et puis rien ne doit lui plaire là-dedans, « ni le choix plus qu’agreste du sujet, ni le négligé des détails, ni les formes des nuages qui ne répondent en rien à ses théories sur la marche des nuages. » Le jeune peintre a manqué quatre fois le portrait de sa cousine Jenny. Enfin il a esquissé un Repos de nymphe sur le gazon au bord d’un ruisseau de transparent cristal (avec des ibis ou des cigognes dormant sur une patte) qui l’incite à réfléchir sur la faiblesse d’invention dont il souffre. « J’ai le sentiment des effets, ajoute-t-il en désespoir de cause, mais je n’ai pas la mémoire des formes, et je n’ai pas l’imagination et la fantaisie qui vaut mieux que la mémoire. Je ferai du grand en espace, je n’en ferai pas, à moins d’effort, en proportions, ou, pour mieux dire, je ferai de l’étendu et pas de grand… »


A Armand du Mesnil.


Saint-Maurice, lundi soir, 23 novembre 1843.

Mon bon Armand,… si vous saviez comme la vie commune est contraire à toute espèce d’activité intérieure ; on n’est plus soi, on est sa mère, on est son père, on est son frère. Comment veiller quand toute la maison se couche disciplinairement à dix heures ? Comment se retirer dans sa chambre après le dîner, quand la famille fait cercle au coin du feu et qu’on y a sa place marquée depuis vingt ans ? Comment penser, rêver, s’appartenir enfin quand il faut causer en commun, rire en commun, tisonner en commun ? Insensiblement l’esprit de communauté vous enveloppe, vous envahit. Après une enfance très ouverte, très gaie, presque bruyante, j’ai eu, par l’effet de circonstances que vous connaissez, une jeunesse extrêmement taciturne. J’avais pris involontairement l’habitude de la réserve et du silence, habitude suspecte, souvent importune, qu’on respectait pourtant autant par pitié que par tolérance. J’échappai par là à ce danger dont je vous parle et j’acquis temporairement une personnalité toute-puissante. C’est à ce concours de circonstances fortuites que je dois de m’être développé dans le sens de ma nature : sans cela l’étais faussé, étouffé, perdu. Aujourd’hui je n’ai plus les mêmes motifs, je n’ai même plus le prétexte ; tout au contraire, c’est un devoir pour moi de faire oublier le passé et de rassurer, par mes habitudes d’esprit, ma pauvre mère, trop prompte à s’alarmer du moindre nuage qui traversé notre existence naturellement si sereine. C’est ce qui fait que de longtemps peut-être je ne serai plus libre dans ma famille, et que je ne dois plus compter beaucoup sur mes vacances pour avancer mes travaux, quels qu’ils soient.

En outre, si vous connaissiez les mœurs de nos petites villes, les exigences des parens, des camarades ou des simples connaissances ! Je ne vais jamais à la ville, — et j’y vais souvent, — que je n’aie plusieurs visites à faire. Encore suis-je en retard avec tout le monde. Nous sommes complètement seuls à la campagne, l’unique voisine qui nous visitât tous les soirs est rentrée à la ville ; aussi, depuis six heures et demie jusqu’à dix heures ou dix heures et demie, restons-nous tous quatre au coin du feu : ma mère avec son aiguille, mon père avec son journal, Charles[7] avec un livre de médecine, et moi avec n’importe quoi, crayons, ou livre de littérature. Quelle triste saison ! charmante quand il fait tiède comme aujourd’hui. Le jardin est complètement dépouillé, quelques arbres exceptés qui se couronnent de feuilles à l’été de la Saint-Martin. Il y a bien des poèmes et bien des tableaux dans tout cela : je vous parlerai de mes tilleuls, de mes guérets ensemencés, de mes treilles sans feuilles, de mes frênes emmaillottés de lierre, de mes grands ormeaux chargés de lichens jaunes, et des oiseaux d’hiver qui passent et s’en vont vers la mer, quand nous flânerons ensemble, dans une dizaine de jours, sur vos boulevards… »

Une année s’écoule encore. Eugène Fromentin quitte l’atelier de Rémond pour celui de Cabat, où il ne fera que passer. Ce maître exercera néanmoins sur lui par la distinction de son art une réelle influence. Le jeune peintre étudie, tâtonne et se cherche.

Subitement, le 4 juillet 1844, — il avait à peine vingt-quatre ans, — Madeleine vient mourir à Paris. Eugène, à travers une porte vitrée, assiste un instant à son agonie. Tout le passé, qui déjà s’assoupissait en lui, se réveille tumultueusement. Dans l’affolement de sa douleur, il écrit à sa mère et à ses amis des lettres, disparues aujourd’hui, dont nous devinons le ton aux réponses qu’elles provoquent. Emile Beltrémieux, alors à La Rochelle, le conjure de puiser dans une philosophie spiritualiste la seule consolation digne de son amour détruit, de se vouer dorénavant à une vie austère et laborieuse, vraiment virile. Il redoute qu’un accès de désespoir ne jette son ami à quelque extrémité.

Par bonheur, avec ces lettres et celles de sa mère, presqu’aussi atteinte que lui, Eugène a pour le soutenir la présence dévouée de Bataillard et de du Mesnil qui le décident à fuir Paris. Il court s’ensevelir à Meudon, puis dans la forêt de Fontainebleau, où il erre, hanté de sombres visions. Ni l’ardeur au travail, ni la magie des jeunes souvenirs ne l’apaisent tout à fait : « J’ai levé deux ou trois fois les yeux vers le ciel bleu, écrit-il le 22 août à Bataillard, et j’ai senti je ne sais quoi d’aigu et de glacé m’entrer dans le cœur comme un coin… » Et, le 28 août, à sa mère : « Je me sens le cœur plus vide et plus délabré que jamais. Tu me comprends, ma mère chérie, tu sais quel endroit de mon cœur est vide. Le reste vous appartient et Dieu sait qu’il est bien rempli ! » Le mal du pays le tourmente. Il se décide enfin à partir pour Saint-Maurice où il arrive au commencement de septembre, étrangement vibrant, avide d’épanchemens et d’émotions.


A Paul Bataillard.


Saint-Maurice, mercredi soir, 11 septembre 1844.

Mon ami,

… Je suis arrivé lundi dernier au soir, criblé de poussière, mais bien heureux de me trouver au terme si désiré de mon pèlerinage. On m’a reçu comme je comptais l’être ; ma mère a été d’une tendresse inexprimable. Je ne puis vous dire quel baume ces affections de famille ont mis sur mes récentes blessures. Depuis le premier et confidentiel entretien, il n’est plus guère question entre nous du sujet commun de nos tristesses. — Je vais assidûment visiter le tombeau de ma pauvre amie ; c’est mon palladium, mon ami. — Vous comprenez à quel point Saint-Maurice m’est cher. Je vous reparlerai longuement de ces douces et pieuses visites. Je vois souvent les enfans[8], je les adore ; je voudrais les avoir toujours auprès de moi. Dès le mardi, lendemain de mon arrivée, je me suis mis à la besogne, et je ne l’ai quittée que pour aller deux fois à la ville voir Emile et Mme C. Je ferai demain le reste de mes visites.

Je me suis décidé pour Vaugoin, la ferme que vous connaissez, en bas du marais[9]. C’est très pittoresque ; et quoique mal éclairé par l’effet du soir que je choisis, j’espère avec de la patience en tirer bon parti. Je n’ai qu’un regret, c’est d’entreprendre trop tôt un tableau que je convoite depuis mon enfance et dont, avec plus d’habileté, je pourrais faire une chose excellente. Mais je n’ai pas trop le choix des motifs ; celui-ci est à ma portée ; que je le manque ou non, ce sera toujours une étude profitable. Je l’ai ébauché aujourd’hui ; il séchera demain, jour de repos. Vendredi, je l’entreprends sérieusement. J’ai travaillé tous ces jours-ci, pendant que mes souvenirs sont frais, à ma toile de Fontainebleau ; je crois qu’elle a repris tournure ; j’en ferai ce que je pourrai. J’ai fait en outre une étude peinte de la ville prise de la porte du jardin ; je n’en suis pas mécontent. Le ciel, pour mon premier, n’est pas mal réussi. Bref, je me sens assez d’énergie. Je suis régulièrement à huit heures du matin devant mon chevalet et ne le quitte qu’à la nuit. Je vais consacrer mes soirées au droit romain. J’achève ce soir pour vous et Armand mes lettres arriérées ; demain je me mets aux Institutes. Si, comme je l’espère, le temps me favorise et que mon ardeur se soutienne, j’espère réparer tout ce temps que j’ai si douloureusement gaspillé. Je suis d’ailleurs bien peu soutenu ; mon père, loin de l’approuver, critique amèrement tout ce que je fais. Si je n’avais pour moi la conscience du bien et l’autorité de mon maître, je renoncerais à peindre ; mais ne craignez pas pour moi ces influences, j’en souffre, voilà tout ; elles me stimulent d’autant plus que je ne puis compter que sur mes propres forces et sur mon propre sentiment. Je sens avec joie que mes perceptions s’aiguisent et s’agrandissent ; j’ai devant les objets extérieurs des visions plus nettes, plus fréquentes, plus précises qu’autrefois. J’ai déjà trouvé quatre ou cinq motifs d’études ou de dessins que je ferai quand le cœur m’y poussera, et qui, je crois, seront originaux, s’ils viennent à point. Je vous dis tout cela, mon ami, sans présomption, ni sans trop de sécurité, car bien qu’un peu remonté, je crains encore des défaillances, aussi je profite avec rage de la bonne veine…

Adieu, je vous embrasse et vous embrasse de cœur.

EUGENE. »


Eugène s’est donc mis au travail sérieusement. Il dessine et sa toile de Vaugoin est « en assez bon train. » Mais la vie claustrale qu’il mène à Saint-Maurice, l’enfonçant dans un, passé douloureux, l’attriste. « Pourquoi ne puis-je vous dire, mon ami [à Bataillard, 29 septembre], les émotions que me cause ce retour périodique de mes chers souvenirs d’automne ? Je ne suis pas mort pour la rêverie, je sens que si je m’y laissais aller elle me consumerait… »

Le lendemain, il encourage cependant du Mesnil dont on répétait un drame à l’Odéon : « Quand nous sentons que le temps est venu pour le monde de nous demander nos preuves, c’est que nous sommes à peu près disposés à les donner… »


A Armand du Mesnil.


Saint-Maurice, 30 septembre 1844.

… Ce passage de la jeunesse à la maturité n’est pas un fait si simple qu’il puisse s’accomplir en un jour ni en une année. Chez les gens positifs, attelés de bonne heure aux fonctions pratiques, chez les négocians, les employés, les clercs d’avoués ou de notaires, ce passage a lieu tout naturellement à des époques marquées d’avance et invariables qui sont : le terme de la cléricature ou du surnumérariat, le mariage, l’achat d’une étude, l’admission à des emplois salariés. Comme leur existence (je parle de la plupart) est toute extérieure, toute sociale, leur jeunesse et leur maturité dépendent de circonstances précises et se reconnaissent à des signes très palpables. Quand un jeune homme commence à se raser périodiquement, dans le monde on prétend qu’il se fait homme : ce qui ne l’empêche pas de rester enfant, ou plutôt de rester neutre toute sa vie.

Mais nous autres qui, nous pouvons l’avouer sans présomption, prétendons à une puberté plus complète, à celle de l’âme, ce n’est qu’après de longues angoisses, après des hésitations douloureuses et des transformations bien lentes que nous la sentirons se manifester en nous. Elle se révèle, vous le voyez, comme la puberté physique, par des désirs, par des troubles intérieurs singuliers, par des efforts stériles d’abord, qui nous font douter de notre puissance génératrice et de nos facultés viriles. Qu’augurer de ces phénomènes ? Rien encore ; il faut attendre, aider au développement de nos forces morales, les accroître par l’exercice, les diriger par le sentiment acquis du juste et du vrai et surtout les tendre vers le but choisi avec une volonté forte, constans ac perpetua voluntas, comme dit Justinien. L’esprit humain est un arc dont la volonté est la corde. Je le sens comme vous, mon ami, je me fais homme ; la meilleure preuve de ce fait, c’est que l’avenir me travaille incessamment, — non pas l’avenir social, mais l’avenir intérieur, ou plutôt les deux à la fois. »

Une chose m’étonne et m’attriste, c’est qu’il y ait si peu d’hommes, parmi tous ceux qui s’appellent ainsi : entendue en ce sens, la plaisanterie de Diogène est profondément philosophique. Le secret de la vie, c’est de connaître sa mesure ; le but, c’est de la fournir ; le moyen, c’est de choisir une sphère d’action proportionnée… »


Eugène continue de travailler « avec ardeur et sans presque désemparer, » mais « à huis clos. » Personne ne le conseille ni ne l’encourage. Son père critique tout ce qu’il fait, le moment est venu des graves discussions de famille.

Sur ces entrefaites, un des oncles maternels de Fromentin, installé dans la maison de Saint-Maurice pour y passer quelques jours, y meurt subitement. La mère d’Eugène est bouleversée, inconsolable.


En raison de la mort de son oncle et d’une crise aiguë survenue dans la maladie d’Emile Beltrémieux, alors à La Rochelle, Eugène est resté quelques jours sans travailler. Il se remet à la besogne et achève son petit tableau qui lui paraît bien pitoyable. Il voit en lui des choses charmantes, mais comment les réaliser ? Il y a des jours où il ne compte aucunement sur l’avenir.


«… Le beau temps, la belle nuit ! Vous savez tout mon chapelet sur l’automne, je ne vous le défilerai pas pour cette fois, mais vraiment, plus je vais, plus je me trouve un attachement passionné pour l’automne, pour Saint-Maurice et pour ma mère. J’aurais pu commencer par ma mère.

Caroline…, l’amie de Mme Bettina d’Arnim, lui disait qu’elle ne ferait jamais rien en poésie, parce qu’ « elle était de ces esprits qu’on nomme poétiques. » Je crains qu’il en soit ainsi de moi. La poésie, chez moi, est une qualité, non une faculté.

Adieu, écrivez-moi promptement, je vous répondrai de même et vous parlerai de mes entretiens avec mon père, qui menacent d’être décisifs.

J’aurais grand besoin de vous voir, pour vous dire toutes les choses que je ne vous écris pas, un peu par paresse, beaucoup par ineptie. J’ai une vie intérieure assez active ; j’absorbe surtout énormément par les yeux…

… Il ne se passe pas de jour que je ne pense bien souvent à ma pauvre amie, pas de soir que je ne m’endorme avec son souvenir. Pauvre Saint-Maurice ! .................; Je vous embrasse et vous aime de tout cœur.

EUGENE. »


La saison d’automne, qu’il sentait si profondément, les souvenirs récemment avivés de ses amours de jeunesse, le souci d’un avenir déjà ébauché, les assauts d’une lutte toujours renaissante pour faire triompher la vocation du peintre sur les appréhensions et les préjugés de la famille, tout incite Fromentin aux longues confidences : ses lettres se font plus intimes et se suivent de près.


A Paul Bataillard.


Saint-Maurice, vendredi soir, 1er novembre 1844.

… Il y a longtemps que je n’ai fait d’examen de conscience, et pour définir exactement les modifications survenues, il faudrait, ce qui ne m’a guère été possible depuis longtemps, fixer d’une manière un peu précise le point de la vie où je suis arrivé. Très jeune sur beaucoup de points, je me sens envahi sur d’autres par une vieillesse anticipée. Si, comme je le crois, et le crains, la vie du cœur a des fluctuations, comme cette autre mer sans fond à laquelle on l’a si souvent comparée, il se peut que, jeté momentanément au creux de la vague, je me retrouve un jour porté sur le sommet. En d’autres termes, il se peut que mes sentimens affectueux (vous comprenez lesquels), refoulés maintenant, se raniment un jour plus forts que mes souvenirs, plus invincibles que mes regrets.

Sur ce point donc, mon ami, vous comprenez où j’en suis. Détaché brusquement d’un passé qui remonte à mes plus lointaines années, et qui formait un faisceau si bien lié, il me semble que j’ai reçu en mille endroits du cœur d’incalculables blessures. La passion première et dominante avait poussé des racines si profondes, que l’événement qui les a tranchées a du même coup bouleversé tout le reste. Je ne puis mieux vous exprimer que par cette métaphore un peu confuse l’état présent de mes affections. Rien n’est tué, rien ne mourra de ce doit vivre, mais il y a désarroi ; une grande déception jette toujours un grand désordre. Pour m’expliquer plus clairement, je crois m’apercevoir que tous mes souvenirs jusqu’au mois de juillet dernier, de quelque nature qu’ils soient, à quelque époque qu’ils remontent, et à quelque objet qu’ils s’adressent, ont eu le même sort, et qu’ensevelis en commun, ils ont l’énorme intérêt, mais aussi le peu de réalité de toutes les choses ensevelies. Je vous ai dit, il y a trois mois, que ma vie recommençait, et c’est vrai. Je la reprends aujourd’hui en raison de mon expérience acquise ; c’est-à-dire avec plus de sang-froid. Au lieu de dater mes souvenirs de Marennes ou de la promenade de Saint-Cloud, je les daterai du mois de juillet 1844. Il n’y a dans ce fait, mon ami, rien qui m’accuse, et rien qui me justifie ; vous auriez tort d’y voir un renoncement volontaire à ce passé dont vous faites partie. Je n’ai rien abdiqué, rien sacrifié, rien oublié ; seulement, je me trouve transporté si loin de ces époques lumineuses et sereines qui ne reviendront plus, que je les regarde à présent comme autant de périodes merveilleuses ; ce sont mes temps fabuleux. J’imagine que tout homme en a de pareils à l’origine de sa jeunesse. Le côté qui reste toujours jeune et qui fera mon désespoir jusqu’à ce qu’il fasse ma force et mon talent, c’est celui qui touche aux choses visibles et qui regarde la nature. A mesure que mon attention s’est fixée, que mon œil est devenu plus habile et mes perceptions plus nettes, les aspects qui me jetaient autrefois dans des rêveries si languissantes, et me causaient des troubles si vagues, ont pris des formes arrêtées, qui m’éblouissent et me provoquent. Je n’ai plus le temps de rêver, je n’ai ni le temps ni la force de peindre ce que j’entrevois. Quelquefois, surtout à la fin de mes journées les plus laborieuses, quand j’ai l’esprit excité par le travail du jour, par l’heure de la soirée, et par l’attente du lendemain, à ce moment où tous les objets en silhouettes acquièrent sur un ciel déjà sombre un charme imprévu si grand pour moi, vous ne sauriez croire, mon ami, le nombre de visions étranges qui m’assaillent à chaque pas. Littéralement, de quelque côté que je me tourne, je vois une chose à faire la réputation d’un peintre qui la sentirait comme moi, et la rendrait de même. Plus je vais, plus les règles de composition me sont importunes. Tout en reconnaissant l’incontestable suprématie des idées générales en fait d’art, je me sens porté, si je m’abandonne à mes instincts, vers les conceptions les plus personnelles qui soient au monde. J’ai trouvé, l’autre soir, en chassant des grives au bord du jardin, un sujet de tableau bien singulier que je ferai peut-être un jour par fantaisie, si je le retrouve ou que je me trouve moi-même à pareille heure en disposition de le concevoir. Car voilà, mon ami, le danger du système, et c’est aussi ce qui le condamne : à force de se particulariser, on finit par ne se plus comprendre.

Lundi soir. — Mon ami, je ne vous ai pas écrit samedi, ni hier dimanche, car j’étais fort abattu, et je n’aurais fait que me plaindre. Le temps avait changé et mon ardeur s’en était ressentie ; j’étais complètement à bas, rien n’allait ; j’étais dégoûté de mon travail ; aujourd’hui je me sens un peu remonté.

J’ai besoin de calme et de solitude, un besoin incroyable ; autrefois il n’en était pas de même. Le vent me déplaît plus que jamais. J’aime peu ce qui court, ce qui coule, ou ce qui vole ; toute chose immobile, toute eau stagnante, tout oiseau planant ou perché, me cause une indéfinissable émotion. Je rendrai peut-être un jour cet universel sentiment de repos ; en attendant, il m’inquiète, parce qu’il accuse peut-être une inertie stérile…

Mes pieuses visites ? Mon ami, j’en ai fait peu ; on m’a prévenu que ma présence au cimetière était remarquée, que cela pourrait donner matière à quelques rapprochemens fâcheux, et réveiller des médisances, — je me suis contraint. Les amis ont fait comme moi apparemment, sans avoir les mêmes motifs, car l’avant-dernière fois, jeudi soir, j’ai trouvé, à l’exception d’un seul, celui de la pauvre mère sans doute, tous les bouquets fanés et les vases vides. — J’y portais quatre roses, trois du Bengale, une blanche ; la pluie et le vent les auront déjà flétries et effeuillées. La couronne y est toujours, mais dans quel état ! je la voudrais remplacer pour perpétuer le souvenir de l’affreuse et ineffaçable journée du départ. — C’est d’ailleurs, vous le devinez, mon idée fixe, permanente ; tous mes soupirs involontaires, tous les refrains que je chante, toutes mes rêveries, tous mes vœux, vont au même but :


« O temps évanouis, ô splendeurs éclipsées…
« O soleils descendus derrière l’horizon !… »


Ces vers que je redis sans cesse résument tout. Et je n’ai pas fait mes Mémoires. Il me revient pourtant de dessous l’horizon des anciens jours des rayonnemens magnifiques.

C… va bien, sa femme aussi. Je l’ai vue aujourd’hui chez sa mère. Elle est charmante, mais trop jolie ; je suis jaloux de sa beauté. Je n’ai plus rien à lui opposer ; ses mains sans contrastes et ses yeux sans rivaux me paraissent incomparables ; il me semble que toute créature belle et admirée triomphe par la mort de ma pauvre amie.

Elle et C… exceptés, Mlle E… aussi, que j’ai vue quelquefois, je me dérobe à tout le monde, et vis dans une retraite absolue.

Un accident heureux ou malheureux de ma peinture, certains effets nouveaux remarqués, certains oiseaux entrevus dans les hauteurs du ciel, une visite où vous savez, quelques heures passées de loin en loin avec les chères enfans, puis les quelques incidens toujours tristes de ma vie domestique, tels sont uniquement et exactement les événemens notables de mes longues journées.

Je n’oublie pas Paris, mais il est bien loin ; c’est une rumeur que je n’entends distinctement que dans mes instants d’inquiétudes, comme celle de la mer, aux approches des coups de vent. En somme, j’habite une région assez élevée, très calme, dont toutes les clartés viennent d’en haut… »


Entre temps, et malgré l’activité de sa vie intérieure, Eugène, sans cesser de dessiner et de peindre, agite avec Beltrémieux force projets littéraires. La Revue Organique des départemens de l’Ouest va être fondée à La Rochelle par Emile. Eugène en expose complaisamment les tendances élevées de haute moralité politique, artistique et sociale.

Et puis, ce sont les alternatives habituelles d’espérance et de découragement. N’ayant point de ressources, il dépend de son père : on attend quelque chose de lui, et cependant il n’est ni avocat, ni peintre. Il faut aboutir, mais à quoi ? comment ?

Muré dans des pensées si étrangères aux préoccupations de son entourage, jamais Eugène n’a eu de ses amis un plus impérieux besoin.


A Paul Bataillard.


Saint-Maurice, dimanche soir, 15 novembre 1844.

… Votre lettre, mon ami, il faut que je vous le dise tout de suite, renferme une ardeur d’idées et comme un tumulte de sentimens qui ne vous étaient plus habituels depuis quelque temps ; je ne crois point être abusé par l’envie que j’ai de découvrir en vous ces signes récens de rajeunissement. Je pourrais vous souligner un grand nombre de phrases, que vous n’auriez pas écrites il y a trois mois, ou qu’en tout cas, vous n’auriez pas exprimées de la même façon ; — je les attribue aux circonstances que vous venez de traverser, et ce nouvel exemple vient à l’appui de mes convictions que vous savez. Quelqu’un (Chateaubriand, je crois) a dit, en des termes éloquens et concis que j’oublie, qu’il n’y a pas d’équilibre possible entre le cœur et l’esprit et qu’ils se développent communément en raison inverse l’un de l’autre. Il y a, si je ne me trompe, dans cette opinion que j’avais jadis acceptée sans examen, sinon une erreur complète, du moins une méprise singulière qui vient de ce qu’on sépare à tort le domaine du cœur de celui de l’esprit. Il est d’abord évident que, pris à leur point de départ, les mouvemens de l’un et de l’autre se confondent. Vauvenargues l’a dit : « Les grandes pensées viennent du cœur… »

Mardi soir, 11 heures. — Je vois bien ce qui nous manque : c’est un point d’appui. Ne le trouvant ni dans l’ambition de la fortune, ni dans celle de la gloire, ni dans une vocation irrésistible et cependant ne l’acceptant point des circonstances matérielles, il faut que nous le trouvions en nous. Or ce qui nous manque à tous, c’est la possession de nous-mêmes, cette possession complète de soi-même que la folie nous enlève, et qu’altèrent incessamment et amoindrissent des soins intérieurs, l’influence de la famille ou de la société, surtout le commerce des gens étrangers et dissemblables, l’empire trop absolu de certaines études, le relâchement des principes, le désordre des habitudes, l’oubli des choses passées, l’insouciance pour les choses à venir, etc.

Cette possession qui nous rend immédiatement maître de toutes nos forces acquises, je ne connais point d’événemens plus propre à nous la rendre quand nous l’avons momentanément aliénée qu’un coup violent frappé sur l’enveloppe endurcie du cœur. C’est le rocher de Moïse. Une passion vraie, quoique superficielle en apparence, quand elle date de loin, a par cela même des racines profondes et des liaisons insaisissables avec tous les faits survenus depuis son origine. Elle touche à tout, tient à tout, ne souffre aucune atteinte qui n’atteigne aussi tout le reste ; elle est le lien de nos souvenirs, elle embrasse, résume et reproduit, dans ses proportions variables, toute notre existence contemporaine. Elle en est la formule, la trame, imperceptible souvent, mais réelle.

L’événement qui la détermine, celui qui la déclare, celui qui la conclut (quel qu’il soit, prospère ou fatal), en nous concentrant tout entiers sur un point, en y attachant tout : passé, présent, avenir, nous donne pour un instant la plénitude, la possession et la jouissance de nous-mêmes. Je ne parle pas des mille événemens intermédiaires qui servent d’anneaux. Dans ces momens-là qui sont les points d’intersection de tant d’idées, de sentimens et de choses, et qui forment les lieux culminants de la vie, on domine, on possède, on gouverne en quelque sorte d’un bout à l’autre toute sa destinée. Les souvenirs sont d’une lucidité merveilleuse ; ils s’enchaînent, se développent, se multiplient ou se résument avec un ordre parfait. Les endroits obscurs de la vie s’éclairent, les mystères du cœur se découvrent, tant il fait grand jour, au dedans de nous-mêmes. L’épreuve temporaire étant consommée, l’expérience est riche de tout le trésor des peines ou des joies amassées ; enfin, les perspectives indéfinies du temps s’entrouvrant du même coup, les déterminations sont prises, l’inconnu lui-même se révèle et se laisse entrevoir ; les jugemens sur le passé sont rigoureux, les prévisions presque infaillibles.

Voilà, mon ami, ce que j’appelle s’appartenir. Quand on dispose ainsi de soi, on a toute sa valeur ; si minime qu’elle soit, elle vous grandit démesurément ; de plus, on est contemporain de toutes les époques de sa vie, — on est dans la plus haute acception du mot. Pour ma part, je ne connais pas de bonheur pareil à celui-là. Chez des êtres comme nous qui péchons par continuelle dépossession de nous-mêmes, cet état, quand il arrive, nous transforme, et s’il durait, il pourrait nous mener où, sans lui, nous n’irons peut-être jamais.

Je ne sais si vous me comprendrez d’abord, et si vous devinerez ensuite que, tout en étudiant mon propre individu, j’ai cependant tâché d’exposer d’une façon générale ce qui me paraît s’être plus ou moins passé en nous. Tout cela rentre d’ailleurs un peu dans ce que je voulais vous dire l’autre soir, et se réduit à prêcher l’occupation du cœur et à soutenir l’efficacité des passions sincères.

Il fut un temps où j’aimais à veiller et où je le faisais souvent mal à propos, toujours sans fatigue. Mais aujourd’hui mes idées, en s’éveillant un peu moins tard, s’endorment aussi beaucoup plus tôt ; aussi je vais vous quitter. Je comptais vous consacrer entièrement la dernière veillée que je passe à Saint-Maurice. Je me souvenais d’en avoir employé de pareilles à des lettres intimes aussi, mais plus ardentes, en des temps plus heureux, et je voulais fêter dignement l’anniversaire. C’est toujours d’ailleurs une époque solennelle pour moi que celle où je quitte Saint-Maurice : elle était telle autrefois, combien plus aujourd’hui ! Et puis, je voulais vous parler encore de mon jardin tout nu, des couchans humides, des escaliers déjà moussus et des frênes enveloppés de lierres. Je voulais vous dire comme le temps est morne et calme après tant de tourmentes, comme on entend de loin tomber les feuilles dans les allées et crier les laboureurs dans les champs, comme ces brumes roussâtres qui s’élèvent des remparts de la ville, ces cloches du soir qui viennent des églises, apportées par les premiers vents d’hiver, ces voiles rouges sur la mer ardoisée, ce mince croissant de la lune dans le ciel clair presque dépeuplé d’étoiles ; moins encore, cette vieille odeur de vendange gardée par les cours de fermes, cette paille de la moisson dernière convertie maintenant en litière pour le bétail, et ces sillons déjà gonflés où germent les moissons prochaines, — comme tout cela, mon ami, malgré mon endurcissement prétendu, et ma maturité si vantée, me jette en d’inexprimables confusions ! Tout ce qui me ravit me fait souffrir, toute chose belle me provoque, toute sensation profonde réveille mon désir : j’ai manqué d’être poète, si j’étais peintre !

Adieu, mon bon Paul, à demain.

Jeudi. — Non, mon bon ami, non le temps des rêves n’est pas encore passé, non, je n’ai pas encore pris la robe virile, et je ne la prendrai peut-être pas de longtemps. Non, ces choses ensevelies dont je vous parlais dans ma dernière lettre m’enlacent encore par d’indissolubles embrassemens. J’en atteste ces lieux que je vais quitter, cette petite chambre où je vous écris, ce jardin plein d’herbes luisantes que ranime encore le pâle soleil et les tiédeurs des derniers beaux jours, cette mer stagnante qui murmure là-bas, et ces rouges-gorges attardés dans nos climats dont le chant me reporte aux anciens jours. Je suis encore celui qu’ils ont connu, je n’ai point cessé de leur appartenir et de me nourrir de leur impalpable substance. J’aurai beau faire, les joies s’effacent, les douleurs restent ; les roses s’effeuillent, les arbres joyeux se dépouillent ; il y en a qui demeurent toujours verts.

« En recueillant mes impressions et mes idées, les émanations de mon âme, il me semble que je multiplie chacune d’elles par toutes les autres et que je réunis les élémens de ma vie future même au-delà de ce monde… »

C’est admirablement juste, mon ami, je devrais faire comme vous et ma vie ne se disperserait pas à tous les vents… »


Quelques jours après, 28 novembre, Eugène écrit à Bataillard qu’il a enfin entamé avec son père les grandes explications. L’entretien a été calme, amical et franc. Le jeune homme a reconnu qu’il lui fallait une situation honorable et indépendante qui le mît au-dessus du besoin, mais déclaré son « éloignement natif des intérêts positifs de la vie. » Parmi les carrières juridiques, s’il est contraint d’en choisir une, il n’acceptera que les professions d’avocat ou de juge, la première parce qu’elle satisferait en quelque mesure aux besoins de son imagination, la seconde parce qu’elle lui laisserait des loisirs. Il est donc convenu que, renonçant au doctorat, il partagera son temps entre la peinture et les conférences du stage. Au bout de l’année, on avisera. Eugène se dit, en manière de conclusion, que s’il ne reste plus à ce moment aucune chance de salut pour lui, il sera toujours temps de revenir se fixer au barreau de La Rochelle. « Car si je ne suis pas peintre, je renonce à Paris, à ses pompes et à ses œuvres, je m’ensevelis vivant : je ne connais point de tombeau plus commode et plus souterrain que La Rochelle ! »

Cette idée hante Eugène Fromentin dans ses heures de sombre abattement. Il y revient longuement au cours d’une lettre à du Mesnil. Dans ce coin de l’Aunis, ils pourraient, à deux ou à trois, réaliser en petit des projets littéraires et artistiques qui ont échoué sur un plus grand théâtre. Ce serait un refuge : « Vous verriez combien la vie modérée de l’intelligence et du cœur est douce en province… » Eugène hésite à repartir pour Paris ; il va rester peut-être, lorsqu’Emile le décide à vaincre son découragement, et le voici en route à la fin de décembre, navré de l’abîme qu’il sent s’élargir entre son père et lui et de la désolation de sa pauvre mère que briserait une séparation indéfinie.

Rentré à l’atelier de Cabat, Fromentin se reprend à travailler avec ardeur. « J’ai refoulé dans le fond de mon cœur et de mon cerveau, écrit-il à sa mère, les amertumes et les angoisses qui m’ont assailli si fort dans les derniers mois… Que le souvenir des peines passées nous enseigne sans nous accabler ! » — Il a, d’ailleurs, plus que jamais l’horreur de la solitude morale : « Chaque fois que je reçois une de tes lettres, ma mère chérie, je sens se rouvrir en moi une veine de tendresse et de reconnaissance plus vive et plus abondante. » Et il ajoute, après une allusion à la morte qu’il a aimée : « Le cœur a si grand besoin d’affections qui le remplissent que lorsqu’il s’y fait un vide, tous les autres sentimens s’agrandissent jusqu’à ce qu’ils aient envahi la place vacante. Il n’en est pas encore ainsi pour celui dont je parle… »


Cabat ayant brusquement quitté Paris pour s’enfermer dans un monastère en avril 1845, Eugène va dorénavant travailler seul ; il sent sa personnalité s’affirmer, il la cultivera sans direction, en face des vieux maîtres et de la nature.

Dans la joie de la vocation suivie et de la création qui prend forme, l’apaisement des douleurs passées se fait peu à peu, la confiance en l’avenir grandit chaque jour, non sans retours offensifs du doute et de l’abattement, comme il arrive aux vrais artistes.

Le printemps venu (1845), Eugène s’est installé chez Albert Aubert, à Bue près Versailles. Il y peint des arbres. Le renouveau rallume en lui la fièvre de produire, en même temps que passent sur son cœur des bouffées de tendresse. Il s’en ouvre à sa mère : « Les choses qu’on se dit et les baisers qu’on se donne du bout de la plume ne soulagent ni ne réchauffent, et, pour un homme de confidences et de caresses, tu conviendras que l’éloignement est le pire des maux. »

L’été survient et quelques jours après le 4 juillet, Eugène, ayant célébré intérieurement le premier anniversaire de la mort de Madeleine, remercie sa mère d’avoir songé, de son côté, à commémorer ces tristes journées. La cicatrice s’est rouverte. Et puis les terribles soucis d’argent tourmentent sans relâche le jeune peintre et paralysent ses efforts.

Lorsqu’enfin il retourne, tout ému, passer ses vacances à La Rochelle, les souffrances causées par l’incompréhension paternelle et par l’isolement dans lequel il vit sur la terre natale s’exaspèrent de plus en plus. La raillerie devient cruelle sous la plume de ce fils habituellement si tendre et si respectueux.


À Paul Bataillard.


Lafont[10], jeudi, 2 octobre 1845.

Mon ami, il n’y a guère qu’une quinzaine de jours que je me suis remis au travail, mais je m’y suis remis avec une certaine ardeur et je crois être un peu moins mécontent… Quant à mon père, je ne puis vous dire à quel point il m’amuse et m’irrite ; avec vous j’en rirais ; tout seul, je ne puis qu’en prendre assez froidement mon parti. Il monte rarement à mon atelier quand j’y suis, et ne dit rien ; mais je sais qu’il y vient en mon absence, dans le but unique de surveiller les changemens, grattages, etc., que je fais subir à mes toiles. Car c’est là surtout ce qui le désole ; il s’en plaint amèrement à ma mère, comme il se plaignait l’année dernière de me voir ébaucher en rouge ; il est de ceux qui n’aiment que les manuscrits intacts et les tableaux faits du premier coup, comme on écrit une lettre, ou comme on tricote un bas. Je me souviens du temps où, sous son enseignement, je croyais qu’un ciel ne pouvait se faire à deux fois comme certains actes notariés, auxquels on ne peut divertir. Hésiter dans le choix des formes, ou dans la combinaison des effets, c’est, à ses yeux, ne pas savoir ce qu’on fait : aussi me déclare-t-il irrésolu. Enfin, décidément, il tient à la composition en amphithéâtre, et ne sera satisfait que lorsqu’il me verra composer dans le genre de Michalon[11] ! (Textuel). Pourquoi Michalon plutôt qu’un autre ? Aubert m’écrivait que son père lui disait aussi : « Mais pourquoi ne composes-tu pas dans le genre du Consulat et de l’Empire, ou des Mystères de Paris ? » L’un vaut l’autre. Ces naïvetés exorbitantes me confondent, et je me tais, ce qui pour mon père est m’avouer coupable. Il se montre d’une exigence extrême pour le choix de mes sujets, ce qui ne l’empêche pas pour son compte de trouver partout matière à tableau, et d’en méditer en ce moment un superbe à son goût, qui sera la vue, prise à vol d’oiseau, du jardin potager et des bâtimens de Lafont (historique aussi).

Pour mes dessins, ils ne l’ont que médiocrement frappé. Il les a tout au plus feuilletés, comme on parcourt un carton où l’on cherche vainement ce qui n’y est pas. Qu’y cherchait-il ? Peut-être un dessin dans le genre de Michalon. — « Ruysdaël ! Ruysdaël ! » marmottait-il toujours en soulevant chaque feuille avec dépit. Vous savez si tout cela ressemble à Ruysdaël ; je n’avais pas à le contredire. Puis, pour conclure, il me dit : « Ma foi, je te montrerai quand tu voudras de vieilles gravures qui ressemblent à cela. » Je ne compris point la remarque ; à coup sûr, ce n’était pas un éloge. D’ailleurs, fusain, crayon noir, ou mine, tout cela lui semble aussi insignifiant ; mon père est de ces gens qui, ayant peu vu, ne s’étonnent de rien. Il trouverait également naturelle la manière de dessiner de Decamps et de peindre de Diaz. Grâce à trois mots magiques tels que : pierre-ponce, rasoirs et gouache, les procédés les plus compliqués n’auront plus rien qui le surprenne. Je lui faisais remarquer un de mes dessins qui certes n’est pas précisément très simple d’exécution et je lui disais : « Tu vois, c’est du fusain. — Oui, oui, je vois bien, c’est du fusain. » Et cette explication lui parut suffisante et le satisfit. De tout ainsi. J’insiste là-dessus, mon ami, pour que vous compreniez qu’il n’y a rien à tirer de mon père, ni par les raisonnemens, ni par les preuves ; également incapable de comprendre la passion naissante qui m’entraîne et les promesses de talent qu’il peut y avoir dans mes essais, il ne me donnera jamais d’adhésion formelle, et ne cédera, s’il cède, qu’à des succès devenus notoires. Seulement, comme il est faible, distrait, et qu’il a peur des luttes ouvertes, il me laissera faire, si je persiste ; j’opposerai donc inertie contre inertie. Puisqu’il affecte une indifférence profonde, j’userai d’un moyen réciproque en affectant une extrême discrétion. Je serai raide et hautain, s’il le faut ; je veux enfin qu’il me croie capable d’avoir des idées, et je lui imposerai peut-être un certain respect pour mes œuvres, en marquant que j’ai quelque estime pour elles. Si je lui avouais le dégoût que me cause ma peinture, je serais à tout jamais perdu dans son esprit, car mon père n’admet pas qu’on soit jamais mécontent de ce qu’on fait.

Au milieu de tout cela, ma mère ne dit absolument rien. Il semble, dans la maison, que je ne fasse rien, et que je sois absolument désœuvré, bien que je ne perde plus un moment de mes journées. Moi qui serais si heureux, au contraire, qu’on s’associât à mes efforts, à mes espérances, qu’on comptât pour quelque chose les débuts difficiles et douloureux d’une carrière qui pourra peut-être me distinguer, et qu’on aplanît d’autant les difficultés en m’épargnant mille petites contrariétés journalières et en me fournissant les moyens matériels de travailler avec suite, avec fruit ! Que voulez-vous, mon ami ? J’en prends mon parti, et presque l’habitude. Je ne parle jamais peinture, et tout le monde, excepté Emile, ignore ce que je pense, ce que je médite, ce que j’espère. La solitude et la concentration m’exaltent et m’accablent tour à tour. Ma mère seule, qui remarque quand je suis triste et préoccupé, en devine le motif, sans me questionner…

J’éprouve toujours, à reprendre ici mes habitudes dans les vieux sillons d’autrefois, un charme inexprimable. Plus j’avance en âge, et plus je me sens pour les lieux où j’ai passé tant de jours heureux, quoique troublés, une tendresse filiale, une sympathie reconnaissante. Mes regrets, en s’émoussant, ont pris je ne sais quelle douceur nouvelle, et l’ombre des temps écoulés qui s’allonge dans mes souvenirs les embellit encore. Je ne puis dire au juste ce qu’il y a de changé dans mes habitudes de rêverie ; avec un peu de réflexion, j’y trouverais sans doute quelque chose de moins, et aussi quelque chose de plus. Mais je n’y veux point songer, j’aime mieux garder le plus longtemps possible ce qui me reste au fond du cœur d’ignorance et de naïveté. Je touche au soir de ma jeunasse, mon ami ; je m’en aperçois comme je vous le disais tout à l’heure, à la longueur des ombres croissantes. C’est la saison, vous le savez, où il se fait en moi un grand calme, où j’ai l’âme sonore comme l’air d’un soir humide, les sens reposés, le cœur paisible, un peu couvert ; les éclairs qui le traversent de temps en temps sont des éclairs d’automne qui n’amènent point d’orage. En ce moment, je ne sais pourquoi, j’ai des larmes dans les yeux, et je sens monter doucement un soupir de mon cœur à mes lèvres, comme ces globules d’air qu’on voit sortir doucement et sans bruit du fond des sources transparentes et s’échapper à travers l’eau, sans en agiter la surface. Ces sensations si puissantes seront-elles donc stériles ? Cette faculté si vive de s’émouvoir ne doit-elle être bonne à rien ?… »


Quelques mois s’écoulent. Eugène est de retour à Paris. Tout à coup, en mars 1846, profitant du voyage d’un camarade, le peintre Charles Labbé, Fromentin, à l’insu de sa famille, part avec du Mesnil pour l’Algérie. Il y passe un mois, il en revient enthousiasmé. Il a enfin trouvé, après l’avoir pressentie à travers l’œuvre de Marilhat, de Decamps, de Delacroix, la nature que son art est fait pour traduire. L’année 1846, pendant laquelle, tout à son travail, il ne prendra pas de vacances, va décider de sa carrière. Il sent qu’il touche au but. Son père lui-même paraît satisfait des dessins algériens qu’on lui envoie. Déjà embellie par les mirages du souvenir, l’Algérie s’évêque sous ce jeune pinceau avec un charme qui enveloppe les deux toiles d’Orient exposées par Fromentin à son premier Salon, celui de 1847, avec la Ferme aux environs de La Rochelle.

L’Exposition ouvrait alors le 15 mars. Trois semaines après, Eugène vient revoir les siens dont il était séparé depuis quinze mois. Sa mère s’évanouit en le recevant dans ses bras. Son père l’accueille assez froidement, blessé qu’on ne lui apporte pas un tableau à lui destiné. Eugène se décide alors à brosser pour ce père exigeant un Repos de la Sainte-Famille. Malgré son affection pour ses parens, il sent qu’entre leurs idées et les siennes, il y a, non pas, dit-il, opposition, mais séparation. A part Mlle Beltrémieux, la sœur d’Emile, qui, elle aussi, fait de la peinture en véritable artiste, personne dans l’entourage d’Eugène ne fréquente le monde de la pensée et de l’art où il a élu domicile : « Mlle Lilia est désormais la seule personne ici en qui je trouve quelque conformité de nature et qui m’inspire une profonde sympathie. Elle n’est pas du monde où elle vit, elle est bien des nôtres. » Sur la question d’argent, du reste, préoccupation constante d’Eugène, son père demeure intraitable. Et pourtant la situation de peintre est acceptée. Tout compte fait, le jeune homme passe dans son pays un mois de mai à la fois paisible et mélancolique.


A Paul Bataillard.


Lafont, 23 avril 1847.

… J’habite avec mon père et ma mère la grande et triste prison de Lafont. Je m’y consumerais d’ennui, si je n’avais du travail ou que j’y dusse séjourner plus longtemps. La perspective si prochaine de retourner à Paris anime un peu cette solitude profonde…

L’état moral de mon pays est toujours à peu près le même, un égoïsme profond sous les noms d’esprit de famille, d’esprit de localité, d’intérêt de paroisse ; la petite morgue des enrichis, l’insolence du rentier et son dédain pour le pauvre artisan de sa fortune ; l’amour insupportable des cancans, la manie des nouvelles propre à tous les esprits oisifs ; l’inquiétude de ce qu’on dit ou pense, la curiosité de ce qu’on fait chez le voisin…

Ma première visite à Saint-Maurice a été, mon ami, un religieux pèlerinage à travers tout mon passé. Mes souvenirs ont encore une extrême vivacité ; je me suis retrouvé, en présence des lieux témoins impassibles de tant de changemens, jeune et amoureux comme il y a huit ans. Amoureux de quoi, je vous le demande ? Amoureux d’une ombre, de l’ombre d’une ombre. J’ai recomposé pièce à pièce l’histoire entière de ma vie. J’en ai retrouvé les débris épars au pied de chacun de mes arbres. Vous aviez bien raison, mon ami, il y a des choses tombées de mon cœur qui sont à jamais regrettables, des instincts, des naïvetés, des idolâtries, des superstitions : toutes ces fleurs de l’extrême jeunesse. Les fruits de l’été vaudront-ils les fleurs de mai ? C’est donc fini, mon ami, la jeunesse et tout le reste ! Nous ne nous reverrons donc plus ! C’est au tour des jeunes gens qui nous suivent à être amoureux, à le dire, à faire des vers, à jouir des délicieuses mélancolies de vingt ans. Un jour, peut-être bientôt, nous perdrons jusqu’au souvenir que nous avons été jeunes, jusqu’au regret de ne plus l’être : ce sera la fin de tout, la première mort… »


Emile Beltrémieux s’est marié en novembre précédent. Il habite Paris. Eugène, exilé à La Rochelle, loin de tous ses amis, se sent plus isolé que jamais.


A Emile Beltrémieux.


La Rochelle, 4 mai 1847.

… Si ta vie, mon ami, désormais complète et remplie, peut momentanément se passer d’amitiés, la mienne est plus vide que jamais et rien ne supplée (ni les affections de famille, ni le bien-être intérieur), rien ne supplée les amitiés absentes. — Je ne puis m’habituer surtout à vivre à La Rochelle sans toi. Dans tout La Rochelle il n’y a, tu le sais, qu’un lieu que j’aie vivement aimé, où j’aie toujours trouvé une douceur et un repos d’esprit extraordinaires : c’est ta chambre, du temps que tu l’habitais. Ta chambre vide fait de La Rochelle une solitude.

Si je n’avais pas ta famille et Léon[12], je n’y viendrais presque jamais. Il est vrai que Lafont ne vaut guère mieux. J’attache aux lieux une importance extrême, et celui-là me déplaît particulièrement. J’y suis étranger, inconnu, comme dans une hôtellerie ; je n’y ai rien laissé et n’y laisserai rien de moi. Je n’y ai jamais eu d’intelligence avec les choses, avec les bruits ; pas d’habitudes, pas de superstitions, pas la moindre tradition, ni, le plus petit souvenir.

Je ne suis allé, grâce au temps et à mon travail, qu’une seule fois à Saint-Maurice, et encore à la hâte, et par un soleil douteux. C’est fini, c’est bien fini, mon ami. Le passé, la jeunesse, les jeunes amours, les rêveries des années oisives, tout cela est loin, bien loin, à huit, à dix ans déjà de distance. La grande transparence de mes souvenirs, et la longue portée et l’extrême vivacité de ma mémoire, me font croire par momens que rien n’est changé, ni au dedans de moi, ni au dehors ; parfois je m’exerce aux mêmes impressions qu’autrefois, essayant pour ainsi dire de revivre, et me jouant à moi-même la triste comédie de ma jeunesse. C’est devenu une histoire que je me raconte à moi-même afin d’essayer si, ne pouvant la remettre en action, je serai du moins sensible au récit, — triste chose que de passer ainsi dans une égale et perpétuelle inquiétude des espérances vaines aux regrets inutiles ! Comme tout cela est imaginaire, et comme l’impuissance d’en jouir rend précieux les bien perdus ! Qui sait si la réalité vaudrait pour moi maintenant l’illusion du souvenir ?

La saison est absurde ; je n’ai jamais eu de goût pour le printemps. Je compte un ou deux printemps à peine qui sont marqués par des souvenirs très doux et me seront éternellement chers. Mais il faut avoir seize ans pour trouver du charme à cette saison douteuse de vert tendre et de bleu pâle, toujours indécise entre le soleil et la pluie, comme l’inconstante humeur d’une jeune fille entre le sourire et les larmes. C’est la saison des mais, des premières communions, du pain bénit, des cerfs-volans. Bientôt viendra cette abominable foire de Dompierre qui a été le jour néfaste, un des plus exécrés de mon enfance. En attendant, on se promène le soir du dimanche par un petit vent aigre-doux sur le cours Richard.

L’automne a je ne sais quoi de grave et de magnifique qui prête aux lieux les plus ingrats un charme extraordinaire, le charme du regret, la réverbération sereine du soleil qui s’en va ; le printemps laisse à toute chose sa plate, son indigente réalité.

Et puis, quel soleil, quel temps, quel froid ! Si je ne sentais pas d’avance le bon soleil de Blidah[13], si je ne revoyais pas la mer bleue, et les orangers et tout le reste, je ferais, je crois, comme les tortues à l’approche du long hiver, je m’endormirais de désespoir.

Je vois souvent ta famille, tu sais mon affection pour ta sœur[14] et pour Edouard et pour tous les tiens. Je trouve au milieu d’eux toutes tes qualités de cœur, et dans ta sœur beaucoup de tes qualités d’esprit. C’est la seule personne de La Rochelle que je regrette de ne point avoir auprès de nous… Je l’ai vue samedi dernier au bal de la préfecture où je me suis laissé entraîner.

Le bal était joli. J’y ai dansé toute la nuit, afin de faire aussi comme tout le monde et trouvant sot de poser dans un coin pour l’ennui de ceux qui vous voient. Je n’ai fait danser que des jeunes filles. N’ayant point d’inquiétude de cœur, j’ai trouvé tout le monde aimable ; si je ne l’ai point été autant qu’il le faudrait, c’est par défaut d’habitude et par un reste de raideur dont je ne puis me défaire, mais je faisais causer et voyais de près ces jeunes visages tout honnêtes, tout candides. Autrefois, mon ami, je ne voyais dans un bal que le côté mystérieux, l’envers de toutes choses, — la femme éprise et l’amant trompant un jaloux, — à peu près comme nos romanciers voient le monde. Maintenant, je suis beaucoup plus simple et ne vois que ce qu’il en paraît ; je crois volontiers tout le monde aussi désintéressé, aussi innocent d’intrigues que je le suis moi-même…

De moi, je n’ai pas grand’chose à dire, mon ami. Tu sais que je fais un tableau pour mon père. Il est à peu près fini ; ce n’est ni bon ni mauvais ; c’est ce que cela devait être dans les conditions assez gênantes où je me trouve. Mon père n’en sera pas mécontent. Je suis sûr d’avoir avancé beaucoup mes affaires générales : ma carrière est acceptée.

Mon exposition notoire me fait une position officielle de peintre que je suis bien obligé de subir. J’apprends que je me réhabilite un peu dans l’opinion de mes connaissances, et je crois qu’on sera toujours disposé à me prêter du talent. J’ai pensé faire un petit acte de politique en me montrant au bal, j’ai jugé nécessaire aussi d’y faire quelques frais. Je voudrais faire croire à des goûts que je n’ai pas pour le monde, et surtout paraître le plus simple possible afin de détruire ce préjugé stupide qui prête aux artistes des prétentions à l’excentricité.

Ma vie intérieure, tu la connais. Je n’ai pour société intime à Lafont que mon père et ma mère…


Quel que soit son chagrin de quitter Saint-Maurice, pays de la famille et des années écoulées, Eugène rentre à Paris à la fin de mai. Cette séparation lui paraît solennelle : c’est « une rupture définitive avec le pays, la première expatriation véritable. » Jamais il ne s’était senti « si faible devant un départ. »

À la fin de septembre 1847, Fromentin entreprend son second voyage en Algérie, qui durera près de huit mois. À Blidah, il reçoit de mauvaises nouvelles de la santé d’Émile Beltrémieux ; puis Mlle  Lilia lui apprend, par une lettre du jour même, 6 janvier 1848, la mort de son frère. La douleur d’Eugène est extrêmement vive. Il écrit longuement à ses amis la cruauté de cette perte et l’amertume de n’avoir pu assister aux derniers momens. Ce deuil en évêque pour lui un autre dont il n’est pas encore consolé : « Ces deux êtres entre lesquels je me suis partagé si longtemps, elle et lui, dit-il à du Mesnil, les voilà morts, tous deux rentrés sous la terre sacrée du pays… » Et, plus tard, s’adressant à la veuve de son ami : « Deux voix également aimées, également saintes aujourd’hui, sortent de cette terre du pays pour me crier courage, l’une au nom d’une amitié virile et d’une vie exemplaire, l’autre au nom d’un amour vigilant et ambitieux pour moi… »


A Mademoiselle Lilia Beltrémieux.


Philippeville, 18 [ou 19] janvier 1848.

… Tout notre passé, tous nos souvenirs communs, ma pauvre amie, ont maintenant un côté respectable et douloureux ; nous n’y pouvons plus toucher sans remuer des cendres bien chères. Mais, vous le sentirez comme moi, n’évitons pas les souvenirs ; nourrissons-nous ensemble de nos regrets. Que notre cher absent reste vivant dans notre mémoire, dans notre amitié !

La lettre de vous m’a fait assister à ses derniers momens ; je souhaitais qu’il en fût ainsi, j’aurais plus souffert de ne rien apprendre. Oh ! le dernier moment, quoi qu’on fasse, est horrible ! Votre lettre, écrite à la hâte et d’un cœur qui se contient, m’a effrayé comme si je vous avais vue, comme si j’avais été à la porte de cette chambre où la mort venait d’entrer.

Il y a plus que de la douleur, il y a là-dedans des méditations sans fin. Quand Paul appelle les derniers instans, des instans solennels, il a profondément raison. J’ai senti cela dans ma vie. Je jure que la solennité de la mort avait tari mes larmes, pour m’inspirer un respect muet.

Notre Emile, mon amie, a vu, maintenant, ce qu’il a, pendant toute sa vie, tâché d’entrevoir. Il sait le secret qu’il a cherché dans sa conscience, dans sa raison, pendant dix ans de réflexions et de rêveries. Il est entré dans le repos. Il a la clairvoyance de l’âme délivrée. Il est où nous irons tous après lui, si, comme lui, nous avons la justice et la bonté du cœur, l’honnêteté de la vie.

Je crois que, sur la foi de ses propres paroles, de sa vertu qui vous était connue, de sa vie dont vous pouvez rendre témoignage à Dieu lui-même, vous avez le même espoir, la même confiance que nous. Emile était plus près de Dieu que bien des cœurs qui s’inquiètent du sort de cette âme vraiment juste. Notre ville doit être dans le deuil. J’éprouve un bonheur inouï à penser aux regrets qu’il laisse.

C’est une bien grande perte ; chacun la sentira à sa manière. Notre Emile était un de ces hommes dont la vie importe à beaucoup, et qui, par l’unique autorité de leur esprit et de leur conduite, deviennent nécessaires à tous ceux qui les connaissent…

… Adieu, mes regards sont toujours du côté de la France. Vous m’êtes présens en tout temps et partout. Mon ami, mort, voyage avec moi, et son esprit m’accompagne à travers tout ce pays que nous devions voir ensemble. Pauvre cher mort I — L’éternel repos ! — Ne le plaignons pas, non, non, vraiment, ne le plaignons pas, mais aimons-le toujours.

Encore adieu, mon amie, dites pour moi, à tous les vôtres, que j’ai pleuré avec eux l’ami qui m’était comme un frère…

A vous, votre ami.

EUGENE.


A Mademoiselle Lilia Beltrémieux.


Constantine, 21 février 1848.

… Votre souvenir, mon amie, la pensée de ce que vous souffrez, vous, votre sœur et tous les vôtres, ne m’a pas abandonné un seul instant à travers tous les accidens de mon voyage, et quelques lieues de plus entre nous ne font pas que je puisse oublier…

Nous monterons ensemble dans cette vieille chambre des souvenirs. Vous savez bien que ma jeunesse aussi s’y est en partie passée ! Les heures les plus actives peut-être de toute ma vie, les mieux remplies, pas toujours les plus heureuses, mais les plus regrettables, je les ai passées là dans ces longs tête-à-tête avec cette figure aimée. Que n’ai-je pas rêvé, que n’ai-je pas conçu, que n’ai-je pas appris sous l’inspiration de cet esprit qui fut toujours le maître, le guide et souvent le promoteur du mien ?… Vous n’ignorez pas les forces qu’on puise dans cette association complète de deux volontés ; aussi ce que je dois à notre Emile est énorme. Les seuls travaux que nous ayons faits ensemble ont été faits là sur la longue table couverte en serge verte, où je vois encore la place occupée, dans ces soirées laborieuses, par les livres, par les manuscrits, par les journaux et par la petite lampe de cuivre, que lui-même allumait au commencement de la veillée.

Si j’écrivais l’histoire de cette chambre à tout jamais vénérable, ce serait notre histoire à tous les deux. Pendant bien des années, notre vie fut à tel point unie qu’on n’y peut trouver un endroit où notre pensée et nos intérêts mêmes ne se confondent : et la grande chambre fut le dépositaire et le témoin de tout cela.

Je suis heureux, c’est puéril à dire, mais vous me comprendrez, que notre cher Emile ait rendu le dernier soupir là plutôt qu’ailleurs. Il est mort au milieu de tous ses souvenirs, en présence de tout son passé. Ces quatre murs enferment d’un bout à l’autre cette destinée, si simple, si belle, si modestement héroïque. Ne la grandissons pas plus qu’il ne l’aimait, restons simples et modestes comme lui dans nos regrets, mais jugeons-le sur sa puissance qui ne s’est jamais exercée, et plus encore d’après sa vie que d’après ses œuvres…

Vous savez mieux que personne ce que valait son cœur, car il vous aimait autant qu’un frère peut aimer. Ceux qui ont reçu, comme moi, l’impulsion de ce vigoureux esprit, qui ont vécu à sa lumière, savent ce qu’il renfermait de puissances naturelles ou acquises.

Si quelqu’un de nous pouvait se permettre une ambition, c’était lui. Il comptait, il a toujours compté beaucoup sur moi, ce pauvre ami, mais je n’ai rien qu’il n’eût pas ; j’ignore une partie des choses dont il s’était fait, par ses lectures, par les applications diverses de ses études, une véritable érudition. Il lui manquait peut-être l’ambition de paraître et de montrer ce qu’il pouvait.

Cette grande chambre, si longtemps négligée, ces murs blanchis à peine et couverts de dessins ou de plâtres d’une valeur et d’un intérêt tout intimes, la grande bibliothèque, si bien montée, si bien choisie, la science, la philosophie, les lettres pures, la poésie surtout dans le rayon supérieur, la politique introduite depuis, le vieil herbier dont il avait fait des mémoires ; Gœthe sur la cheminée, le microscope sur la table ; tant de manuscrits épars, cet ordre sous le désordre apparent, cette opulence d’idées, cette richesse morale, au milieu de ce dénuement des meubles et de cette simplicité du lieu… n’est-ce pas notre Emile tout entier ?

Oui, cette grande chambre est bien véritablement notre sanctuaire à tous comme vous l’entendez…

Ayez confiance. Toute la vie de votre frère n’a été qu’un courageux témoignage de l’existence d’un Dieu juste et bon. Ce Dieu de sa raison et de son cœur, il l’a trouvé à l’heure où je vous parle. Votre frère, mon amie, est plus heureux que nous. Croyez, espérez, nourrissez-vous de vos regrets, mais qu’ils ne soient pas stériles ; vous vous devez à ceux qui vous entourent…

Non, le premier accès de la douleur n’est pas le moment cruel, surtout quand il excède la sensibilité. L’affreux moment, c’est la maison vide, la place de l’absent vacante pour toujours, ce témoignage à tout moment, partout répété, qu’il est bien mort, que c’est fini, fini sans retour. Pauvre cher ami !…

Quand vous irez au cimetière, portez une fleur pour moi. Emile n’approuvait pas ces superstitions, mais c’est une habitude que j’ai toujours eue pour les morts qui me sont chers…

Votre ami,

EUGENE.


Malgré l’abondante moisson de documens, notes, dessins ou études qu’il a rapportés de ce deuxième voyage en Algérie, malgré la vigoureuse sève de talent qu’il sent monter à son cerveau, Eugène Fromentin, troublé par l’insurrection de juin et par la « tyrannie domestique » qu’il lui faut subir, est tout à coup repris, au cours des vacances de 1848 à La Rochelle, d’un accès de découragement, mêlé de colère contre les siens, qui s’exaspère jusqu’au désespoir. C’est vers la seconde famille au milieu de laquelle il vit à Paris, qui le chérit à l’égal de l’autre et le comprend mieux, c’est jusqu’à du Mesnil, désormais son ami le plus cher, qu’il pousse en des lettres presque quotidiennes, véritable journal de sa captivité, un appel déchirant.


A Armand Du Mesnil.


Lafont, août 1848, vendredi soir.

Cher ami, je t’écris la mort dans l’âme, et je ferais mieux de ne pas t’écrire. Je n’ai pas même la conscience distincte du déplorable état dans lequel je suis, je sens seulement que mon cœur et ma tête ne sont qu’une douleur, je n’exagère rien.

J’aurais accepté la position temporaire qui m’est faite à la condition d’employer profitablement ce temps d’exil, je dirais d’emprisonnement s’il ne s’agissait de la maison de mon père.

Depuis ma dernière lettre, ma force est à bout et je n’y tiens plus : ce que je fais est détestable ; ce n’est pas de la démence, ce n’est pas une erreur, c’est l’indigence et la nullité même, je le sens, je le vois clairement, d’une manière impitoyable. Je n’avance à rien, je fais et défais ; je me couche désespéré et me lève avec la perspective désespérante d’une journée de plus à perdre…

Me suis-je trompé ? Et cependant, même à présent, je sens en moi une intelligence si vive de toutes les beautés ! Ai-je mal dirigé mes études ? Serait-il temps de refaire mon éducation de peintre ? Est-ce faiblesse, inertie ?

Est-ce le mal du pays qui me prend loin de vous ? Est-ce la tristesse et l’isolement profond de ma vie qui enfin m’accablent ?…

Et le temps passe, je touche à mes vingt-huit ans.

Toutes les privations, tous les embarras, toutes les détresses de ma vie sont devant mes yeux comme un reproche, et comme une menace. Je suis le propre artisan de tous ces tourmens. Je refuse à ma mère un repos, un bonheur dont elle aurait tant besoin. Les jouissances matérielles, la considération, l’honneur, la fortune plus large me sont, je le jure, indifférens, mais j’ai tué mon repos et tué mon bonheur…

Il me reste assez de force pour écarter de ridicules et sinistres idées qui sont de vieilles connaissances et reviennent aux plus mauvais jours…

Samedi soir. — J’aurais, tu le vois, un immense besoin de toi ; peut-être m’éclairerais-tu. Et s’il y avait enfin un parti à prendre, peut-être le trouverais-tu. Je ne résoudrai rien sans toi, parce que nul autre que toi ne peut me donner un conseil. Je ne puis accepter cette idée de ne pas te voir ici…

Lundi soir. — Mes impressions de voyage cessent d’être des réalités et prennent le charme incroyable, le charme attendrissant des souvenirs.

C’est le moment où j’aimerais à les écrire ; ils se dégagent avec une limpidité admirable de la confusion des incidens, et ne gardent que les traits essentiels à l’unité sans rien perdre de leur vie. Ils prennent même cette vie particulière et idéale, cette valeur absolue qui fait les œuvres d’art. Mais rien ne me pousse à ce travail, et je me complais dans la muette jouissance, qui me suffit. Si j’avais à te raconter ici tout cela, le besoin me viendrait de lui donner sa forme, de lui restituer sa couleur ; et j’écrirais pour t’y faire participer. Mais quoi, tout seul ! A quoi bon ? C’est cependant dommage, — si tu m’en pries, je l’essaierai…

EUGÈNE.


A Armand Du Mesnil.


Lafont, vendredi soir, 1er septembre 1848.

… Je me consume, cher pauvre ami, je descends de plus en plus bas dans, un ennui dont je ne vois pas l’issue. Ce que je t’ai écrit, je pourrais te l’écrire encore, car les choses n’ont fait qu’empirer. Il m’est impossible d’avoir l’esprit plus troublé, à moins d’être fou, plus malade, à moins d’être à la veille d’un crime que je ne commettrai pas, tant que j’aurai pour me retenir ma mère, la tienne, et toi. C’est un ennui qui m’étouffe, une douleur qui, par momens, me monte du cœur au cerveau comme une apoplexie, et me rend ivre. Ce que je fais est jugé et me dégoûte au point que je n’ai plus la force de continuer ce ridicule effort de volonté, contre une œuvre apparemment impossible.

Je mène, on me fait mener une vie propre à tuer l’esprit le plus solide ; encore un peu, el on fera de moi un idiot, si je leur en laisse le temps. Vivre ici n’est pas vivre. Mon père oublie qu’il a eu mon âge, ma mère oublie qu’elle n’a pas toujours passé sa vie entre son aiguille et le confessionnal. Ils ne se rappellent pas qu’ils ont agi, qu’ils ont vécu, qu’ils ont été gais, qu’ils ont été jeunes, et on m’impose à moi (vingt-huit ans) les goûts et les habitudes d’une vieillesse anticipée. J’étouffe entre ces murs qui ne sont faits que pour les raisons fatiguées et les vies presque éteintes. Tous ces fantômes au milieu desquels j’habite ne sont pas des hommes, ce lieu est en dehors des vivans, et c’est presque un cimetière ; on m’attache à un cadavre… Je te le dis, à vingt-huit ans, pour perspective, on me donne l’horizon de la tombe. Expliquer cela n’est pas possible ; je ne le pourrai pas sans colère, au point où j’en suis, sans de justes et sanglans reproches. Cette incurie de mon avenir, cette tendresse aveugle qui sacrifie tout au plaisir égoïste de me posséder, cet oubli incroyable de nos destinées, de mes besoins, de mes devoirs et des leurs, m’exaspère après m’avoir affligé.

Je déclare que mon père et ma mère sont coupables ; le dire serait me donner à leurs yeux d’irréparables torts. Je me tais encore, mais si j’éclate, il y aura un malheur dans la famille. Comprenez bien que c’est l’acte d’accusation de la vieillesse ; que c’est dire : « Vous êtes au déclin de la vie quand moi je ne suis pas encore au sommet ; ainsi nous ne suivons plus la même route, vous tournez le dos à la vie, où je dois entrer. » C’est horrible, le cœur me saigne. Le mal ne vient pas d’eux, et pourtant il existe ; un mot de moi pourrait faire à ces deux cœurs, qui me chérissent après tout, de terribles blessures. Je le contiens.

Que faire ? — C’est intolérable ; le temps se passe. — Je crois que je suis perdu ; quelque hypothèse que je fasse, je n’y vois qu’obstacles, ou impossibilité, inaptitude, impuissance, avortement, — une dépendance matérielle qui resserre les liens. Je ne puis dire : « Je veux, je fais, je vais ; » il faut dire : « Voulez-vous que ? » Tout se réduit à des avances d’argent ; et mon père réduit tout à un calcul. Ma vie est manquée. Tu ne saurais croire à quel point je suis amoindri, je me fais pitié à moi-même.

Je ne puis me confier à personne, personne ici, — excepté deux femmes, — n’est capable de me donner un conseil éclairé ; personne ne me connaît, personne ne me juge. Je me mettrais à découvert devant eux qu’ils ne me comprendraient pas davantage. Il y a entre nous la différence de la nuit au jour, de la vie à la mort. Cette sourde, cette croissante irritation m’aigrit sur les choses les plus insignifiantes. Il n’est pas une idée, pas un fait si simple où je ne sente un désaccord de plus. Et je passerai pour un mauvais fils.

La province est horrible. Que Dieu t’en préserve !

Je finirai par prendre en horreur cette maison de famille, où dans des momens plus heureux j’ai déposé de chers souvenirs… »


Hésitations de ses parens qui ne savent pas plus que lui quel parti prendre, « dépendance absolue par le fait d’argent, » difficulté de vendre sa peinture, angoisse de se demander s’il est, de par son talent même, en état de gagner sa vie, tels sont les douloureux obstacles auxquels se heurte ce « désir impuissant de produire » qui consume l’âme de l’artiste.

Du Mesnil, appelé à grands cris par celui qui fonde sur l’encouragement d’un ami éclairé sa dernière espérance, ne peut, à ce moment, quitter Paris. Mais il décide Eugène à lui envoyer le carton de ses dessins d’Algérie, et il le rassure : la partie n’est pas perdue, l’avenir est là. Le peintre, atteint d’un mal qu’il croyait incurable, reçoit cette bouffée d’air pur comme un captif rendu à la liberté. Il pousse vers son sauveur un cri de délivrance et de tendresse où tremblent encore des larmes.


A Armand Du Mesnil.


Saint-Maurice, jeudi soir, 25 octobre 1848.

On m’apporte ta lettre. Ah ! que de bien et que de mal tu me fais, cher ami, chère moitié de mon cœur ! Quelle vie tu m’apportes, quel souffle, quelle lumière ! Un prisonnier qui a blanchi, qui s’est perclus, qui s’est exténué dix ans dans son cachot privé d’air, un naufragé qui a jeûné sur son radeau quarante jours, n’est pas plus ivre de liberté, plus affamé, plus fou que je ne le suis en lisant cette lettre. Que veux-tu ? je te l’ai dit, ils m’ont hébété, ils m’ont pétrifié, on m’a tué.

S’il y a quelque chose dans ces feuilles qui te fait crier que je suis peintre, — je l’ai cru, je l’ai cru jusqu’au jour où un voile est descendu devant mes yeux, où la nuit, où la stupidité s’est établie dans mon cerveau. Aujourd’hui, je ne m’en souviens plus, je n’en sais plus rien. J’ai emballé mes cartons sans les ouvrir, je te les envoie comme je t’aurais envoyé un brin d’herbe, un caillou, une relique de ce beau pays que tu n’as pas vu, que j’ai vu sans toi.

J’ai peur pourtant, j’ai peur, tant ils m’ont appris que je suis infirme, tant on m’a répété que tout cela n’était rien, j’ai peur que tu ne t’abuses.

Et puis, comment avoir raison contre eux ? Enfin, taisons-nous, taisons-nous, — jusqu’au moment où nous pourrons causer ensemble. Je jure que s’il faut céder, ces cartons seront à toi, — à toi, et pas à d’autres. — Je sais trop bien qu’ils n’y comprennent rien.

Ah ! pauvre ami, je t’ai bien fatigué de mes plaintes, je ne t’ai guère écrit que pour gémir. Eh bien ! tu ne sais pas encore ce que j’ai souffert avant d’arriver à l’état déplorable où je suis. Mes souvenirs même, mes souvenirs de voyage, ne me font plus battre le cœur, et je les laisse dormir en paix, en attendant que je puisse enfin trouver à qui les raconter.


La crise est terminée. Eugène Fromentin n’en connaîtra plus d’aussi cruelle. Son talent de peintre va être consacré officiellement, même aux yeux prévenus de son père, par la deuxième médaille que lui vaudra sa belle exposition de 1849. Il marchera dorénavant de succès en succès, si rapidement que sa modestie en demeurera quelque temps confondue. Tandis que, donnant libre cours à son imagination encombrée de l’Orient, il peint avec une ardeur dévorante, il laisse déposer au fond de sa mémoire ces visions du pays du soleil qu’il fixera, en 1856, dans les pages merveilleuses d’Un été dans le Sahara.

Désormais établi à Paris sans esprit de retour, loin de la province natale qu’il aime à revoir, mais où il ne peut plus vivre, Fromentin s’est créé un second foyer dans sa famille adoptive, chez Armand Du Mesnil dont la mère est un peu la sienne. Entre ces deux êtres chers vient s’asseoir une toute jeune fille, Mlle Cavellet de Beaumont, nièce d’Armand, à laquelle Eugène s’attache par une lente et progressive affection, et dont, en 1852, il fera sa femme.

A trente-deux ans, la jeunesse des confidences et des alanguissantes rêveries est close à jamais pour l’artiste. Volontairement il refusera de tourner la tête vers ces jours de sentimens ardens et de troublante analyse. « Les regrets amers, anciens ou nouveaux, dont mon passé est rempli, écrivait-il déjà, en 1848, au sujet de la mort d’Emile Beltrémieux, me sont un aiguillon, non un dissolvant. » Mais sa vie intérieure continue, malgré qu’il en ait, et dans les profondeurs de son âme aimante, où rien ne meurt, son exquise sensibilité élabore peu à peu le souvenir mélancolique et doux qu’illustrera plus tard Dominique.


JACQUES-ANDRE MERYS.

  1. Mme Alexandre Billotte, née Eugène Fromentin, ayant bien voulu nous confier la publication de la correspondance inédite de son père, nous sommes heureux de la remercier ici, ainsi que Mlle Lilia Beltrémieux et Mme Ralph Wilson, née Bataillard, qui nous ont fourni bien des documens et des indications
  2. Bataillard avait passé à Saint-Maurice, chez son ami, les vacances de 1840.
  3. Eugène Fromentin songeait alors à écrire ses Mémoires. Il ne le fit pas. Mais on en retrouve la substance dans Dominique.
  4. Il allait entrer dans l’étude d’avoué de Me Denormandie.
  5. Léon Mouliade, camarade vendéen.
  6. Il s’agit de « Madeleine. »
  7. Son frère.
  8. Les enfants de Madeleine.
  9. Tableau qui figurera au Salon de 1847 : Une ferme aux environs de La Rochelle.
  10. On se rappelle que le père d’Eugène dirigeait en ce lieu, voisin de La Rochelle, un asile d’aliénés. Il venait de s’y organiser un logement.
  11. Né en 1796, mort en 1822, Michalon, élève de David et de Bertin, eut à quinze ans un second prix de paysage, à dix-huit ans le premier prix. Sa remarquable précocité, sa mort prématurée lui valurent une célébrité posthume.
  12. Léon Mouliade.
  13. Fromentin projetait son second voyage en Algérie.
  14. Mlle Lilia Beltrémieux ; Edouard était leur frère.