Lettres à Sophie Volland/18

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 393-396).


XVII


Au Grandval, le 5 octobre 1759[1].


Que pensez-vous de mon silence ? Le croyez-vous libre ? Je partis mercredi matin. Il était onze heures passées que mon bagage n’était pas encore prêt, et que je n’avais point de voiture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j’emportais. Elle ne conçoit pas que je puisse durer loin de vous plus de huit jours. J’arrivai une demi-heure avant qu’on se mît à table. J’étais attendu. Nous nous embrassâmes, le Baron et moi, comme s’il n’eût été question de rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués davantage. Mme d’Aine[2], Mme d’Holbach, m’ont revu avec le plus grand plaisir, celle-ci surtout ; je crois qu’elle a de l’amitié pour moi. On m’a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C’est mon occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. À une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. J’ai quelquefois la visite du Baron ; il en use à merveille avec moi ; s’il me voit occupé, il me salue de la main et s’en va ; s’il me trouve désœuvré, il s’assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend point de devoirs, et n’en exige aucun : on est chez soi et non chez elle.

Il y a ici une Mme de Saint-Aubin qui a eu autrefois d’assez beaux yeux. C’est la meilleure femme du monde ; nous faisons ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après dîner. Elle joue mieux que moi ; elle aime à gagner ; moi, je ne me soucie pas de perdre beaucoup ; elle gagne donc ; je ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. Il est impossible d’être sobre, et il est impossible de n’être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames courent ; le Baron s’assoupit sur un canapé ; et moi, je deviens ce qu’il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons et nous allons promener ; les femmes de leur côté, le Baron et moi du nôtre ; nous faisons des tournées très-étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d’histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison où nous n’arrivons guère avant sept heures. Les femmes sont rentrées et déshabillées. Il y a des lumières et des cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. Il est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper interrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous achevons notre partie ; il est dix heures et demie ; nous causons jusqu’à onze, à onze heures et demie nous sommes tous endormis ou nous devons l’être. Le lendemain nous recommençons.

Voilà notre vie ; et la vôtre, quelle est-elle ? vous portez-vous bien ? vous ménage-t-on ? pensez-vous quelquefois à moi ? m’aimez-vous toujours ? Si vous n’avez point entendu parler de moi plus tôt, croyez que ce n’est pas ma faute. Le Grandval est à deux lieues et demie de Charenton, et à la même distance de Gros-Bois. Il n’y a point de poste plus voisine. J’espérais toujours qu’il nous viendrait quelqu’un que je chargerais d’une lettre pour la rue des Vieux-Augustins ; mais nous n’avons encore vu personne, et nous ne sommes point dans un village. Cela n’empêchera point que je ne sois un peu plus exact dans la suite. Un domestique qui me sert portera mes lettres à Charenton ; vous adresserez les vôtres au directeur de la poste pour m’être rendues, et le même domestique les prendra. Voilà qui est arrangé. Demain je saurai le nom de ce directeur ; il sera prévenu. Mercredi ou jeudi vous saurez mon adresse, et nous tâcherons de réparer le temps perdu.

Mme d’Houdetot est venue ici de Villeneuve-le-Roi. C’est une sœur à Mme d’Épinay. Nous avons un peu jasé d’elle et de Grimm. Il n’y a pas d’apparence que je revoie mon ami aussitôt que je l’espérais ; cela me fâche. Il serait venu ici, et j’aurais eu quelqu’un à qui j’aurais ouvert mon cœur et parlé de vous. Ce cœur est malade, il est rempli de sentiments qui le surchargent et qui n’en peuvent sortir. Je prévois que l’ennui et le chagrin ne tarderont guère à me gagner, et qu’il faudra souffrir ou s’en retourner.

Il y a à Valence, en Dauphiné, un M. Daumont[3] qui me rendrait un grand service, s’il le voulait. J’en attends depuis deux mois des papiers qui compléteraient deux lettres, de seize que j’ai à rendre aux libraires. J’ai prié Le Breton de m’instruire de l’arrivée de ces papiers, de l’argent à toucher, de l’ouvrage à rendre. Les bons prétextes pour retourner à Paris ! Ces papiers ne viendront-ils point ?

Je travaille beaucoup ; mais c’est avec peine. Il est une idée qui se présente sans cesse, et qui chasse les autres : c’est que je ne suis pas où je veux être. Mon amie, il n’y a de bonheur pour moi qu’à côté de vous ; je vous l’ai dit cent fois, et rien n’est plus vrai. Si j’étais condamné à rester longtemps ici et que je ne pusse vous y voir, il est sûr que je ne vivrais pas ; je périrais d’une ou d’autre façon. Les heures me paraissent longues ; les jours n’ont point de fin ; les semaines sont éternelles, je ne prends un certain intérêt à rien : si vous éprouvez les mêmes choses, que je vous plains ! Mais que fait donc ce Grimm à Genève ? qui est-ce qui l’y retient ? Encore si je l’avais !

Il n’y a point de doute que si madame votre mère avait eu avec moi les procédés que je méritais, ou je ne serais pas venu ici, ou j’en serais déjà revenu. Mais je me dis : Quand je serais à Paris, qu’y ferais-je ? Plus voisin d’elle et ne la voyant pas davantage, je n’en serais que plus tourmenté. Peut-être ajouterais-je à ses peines, par quelque visite inconsidérée ? Et votre petite sœur, en avez-vous des nouvelles ? Comment se porte-t-elle ? Sa santé déjà ébranlée par les peines qu’elle a…

(Le reste de la lettre manque.)



  1. Le Grandval ou le Grand-Val, château situé sur la commune de Sussy, arrondissement de Boissy-Saint-Léger (Seine-et-Oise), appartient aujourd’hui à M. Berteaux, ancien négociant, qui l’acquit, il y a dix-huit ans, de M. Dubarry de Merval. Celui-ci l’avait racheté à la famille de Thierry, valet de chambre de Louis XVI, qui s’en était rendu propriétaire après la mort de d’Holbach, en 1789. Selon M. Berteaux, le Grandval appartenait en propre à Mme  d’Aine. Les titres de propriété, dont quelques-uns remontaient au XVIe siècle, ont été dispersés en 1870, par les Prussiens ; il n’a été conservé que quelques plans représentant la façade du Grandval, lors de la vente à Thierry, la disposition intérieure et le parc. C’est présentement un long corps de logis, d’où s’avancent deux ailes, entre lesquelles est une sorte de cour pavée. Les toits pointus du plan de 1789 ont fait place à une toiture moderne. La façade sud (en venant de Sussy) a été entièrement remaniée, la façade nord a été flanquée d’une rotonde moderne, formant vestibule. Les fossés ont été en partie comblés. Deux très-belles avenues d’ormes, taillées à la française, encadrent la pelouse qui s’étend entre le château et la grille. À gauche (en se dirigeant vers cette grille), les anciens communs, restés intacts, forment une des ailes de la ferme, en partie reconstruite par M. Berteaux. Le moulin, situé un peu au delà a disparu. Les vergers et les bois s’étendent jusqu’à la colline, d’où l’on domine La Varenne et qui offre aux regards un horizon immense.

    L’intérieur du château a été aménagé selon les goûts modernes. Pourtant voici le grand salon, mais sa haute cheminée n’existe plus. La salle de billard, le salon de musique, sont intacts. La salle à manger a peu changé, mais la chapelle (à l’aile droite) où le « Croque-Dieu » de Sussy venait dire sa messe, est devenue une seconde salle à manger. Toutes les chambres du premier étage s’ouvrent sur le corridor qui s’étend d’un bout à l’autre de la façade. Celle de Diderot, située dans l’aile gauche, vaste et carrée, est éclairée par deux fenêtres, dont l’une s’ouvre précisément sur l’ancienne chapelle du rez-de-chaussée.

  2. Femme du maître des requêtes de ce nom, mère de Mme d’Holbach.
  3. Daumont (Arnulphe), savant médecin dauphinois, né en 1720, mort en 1800.