L’Alpuxarra/01

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L'ALPUXARRA.




I.

Les géographes espagnols désignent à tort sous le nom général d’Alpuxarras toute la partie du royaume de Grenade située entre la Méditerranée et la Sierra-Nevada, et ils ajoutent que, participant de tous les climats, depuis les ardeurs de l’Afrique jusqu’au froid des régions polaires, elle réunit, dans l’espace de quelques lieues, la splendide végétation des tropiques et les maigres lichens du Groënland. Tout cela n’est point exact, ou ne l’est qu’à peu près. L'Alpuxarra, et non les Alpuxarras, ne confine pas à la mer, dont le littoral appartient, de ce côté, aux deux villes d’Almérie et d’Adra ; sillonnée de vastes montagnes dans toute son étendue, cette province n’offre ni la variété de climats ni les contrastes de végétation dont on la dote dans les livres. Tout ce qu’on peut en dire sous ce rapport, c’est qu’elle jouit d’une température salubre, qu’elle a des pâturages excellens, des eaux abondantes et d’innombrables mines, surtout dans la sierra de Gador, où, si l’on en croit l’adage du pays, on trouve plus de plomb que de pierres. La population de l’Alpuxarra se divise en douze tahas ou districts qui contiennent quarante-huit bourgs ou villages dont le chef-lieu est Uxixar.

L’Alpuxarra est à l’Espagne, tant au physique qu’au moral, ce que les Cévennes sont à la France ; son nom même, Abuxarra, veut dire en arabe terre querelleuse et batailleuse. Cette épithète s’explique par la belliqueuse attitude des chrétiens, qui se maintinrent les armes à la main dans l’Alpuxarra long-temps encore après que l’Espagne entière fut au pouvoir des Mores. Protégés par les aspérités d’un sol montagneux, ils ne furent même jamais entièrement soumis, et ne déposèrent l’épée que sous la condition expresse de conserver le libre exercice de leur culte ; peu à peu cependant ils l’abandonnèrent, et on les vit se convertir insensiblement, mais volontairement, à la loi de Mahomet. Sept à huit siècles plus tard, l’Alpuxarra offrit la contre-partie de cette résistance obstinée : la terre où les derniers chrétiens avaient trouvé un asile servit de refuge aux derniers musulmans, qui s’y défendirent vaillamment et long-temps. Ces agitations incessantes lui ont valu, une place dans l’histoire, et même dans l’art, grace à Calderon, qui a célébré ses héros dans une de ses comédies les plus chevaleresques et les plus amoureuses, (Aimer après la mort ou le Siège de l’Alpuxarra[1].

Me trouvant à Grenade, j’étais curieux de voir par mes yeux cette agreste contrée, si peu visitée, si peu connue, quoique célèbre à tant de titres. Comme elle doit en grande partie sa réputation à la dernière insurrection des Mores, celle du XVe siècle, nous retracerons rapidement les principaux évènemens de ce sanglant débat. Les souvenirs ajouteront ainsi au charme et aux émotions du voyage ; le drame connu, on parcourt le théâtre avec plus d’intérêt.

Après la conquête de Grenade par les rois catholiques, los reyes catolicos (c’est le nom que les Espagnols donnent à Ferdinand et à sa femme Isabelle), le roi vaincu Abu Abdalah, dont nous avons fait Boabdil, obtint des vainqueurs la permission de se retirer avec sa famille et ses richesses dans l’Alpuxarra ; mais il n’y demeura que quelques années, et passa dans le royaume de Fez, où régnait un de ses parens. La capitulation de Grenade assurait aux vaincus le maintien de leur culte, de leur langue, de leurs usages, en un mot de leur nationalité ; ce n’étaient là pourtant que des promesses vaines. Ferdinand était un prince sans foi, Isabelle une reine asservie au confessionnal, et d’ailleurs il était dans les destinées de la Péninsule, dans ses nécessités, d’extirper de son sein jusqu’au dernier rejeton de l’islam, afin de prendre une complète possession de son génie. Le prosélytisme revêtit donc bientôt les caractères de la persécution, et, pour hâter les conversions, le bras séculier vint en aide aux missionnaires ; l’Albaycin, qui était le quartier more de Grenade, se révolta ; l’artillerie du comte de Tendilla eut aisément raison des révoltés, et le baptême fut pour eux la condition du pardon ; les mosquées se transformèrent en églises, mais les nouveaux convertis n’en furent pas pour cela meilleurs chrétiens. Dans les montagnes, l’islamisme fut moins traitable encore, et en ce temps-là déjà l’Alpuxarra se signala par une résistance tellement opiniâtre, que le grand capitaine lui-même, Gonzalve de Cordoue, n’en put triompher. Le roi Ferdinand dut venir en personne étouffer la révolte. De là de nouveaux baptêmes, c’est-à-dire de nouvelles contraintes, et partant d’inévitables hypocrisies. Tout ce qui n’embrassa pas le christianisme fut impitoyablement chassé du royaume. On comprend que des catéchumènes placés entre le bûcher et l’abjuration n’étaient pas des chrétiens fort sincères ; aussi, tout en accomplissant les cérémonies extérieures de l’église, restaient-ils musulmans de cœur, et, pour se dédommager de professer l’Évangile en public, ils pratiquaient en secret les rites du Coran. On appelait ces chrétiens de fraîche date Morisques, pour les distinguer des vieux chrétiens, cristianos viejos, qui n’avaient pas cette tache originelle.

Charles-Quint accepta par politique un rôle qui allait mal à son tempérament ; il se fit persécuteur, et, à la sollicitation de son ancien précepteur, le pape Adrien, il traita les Mores de Valence comme les rois catholiques avaient traité ceux de Grenade, si bien qu’à la fin de l’année 1526, il ne restait pas un seul musulman avoué dans toute l’étendue de la Péninsule. Les Morisques, ou nouveaux chrétiens, n’en poursuivirent pas moins leurs pratiques secrètes. L’inquisition les accusait toujours d’hérésie, d’hypocrisie, d’imposture ; de plus, elle leur reprochait d’entretenir de coupables intelligences avec les Mores d’Afrique. A force d’obsessions, elle finit par arracher contre eux à Charles-Quint un édit de réforme qui ne fut point exécuté de son vivant et dormit près d’un demi-siècle dans les cartons de la chancellerie royale. Pendant ce long intervalle, les Morisques respirèrent.

Quand Philippe II monta sur le trône, l’inquisition reprit toute son influence, et les persécutions recommencèrent. L’édit semi-séculaire de Charles-Quint fut exhumé de la poussière des cartons, et une junte mixte, mi-partie ecclésiastique, mi-partie laïque, fut instituée à Madrid pour opérer la réforme des Morisques, et remedio de los Moriscos, car tel était le rêve du saint-office. Un synode composé d’évêques et d’archevêques avait déjà pris l’initiative, et il sortit de cette double commission une ordonnance ou pragmatique, qui n’était que la seconde édition revue et corrigée du décret non exécuté de Charles-Quint. En voici les dispositions principales : tous les Morisques, sans exception, devaient apprendre l’espagnol dans le délai de trois ans ; ce terme passé, aucun ne pourrait plus parler, lire ou écrire l’arabe, soit en public, soit en secret, et les contrats passés dans cette langue seraient nuls de fait. Tous les livres arabes seraient examinés soigneusement et brûlés s’il y avait lieu. Les Morisques adopteraient le costume chrétien ; leurs femmes se présenteraient en public sans voile et le visage entièrement découvert ; ils s’abstiendraient désormais dans les mariages des cérémonies usitées par leurs ancêtres, ainsi que des danses et chants nationaux. La porte de leurs maisons resterait ouverte le vendredi (qui était leur dimanche) et les autres jours de fêtes musulmanes. Ils devaient échanger leurs noms et surnoms mores contre des noms et surnoms chrétiens, et il était défendu aux femmes de se peindre le visage, selon leur ancienne habitude. Les bains à domicile leur étaient rigoureusement interdits et seraient détruits dans toutes les maisons. Enfin les esclaves chrétiens que les Morisques avaient à leur service quitteraient le royaume de Grenade dans le délai de six mois, et les nègres ne leur étaient accordés que par tolérance, en vertu de concessions individuelles.

Ces ordonnances tyranniques, que le duc d’Albe lui-même avait blâmées, plongèrent les Morisques dans la consternation ; ils tinrent à ce sujet plusieurs assemblées, tant dans l’Alpuxarra que dans les montagnes de Ronda, et chargèrent Francisco Nuñez Muley, vieux gentilhomme more fort considéré parmi eux, de porter leurs réclamations et leurs plaintes au président de la royale audience de Grenade, don Pedro de Deza, qui lui-même avait fait partie de la junte mixte de Madrid, et qui appartenait au conseil général du saint-office. Le discours du vieux Muley, monument curieux des mœurs et des passions de ces temps oubliés, se trouve in extenso dans les volumineux mémoires contemporains de Louis de Marmol. Voici la traduction des passages qui offrent le plus d’intérêt.

« De loin, il semble facile d’exécuter les nouvelles pragmatiques, mais les difficultés sont grandes au contraire, et je le dis à votre seigneurie pour qu’elle prenne en pitié ce malheureux peuple et le protège auprès de sa majesté. L’habit de nos femmes n’est pas moresque ; c’est un habit de province, suivant l’usage même du royaume de Castille, dont les habitans diffèrent par la coiffure, le costume et la chaussure. Les Turcs ne sont pas vêtus comme les Mores, et, parmi ces derniers, ceux de Fez ne s’habillent pas comme ceux de Tremecen, ni ceux de Tunis comme ceux de Maroc. Si la secte de Mahomet avait un vêtement particulier, il serait le même partout ; mais l’habit ne fait pas le moine. Nous voyons des chrétiens venir d’Égypte et de Syrie vêtus à la turque, avec des turbans et des caftans ; ils parlent arabe et ne savent pas un mot de latin ni d’espagnol (romance) ; cependant ils sont chrétiens. Je me souviens d’avoir vu notre peuple changer son habillement pour en adopter un plus décent, court et peu coûteux. Il y a telle femme qui s’habille avec un ducat, car les habits de noces et de fêtes se gardent pour ces jours-là et passent en héritage à trois ou quatre générations. Quel profit peut-on donc trouver à nous dépouiller de nos habits ? N’est-ce pas nous faire perdre plus de trois millions d’or employés de cette façon ? N’est-ce pas ruiner les marchands, les orfèvres, et tous les artisans qui gagnent leur vie à faire les vêtemens, les chaussures et les bijoux des Morisques ? Et si plus de deux cent mille femmes de cette province doivent s’habiller de neuf des pieds à la tête, quel argent pourra suffire à cette dépense ? La femme pauvre qui, ne pouvant s’acheter ni robe, ni mante, ni chapeau, ni mules, se contente d’une chemise de serpillière peinte et d’un drap blanc, comment fera-t-elle pour se vêtir ? Nous autres hommes, nous sommes tous vêtus à la castillane, quoique pauvrement pour la plupart. Si le costume faisait la secte, les hommes devraient plus compter que les femmes en cette matière. J’ai ouï dire à bien des ministres et des prélats qu’on favoriserait ceux d’entre nous qui s’habilleraient à la castillane, et je n’en vois pourtant aucun moins molesté que les autres ; on nous traite tous également. Que si l’un de nous est surpris portant un couteau, il est jeté aux galères, et sa fortune est dévorée en frais, amendes et condamnations. Nous sommes poursuivis par la justice ecclésiastique et par la justice séculière. Avec tout cela, nous restons loyaux sujets de sa majesté, prêts à la servir de nos biens, et jamais on ne pourra dire que nous ayons commis une trahison depuis le jour où nous nous sommes rendus. Quand l’Albaycin s’est soulevé, ce n’était pas contre le roi, c’était au contraire en faveur de sa signature, que nous vénérions comme chose sacrée ; mais l’encre n’était pas encore sèche qu’on avait violé nos capitulations. Dans le temps des communes (comunidades), pour qui se leva notre province ? Pour sa majesté. Nous suivîmes les troupes royales contre les comuneros, et le propre frère du roi Boabdil, don Juan de Grenade, fut général en Castille au service du roi…

« Quant à nos noces, à nos fêtes, à nos danses et aux plaisirs que non prenons, en quoi nous empêchent-ils d’être chrétiens, et comment peut-on les appeler cérémonies moresques ? Les bons musulmans n’y assistaient jamais, les f’kis s’éloignaient dès qu’on commençait à chanter ou à danser et même, lorsqu’un roi maure traversait quelque quartier de la ville, on faisait par respect taire les instrumens jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Ces danses sont inconnues en Afrique et en Turquie… Le saint archevêque aimait à voir nos danseurs accompagner le saint-sacrement à la Fête-Dieu et aux autres solennités, et tous les villages y accouraient, se disputant entre eux à qui exécuterait les plus belles danses. Lorsque, dans ses visites l’Alpuxarra, il célébrait la grand’messe, nos chanteurs remplaçaient l’orgue ; je me rappelle qu’en achevant la messe, l’archevêque se tournait vers le peuple : au lieu du Dominus vobiscum, il disait en arabe Ybaraficun, et nos chanteurs répondaient aussitôt. — On ne peut pas plus dire que l’habitude qu’ont nos femmes de se teindre les cheveux avec de la poudre de troène ou de la noix de galle soit une cérémonie moresque. Ce n’est qu’un moyen de se nettoyer la peau et de se tenir la tête propre.

« Voyons maintenant, seigneur, à quoi peut servir que nous tenions ouvertes les portes de nos maisons ? N’est-ce pas donner aux voleurs la liberté de nous dépouiller, aux libertins celle de convoiter nos femmes ? N’est-ce pas donner occasion aux alguazils et aux hommes de loi de ruiner les pauvres gens par des poursuites ? Si quelqu’un veut être More et suivre les rites de Mahomet, ne pourra-t-il le faire de nuit ? Beaucoup mieux au contraire car cette religion exige la solitude et le recueillement…

« Peut-on dire que les bains soient une cérémonie religieuse ? Non, certes. Ceux qui tiennent les maisons de bains sont chrétiens pour la plupart. Ces maisons sont des lieux de société et des réceptacles d’immondices ; elles ne peuvent donc servir aux rites musulmans, qui exigent la solitude et la propreté… Dira-t-on que les hommes et les femmes s’y réunissent ?… Il est notoire, au contraire, que les hommes n’entrent point où sont les femmes. Les bains ont été imaginés pour la propreté du corps : il y en a toujours eu dans tous les pays du monde, et s’ils furent défendus quelque temps en Castille, c’est parce qu’ils affaiblissaient les forces et le courage des hommes de guerre ; mais les habitans de cette province ne sont pas destinés à faire la guerre, et les femmes n’ont pas besoin d’être fortes, mais propres. Si elles ne peuvent se baigner, ni dans les rivières, ni dans les ruisseaux, ni dans les fontaines, ni dans leurs maisons, où pourront-elles se laver à présent ?… Vouloir que nos femmes sortent la figure découverte, c’est vouloir donner aux hommes l’occasion de pécher, en leur montrant la beauté dont ils s’enflamment si aisément, c’est empêcher aussi les laides de trouver quelqu’un, qui veuille les épouser. Nos femmes se couvrent pour ne point être connues, comme font les chrétiennes. C’est une décence qui épargne bien des inconvéniens. Aussi les rois catholiques défendaient-ils, sous des peines sévères, aux chrétiens de soulever dans la rue les voiles des Moresques.

« Les surnoms anciens que nous portons font que les gens se reconnaissent, et que les familles ne se perdent pas. Que gagne-t-on à ce que les souvenirs anciens périssent ? Au contraire, à bien considérer les choses, de tels souvenirs augmentent la gloire des rois catholiques, qui ont conquis ce royaume. Ce fut leur pensée et celle de l’empereur. C’est pour cela que l’on conserve les riches palais de l’Alhambra et les autres palais plus petits qui existaient du temps des rois mores, car ils rappellent sans cesse leur puissance ; ils sont comme le trophée des conquérans…

« Arrivons à la langue arabe, qui est le plus grave des inconvéniens signalés. Comment peut-on ôter aux gens leur langue naturelle, celle dans laquelle ils naquirent et furent élevés ? Les Égyptiens, les Syriens, les Maltais, et autres races chrétiennes, parlent, lisent et écrivent en arabe ; ils sont pourtant chrétiens comme nous. Encore ne trouverait-on pas dans cette province un acte, un contrat ou un testament rédigé en arabe depuis qu’elle s’est convertie. Apprendre la langue castillane, nous le désirons tous ; mais satisfaire ce désir n’est pas au pouvoir de tout le monde. Combien y a-t-il de personnes dans les bourgs et villages, et même dans cette ville, qui ne savent pas même la langue arabe ! Et il y a tant de différence dans les dialectes, qu’au premier mot des habitans de l’Alpuxarra on reconnaît de quel district ils viennent. Ils sont nés dans de petits endroits où l’espagnol ne fut jamais parlé, où personne ne l’entend, si ce n’est le curé et le sacristain ; encore ceux-ci parlent-ils toujours arabe. Il est impossible que les vieillards l’apprennent, non pas en trois ans, mais dans tout le temps qu’ils ont encore à vivre, quand même ils ne feraient autre chose que d’aller à l’école. Il est clair que cet article est inventé pour notre destruction, car, bien qu’il n’y ait personne pour nous enseigner la langue espagnole, on exige que nous l’apprenions de force, et que nous abandonnions celle que nous savons si bien ; que veut-on par-là ? Que nos frères, désespérant d’accomplir une telle obligation, quittent le pays, par crainte des châtimens, et s’en aillent en enfans perdus chercher d’autres terres, ou qu’ils se fassent brigands (monfis). Rappelez-vous le second commandement : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’il vous fût fait. Et dites-nous si une seule des choses que nous impose la pragmatique était exigée des chrétiens de Castille ou d’Andalousie, dites s’ils n’en mourraient pas de douleur ? Y a-t-il dans le monde une espèce plus vile et plus basse que celle des nègres de Guinée ? Cependant on les laisse danser, on les laisse parler et chanter dans leur langue pour se donner de la joie.

« À Dieu ne plaise qu’on prenne en mauvaise part ce que je viens de dire ! car mon intention est bonne. Il y a plus de soixante ans que je sers Dieu, notre Seigneur, la couronne royale, et les habitans de ce pays. Que votre seigneurie n’abandonne pas ceux qui sont sans pouvoir ; qu’elle désabuse sa majesté, qu’elle nous délivre de si grandes calamités, qu’elle agisse en chevalier chrétien pour le service de Dieu, du roi, et pour le bien de cette province, qui en conservera une éternelle reconnaissance. »

Cette longue harangue n’eut et ne pouvait avoir aucun succès ; les ambassadeurs envoyés à la cour par les Morisques ne furent pas plus heureux : l’inquisition et Philippe II, son docile instrument, ne se laissaient pas détourner de leur but par des considérations de cette nature ; la pragmatique fut exécutée sans ménagement, sans pitié. Le fanatisme religieux était porté alors dans toutes les classes à un tel point d’exaltation, que, cette même année, plusieurs centaines de prisonniers morisques furent massacrés à Grenade, dans les prisons de la Chancellerie, par des prisonniers vieux chrétiens auxquels les autorités elles-mêmes avaient mis les armes à la main. Comme si ce n’était pas assez des maux réels qui accablaient les Morisques, la superstition exhuma dans cette circonstance et répandit dans le peuple les prophéties les plus sinistres. Les jours étaient venus où la loi de Mahomet devait périr en Andalousie et dans l’Espagne entière ; Ceuta même et Tanger seraient conquis par les chrétiens. L’antéchrist, il est vrai, viendrait prêter main-forte au prophète, et sa figure frapperait le monde d’épouvante. Il devait faire le tour du globe en sept jours ; mais Dieu enverrait contre lui Jésus, fils de Marie : le monstre, à sa vue, deviendrait lâche comme une femme, et il s’abîmerait dans les enfers. Puis le Christ, montant au Thabor, remporterait une nouvelle victoire sur Mahomet et le peuple des Pygmées. On représentait ces Pygmées aussi nombreux que les sables de la mer, tantôt comme plus petits que des plumes à écrire, tantôt comme plus grands que des sierras ; d’autres avaient les oreilles si longues, qu’ils pouvaient s’asseoir dessus et en couvrir la terre. Dans ces fantaisies bizarres, dont les prêtres ou f’kis nourrissaient l’esprit du peuple, il y avait certes de quoi troubler son imagination et le réduire au désespoir.

Sur ces entrefaites, un descendant des Abencerages, nommé Aben Farax, essaya de soulever les Morisques de Grenade : il courut toute une nuit l’Albaycin, à la tête d’une troupe de monfis, bandits mores qui vivaient de meurtre et de rapine ; mais l’Albaycin cette fois ne remua pas : il avait souvenance de l’artillerie de Tendilla. Déçu dans son espoir, Aben Farax se jeta avec ses bandits dans l’Alpuxarra. Un capitaine espagnol nommé Diego Herrera, qui devait passer la nuit à Cadiar, fut logé avec sa compagnie chez les habitans ; d’accord avec eux, les monfis s’introduisirent à la faveur des ténèbres chez ces perfides hôtes et massacrèrent tous les soldats pendant leur sommeil. Il n’en échappa que deux. Cette boucherie fut le signal de la rébellion. L’Alpuxarra se souleva en nasse, ainsi que le Val-de-Lecrin et les tahas environnantes. Des cruautés effroyables furent commises par les insurgés sur les chrétiens restés fidèles, particulièrement sur les prêtres, qui tous, dit le pieux chroniqueur, reçurent les palmes du martyre.

Il y avait alors à Grenade un descendant des Ommiades, anciens califes de Cordoue ; c’était un personnage considérable par son luxe autant que par sa naissance. Quoique son père fût aux galères pour un crime réel ou prétendu, il remplissait, lui, les fonctions de consul ou échevin dans la municipalité de Grenade. Ayant un jour tiré l’épée en plein conseil, et été mis aux arrêts pour ce fait dans sa propre maison, il avait vendu sa charge, moins par rancune que pour avoir de l’argent, car il avait fini par déranger ses affaires et en était réduit alors aux expédiens. Son intention était, disait-il, d’aller chercher fortune en Flandre ou en Italie ; mais il n’en fit rien, rompit ses arrêts et partit un beau matin de Grenade pour l’Alpuxarra, accompagné d’un esclave noir et d’une Moresque qu’il aimait passionnément. C’était le jour de Noël 1568. Il alla droit à Beznar, où il avait beaucoup de parens. L’insurrection avait besoin d’un chef : il fut désigné pour l’être, et, au mépris des droits d’Aben Farax, le véritable auteur de la rébellion, il fut élu roi sous le nom de Muley Mahomet Aben Humeya. Son nom chrétien était Ferdinand de Valor. Devenu musulman, il épousa trois femmes et prit au sérieux sa royauté improvisée. Il n’avait que vingt-deux ou vingt trois ans. On devait à Aben Farax une compensation : il fut nommé alguazil-mayor du nouveau roi, c’est-à-dire sergent d’honneur ou premier chambellan. Il paraît que l’Abencerage n’accepta pas de très bonne grace son changement de fortune, car le premier soin d’Aben Humeya fut d’éloigner de sa personne le compétiteur désappointé.

Ici commence une longue et monotone série de sacrilèges et d’atrocités sans exemple, même en Espagne. Les monfis couraient de bourg en bourg, de village en village, pour soulever leurs coreligionnaires ; leur premier soin était de piller et de profaner les choses saintes ; ils coupaient par morceaux les crucifix, ils saignaient des porcs sur l’autel, ils convertissaient les églises en écuries. D’ordinaire, les chrétiens se retranchaient avec leurs femmes et leurs enfans dans quelque tour ou quelque clocher ; les Mores y mettaient le feu, et les malheureux qui échappaient aux flammes étaient massacrés ; on jetait leurs corps à la voirie, et si quelque personne charitable sollicitait, au péril de sa vie, la grace de les enterrer : « A quoi bon ? répondaient les bourreaux ; ils sont tellement chiens, que les chiens eux-mêmes, bien loin de toucher à leurs cadavres, s’en éloignent avec dégoût. Les prêtres étaient réservés comme des victimes d’élite, et périssaient lentement dans d’épouvantables tortures. Après le massacre des hommes, les femmes et les enfans étaient réduits en esclavage et vendus à l’enchère.

Il serait horrible et fastidieux d’énumérer les abominations commises par ces bandits. On sait ce que peut l’homme quand il met son intelligence au service de ses instincts de destruction. Nous avons dit qu’en général on épargnait les femmes. Ce n’était point par humanité, mais par cupidité, car on les vendait dix, vingt, jusqu’à cinquante ducats par tête. Toutes cependant n’avaient pas la vie sauve ; plusieurs furent livrées aux femmes mores, qui se complaisaient à les déchirer de leurs propres mains, sans compter celles que les monfis égorgeaient après les avoir déshonorées. On cite entre autres la population féminine du village d’Andarax, qui, traînée en plein hiver dans la sierra, y fut massacrée tout entière. Deux victimes échappèrent seules par miracle, non qu’on les eût épargnées, mais parce que le coup qui les avait frappées n’était pas mortel. Après un long évanouissement, elles reprirent leurs sens parmi les cadavres de leurs amies, de leurs parentes, et, perdues dans la montagne, dénuées de tout, même des vêtemens les plus nécessaires, car les bourreaux les avaient entièrement dépouillées, elles vécurent de neige pendant dix jours. Des soldats espagnols, égarés eux-mêmes les découvrirent par hasard et les ramenèrent au camp chrétien, où elles guérirent parfaitement.

Avec le tempérament que l’on connaît aux Espagnols, on devine qu’en fait de barbarie ils ne le cédaient pas aux Mores ; les représailles égalaient au moins les provocations. Les Espagnols qui ont écrit l’histoire de cette guerre d’extermination ont dissimulé ou du moins atténué les cruautés de leurs compatriotes, et sans doute exagéré celles des Morisques ; parfois pourtant il leur échappe des aveux significatifs : celui-ci, par exemple, mérite d’être recueilli.

Le château de Jubilez, l’un des points les plus forts de l’Alpuxarra, s’était rendu volontairement, ce qui n’avait pas empêché les Espagnols de le piller de fond en comble, et de s’approprier l’or, l’argent, les pierreries et les étoffes précieuses qu’il contenait ; on y fit prisonniers trois cents hommes et plus de deux mille femmes : les hommes furent enfermés dans les maisons du village, les femmes dans l’église ; mais cette église était petite, et une bonne moitié des captives dut passer la nuit à la belle étoile. Vers minuit, un des soldats commis à la garde de ce bivouac féminin se glissa dans l’ombre, et voulut s’emparer par la violence d’une jeune fille dont la beauté l’avait frappé ; elle résiste, il s’emporte ; la belle Moresque allait succomber ; tout à coup un jeune More, déguisé en femme, et qui était (l’histoire se tait là-dessus) son mari, son frère ou son amant, s’élance sur le ravisseur, le poignard à la main, et l’attaque avec tant d’impétuosité, qu’il lui arrache à la fois son épée et sa proie. L’Espagnol blessé est secouru par ses camarades, et tous ensemble se précipitent sur le More travesti, en criant qu’il y a des hommes armés parmi les femmes, que c’est un guet-apens, qu’il faut en tirer vengeance. Le camp s’émeut ; on accourt, on se presse, mais où aller ? La nuit est profonde ; on ne distingue rien, on ne voit que le feu des arquebuses et l’étincelle des épées choquées les unes contre les autres. La confusion est à son comble ; on frappe au hasard, et c’est sur les femmes que les coups tombent ; la fureur augmente avec le désordre ; les cris, les larmes, les gémissemens excitent le tumulte, bien loin de l’apaiser, et tel est l’acharnement des Espagnols, qu’ils se tuent les uns les autres dans les ténèbres, croyant avoir affaire à des Mores. En vain le général essaya-t-il d’arrêter le massacre ; les soldats lui gardaient rancune pour avoir déclaré, le jour même, que ces femmes, qu’ils regardaient comme leurs esclaves, étaient libres, puisque le fort s’était rendu par capitulation ; peu leur importait dès-lors qu’elles vécussent ; elles n’appartenaient à personne, et n’avaient par conséquent aucune valeur commerciale. On tuait donc, on tua toute la nuit sans trêve et sans pitié. Le matin, il ne restait pas une Moresque vivante ; le sang ne cessa de couler que lorsqu’il n’y en eut plus à répandre.

Cette abominable guerre dura trois ans et plus. Le marquis de Mondejar fut le premier à marcher contre la révolte. Après diverses vicissitudes, il pénétra dans l’Alpuxarra, tandis que le marquis de Velez, gouverneur de Murcie, prenait les insurgés par le revers opposé ; mais les deux généraux se nuisaient au lieu de se servir mutuellement, et leur rivalité compromettait le succès. Indépendans l’un de l’autre, ils faisaient la guerre chacun pour son compte, et avec un système différent. Mondejar penchait pour la douceur, Velez pour la rigueur, si bien que l’un défaisait ce que l’autre avait fait. A la cour même, il y avait deux partis, et tous les deux se desservaient, se calomniaient avec un égal acharnement. La révolte d’ailleurs se développait avec une rapidité effrayante ; Aben Humeya ne manquait pas d’activité ; il avait l’intelligence de la guerre de partisans, la véritable guerre de l’Espagne, la seule possible dans ces âpres contrées. On le trouvait partout à la fois. Le croyait-on sur un point, il paraissait sur un autre, et multipliait les ruses, les embuscades, les diversions. Du reste, il était secondé vaillamment ; tous les hommes, quelle que fût leur condition, étaient transformés en soldats, et en bons soldats ; les femmes elles-mêmes se battaient à côté de leurs frères et de leurs maris. Informés du soulèvement de l’Alpuxarra par les émissaires d’Aben Humeya, qui avait envoyé son propre frère jusqu’à Constantinople, les Turcs et les Mores d’Afrique étaient venus au secours de leurs coreligionnaires d’Espagne, les uns d’Alger, les autres du Maroc. Quoique peu considérables, ces renforts étrangers donnaient à la révolte de l’autorité, de la confiance, et pouvaient passer pour les avant-coureurs d’une descente générale des infidèles. Cette invasion redoutable était l’idée fixe et la terreur de Philippe II.

Cependant la guerre traînait en longueur ; l’argent, les vivres, tout manquait aux chrétiens ; démoralisées par les privations, les troupes ravageaient le pays pour leur propre compte, et pillaient les amis comme les ennemis. Avec la misère vint la désertion, surtout dans la division du marquis de Velez, homme dur, hautain, haï du soldat. Campé alors à la Calahorra, forteresse importante du marquisat de Zenete, sur les frontières septentrionales de l’Alpuxarra, il avait réuni sur ce point jusqu’à douze mille hommes ; bientôt il n’en compta plus que trois mille, et son propre fils, don Diego Faxardo, ayant payé de sa personne pour retenir les troupes sous le drapeau, fut tué d’un coup d’arquebuse par ces factieux. Les Morisques profitèrent habilement de ces discordes impolitiques, et ceux que les bons procédés du marquis de Mondejar avaient gagnés se soulevèrent de nouveau. La rébellion s’étendit bientôt jusqu’au Rio d’Almanzora (fleuve de la Victoire), sur la frontière murcienne. Aben Humeya se jeta en personne sur les places fortes de ce territoire ; il en prit quelques-unes, et fit assiéger les autres par ses lieutenans. La révolte avait gagné depuis long-temps les montagnes de Ronda et la sierra de Bentomiz.

Assailli par les rapports les plus contradictoires (car les rivalités des généraux se traduisaient en démentis, contre-démentis, et dénaturaient tous les faits), Philippe II, qui alors avait bien d’autres affaires sur les bras, se décida à envoyer à Grenade son frère naturel, don Juan d’Autriche. Ce prince n’avait alors que vingt-trois ans. Toujours soupçonneux, Philippe le plaça sous la tutelle d’un conseil de guerre qui devait surveiller, diriger les démarches et contrôler les opérations. Lui-même vint à Cordoue, puis à Séville, pour être plus rapproché du théâtre des hostilités. Il recommanda en même temps que la guerre se fit sans merci, à feu et à sang, a fuego y a sangre, ce sont les termes du décret ; bien plus, il ordonna que tous les Morisques de Grenade fussent déportés avec leurs familles dans l’intérieur du royaume, et cet ordre barbare fut exécuté sans rémission. Convoqués dans les églises, sous un prétexte fallacieux, les malheureux proscrits furent saisis, garrottés, et conduit ainsi sous bonne escorte à leurs destinations respectives ; la plupart périrent de faim, de soif, de fatigue, sans compter les violences et les brutalités de leurs gardiens, qui en vendirent un grand nombre comme esclaves après les avoir complètement dépouillés. « Ce fut un lamentable spectacle, dit le chroniqueur du temps, dévoué cependant à l’inquisition, que de voir tant d’hommes de tout âge, la tête basse, les mains liées en croix, le visage baigné de larmes, abandonner leurs maisons somptueuses, leurs familles, leur patrie, leurs habitudes, leurs terres, tous leurs biens enfin, sans savoir ce qu’on ferait de leurs têtes. » Ces rigueurs excessives avaient un prétexte : on craignait ou l’on feignait de craindre que les insurgés des montagnes n’ourdissent quelque complot avec leurs coreligionnaires de l’Albaycin pour s’emparer de Grenade. Les Morisques de la campagne ou vega ne tardèrent pas à éprouver le même sort que ceux de la ville.

Une si cruelle expédition n’était pas faite pour calmer les esprits ; tous les proscrits de l’Albaycin qui purent échapper se jetèrent dans l’Alpuxarra, et grossirent les rangs de l’insurrection. Un grand nombre de bourgs et de villages qui jusqu’alors n’avaient pas bougé se soulevèrent, et Aben Humeya reçut dans le même temps de nouveaux renforts d’Alger et de Tétuan. Quittant alors la défensive, il attaqua à Berga, à la tête de dix mille hommes, le camp du marquis de Velez, et peu s’en fallut qu’il ne le prît d’assaut ; le combat fut long, acharné, le carnage effroyable, et la victoire, due en grande partie à la trahison de quelques espions mores, coûta cher aux Espagnols. On trouva parmi les morts plusieurs centaines de Berbères qui étaient venus au combat la tête couronnée de fleurs, avant juré de vaincre ou de mourir muxehedines, c’est-à-dire en martyrs de Mahomet : leur dernier vœu rempli, ils périrent tous jusqu’au dernier.

Cependant la discorde s’était mise aussi dans le camp des Mores. Aben Humeya s’était fait des ennemis ; on lui reprochait sa cruauté, son avarice, son orgueil ; on l’accusait même de correspondre avec les chrétiens dans son intérêt particulier, notamment pour négocier la délivrance de son père, qui était toujours aux galères. Une conspiration se trama contre lui, elle réussit, et le roi de l’Alpuxarra, surpris dans son lit, fut étranglé par deux de ses officiers, ni plus ni moins qu’un czar de toutes les Russies. Il avait vingt-trois ans, juste l’âge de don Juan d’Autriche. Il fut question d’élire à sa place un capitaine turc nommé Hussein ou son frère Caracax, qui tous deux avaient trempé dans le complot ; mais ils répondirent l’un et l’autre que le dey d’Alger Aluch-Ali les avait envoyés pour être alliés des Andaloux, non leurs rois. Sur leur refus, la couronne échut à un parent d’Aben Humeya, Diego Lopez Aben Aboo, qui avait le titre d’alcade des alcades, et commandait les Africains auxiliaires ; il prit le titre de Muley Abdalah Aben Aboo, roi d’Andalousie, et fit écrire sur sa bannière cette devise superbe : « Je ne puis désirer plus ni me contenter de moins. » Toutefois, il envoya demander son investiture au roi d’Alger, qui représentait le Grand-Turc.

On aurait dû s’attendre à ce que le dernier Abencerage, Aben Farax, succédât au dernier Ommiade, Aben Humeya ; il n’en fut rien, et la fin d’Aben Farax fut plus misérable encore que celle de son heureux rival. Ses insolences et ses cruautés l’avaient rendu également odieux aux deux partis. Abandonné, abhorré de tout le monde, il se tint caché quelque temps dans un village des avirons de Grenade ; mais ce village étant tombé au pouvoir des chrétiens, fut obligé de fuir dans la montagne, et prit alors une résolution singulière : « Frère, dit-il à un mauvais chrétien, teinturier de son état, qui l’accompagnait dans sa fuite, nous sommes détestés de tout le monde. Aben Humeya nous tient le couteau sur la gorge, et, si les chrétiens nous prennent, nous n’échapperons pas à la corde. Un sel moyen nous reste : allons nous livrer à l’inquisition ; nous en serons quittes avec elle pour une pénitence, mais du moins nous aurons la vie sauve. Moi, je suis trop connu à Grenade pour m’y présenter sans danger ; prends les devans, et prie le saint-office de m’envoyer un ou deux familiers pour m’escorter. » Ce projet sourit au chrétien, et il fut décidé qu’il partirait seul, à la nuit tombante, de la caverne où ils étaient cachés ; mais Aben Farax, malheureusement pour lui, se laissa surprendre par le sommeil avant le départ de son compagnon. Ce misérable, le voyant à sa merci, eut la pensée diabolique de le tuer, pour se faire un mérite de sa mort auprès de l’inquisition. Il saisit une pierre, et lui en donna tant de coups sur la tête, qu’il lui brisa les dents, les mâchoires, lui enfonça le nez, la bouche et les yeux. Le laissant pour mort, il se rendit à Grenade, où il se mit entre les mains du saint-office. Aben Farax demeura sans connaissance, pendant deux nuits et un jour, dans la caverne ensanglantée ; le hasard avant conduit là quelques Mores, ils l’aperçurent avec sa figure mutilée horriblement et ses blessures déjà pleines d’insectes. S’étant assurés qu’il respirait encore, ils le transportèrent charitablement dans leur village sans l’avoir reconnu, et le soignèrent si bien, qu’il guérit ; mais quelle guérison ! L’Abencerage resta défiguré au point que son visage, monstrueux à voir, n’avait plus forme humaine, et qu’on était obligé de lui insinuer les alimens avec un roseau, par un petit trou rond qui lui servait de bouche. Pourchassé dans cet état par les armes victorieuses des chrétiens, il erra quelque temps dans l’Alpuxarra, en demandant l’aumône sur les grands chemins. Ainsi finit le dernier Abencerage, beaucoup moins chevaleresque, on le voit, que celui de M. de Châteaubriand. Quand l’histoire fait des drames, elle les fait poignans, terribles, et laisse bien loin derrière elle, dans sa brutale énergie, les fictions des poètes.

Le nouveau roi Aben Aboo obtint d’abord quelques succès ; il reprit l’offensive et poussa la guerre avec vigueur dans le Val-de-Lecrin, en même temps que par ses ordres El Maleh soulevait la ville de Galère et les autres places situées sur les frontières du royaume de Murcie. Il était à craindre que ce royaume ne suivît l’exemple de l’Alpuxarra et que l’incendie ne gagnât par là le royaume de Valence, où les Morisques étaient en grand nombre. Ceux de Bentomiz et de Ronda continuaient impunément leurs ravages, et Aben Aboo sollicitait du roi d’Alger des renforts qu’il attendait d’un jour à l’autre, mais qui n’arrivèrent jamais.

Pendant ce temps, don Juan d’Autriche était toujours à Grenade, se plaignant avec amertume de l’inaction que lui imposait son frère Philippe II. Enfin, à force d’instances, il obtint la permission d’entrer lui-même en campagne, et partit de Grenade le 29 décembre 1569, avec toutes les forces qu’il put rassembler, forces insuffisantes, qu’il fallut augmenter plusieurs fois. Il avait avec lui, entre autres personnages éminens, le grand-commandeur de Castille et son mentor, son ami, don Louis Quixada, qui s’était distingué sous le règne précédent comme homme de guerre et comme honnête homme. Fils du mystère et de l’amour, don Juan d’Autriche avait ignoré long temps qu’il avait pour père l’empereur. Seul dépositaire du secret de sa naissance, Quixada l’avait élevé, dès le berceau, comme son propre fils, et l’appelait même son neveu ; l’enfant mystérieux l’appelait son oncle. Ils s’aimaient tendrement et ne s’étaient jamais quittés ; mais cette campagne leur fut fatale. Après avoir affronté tant de fois la mort dans les batailles et les sièges les plus mémorables, le vieux compagnon de Charles-Quint fut tué d’un coup d’escopette dans une obscure rencontre de cette guerre sans gloire.

Don Juan reprit une à une, après des pertes considérables et des efforts inouis, toutes les places de la frontière murcienne, Galère, Séron, Tijola, Purchena, et, remontant le fleuve d’Almérie, il vint se camper à Padulès d’Andarax, sur le territoire de l’Alpuxarra. Tandis qu’il opérait à l’est, le duel de Sésa bataillait à l’ouest avec des alternatives à peu près égales de succès et de revers ; enfin les deux divisions se réunirent au foyer même de l’insurrection, qui de ce moment ne fit plus que languir. Les négociations avaient recommencé pour la reddition du pays et se poursuivaient activement. Don Juan avait promis le pardon du roi (le pardon de Philippe II !) à tous ceux qui viendraient à résipiscence ; Aben Aboo lui-même semblait prêt à déposer les armes, et Fernand Habaki, l’un de ses premiers lieutenans, vint de sa part à Padulès faire acte de soumission aux pieds du fils de Charles-Quint ; mais Aben Aboo se ravisa tout d’un coup. Non content de désavouer Habaki, il le tua, afin d’ensevelir son secret dans le silence du tombeau, et reprit les hostilités avec acharnement. Cependant le découragement s’était emparé des insurgés, et beaucoup reconnurent spontanément la loi du vainqueur ; les autres se réfugièrent dans les bois, dans les cavernes de la Sierra-Nevada, où l’ennemi les traquait comme des bêtes fauves ; sans places, sans vivres, sans munitions, ils s’affaiblissaient tous les jours, les vides faits dans leurs rangs ne se comblaient pas. Ce n’était plus une guerre, c’était une chasse.

Don Juan retourna à Grenade, puis à Madrid, pour aller de là prendre le commandement de la flotte chrétienne qui devait s’immortaliser à Lépante ; mais ce radieux météore s’éteignit vite. Le jeune vainqueur du croissant alla mourir en Flandre, à trente ans, d’un mal foudroyant, inconnu. Sa gloire avait-elle porté ombrage au défiant Philippe II ? Le sombre hôte de l’Escurial avait-il craint de voir l’amour des peuples se porter sur cette jeune et brillante tête, et le poison ne serait-il point venu en aide à ses terreurs ? Des historiens l’ont affirmé, et la postérité n’a point traité leur imputation de calomnie.

Le duc d’Arcos, qui commandait à Ronda, passa à Grenade pour achever l’œuvre de don Juan d’Autriche. Il ne restait plus qu’une tête à frapper pour en finir avec la révolte. Cette tête était celle d’Aben Aboo ; on ne pouvait l’atteindre par la force, on eut recours à la trahison. Aben Aboo, fugitif, errait de caverne en caverne dans les sierras de Berchulez et de Trevelez. A peine lui restait-il encore quatre cents hommes ; ses auxiliaires turcs et marocains l’avaient eux-mêmes abandonné pour repasser en Afrique. Toute sa confiance dans cette extrémité reposait sur son secrétaire Abu Amer, qui la méritait à tous égards, et sur un monfi nommé Gonzalo Sénix, qui nourrissait contre le roi de l’Alpuxarra une secrète inimitié. C’est à ce cœur vindicatif que la trahison s’adressa, certaine de ne trouver aucune résistance. Une correspondance clandestine se noua entre Gonzalo Sénix et don Léonard Rotulo, gouverneur chrétien du préside de Cadiar, par l’intermédiaire d’un orfèvre de Grenade nommé Barredo, à qui son commerce avait créé des relations nombreuses dans le pays. Aben Aboo eut quelques soupçons de ce qui se tramait ; il prit une nuit avec lui Abu Amer, et, suivi d’une quarantaine d'escopeteros, se rendit à la caverne de Sénix, située dans les flancs inaccessibles du mont Huzum, entre Berchulez et Mécina de Bonbaron. Il laissa son monde à quelque distance, afin de ne pas éveiller la méfiance du monfi, et entra seul dans la grotte. Il lui demanda quelles affaires il avait avec Barredo. « J’allais le dire à votre seigneurie, répondit Sénix. Sachez que nous correspondons pour votre bien et pour celui de tous les malheureux qui languissent dans ces cavernes. Le président de Grenade nous offre notre grace, à la condition que nous nous soumettions à sa majesté ; nous serons libres d’aller vivre où bon nous semblera, sans compter les graces et les faveurs qui pleuvront sur nous. » À ces mots, il produisit une lettre de Barredo, où toutes ces belles promesses étaient exprimées au nom du président Deza et du duc d’Arcos. Aben Aboo entra dans une grande colère, et, jetant sur le monfi des regards terribles, il s’écria que tout cela n’était que mensonge et trahison. Là-dessus, il voulut sortir de la grotte pour appeler Abu Amer ; mais Sénix, qui avait avec lui six de ses parens, gens déterminés et prêts à tout, le terrassa d’un coup de crosse sur la tête, puis l’acheva avec une pierre qui lui tomba sous la main. Les meurtriers cachèrent le corps de leur victime, et le lendemain le transportèrent secrètement sur un âne à la forteresse de Cadiar. Là, pour qu’il ne répandit pas d’odeur, ils l’ouvrirent et le salèrent après l’avoir empaillé. Informé de ce qui s’était passé, le duc d’Arcos ordonna que le cadavre fût conduit à Grenade avec les Mores qui s’étaient soumis. Voici en quels termes un témoin oculaire raconte cette étrange cérémonie.

« Ils entrèrent dans la ville au milieu d’un grand concours de gens désireux de voir le corps du traître qui avait porté en Espagne le titre de roi. En avant marchait Léonard Rotulo, gouverneur de Cadiar. Il avait à sa droite François Barredo, et à sa gauche Sénix, qui portait l’escopette et le cimeterre d’Aben Aboo ; tous les trois étaient à cheval ; le corps suivait sur une mule, soutenu et habillé de manière à paraître vivant ; des deux côtés marchaient les parens de Sénix, armés d’arquebuses et d’escopettes. Après eux arrivaient les Morisques soumis, avec leurs bêtes de somme et leurs bagages, portant, les uns des arbalètes sans corde, les autres des arquebuses sans batterie. La compagnie de Louis d’Arroyo bordait la haie, et Jérôme Oviedo, commissaire de la guerre auprès des provinces réduites, fermait la marche avec un escadron de cavalerie. C’est ainsi qu’ils entrèrent en faisant des salves de mousqueterie, auxquelles répondait l’artillerie de l’Alhambra. Ils se rendirent droit au palais de l’Audience, où les attendaient le duc d’Arcos, le président don Pedro de Deza, les membres du conseil et un grand nombre de gentilshommes et de citoyens. Rotulo, Barredo et Sénix mirent pied à terre et allèrent baiser la main au duc et au président. En leur faisant sa révérence, Sénix leur remit le cimeterre et l’escopette d’Aben Aboo. « J’ai fait, leur dit-il, comme le bon pasteur : ne pouvant ramener à son seigneur la brebis vivante, j’en ai ramené la peau. » Le duc prit les armes en les remerciant tous les trois du bien qu’ils avaient fait dans cette circonstance, et leur promit de solliciter pour eux du roi des récompenses particulières. Il fit ensuite traîner sur la claie et couper en quartiers le cadavre d’Aben Aboo, dont la tête, renfermée dans une cage de fer, fut exposée sur la porte del Rastro, qui mène à l’Alpuxarra. On mit au-dessus l’inscription suivante : « Ceci est la tête du traître Aben Aboo ; que personne n’y touche, sous peine de mort ! »

Sénix reçut avec sa grace la liberté de sa femme et de sa fille, qui étaient au nombre des prisonnières, et, de plus, une pension annuelle de 5,000 maravédis. Un historien du temps, don Diego de Mendoza, qui, lui aussi, a raconté la guerre des Morisques, ajoute que Barredo reçut du roi, pour prix de son stratagème, 6,000 ducats et une maison à Grenade, qui avait appartenu à un More chassé du royaume. Depuis, il passa plusieurs fois en Barbarie pour racheter des captifs, qui le tuèrent eux-mêmes dans un repas. Le fidèle Abu Amer, qui, jusqu’au dernier moment, avait refusé de se soumettre, fut pris dans un combat, et subit, vivant, le supplice qu’on avait infligé au cadavre de son maître Aben Aboo.

La guerre était finie ; les vaincus passèrent en grand nombre au Maroc, où ils s’enrôlèrent dans l’armée d’Abdul-Malech, sous le nom d'Andaloux, et contribuèrent à la victoire d’Alcazar-Kébir, où périt dom Sébastien de Portugal. Ceux des Morisques qui préférèrent la soumission à la fuite furent internés dans les différentes provinces du royaume, comme l’avaient été auparavant leurs frères de l’Albaycin et de la Vega. Les terres de l’Alpuxarra furent distribuées à des colons venus en grande partie de la Galice et des Asturies. Quarante ans plus tard, les Morisques furent chassés en masse de cette Espagne, qu’ils avaient si long-temps possédée et fécondée de leurs sueurs[2]. Le fanatisme religieux, qui après tout a fondé la monarchie espagnole, cette sentinelle avancée de la chrétienté, l’emporte, dans cette occasion, sur l’intérêt matériel. L’industrie, le commerce de la Péninsule, son agriculture surtout, ne se sont jamais relevés de l’atteinte que leur a portée l’expulsion des Mores ; mais enfin l’unité péninsulaire est constituée, et l’islamisme a été refoulé pour toujours vers son berceau.

Remarquons, avant de quitter cette Vendée musulmane, que Calderon, contemporain du dernier décret d’expulsion émané de Philippe III, ou, pour mieux dire, du duc de Lerme, a pris visiblement parti pour les vaincus dans sa belle comédie du Siège de l’Alpuxarra. Cette pièce semble une œuvre de réaction ; tout l’intérêt y porte sur les Mores ; leur rébellion est réhabilitée, leurs griefs sont énumérés, exagérés même dans des vers que signerait un bon musulman. Le sujet du drame est historique. Un chevalier more des environs d’Almérie, don Alvar Tuzani, avait perdu sa maîtresse, la belle Maleha, au sac de Galère ; il retrouve parmi les cadavres son chaste corps, percé de deux coups mortels à la poitrine, et jure de la venger à tout prix sur l’indigne chrétien qui avait pu ravir au monde tant de beauté ; il s’enrôle, pour le chercher, dans l’armée chrétienne, et le découvre dans le soldat Garcès. Il y a là une scène pathétique et terrible. Enfermé par hasard avec Tuzani dans la prison d’Andarax, Garcès avoue son meurtre, et, dans le portrait qu’il fait de sa victime, Tuzani reconnaît sa Maleha : il tue le meurtrier d’un coup de poignard, et s’échappe ; mais il est repris et conduit en présence de don Juan d’Autriche, qui lui accorde son pardon à la sollicitation de sa sœur. Or, c’est ainsi, comme dit le poète, que finit Aimer après la mort, ou le Siège de l’Alpuxarra. Quoique le jeune et brillant don Juan intervienne dans la pièce pour la dénouer, comme l’antique deus ex machina, il y fait une assez triste figure et s’y trouve entièrement éclipsé, non-seulement par le héros du drame, mais encore, — voyez l’audace - par Ferdinand de Valor, qui n’est autre, on s’en souvient, que le roi d’un jour Aben Humeya. Il y a bien çà et là quelques restrictions, quelques réticences ; mais ce sont des sacrifices faits au préjugé populaire, qui, bien loin de déguiser la partialité du poète, la font paraître au contraire dans tout son jour. Ces légers palliatifs n’entament pas le fond du drame : quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, le héros de la pièce est un More, et le personnage odieux, un chrétien. Je m’imagine que le parterre de Madrid ne dut pas assister sans une extrême surprise à la représentation de cette comédie généreuse et téméraire. Louer des révoltés, des musulmans, en face de sa majesté catholique, à la barbe des inquisiteurs…, quel scandale ! Il n’est pas bien certain que, sur ses vieux jours, Calderon, devenu prêtre et dévot, n’ait pas fait pénitence, et que le saint auteur des Autos sacramentales n’ait pas désavoué l’auteur profane du Siège de l’Alpuxarra.

Ces préliminaires se sont beaucoup étendus, trop peut-être. Revenons à notre point de départ, car il s’agit ici d’un voyage, non d’une histoire. Partons enfin pour l’Alpuxarra, maintenant que nous avons pris une connaissance générale des choses et des hommes qui ont fait un nom à cette terrible contrée.


II.

Je sortis de Grenade le 4 juillet, à quatre heures du matin : c’était l’époque des grandes chaleurs, il fallait profiter des premières heures de la journée ; dès huit heures, le soleil est brûlant. Je montais un cheval de louage assez bon. L’inévitable mozo, qui cumule les fonctions d’écuyer, de fourrier et de guide, nie suivait sur une mule rétive chargée de mon léger bagage. Comme le pays est loin d’être sûr (quel pays est sûr en Espagne ?), l’intendant de Grenade, qui alors était M. Alexandre Mon, aujourd’hui ministre des finances, m’avait donné pour escorte deux carabiniers du fisc, dos carabineros de la real hacienda, bien montés et armés jusqu’aux dents. J’avais moi-même dans mes fontes une paire de pistolets biscaïens, et à ma selle pendait un rétac, retaco, sorte de tromblon fort court que les contrebandiers portent sous leur manteau et qu’on charge jusqu’à la gueule. Je ne parle que pour mémoire d’un yatagan maure qui brillait à ma ceinture. Tout cela réuni ne laissait pas de composer un arsenal fort respectable, et c’est ce qu’il fallait, car on va en partie de plaisir comme à la guerre dans cette bienheureuse Espagne. La petite caravane ne fut au complet qu’à Armilla, village situé à une lieue de Grenade ; un des carabiniers s’était fait attendre, la mule n’était pas chargée à l’heure fixée, que sais-je encore ? Si, comme l’affirme le sage Franklin, le temps est l’étoffe des choses, on peut dire de l’Espagnol qu’il taille en plein drap ; il n’est jamais pressé ; n’arrivera-t-il pas toujours assez tôt ? Mañana et que importa ? demain ! et qu’importe ? sont les deux mots favoris du vocabulaire et de la philosophie péninsulaire ; un voyage au-delà des Pyrénées est une école de patience et de résignation.

Albendin est le dernier village de cette vega ou campagne de Grenade, à mon avis, beaucoup trop vantée ; qu’y voit-on en effet ? Du blé, toujours du blé et encore du blé. Ce n’est pas la peine de venir si loin pour en voir ; il suffit, d’aller en Beauce, Quant à ces citronniers, ces orangers dont on la dit couverte, ils ne fleurissent, hélas ! que dans l’imagination des poètes : la température de la vega est trop froide pour qu’ils puissent y passer l’hiver en plein vent. Encore une illusion dont il faut porter le deuil ! Passé Alhendin, le terrain, jusqu’alors plat et uni, commence à se briser et s’accidente de plus en plus. Un étroit défilé s’ouvre et débouche au pied d’une éminence d’où la vue embrasse la vega tout entière, Grenade au bout et le magnifique déploiement de la Sierra-Nevada, dont les deux grands pics rivaux, Mulehacen et la Veleta[3], sont couverts de neige en toute saison ; de là l’épithète de Nevada, donnée à cette admirable montagne. Le Xénil en descend et serpente à travers les moissons d’or, pour aller baigner les tours vermeilles de l’Alhambra. On dit que le dernier roi more, Abu Abdalla, surnommé Rey Chico (roi petit) dans les romances espagnoles, s’arrêta sur cette colline en partant pour son exil de l’Alpuxarra, et ne put retenir un profond soupir en voyant sa chère Grenade pour la dernière fois. Son visir, Joseph Aben Tomixa, qui l’accompagnait, lui dit : « Réfléchissez, seigneur, que les grandes infortunes, pourvu qu’on les supporte avec force et courage, rendent les hommes aussi fameux dans l’histoire que les grandes prospérités. — Hélas ! répondit en pleurant le pauvre roi détrôné, quelles adversités égalèrent jamais les miennes ! — Tu as raison, lui dit alors sa mère Zoraya, de pleurer comme une femme le royaume que tu n’as pas su défendre comme un homme. » Ce lieu s’appelle encore aujourd’hui Soupir du More.

Au-delà de cette colline commence le Val-de-Lecrin, dont le nom arabe signifie vallée d’allégresse ; le pays en effet m’a semblé riant, bien cultivé, bien planté, plus varié surtout, et beaucoup plus pittoresque que la monotone et trop fameuse vega grenadine. Abritée contre les vents du nord par la Sierra-Nevada, la terre y est propre à toutes les cultures ; l’olivier y abonde, les arbres les plus délicats, l’amandier, l’oranger, le citronnier, y prospèrent sans effort ; ajoutez à cela le charme et la fraîcheur des eaux courantes qui sillonnent en tous sens ces campagnes privilégiées. Le premier village du val est Padul, le second Dureal, peuplés tous deux de laboureurs et de jardiniers. La route, d’abord assez commode et presque accessible aux charrettes, sinon aux carrosses, devient rude, rocailleuse, difficile, et suit brutalement les aspérités du terrain. Un ravin s’ouvre-t-il ? elle descend à pic jusqu’au fond et remonte ensuite en ligne droite le revers opposé, si escarpé qu’il soit. Quoiqu’il fût de bonne heure encore, la chaleur était déjà si forte, qu’il fallut faire une halte au hameau de Talara pour laisser rafraîchir les montures ; mais l’hôtellerie ou venta était si dénuée, si sale, si repoussante, que je n’y voulus pas même entrer et m’allai coucher sous les oliviers, au pied d’une longue arête de rochers taillés en scie, et dont les têtes chauves se dessinaient en gris pâle sur le bleu foncé du ciel. Les oiseaux se taisaient, en revanche toutes les cigales de la province chantaient en chœur dans les champs moissonnés de la veille.

À mesure qu’on avance, le pays devient plus montagneux et par conséquent plus pittoresque ; il a dans la physionomie quelque chose du Cilento, cette partie inexplorée de la province de Salerne où est le cap de Palinure. On arrive à travers les grenadiers à Beznar, où Aben Humeya fut élu roi. L’élection se fit en plein air, comme au temps des patriarches, au milieu d’un champ d’oliviers ; don Diégo de Mendoza nous a conservé les détails de cette cérémonie dans son Histoire de la Guerre de Grenade. Les femmes assistaient à l’élection, séparées des hommes, qui eux-mêmes étaient divisés en trois catégories distinctes : les veufs, les célibataires, les maris. On commença par les prières d’usage ; les prêtres ou f’kis n’eurent garde d’oublier les prophéties accommodées à la circonstance et les horoscopes tirés de la conjonction des astres. Quatre bannières plantées en terre dans la direction des quatre points cardinaux flottaient au gré du vent, et l’élu royal eut grand soin de tourner le visage du côté du soleil levant, emblème de sa grandeur naissante. Revêtu d’une robe de pourpre et ceint d’une écharpe éclatante, il leva le pied droit, et, se prosternant devant lui, le dernier Abencerage Aben Farax baisa en signe d’obéissance la terre qu’il avait foulée. Le peuple alors le porta sur ses épaules en criant : Dieu bénisse Mahomet Aben Humeya, roi de Grenade et de Cordoue ! Tel était le mode d’élection des anciens rois mores d’Andalousie, et aujourd’hui encore la même cérémonie se pratiquerait sans doute au Maroc, si quelque usurpateur heureux, Abd-et-Kader ou tout autre, venait à prendre la place d’Abderrhaman. Les coutumes des Mores sont immuables, les siècles passent sans les altérer, tout marche autour de ces tribus opiniâtres, elles seules demeurent immobiles et opposent une invincible inertie à la marée montante de la civilisation européenne.

Après Beznar vient Tablaté, dont le pont, jeté hardiment sur un ravin de deux ou trois cents pieds de profondeur, passe pour la clef de l’Alpuxarra ; aussi en est-il fréquemment question, dans les récits de la guerre des Morisques, comme d’un point militaire de la plus haute importance. Prise et reprise tour à tour par les deux armées, cette position fut le théâtre de luttes acharnées et d’affreux massacres. Quand le marquis de Mondejar voulut s’en emparer pour la première fois, il trouva le pont rompu. Campés sur les hauteurs du bord opposé, les ennemis n’avaient laissé sur l’abîme qu’une frêle planche dont la vue seule donnait le vertige. L’armée espagnole s’arrêta court devant cet obstacle infranchissable ; personne n’osait tenter un passage si périlleux ; c’est bien ce que les Mores avaient prévu, et ils ne prenaient pas seulement la peine de le défendre. Tout à coup un franciscain, nommé Christoval de Molina, sort des rangs chrétiens ; le crucifix dans une main, son épée dans l’autre et sa rondache accrochée à l’épaule, il tente bravement l’aventure au milieu d’une grêle de flèches et de balles qui pleuvaient sur lui des hauteurs voisines. Deux soldats l’imitent et le suivent de près sur la planche…, j’allais dire sur la corde tendue ; l’un des deux tombe et arrive en pièces au fond du précipice ; l’autre passe sans accident, et touche heureusement la berge opposée, précédé du moine intrépide. Électrisée par leur exemple et leur succès, l’avant-garde marche sur leurs traces, et bientôt l’armée entière franchit homme à homme le gouffre béant sous ses pieds. Le pas est forcé, la victoire reste aux chrétiens ; mais ils en profitèrent mal, et prirent si peu de précautions pour assurer leurs cantonnemens, que, surpris quelques jours après dans le village où ils s’étaient établis, ils y furent massacrés jusqu’au dernier par les monfis. Ces souvenirs guerriers sont bien loin de nous, et ces contrées, jadis si turbulentes, sont rendues depuis longtemps au calme, à la paix des travaux rustiques. Arrivé sur ce pont redoutable, je n’y trouvai ni arquebusiers chrétiens ni arbalétriers mores, mais une belle jeune fille aux yeux bleus, qui me présenta gracieusement des fruits dans une corbeille de jonc.

Le site est sauvage et semble avoir été tourmenté, bouleversé par la fureur des eaux diluviennes, ou par quelque tremblement de terre inconnu. Le sol est partout sillonné de crevasses profondes, et d’énormes quartiers de roc gisent entassés pêle-mêle les uns sur les autres, comme les débris d’une montagne écroulée ; c’est à peine si, en quarante siècles, une végétation maigre et chétive a pu mordre sur ces blocs rebelles à toute culture. Peu à peu cependant, cette âpre nature s’adoucit, la plaine reverdit, les collines se boisent ; viennent d’abord les châtaigniers, puis les oliviers, les mûriers, et enfin les citronniers, les orangers, inséparables, dans notre imagination, de ces contrées méridionales. Les vignes, qui, de juillet à décembre, donnent un raisin délicieux, se suspendent amoureusement aux bras touffus des alisiers ; des sources jaillissent du pied des coteaux ; des ruisseaux murmurent et fuient de tous côtés à travers les bois et les prés aromatiques. Beaucoup de ces eaux sont minérales, et attirent dans la belle saison les malades et les oisifs des quatre points de l’Andalousie. Ajoutons qu’en fouillant les flancs de ces collines charmantes, on découvre des marbres qui ont l’éclat de la nacre, et une albâtre qui figure l’agate. Le pic de la Veleta, ce roi glacé de la Sierra-Nevada, protège au nord ce paradis de verdure.

Il y avait long-temps que je n’avais joui d’une si belle nature et d’une si belle soirée ; le soleil baissait ; les hauteurs de la sierra se teignaient déjà de la pourpre vive du couchant ; tout imprégnée du subtil et puissant parfum des orangers, la brise des montagnes rafraîchissait l’atmosphère embrasée, et ravivait en passant les plantes brûlées par les ardeurs du soleil. Le grand et beau village de Lanjaron, un bourg, si vous voulez, bâti au milieu de cet Éden champêtre, n’est qu’une longue rue droite qu’il me fallut traverser d’une extrémité à l’autre. Les hommes étaient sans doute aux champs, car je n’en vis pas un seul dans le village ; mais les femmes, en revanche, y étaient au grand complet. Elles prenaient le frais au seuil de leurs maisons ; celles-ci filaient, celles-là brodaient, quelques-unes chantaient sur la guitare. La plupart étaient blondes, chose rare en Espagne, et toutes, suivant la mode andalouse, portaient coquettement dans leurs cheveux une rose épanouie. En passant sous le feu croisé de tous ces beaux yeux curieux et moqueurs, j’entendis voltiger à mes oreilles les remarques les plus piquantes et les plus singuliers commentaires. Les timides, chuchottaient et souriaient en tapinois ; les autres s’interpellaient hardiment d’une porte à l’autre en se montrant du doigt la caravane, et l’on riait, Dieu sait comme ! car on avait les dents blanches. Le pauvre voyageur n’était pas épargné, et la charité chrétienne n’inspirait pas, on le devine, la verve de ces railleuses impitoyables. La pointe acérée de leurs bons mots piquait au vif ; leurs quolibets mordaient jusqu’au sang. Un lézard tombé dans une fourmilière n’y eût pas été mieux dépecé, et n’en serait pas sorti en plus mauvais état ; mais le moyen de se fâcher, elles étaient si jolies !

Lanjaron passé, on descend par une pente abrupte dans un torrent indompté, où l’on marche quelque temps au bruit des moulins et des cascades. On traverse ensuite un pays couvert, d’où l’œil s’égare à perte de vue dans un dédale immense de montagnes enchevêtrées les unes dans les autres, et qui, sous le nom général de la sierra de Luxar, vont mourir au Château de Fer, sur les marines de Motril et d’Adra. Les tons dorés et chauds du couchant s’étaient affaiblis, puis éteints ; les premières crêtes de l’Alpuxarra ondoyaient devant moi dans les brumes blafardes du crépuscule, et au-dessus des autres cimes, bien haut dans la nue, se dessinaient pâles, mornes, menaçans comme deux spectres gigantesques, les pics souverains de la sierra neigeuse, Mulehacen et la Veleta. Un diadème d’étoiles couronnait leurs têtes blanches.

La nuit nous surprit au milieu d’un second torrent où finit le Val-de-Lecrin, et qu’on passe à gué comme tous les autres. Nous abordâmes fort tard et fort las à Orgiva, où je revus par compensation l’hospitalité d’un compatriote. L’aubergiste était Français, Auvergnat de naissance et chaudronnier de son métier. L’Espagnol a fort peu d’estime pour cette profession, qui jadis était l’apanage exclusif des gitanos ; aujourd’hui cependant, il faut bien le dire, quelque humiliant que soit cet aveu pour l’amour-propre national, nos concitoyens font concurrence aux fils de la Bohême, et s’en vont exercer par-delà les Pyrénées leur industrie nomade ; bien plus, ils tondent les mules et hongrent les poulains nouveau-nés, ce qui, en Espagne, est regardé comme le dernier terme de la dégradation. Nonobstant le préjugé péninsulaire, l’enfant du Cantal, passant par Orgiva, avait touché le cœur de la posadera, qui pour lors était veuve, et l’avait épousée, elle et sa posada. Je voudrais faire ici leur éloge ; malheureusement l’hôtelière était laide, l’hôtellerie était sale, et quant à l’hôte, quoiqu’il m’eût servi le vin du curé, c’est-à-dire le meilleur du cru, je n’ai jamais payé plus cher un plus mauvais souper. Joignez à cela que l’honnête Auvergnat s’entendit avec le non moins honnête mozo pour me faire payer la dépense des montures, laquelle, selon nos conventions, n’était pas à ma charge. — Orgiva, gros bourg bâti au pied de l’Alpuxarra, forme un petit canton distinct qui confine avec les montagnes au midi, et au nord, avec Torbiscon. La population s’adonne aux travaux agricoles. Quoiqu’inégal et coupé, le territoire est fertile en produits de toute espèce, et les procédés ruraux des anciens Mores y sont restés en usage comme dans les huertas de Valence et de Murcie.

Le jour suivant, j’étais à cheval une heure avant le jour. Une descente rude et pierreuse nous conduisit au fleuve Guadalfeo, qu’il nous fallut traverser à gué en cinq ou six endroits, à la lueur des dernières étoiles ; grossi par une fonte subite des neiges de la Sierra-Nevada, le fleuve roulait alors des eaux profondes et très rapides ; le passage n’était donc pas sans péril, surtout au milieu des ténèbres, et mon cheval perdit pied plusieurs fois. Les chevaux de mes carabiniers n’étaient pas meilleurs nageurs, et nous allions tous à la dérive, qui d’un côté, qui de l’autre, d’une manière alarmante. La mule même et le mozo fripon faillirent se noyer de compagnie. Pourtant tout le monde finit par s’en tirer ; mais au-delà du fleuve, de nouvelles fatigues nous attendaient : nous rencontrâmes un sentier plus raide encore et plus rocailleux que celui par lequel nous étions descendus. Il n’était que cinq heures du matin, et déjà les bouffées d’un vent chaud et sec qui me frappaient le visage annonçaient une journée caniculaire. Le soleil se leva tard pour nous, et nous le vîmes briller sur les hauteurs long-temps avant d’être atteints par ses rayons, car nous marchions au fond d’une rambla, nom qu’on donne en Espagne à de longs et profonds ravins creusés entre deux montagnes et qui facilitent l’écoulement des eaux ; ces ravins servent aussi de route d’un village à l’autre, si bien qu’aux temps des crues, les communications sont complètement interceptées. Au-delà des Pyrénées, on ne se préoccupe pas de si peu de chose ; si l’on ne peut voyager, eh bien ! l’on ne voyage pas. Les affaires en souffrent, qu’importe ? demain les eaux baisseront, et alors on passera. Demain ! et qu’importe ? j’ai déjà dit que ces deux mots étaient l’expression trop fidèle du caractère espagnol.

La rambla où j’étais alors, et où je restai toute la matinée, forme le lit du fleuve de Cadiar, que je passai bien quarante fois en quatre heures. Quelle monotonie ! quel ennui ! serré, pressé entre deux parois nues et hautes de huit à neuf cents pieds, le voyageur ne voit rien à droite, rien à gauche ; devant lui, un long ruban blanc se déroule indéfiniment, à mesure qu’il avance. Quand ce n’est pas dans l’eau, on marche sur des caillons ronds qui roulent sous le pied des chevaux avec un bruit de ferraille étourdissant. Quelques saules et deux ou trois moulins sont les seuls accidens de ce paysage insipide et desséché. Je me trouvais alors dans la sierra de Contraviesa, qui court parallèlement à la Sierra-Nevada, dont elle forme le premier échelon du côté de la Méditerranée. Les Arabes l’appelaient la sierra de l’Air, sans doute à cause des grands vents qui y soufflaient de leur temps, mais qui ne s’y faisaient guère sentir à l’époque de mon passage. On m’avait promis des liéges séculaires, des chênes antédiluviens ; je ne sus voir, hélas ! que de maigres arbustes suspendus piteusement aux flancs des rochers. Ce qu’il y a de plus rare en Espagne, ce sont les bois ; c’est une si bonne fortune d’en rencontrer en voyage, qu’il n’y faut jamais compter. Le fleuve, si je l’avais remonté jusqu’au bout, m’eût conduit à Cadiar, ce village de l’Alpuxarra où la compagnie du capitaine Herrera fut égorgée pendant son sommeil par les monfis d’Aben Farax, le dernier Abencerage ; j’aperçus de loin ce village par une échappée, mais je n’y montai point : je comptais pénétrer dans l’Alpuxarra par le revers opposé, et mon itinéraire me conduisait directement à Almérie.

Je quittai donc, et sans regret, cette première rambla pour une seconde aussi déserte, aussi profonde, mais beaucoup moins large que celle de Cadiar. La nouvelle rambla ne donnait passage à aucun fleuve, pas même au plus mince ruisseau ; seulement quelques sources y filtraient péniblement à travers les sables fins et brûlans qui avaient remplacé les cailloux roulés du matin. Il y avait bien çà et là des myrtes et des buissons de pins maritimes, mais si bas, si chétifs, que des nains seuls auraient pu s’y abriter. La chaleur était suffocante ; des deux côtés s’élevaient de grandes masses de terre blanche dont la réverbération brûlait les yeux, cette gorge étroite était une véritable fournaise. Pas un souffle n’agitait l’air, pas un nuage ne voilait, ne tempérait les rayons de ce soleil incendiaire ; on pouvait tout aussi bien se croire dans quelque défilé du Sahara. La caravane avançait lentement, car les chevaux enfonçaient dans le sable, et les taons les déchiraient. Mes carabiniers, qui avaient commencé la journée en chantant, ne chantaient plus et soupiraient ardemment après une venta qu’ils savaient être dans ces parages. La mule baissait l’oreille, le mozo vivait sur la même espérance que les carabiniers ; moi-même, à vrai dire, je commençais à m’apercevoir que j’étais à jeun, qu’il était midi, et que nous étions en selle depuis trois heures du matin. Enfin la venta si désirée parut à l’horizon et fut saluée par les hennissemens et les hourras combinés des chevaux et des cavaliers.

Après une halte réparatrice dans un bois d’orangers, trésor d’autant plus précieux à pareille heure qu’il était moins attendu, nous poursuivîmes notre route de rambla en rambla. Je ne saurais dire précisément où j’étais, car nous avions l’air de tourner sur nous-mêmes dans un labyrinthe dont notre guide avait à peine le fil. Tout ce que je sais, c’est qu’on suivait toujours la lisière de l’Alpuxarra, à travers les plis et replis de la Contraviesa. Tous ces défilés se ressemblent, sauf un cependant qui me frappa et que j’entendis nommer, si j’ai bonne mémoire, Burdamarela. Figurez-vous deux arêtes de rochers rouges taillés et découpés de la manière la plus bizarre, ceux-ci en aiguille, ceux-là en coupole, d’autres en statues fantastiques, tous également pittoresques ; un ruisseau rouge aussi, et qu’on prendrait pour un ruisseau de sang, tombe en cascade le long de leurs flancs décharnés et va faire tourner au fond de cet abîme, digne de l’enfer de Dante, le plus prosaïque de tous les moulins. Par un contraste étrange et charmant, une grande et belle fille aux yeux noirs, aux dents blanches, la première figure humaine que j’eusse rencontrée de la journée, me vint présenter gracieusement de l’eau qu’elle avait puisée dans un vase de bois ; elle ne pouvait certes nie faire un cadeau plus agréable, et ne voulut accepter en échange qu’une place dans mes prières por la pobre Alpuxarreña, pour la pauvre habitante de l’Alpuxarra.

Était-ce vraiment la fille du moulin, ou n’était-ce pas plutôt la bonne fée des voyageurs ? Le mozo sournois prétendit, lui, que c’était une sorcière, et qu’elle avait jeté un sort sur sa mule, parce que sa mule perdit un fer dans la rencontre. Il fallut quitter les bas-fonds et monter au hameau perdu de Barita, où l’on ne trouva ni fer ni maréchal-ferrant ; force fut de pousser tant bien que mal jusqu’à Beninar, où l’on fut plus heureux. Ces deux villages, situés l’un et l’autre au-dessus du large fleuve d’Adra, que l’on passe sans pont, cela va sans dire, appartiennent aux anciennes tahas de Cehel ou Zueyhel, et sont aujourd’hui dans les limites de l’Alpuxarra. Mais quels villages, grand Dieu ! je renonce à les peindre. Imaginez tout ce que vous pourrez de plus désolé, de plus désespéré, vous resterez encore au-dessous du réel. Et les habitans, quel air sauvage ! quel abandon d’eux-mêmes ! quels haillons ! quelle ignorance de tout ! Oubliés par la civilisation au milieu de rochers stériles qu’ils grattent de père en fils pour leur faire rendre un peu de blé, un peu de vin, les choses de première nécessité, ils sont aussi loin de l’Europe que s’ils habitaient les hautes vallées de l’Atlas ou de l’Hymalaya. Notre irruption à Beninar fit évènement : la boutique, que dis-je ? la caverne du maréchal fut bientôt assiégée, envahie par la population tout entière. Les femmes étaient les plus curieuses et les plus importunes ; elles me tiraient toutes à la fois par mes habits pour savoir de quelle étoffe ils étaient faits, et si j’étais de chair et d’os comme tout le monde. Pendant ce temps, les enfans en chemise ou sans chemise me grimpaient aux jambes, tandis que leurs pères et leurs grands-pères jetaient à la dérobée sur mon escorte et sur moi des regards sombres et farouches. Nul doute que, si j’eusse été seul, ces bédouins de l’Espagne seraient allés m’attendre, l’escopette à la main, au coin du premier bois ou du premier rocher. Ce jour-là, j’en ai la conviction profonde, je dus la vie ou du moins ma bourse aux deux carabiniers de l’innocente Isabelle.

J’avais marché tout le jour au fond de ravins étouffés, j’avais besoin d’air et d’espace ; mon désir fut satisfait : la longue et pénible côte de San-Roque me conduisit sur un vaste plateau découvert où l’horizon s’ouvrit tout d’un coup devant moi. La sierra de Gador m’apparut de là dans tout son développement. Ce n’est pas, certes, une vue riante ; au contraire, cette montagne, célèbre par ses mines de plomb, ne l’est pas moins par sa sécheresse. Je n’y découvris pas un seul arbre, mais cette aridité même ne manque pas d’une certaine grandeur. Du plateau de San-Roque, on descend dans les belles campagnes de Berga, c’est-à-dire que l’on passe brusquement et sans transition de l’Afrique à l’Italie ; je dis l’Italie, car j’ai trouvé à Berga des scènes et des sites champêtres que je n’ai vus nulle part en Espagne : l’Espagne, en général, est fort peu champêtre. Ici, par exception, les villa et les métairies sont disposées coquettement comme en Toscane et cachées à demi sous l’ombrage des figuiers et des oliviers ; la vigne est soutenue sur des piliers blancs et retombe en guirlandes chargées de grappes ; les grenadiers et les lauriers-roses servent de clôture et forment aux bords du chemin de ravissans massifs. La lune s’était levée et jetait sur cette fraîche et riante nature des lueurs mystérieuses ; la sierra de Gador se dessinait en noir sur le fond étoilé du ciel.

L’hôte à qui j’eus affaire ce soir-là n’était pas un compatriote ; je ne m’en trouvai ni mieux ni plus mal : la posada de Berga vaut celle d’Orgiva. Le bouge qu’on m’y donna sous le nom pompeux de chambre noble (cuarto caballero) était si exigu, si étouffant, si fétide, et le lit me parut tellement suspect, que je me réfugiai sur la terrasse (sotea), et passai la nuit à la belle étoile, enveloppé dans mon manteau. Le maître du logis ne s’en formalisa nullement. Le posadero espagnol ne compromet pas pour si peu sa gravité majestueuse et sa sublime indifférence ; rien ne l’émeut, rien ne l’étonne ; son flegme est magnifique, sa froideur impose, son accueil est celui d’un palatin ; loin de souhaiter la bienvenue aux voyageurs, il les honore à peine d’un regard. Sa maison est ouverte, entrez-y ; quant au reste, c’est à vous d’y pourvoir.

Le jour était depuis long-temps levé quand je partis le lendemain pour Dalias, et je fis la route, qui n’est que d’une lieue, mais une lieue d’Espagne, avec les paysannes qui portaient gaiement au marché, dans de petits paniers de sparte, des légumes, des fruits, surtout des figues, et déjà des raisins. Elles n’avaient pas la grace et la beauté des femmes de Lanjaron (il n’y a qu’un Lanjaron sous le ciel des Espagnes), mais c’était la même désinvolture, les mêmes propos libres et hasardés. Leur jupon court et retroussé jusqu’à mi-jambe leur donnait un air leste et provocant ; leurs yeux noirs peu timides dardaient sous la rustique mantille de laine des regards malicieux. Ma présence les intriguait ; elles tiraient à part mon escorte et l’accablaient de questions au moins indiscrètes. Qui étais-je ? d’où venais-je ? où allais-je ? Mes carabiniers eux-mêmes n’en savaient pas tant. Ce qu’il y avait de certain, c’est que je n’étais pas un recruteur de sa majesté don Carlos-Quinto. La protection officielle de la recel hacienda répondait de mon orthodoxie politique. On décida (et si c’était moins héroïque, c’était plus sûr) que j’étais quelque administrador, ou pour le moins un inspector, contralor, contador, que sais-je ? En Espagne, tout le monde est fonctionnaire en or.

Dalias est un gros bourg assez bien percé, suffisamment aéré, et bâti sur les premiers plans de la sierra de Gador, c’est-à-dire tout-à-fait en plaine. Son nom veut dire treille en arabe, et encore aujourd’hui les raisins de Dalias sont exquis. Ce fut là, dit-on, le premier établissement fixe des Mores venus d’Afrique. Bien des siècles plus tard, lors de la révolte des Morisques, les chrétiens échappés au premier massacre se réfugièrent dans une vieille tour démantelée, où ils se défendirent bravement pendant trois jours et trois nuits. Enfin, les assiégeans y mirent le feu, et, menacés d’être brûlés vifs, les assiégés demandèrent à capituler. Joignant la moquerie à la cruauté, les monfis leur répondirent que, puisqu’ils ne pouvaient passer par l’escalier déjà brûlé, ils n’avaient qu’à passer par la fenêtre, et qu’on les recevrait en bas à composition. La tour était fort élevée, mais, pressés par le feu qui déjà les enveloppait de toutes parts, les malheureux chrétiens finirent par se précipiter. Les uns se tuèrent, les autres se rompirent les membres ; tous, même les femmes et les enfans, furent achevés à coups de couteau. Voilà ce que les monfis appelaient recevoir à composition.

A la sortie de Dalias, nous passâmes par un étroit défilé, planté de figuiers, et qui était jonché de mules et de chevaux morts. Une épizootie foudroyante avait éclaté quelques jours auparavant, et plusieurs convois de bêtes de somme avaient été cruellement décimés dans ce ravin meurtrier. Telle est l’incurie espagnole, qu’on n’avait pas même songé à enlever ces cadavres, dont la putréfaction achevait d’empoisonner l’air. Je traversai cette affreuse voirie aussi vite que le mauvais chemin me le permit, et, sorti heureusement de la gorge homicide, je débouchai dans une plaine immense, stérile, déserte ; brûlée par un véritable soleil des tropiques. Pas un arbre, pas même un arbrisseau ; la Méditerranée encore invisible est au bout ; la sierra de Gador court à gauche ; à droite s’étend à perte de vue une lande abandonnée ; quelques fabriques de plomb apparaissent de loin en loin, et la fumée noire qui s’en échappe salit l’azur éclatant du ciel. Ce champ de feu s’appelle champ de Dalias, et porte le surnom vulgaire de Cantaranas (Chante-Grenouilles) ; il faudrait bien plutôt l’appeler Chante-Cigales, car je n’entendis tout le jour que le cri métallique et agaçant de cet insecte importun. Une taverne isolée, la Venta-del-Campo, s’élève au milieu de ce désert africain, et bien qu’elle soit le séjour de la soif, de la faim, de pis encore, on est heureux de trouver un abri, même celui-là, contre les ardeurs de cette zône torride. Quelle misère ! quel dénuement ! Pas un morceau de pain, à peine un peu de paille pour les animaux, et quelques gouttes d’une eau saumâtre, épaisse, nauséabonde, qu’on eût partout ailleurs repoussée avec dégoût ; mais, dans l’Alpuxarra, à midi, par une chaleur équatoriale, on se contente de peu. Une glace de Tortoni eût valu là…, je n’ose dire combien, et l’on comprend que la belle duchesse d’Albe, voyageant en Espagne, se fît suivre de son glacier.

Il fallut repartir, car je voulais coucher le soir même à Almérie, dont j’étais loin encore. La plaine continue, la chaleur aussi ; pas un mouvement de terrain, pas un nuage au ciel. Les montures étaient haletantes ; le mozo prétendait, en jurant et maugréant, que j’assassinais ses bêtes et ruinais son patron ; un des carabiniers dormait paisiblement sur sa selle, l’autre essayait en vain de faire bonne contenance, ses yeux se fermaient tout doucement, et son menton battait sa poitrine. On parvint ainsi jusqu’à Roquetas, ancien château-fort qui n’est plus qu’un village, où l’on charge de la soude et beaucoup de plomb pour la France. On gagne de là l’extrême bord de la mer ; on le suit quelque temps, et bientôt l’on attaque la fameuse montée de Cañarete. gorge étroite, escarpée, qui s’élève en zigzag et serpente péniblement sur les flancs d’une montagne à pic ; c’est un site effrayant, terrible ; des rocs nus, décharnés, se dressent de toutes parts comme des squelettes gigantesques, et la mer se brise à leur pied avec un bruit lugubre ; un vent perpétuel fait voler dans l’espace l’écume des vagues, et mugit sourdement dans les fissures du rocher ; les choucas et les oiseaux de proie ajoutent, par leurs cris sauvages, à l’horreur de ce lieu formidable. Le sentier est si rapide, qu’il a fallu des murs d’appui pour le rendre praticable ; encore, malgré cette précaution nécessaire, indispensable, le vertige prend-il aux meilleures têtes.

Un pareil passage est tout justement taillé pour la commodité des malfaiteurs et des partisans de toute espèce, qu’ils fassent la guerre aux voyageurs ou seulement au fisc ; aussi la légende de l’endroit est-elle riche en récits d’embuscades, de surprises, de faits d’armes de plus d’un genre. A l’approche de ce pas périlleux, mes deux carabiniers s’étaient réveillés tout-à-fait ; ils avaient même eu soin de rafraîchir l’amorce de leurs carabines et de leurs pistolets ; j’en avais fait autant de mon côté. La prudence, sinon la crainte, était permise : peu de temps auparavant, sept gardes-côtes avaient été assaillis et battus à plate couture par une vingtaine de contrebandiers, lisez dix, pour ne rien exagérer. L’aventure de la veille pouvait se renouveler le lendemain, car ici la contrebande n’est pas un fait isolé, mais un fait permanent, de tous les jours ; c’est l’état de choses de ces parages, tout le monde s’en mêle, depuis le ministre qui laisse faire, et pour cause, jusqu’au vagabond sans feu ni lieu, qui paie de sa personne et brave l’escopette des préposés pour une douzaine de cigares ou un madras anglais. Toutefois la journée se passa sans coup férir ; je n’eus pas même, hélas ! l’émotion d’une rencontre suspecte.

Une fois au point culminant du Cañarete, la beauté de la vue dédommage des fatigues de la matinée ; l’œil plane sur tout l’espace de mer contenu entre la Pointe d’Hélène et le promontoire volcanique de Gate, autrefois cap Carideno. La ville d’Almérie apparaît bientôt elle-même, gracieusement assise au fond de sa rade en fer à cheval. Les crêtes bleues des deux sierras de Filabrès et d’Algamilla percent la nue, comme les créneaux d’une citadelle élevée contre le ciel par l’orgueil des Titans. Le soir venu, ce magnifique panorama se couvrit d’une vapeur d’or, qui passa bientôt au pourpre, et les brises marines nous firent oublier par leur fraîcheur vivifiante les ardeurs tropicales des landes de Dalias. La lune brisait ses pâles rayons dans le miroir onduleux de la Méditerranée. Les chevaux avaient repris courage, et ne se ressentaient point des rudes épreuves de la journée ; le mozo lui-même ne jurait plus, et les carabiniers entonnaient des coplitas.

La coplita est une romance de quatre vers, le plus souvent improvisée et chantée, qu’elle soit gaie ou triste, sur un air invariable ; cet air sacramentel est une cantilène monotone un peu sauvage, souvent fausse, et n’a pour lui que cette espèce d’originalité qui constitue la couleur locale. Soit dit sans faire tort à mes deux chevaliers du fisc, improvisées ou non, leurs coplitas laissaient beaucoup à désirer, sous le rapport de la musique et des paroles ; leurs voix d’ailleurs ne les faisaient pas valoir. Une entre toutes, cependant, me parut mieux que les autres et m’est restée dans la mémoire c’est la plainte amoureuse d’un prisonnier, disons tout, d’un galérien, presidiario, qui n’a que son cœur à donner, mais qui, en le donnant, croit faire encore un cadeau de prix. Hâtons-nous d’ajouter, pour l’honneur de l’objet aimé, que la peine des présides n’entraîne pas en Espagne l’infamie que laisse chez nous le bagne. Voici le quatrain des carabiniers tel qu’ils le chantaient ; si la mesure n’y est pas, qu’on s’en prenne aux chanteurs, non à moi : je cite littéralement.

No soy duque, conde ne marques,
Soy un pobre presidiario ;
Mas un corazon quien sufre y calla

No se incuentra donde se quere[4]

Le sentiment exprimé dans ces vers ne manque assurément ni de dignité ni d’orgueil ; il représente fidèlement la fierté native, la personnalité chevaleresque, pundomorosa, du peuple, du vrai peuple espagnol. Les échos de la nuit répétaient encore les dernières notes de la coplita militaire, quand nous arrivâmes devant Almérie. La porte de la ville allait se fermer, car il était tard. La population des campagnes était depuis long-temps couchée, celle de la ville l’était aux trois quarts ; aussi ne fut-ce pas sans peine, et surtout sans attendre (en Espagne on attend toujours), que je parvins à me faire ouvrir la posada de San-Fernando.


III.

Selon l’opinion commune, qu’on nous pardonnera de résumer en deux mots, Almérie est une cité phénicienne ; son premier nom fut Port-Grand ; les Romains la baptisèrent Urci ; elle s’appela ensuite Viji, et son nom actuel, qu’elle tient des premiers Mores débarqués en Espagne, veut dire en arabe miroir. Sœur aînée de Grenade, Almérie fut sa rivale et brilla long-temps avant elle, témoin ce vieil adage populaire :

Almérie était Almérie,
Grenade était sa métairie.

Indépendamment de ses produits agricoles, elle avait de grandes manufactures d’étoffes de soie, d’or et d’argent : son commerce était si étendu, si prospère, qu’on l’appelait la Clef du Gain, Llave de Ganancia. En 1147, les Génois assiégèrent cette ville avec une armée navale composée de soixante-trois galères et de cent soixante-trois bâtimens de transport ; malgré des forces si imposantes, ils ne vinrent à bout de leur entreprise que grace à l’assistance du roi de Castille et du comte de Barcelone, dont les troupes attaquèrent la place par terre, tandis qu’eux-mêmes l’assaillaient par mer. Quelle idée tant d’efforts réunis contre une seule ville ne donnent-ils pas de sa puissance ! Quoique poussé avec vigueur, le siège dura long-temps. La défense des Mores fut héroïque, mais inutile ; ils succombèrent. Emportée d’assaut, Almérie fut livrée au pillage. Le butin fut immense ; entre autres richesses, les vainqueurs en rapportèrent la fameuse coupe d’émeraude, sacro catino, qui fit sous l’empire le voyage de Paris, et qui, restituée à Gênes en 1815, est conservée aujourd’hui dévotement dans le reliquaire de la cathédrale. Telle est l’origine que don Diego de Mendoza, dans son Histoire de la Guerre de Grenade, et les chroniqueurs les mieux informés attribuent à la précieuse relique de San-Lorenzo ; mais s’il faut en croire les Génois, le sacro catino aurait été conquis à Césarée au temps des croisades, bien des siècles auparavant, il aurait, selon eux, figuré parmi les présens offerts à Salomon par la reine de Saba, et même c’est dans ce plat merveilleux que le Rédempteur du monde aurait partagé avec ses disciples l’agneau pascal. Qui donc s’imagine-t-on glorifier par de semblables rêveries ?

Retournons à Almérie, et passons des fables du cloître aux réalités de l’histoire. Conquise par les rois catholiques deux ans avant Grenade, Almérie mourut du coup, ou du moins elle ne fit plus dès-lors que végéter et languir. Son sol est toujours aussi fertile, son climat aussi propice, sa rade aussi sûre ; mais la vie manque, et tout manque avec elle. Plus de commerce, plus d’industrie, l’agriculture est restée dans l’enfance. Aux riches et intrépides galères du moyen-âge ont succédé de méchans caboteurs, dont Alicante et Malaga sont les colonnes d’Hercule. Les grandes manufactures d’étoffes précieuses ont fait place à de misérables fabriques de sparterie qui occupent la population pauvre, c’est-à-dire à peu près tout le monde. On me fit voir en grande pompe, et comme quelque chose d’extraordinaire, une fabrique de céruse et une autre de plomb giboyer, qui me parurent peu florissantes. Tout ce qui ne vit pas des ateliers ou des champs vit de la pêche, sans préjudice de la contrebande, qui est l’industrie-mère et avouée du pays ; on s’en cache à peine. Si je ne la faisais pas, se dit chacun à part soi, pion voisin la ferait à ma place, et le fisc n’y gagnerait rien. Cette commode logique met les consciences à l’aise.

Ne croyez pas, quand je vous parle de contrebande, qu’elle se pratique ici clandestinement comme un trafic honteux et coupable dont soi-même on rougit ; non, elle se pratique en plein soleil, à main armée, aussi publiquement que s’il s’agissait de la spéculation la plus naturelle et la plus licite. Un débarquement est annoncé ; trois ou quatre cents cavaliers, souvent plus, surgissent comme par enchantement, et, bien montés, bien armés, se rangent en bataille sur la côte pour recevoir au débarquement la cargaison frauduleuse. Que voudriez-vous qu’une poignée de douaniers fit contre une armée ? Qu’elle mourût ?… Oh ! l’on n’est point si héroïque en Espagne ; on aime mieux partager. Dix-neuf fois sur vingt, la douane est complice et prend sa part du butin. Il y en a pour tout le monde ; ne faut-il pas bien que tout le monde vive ? Une fois débarqués, les ballots sont chargés tranquillement sur des mules, et conduits en bon ordre et sous bonne escorte à leur destination. On fait bien aussi la contrebande par les Pyrénées et par la frontière de Portugal ; mais, comparées aux expéditions du midi, celles du nord et de l’ouest tombent dans les infiniment petits. Tandis que j’étais à Almérie, on parlait d’un convoi de huit cents mulets, et, quelques mois auparavant, six cents contrebandiers des environs s’étaient laissés surprendre dans la rivière de Tabernas, au pied de la sierra de Filabrès. Cette fois, le fisc avait été mis sur la trace des fraudeurs, non par ses suppôts ou ses espions, mais par des jaloux ; car il est à remarquer (et c’est là un des traits caractéristiques de cette étrange industrie) que, lorsqu’une ville ou un village ont opéré leur débarquement, ils prêtent main-forte à la douane contre le débarquement du voisin, afin, disent-ils naïvement, d’empêcher la concurrence.

Les Anglais, comme chacun sait, sont les instigateurs de ces fraudes monstrueuses, et l’Espagne n’est pas pour eux une alliée, c’est un débouché ; aussi la guerre civile faisait-elle bien leur affaire ; ils n’y voyaient qu’une diversion favorable à leur âpre négoce. Tandis qu’on se battait en Navarre, les côtes d’Andalousie étaient dégarnies de troupes, et le métier n’en allait que mieux. On ne se figure pas la masse de produits britanniques introduits ainsi dans la Péninsule, sans compter ceux qui y entrent par les voies régulières ; les villes et les campagnes en sont inondées ; un jour suffit à l’approvisionnement d’une année. Fondez, après cela, une industrie nationale. Encore quelques années de ce régime, et l’Espagne pourrait se trouver, vis-à-vis de l’Angleterre, à l’état de colonie, comme le Portugal l’est depuis le traité de Méthuen. Je tiens le fait suivant d’un ministre anglais à Madrid. Le chiffre des exportations destinées à l’Espagne dans une seule ville, Liverpool, et pour un seul article, le coton, a dépassé, en un seul mois, le chiffre des importations totales de la douane espagnole pendant toute une année, et pour tous les articles de tous les pays. L’excédant était entré par contrebande. Quelle perte énorme pour le trésor ! Les choses en sont arrivées à ce point que les manufacturiers catalans vendent, comme provenant de leurs propres fabriques, des tissus anglais marqués à leur nom par leurs correspondans de Manchester ou de toute autre place, et introduits en fraude dans leurs magasins. Jamais l’exploitation d’un peuple par un autre ne s’est pratiquée sur une plus grande échelle et par des moyens plus machiavéliques. La ruse échoue-t-elle, on recourt à la violence, et le droit du plus fort est là pour couvrir et légitimer les iniquités les plus criantes ; les croisières anglaises n’ont pas d’autre but, et les huit cents canons de Gibraltar, contre qui donc croyez-vous qu’ils soient braqués ? Tout le monde le sait, tout le monde le dit ; mais on le répète en vain tous les jours et dans toutes les langues : l’Angleterre n’en poursuit pas moins sa route en ligne droite avec une persévérance, une audace, qui ont fait d’elle l’arbitre suprême de tous les marchés.

La première chose qu’on montre d’ordinaire à un voyageur dans une ville étrangère, surtout au midi de l’Europe, c’est la cathédrale, qu’elle en vaille ou non la peine. Celle d’Almérie est un assez beau vaisseau du XVIe siècle ; mais elle est fort basse, par crainte sans doute des tremblemens de terre, et, contemporaine des révoltes morisques, elle a je ne sais quel faux air de forteresse, comme si, en cas d’attaque, elle avait dû servir de refuge aux fidèles. On y voit encore des citernes, et le clocher carré aurait pu, au besoin, faire une bonne défense. Ici, du reste, il n’est pas question d’architecture : montueuses et tortueuses, pavées mal ou pas du tout, les rues, percées au hasard, s’en vont où elles peuvent et comme elles peuvent ; jetées pêle-mêle les unes par-dessus les autres, les maisons affectent la même liberté, le même désordre. La plupart sont carrées, et toutes, soigneusement passées à la chaux, se terminent par des terrasses où l’on prend le frais pendant les soirées d’été. Si, au lieu de s’ouvrir sur la rue, les croisées s’ouvraient en dedans sur les cours intérieures, on prendrait ces habitations pour des maisons moresques. A cela près, il n’existe pas dans toute l’Espagne une ville dont la physionomie soit plus arabe que celle d’Almérie, vue surtout à vol d’oiseau. J’avais quelque peine à ne pas me croire de l’autre côté de la Méditerranée. Pour compléter l’illusion, la vieille forteresse sarrazine qui domine la cité ressemble trait pour trait à la casbah de Tanger : elle est, comme elle, abandonnée, démantelée, ruinée ; mais on y découvre encore, en cherchant bien, quelques vestiges des appartemens habités jadis par les émirs. Elle pouvait, dit-on, contenir vingt mille aines ; la ville entière, y compris son faubourg, ne les contient pas aujourd’hui.

Malgré les violentes réactions catholiques des XVIe et XVIIe siècles, quelques maisons particulières ont échappé au marteau du saint-office et gardé intact le cachet more. Je m’en rappelle une entre autres, dans la rue dite de la Descente d’Almanzor (Bajada de Almanzor), que l’on prendrait pour une maison de Constantine ou de Tétuan ; le nom même de la rue ne saurait être plus musulman. Presque toutes avaient autrefois des noms analogues ; mais elles ont été pour la plupart débaptisées par les Français en 1808, qui leur ont donné pour parrains les grands hommes de l’époque ancienne et moderne. Il y a la rue Murillo, la rue Cervantès, la rue Sénèque, la rue Trajan, et ainsi des autres. Certes, on ne pouvait être plus courtois envers les peuples conquis.

La courte occupation française s’est signalée par un bienfait plus efficace : elle a chassé les morts et avec elle la mortalité du sein des églises. Le cimetière construit par les Français à l’extérieur de la ville en est assez éloigné pour être en certains temps un but de promenade. On s’y rend en tartane (traduisez patache), à travers de vastes champs de cactus-opuntia ; mais la paresse indigène se contente ordinairement de la promenade intérieure de la ville. Cette promenade est plantée des plus beaux ormeaux que j’eusse vus en Espagne. On va m’objecter sans doute que l’ormeau n’est pas précisément un arbre oriental, et qu’il s’allie mal aux souvenirs du croissant. D’accord ; aussi n’est-il ici que l’exception : il frappe comme une anomalie à côté des cactus, des lauriers roses, et surtout des palmiers, qui balancent leur tête africaine dans les cours et dans les jardins. Almérie jouit d’une grande richesse et d’une grande variété de végétation : la soude, le coton, le sparte, croissent de toutes parts dans les environs de la ville ; la canne à sucre, le café, l’indigo, l’ananas, s’y sont acclimatés sans peine. J’ai mangé au mois de juillet des chirimoyas du Pérou venues en pleine maturité dans le jardin du gouverneur, et l’on pourrait naturaliser de même sur le territoire d’Almérie tous les fruits d’Amérique les plus délicats, les plus savoureux. Je ne parle pas des mûriers, des platanes, des amandiers ; tous ces arbres et beaucoup d’autres du même genre sont communs dans tout le midi de l’Espagne. Nous ne saurions mieux terminer l’énumération de ces richesses naturelles qu’en citant le passage suivant du Voyage Scientifique de Guillaume Bowles : « Me promenant un jour, dit-il, à quelques centaines de pas de la ville, je vis que la mer avait rejeté sur la plage cinquante à soixante vers de cinq à six pouces de long sur un de large, et dont le corps était divisé en anneaux. J’en pris un, et m’aperçus qu’il secrétait abondamment dans mes mains une liqueur qui les teignait en pourpre ; je le coupai en huit morceaux, et de tous les huit sortit la même liqueur, si bien que j’en recueillis ainsi une bonne cuillerée. Cette découverte me fit penser que la pourpre, si estimée des anciens Orientaux, qu’ils l’achetaient au poids de l’or, émanait de trois animaux différeras : le murea ordinaire, qui vit toujours au fond de la mer ; la pourpre proprement dite, coquillage imparfait que l’on voit souvent voguer sur l’eau comme un navire, à l’aide d’une membrane qui lui sert de voile, et enfin le ver sans coquille que je viens de décrire[5]. » Laissons au naturaliste anglais l’honneur et la responsabilité de sa découverte ; remarquons seulement que les habitans d’Almérie n’en tirent aucun parti ; bien plus, ils l’ignorent, et l’insecte précieux distille en pure perte sur leurs grèves sa pourpre orientale.

Si jusqu’à présent je n’ai rien dit de la population, c’est que je n’ai rien à en dire ; hidalgos et commerçans m’ont paru peu cultivés, peu sociables, et dépourvus de toute originalité. L’habit des hommes est celui de tout le monde. Les femmes sont restées plus fidèles aux traditions de leurs mères ; la basquine noire est toujours de mode, et les chapeaux du Palais-Royal, ou prétendus tels, n’ont pas encore détrôné la mantille indigène ; on voudrait seulement qu’elle encadrât de plus jolis visages. Je ne parle pas de la chaussure : le soulier quasi-chinois et le bas de soie bien tiré sont le triomphe des Espagnoles de toutes les provinces et de toutes les classes. Comme partout, le paysan a plus de caractère que les citadins, et son costume est assez pittoresque, quoique peu compliqué et singulièrement élémentaire. Rien de plus simple, de plus primitif ; jugez-en. Une tunique de toile qui laisse à nu les jambes, un gilet sans manches, des sandales de sparte nommées alpargatas, une ceinture rouge et un feutre à larges bords, voilà ce costume au grand complet. Encore ne parlé-je ici que du labrador aisé ; le manœuvre ne porte qu’une chemise et un caleçon. Quant aux enfans, je n’ai pas besoin de vous dire qu’ils vont tout nus dans les champs, dans les rues, et se roulent au soleil comme des sauvages de l’Océanie.

Un Irlandais qui a sur le bord de la Méditerranée une assez belle maison m’en fit les honneurs avec beaucoup de cordialité, bien que je ne lui fusse ni connu ni recommandé. Quand je n’étais pas en course, j’étais sur sa terrasse, suivant du regard les tableaux mouvans du port et les navires qui fuyaient à l’horizon comme des oiseaux blancs. Plus la journée avait été brûlante, plus la soirée était fraîche. Mariées ensemble, les brises de terre et de mer confondaient dans l’espace le parfum salin des plantes marines et les émanations plus douces de la vega. C’étaient là vraiment des nuits élyséennes. Le paysage d’ailleurs est admirable, et possède, indépendamment de beautés plus modestes, les deux élémens du sublime dans la nature, les montagnes et l’Océan. On oublie l’Europe dans cette Afrique anticipée ; j’y faisais pour ma part une assez bonne vie, et je l’aurais volontiers prolongée, si l’Alpuxarra ne m’eût réclamé. Il fallait songer enfin à y transporter ma tente.


CHARLES DIDIER.

  1. Amer des pues de la muerte y el sitio de la Alpuxarra. M. Damas Hinard a donné récemment une traduction énergique et fidèle de ce drame de Calderon.
  2. J’ai vu à Madrid un manuscrit espagnol, écrit par un Arabe, à l’usage des Morisques qui avaient oublié leur langue maternelle. C’est une suite de préceptes entremêlés d’observations sur l’Espagne et la cour de Philippe III.
  3. Le pic de Mulehacen a 1,800 toises de haut ; la Veleta, une trentaine de moins.
  4. « Je ne suis duc, comte ni marquis, je suis un pauvre galérien ; mais un cœur qui souffre et se tait ne se rencontre pas où l’on veut. »
  5. Introduction a la historia natural y a la geografia fsica de Espana, in-4o, page 164.