L’Atlantide/VI

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Albin Michel (p. 92-105).



CHAPITRE VI


LES INCONVÉNIENTS DE LA LAITUE


À l’instant où Eg-Antenouen et Bou-Djema se trouvèrent face à face, il me sembla surprendre chez le Targui comme chez le Chaamba un tressaillement, aussitôt réprimé de part et d’autre. Ce ne fut, je le répète, qu’une impression toute fugitive. Elle suffit, néanmoins, pour me donner la résolution d’interroger d’un peu près, dès que nous serions tous deux seuls, mon guide sur notre nouveau compagnon.

Ce début de journée nous avait assez fatigués. Nous décidâmes donc de la terminer là, et même de passer la nuit dans la grotte, afin d’attendre la complète décrue.

Au réveil, tandis que j’étais en train de repérer sur la carte notre itinéraire de la journée, Morhange s’approcha de moi. Je remarquai son air un peu gêné.

— Nous serons dans trois jours à Shikh-Salah, — lui dis-je. — Peut-être même après-demain soir, pour peu que nos chameaux marchent bien.

— Nous allons peut-être nous séparer avant, — articula-t-il.

— Comment cela ?

— Oui, j’ai modifié légèrement mon itinéraire. Je n’ai plus l’intention de marcher directement sur Timissao. Auparavant, je serais heureux de pousser une petite pointe à l’intérieur du massif du Hoggar.

— Je fronçai le sourcil :

— Qu’est-ce que cette nouvelle idée ?

En même temps, mes yeux cherchaient Eg-Anteouen, que, la veille et quelques instants plus tôt, j’avais pu voir s’entretenant avec Morhange. Il était en train de raccommoder placidement une de ses sandales avec du fil poissé donné par Bou-Djema. Il ne releva pas la tête.

— Voici, — expliqua Morhange, de moins en moins à l’aise. — La présence d’inscriptions analogues m’est signalée par cet homme dans plusieurs cavernes du Hoggar occidental. Ces cavernes se trouvent à proximité du chemin qu’il a à faire pour rentrer chez lui. Il doit passer par Tit. Or, de Tit à Timissao, par Silet, il y a à peine deux cents kilomètres. C’est un parcours quasi classique[1], de moitié plus court que celui que j’aurais à faire seul, quand nous nous serions quitté, de Shikh-Salah à Timissao. Vous voyez, c’est aussi un peu la raison qui me pousse à…

— Un peu ? Très peu, — répliquai-je, — Mais votre parti est-il absolument arrêté ?

— Il l’est, — me fut-il répondu.

— Quand comptez-vous me quitter ?

— J’aurais intérêt à le faire aujourd’hui même. La route par laquelle Eg-Anteouen compte pénétrer dans le Hoggar coupe celle que voilà à environ quatre lieues d’ici. J’ai même, à ce propos, une petite requête à vous adresser.

— Je vous en prie.

— Ce serait, mon compagnon Targui ayant perdu le sien, de me laisser un des deux chameaux de charge.

— Le chameau qui porte vos bagages vous appartient au même titre que votre mehari, — répondis-je froidement.

Nous demeurâmes quelques instants sans parler. Morhange gardait un silence gêné. Moi, j’étais en train d’examiner ma carte. Un peu partout, mais surtout vers le Sud, les régions inexplorées du Hoggar y faisaient, parmi le bistre des montagnes supposées, de nombreuses, de trop nombreuses taches blanches.

Je dis enfin :

— Vous me donnez votre parole qu’après avoir vu ces fameuses grottes, vous rallierez Timissao par Tit et Silet ?

Il me regarda sans comprendre.

— Pourquoi une telle question ?

— Parce que, si vous me donnez cette parole, et pour peu naturellement que ma compagnie ne vous soit pas désagréable, je vous accompagnerai. Je n’en suis plus à deux cents kilomètres près. Je rallierai Shikh-Salah par le Sud, au lieu de le rallier par l’Ouest, voilà tout.

Morhange me regarda avec émotion.

— Pourquoi faites-vous cela ? — murmura-t-il.

— Mon cher ami, — c’était la première fois que je donnai ce nom à Morhange, — mon cher ami, j’ai un sens qui prend dans le désert une merveilleuse acuité, le sens du danger. Je vous en ai donné un petit exemple hier matin, au moment de l’orage. Avec toute votre science rupestre, vous me paraissez ne pas vous faire une idée très nette de ce qu’est le Hoggar, ni des rencontres qu’on y peut faire. Ceci posé, j’aime autant ne pas vous laisser courir seul au-devant de certains risques.

— J’ai un guide, — fit-il avec son adorable naïveté.

Toujours accroupi, Eg-Anteouen continuait à rapetasser sa savate.

Je marchai vers lui.

— Tu as entendu ce que je viens de dire au capitaine ?

— Oui. — répondit le Targui avec calme.

— Je l’accompagne. Nous te quitterons à Tit, où tu t’arrangeras pour nous faire arriver sans encombre. Où est l’endroit où tu as proposé au capitaine de le conduire ?

— Ce n’est pas moi qui le lui ai proposé, c’est lui qui me l’a demandé, — fit remarquer froidement le Targui. — Les grottes où sont les inscriptions sont à trois jours de marche, au Sud, dans la montagne. La route est d’abord assez rude. Mais ensuite elle s’infléchit, et l’on gagne sans peine Timissao. Il y a de bons puits, où les Touareg Taïtoq, qui aiment les Français, vont faire boire leurs chameaux.

— Et tu connais bien le chemin ?

Il haussa les épaules. Ses yeux eurent un sourire méprisant.

— Je l’ai fait vingt fois, — dit-il.

— Eh bien, alors, en avant.


Pendant deux heures, nous allâmes. Je n’échangeai pas une parole avec Morhange. J’avais l’intuition nette de la folie que nous étions en train de commettre en nous risquant avec cette désinvolture dans la région la moins connue, la plus dangereuse du Sahara. Tous les coups qui, depuis vingt ans, travaillent à saper l’avance française sont sortis de ce Hoggar redoutable. Mais quoi ! c’était de plein gré que j’avais apporté mon adhésion à cette folle équipée. Je n’avais plus à y revenir. À quoi m’eût servi de gâter mon geste par une apparence continuelle de mauvaise humeur ? Et puis, il fallait bien me l’avouer, la tournure que commençait à prendre notre voyage n’était point pour me déplaire. J’avais, dès cet instant, la sensation que nous nous acheminions vers quelque chose d’inouï, vers quelque monstrueuse aventure. On n’est pas impunément des mois, des années, l’hôte du désert. Tôt ou tard, il prend barre sur vous, annihile le bon officier, le fonctionnaire timoré, désarçonne son souci des responsabilités. Qu’y a-t-il derrière ces rochers mystérieux, ces solitudes mates, qui ont tenu en échec les plus illustres traqueurs de mystères ?… On va, te dis-je, on va.


— Êtes-vous au moins bien sûr que cette inscription possède un intérêt de nature à justifier ce que nous allons tenter ? — demandai-je à Morhange.

Mon compagnon tressaillit agréablement. Je compris la crainte où il était, depuis le départ, que je ne l’accompagnasse à contre-cœur. Du moment où je lui offrais l’occasion de me convaincre, ses scrupules n’existaient plus et son triomphe lui paraissait certain.

— Jamais, — répondit-il d’une voix qu’il voulait mesurée, mais sous laquelle perçait l’enthousiasme, — jamais une inscription grecque n’a été découverte sous une latitude aussi basse. Les points extrêmes où elles ont été mentionnées appartiennent au sud de l’Algérie et de la Cyrénaïque. Mais au Hoggar ! Rendez-vous donc compte. Il est vrai que celle-ci est traduite en caractères tifinar. Mais cette particularité ne diminue pas l’intérêt de la chose : elle l’accroît.

— À votre avis, quel est le sens de ce mot ?

— Antinéa ne peut être qu’un nom propre, — dit Morhange. — À qui s’applique-t-il ? J’avoue l’ignorer, et si, à l’heure actuelle, je marche vers le Sud en vous y entraînant, c’est que je compte sur un supplément d’informations. Son étymologie ? Il n’y en pas une, il y en a trente possibles. Songez bien que l’alphabet tifinar est loin de cadrer avec l’alphabet grec, ce qui multiplie les hypothèses. Voulez-vous que je vous en soumette quelques unes ?

— J’allais vous en prier.

— Eh bien, il y a d’abord ἀντί et ναῦς, la femme qui est placée en face du vaisseau, explication qui eût bien plu à Gaffarel et à mon vénéré maître Berlioux. Ceci s’appliquerait assez aux figures sculptées à l’avant des navires. Il y a un nom technique que je ne retrouverais pas en ce moment, même si l’on me donnait cent cinquante coups de bâton[2].

« Il y a ensuite ἀντινῆα, qu’il faudrait rattacher à ἀντί et ναός, celle qui se tient devant le ναός, le ναός du temple, celle qui est en face du sanctuaire, la prêtresse par conséquent. Interprétation qui charmerait de tout point Girard et Renan.

« Il y a, ensuite ἀντινέα, de ἀντί et νέος, neuf, ce qui peut signifier deux choses : ou celle qui est le contraire de jeune, c’est-à-dire vieille ; ou celle qui est l’ennemie de la nouveauté, ou l’ennemie de la jeunesse.

« Il y a encore un autre sens de ἀντί, en échange de, qui survient à propos pour compliquer les possibilités ci-dessus ; il y a également quatre sens au verbe νέω, qui signifie tour à tour aller, couler, filer ou tisser, amonceler. Il y a de plus… Et remarquez que je n’ai à ma disposition, sur la bosse d’ailleurs confortable de ce méhari, ni le grand dictionnaire d’Estienne, ni les lexiques de Passow, de Pape ou de Liddel-Scott. Ceci uniquement, mon cher ami, pour vous prouver combien l’épigraphie est science relative toujours subordonnée à la découverte d’un texte nouveau, qui contredit les données antérieures, quand elle n’est pas à la merci des humeurs des épigraphistes et de leurs conceptions particulières de l’univers[3].

— C’est un peu mon avis, — dis-je, — Mais laissez-moi m’étonner qu’avec une vue aussi sceptique des buts que vous poursuivez, vous n’hésitiez pas à affronter des risques qui peuvent être assez grands.

Morhange eut un pâle sourire.

— Je n’interprète pas, mon ami, je collige. De ce que je lui rapporterai, Dom Granger a la science qu’il faut pour tirer des conclusions qui échapperaient à mes faibles connaissances. J’ai voulu m’amuser un peu. Pardonnez-moi.

En cet instant, la sangle d’un des chameaux de charge, sans doute insuffisamment serrée, tourna. Une partie du chargement bascula et tomba à terre.

Déjà Eg-Anteouen était descendu de sa bête et aidait Bou-Djema à réparer le dommage.

Quand ils eurent terminé, je fis marcher mon mehari à côté de celui de Bou-Djema.

— Il faudra mieux sangler les chameaux, à la prochaine halte. Ils vont avoir à marcher en montagne.

Le guide me regarda avec étonnement. Jusque-là, j’avais jugé inutile de le tenir au courant de nos nouveaux projets. Mais je me figurais qu’Eg-Anteouen l’en aurait informé.

— Mon lieutenant, la route de la plaine blanche jusqu’à Shikh-Salah n’est pas montagneuse, — dit le Chaamba.

— Nous ne prenons plus la route de la plaine blanche. Nous allons descendre vers le Sud, par le Hoggar.

— Par le Hoggar, — murmura-t-il. — Mais…

— Mais quoi ?

— Je ne connais pas la route.

— C’est Eg-Anteouen qui nous conduira.

— Eg-Anteouen !

Je regardai Bou-Djema, qui venait de pousser cette exclamation sourde. Ses yeux se portèrent avec un mélange de stupeur et d’effroi sur le Targui.

Le chameau d’Eg-Anteouen cheminait une dizaine de mètres en avant, côte à côte avec celui de Morhange. Les deux hommes conversaient. Je compris que Morhange devait entretenir Eg-Anteouen des fameuses inscriptions. Mais nous n’étions pas si en arrière qu’ils ne pussent entendre nos paroles.

De nouveau, je regardai mon guide. Je le vis blême.

— Qu’y a-t-il, Bou-Djema, qu’y a-t-il ? — demandai-je à voix basse.

— Pas ici, mon lieutenant, pas ici, — murmura-t-il.

Ses dents claquaient. Il ajouta, comme dans un souffle :

— Pas ici. Le soir, à la halte, lorsqu’il sera tourné vers l’Orient, en train de faire sa prière, quand le soleil disparaîtra. Alors, appelle-moi près de toi. Je te dirai… Mais pas ici. Il parle, mais il écoute. Va-t’en. Rejoins le capitaine.

— En voilà bien d’une autre, — murmurai-je, pressant du pied le col de mon mehari pour rattraper Morhange.


Il était environ cinq heures du soir, lorsque Eg-Anteouen, qui allait en tête, s’arrêta.

— C’est ici, — dit-il, mettant pied à terre.

L’endroit était sinistre et beau. À notre gauche, une fantastique muraille de granit découpait son arête grise sur le ciel rouge. Cette muraille était, de haut en bas, fendue par un couloir sinueux, haut de mille pieds peut-être, d’une largeur parfois à peine suffisante pour laisser passer trois chameaux de front.

— C’est ici, — répéta le Targui.

Vers l’Ouest, droit devant nous, dans la lumière du couchant, la piste que nous allions quitter déroulait son ruban pâle. La plaine blanche, la route de Shikh-Salah, les haltes sûres, les puits connus… Et, du côté opposé, cette muraille noire sur le ciel mauve, ce couloir sombre.

Je regardai Morhange.

— Arrêtons-nous, — dit-il simplement, — Eg-Anteouen nous conseille de refaire au grand complet notre provision d’eau.

D’un commun accord, nous décidâmes de passer la nuit là, avant de nous engager dans la montagne.

Il y avait une source, dans une cuvette ténébreuse, où tombait une belle petite cascade ; quelques arbustes, quelques plantes.

Déjà, les chameaux, à l’entrave, s’étaient mis à brouter.

Bou-Djema déposait sur une grosse pierre plate notre couvert de campagne, gobelets, assiettes d’étain. Une boîte de conserve ouverte par ses soins fut placée à côté d’un plat de laitue qu’il venait de cueillir sur les bords humides de la source. Je voyais, aux gestes saccadés avec lesquels il disposait sur la roche ces divers objets, combien son trouble était grand.

À un moment qu’il s’était penché vers moi pour me tendre une assiette, il me désigna d’un geste le lugubre couloir ténébreux où nous allions nous enfoncer.

Blad-el-Khouf ! — murmura-t-il.

— Que dit-il ? — demanda Morhange, qui avait surpris son geste.

— Blad-el-Khouf. Voici le pays de la peur. C’est ainsi que les Arabes appellent le Hoggar.

Bou-Djema était revenu s’asseoir à l’écart, nous laissant à notre dîner. Accroupi, il se mit à manger quelques feuilles de laitue, qu’il avait réservées pour lui.

Eg-Anteouen était immobile.

Tout à coup, le Targui se leva. Le soleil à l’Ouest n’était plus qu’un tison rouge. Nous vîmes Eg-Anteouen s’approcher de la fontaine, étendre à terre son burnous bleu, s’agenouiller.

— Je ne croyais pas les Touareg si respectueux de la tradition musulmane, — dit Morhange.

— Moi non plus, — dis-je pensivement.

Mais j’avais autre chose à faire, en cette minute, qu’à m’étonner.

— Bou-Djema, — appelai-je.

En même temps, je regardai Eg-Anteouen. Absorbé dans sa prière, tourné vers l’Ouest, il ne m’accordait visiblement aucune attention. Il était en train de se prosterner, lorsque, à voix plus forte, je criai de nouveau.

— Bou-Djema, viens avec moi vers mon mehari, j’ai quelque chose à prendre dans la fonte.

Lentement, posément, toujours agenouillé, Eg-Anteouen murmurait sa prière.

Bou-Djema, lui, n’avait pas bougé.

Seul, un gémissement sourd me répondit.

Morhange et moi avions immédiatement sauté sur nos pieds et couru auprès du guide. Eg-Anteouen y parvint en même temps que nous.

Yeux clos, extrémités déjà froides, le Chaamba râlait entre les bras de Morhange. J’avais saisi une de ses mains. Eg-Anteouen avait pris l’autre. Chacun avec nos moyens, nous nous efforcions de deviner, de comprendre…

Soudain, Eg-Anteouen sursauta. Il venait d’apercevoir la pauvre gamelle bosselée que l’Arabe tenait, une minute plus tôt entre ses genoux, et qui, maintenant, gisait à terre, renversée.

Il s’en saisit, écarta, les examinant rapidement l’une après l’autre, les quelques feuilles de laitue qui y restaient encore, et poussa une rauque exclamation.

— Bon, — murmura Morhange, — au tour de celui-là maintenant, va-t-il devenir fou !

L’œil fixé sur Eg-Anteouen, je le vis sans mot dire se précipiter vers la pierre où était disposé notre couvert ; une seconde après, il était de nouveau à nos côtés, tenant le plat de laitue auquel nous n’avions pas encore touché.

Il prit alors dans la gamelle de Bou-Djema une feuille verte et charnue, large et pâle, et la rapprocha d’une autre feuille qu’il venait de saisir dans notre plat, à nous.

Afahlehlé ! — dit-il simplement.

Un frisson me secoua, ainsi que Morhange — c’était donc là l’afahlehlé, le falesiez des Arabes sahariens, la terrible plante qui avait frappé de mort, plus vite et plus sûrement que les armes touareg, une partie de la mission Flatters.

Eg-Anteouen était maintenant debout. Sa haute silhouette se profilait en noir sur le ciel devenu tout à coup d’un lilas très pâle. Il nous regardait.

Et, comme nous nous empressions auprès du malheureux guide :

— Afahlehlé, — répéta le Targui en secouant la tête.

Bou-Djema mourut au milieu de la nuit, sans avoir repris connaissance.

  1. La route et les étapes de Tit à Timissao ont été en effet repérées, dès 1888, par le capitaine Bissuel. Les Touareg de l’Ouest, itinéraires 1 et 10, (Note de M. Leroux.)
  2. Il est peut-être bon de rappeler ici que les Figures de Proues sont précisément le titre d’un très remarquable recueil poétique, de Mme Delarue-Mardrus. (Note de M. Leroux.)
  3. Le capitaine Morhange semble avoir oublié dans cette énumération, par endroits fantaisiste, l’étymologie Ἀνθίνεα, forme dialectale dorienne de Ἀνθίνη, de Ἄνθος fleur, et qui signifierait qui est en fleur. (Note de M. Leroux.)