L’Homme-fourmi

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Figuière (p. v-235).



À JACQUES FREHEL


Le jour où je vis frémir, sous la transparence de vos livres, votre nature généreuse, je n’eus envers vous qu’une justice d’avare ou de pauvre. J’aime, dès la première rencontre, les talents latins et leur simple harmonie. Il me faut une plus longue application pour comprendre les génies barbares. Leur libre fécondité et leur prodigalité apparemment folle me troublent d’une admiration où l’étonnement tient d’abord, je le crains, plus de place que la sympathie. Je me perds aux coudes inattendus, aux brusqueries divergentes de leurs créations touffues, et je suis porté à dire, plus que mon émerveillement, mon inquiétude. Mais ce n’est qu’une question de temps et de fréquentation. Quand je connais enfin la forêt à demi sauvage aussi bien que le parc, je sens de combien elle est plus largement belle et plus noblement émouvante.

Aussi d’un zèle joyeux je m’efforce gravant au fronton de ce livre, — monument sans doute ruineux, hélas ! — mon admiration chaque jour plus profonde pour tant de pages de Bretonne, pour presque toutes les pages de Déçue et plus encore, s’il est possible, pour ces étonnants poèmes en prose que vous nommez trop modestement contes ou nouvelles et que vous êtes bien coupable, Madame, de ne pas réunir en volume.

HAN RYNER.




P. S. — J’ai tenu à laisser celle dédicace telle qu’elle parut pour la première fois en 1901. Mais n’ai-je pas le devoir, ma chère amie, d’avertir que votre crime d’abstention est réparé ? Vos délicats et pénétrants poèmes en prose, vous les avez groupés, pour notre joie durable, sous ce titre d’une exquise mélancolie, Le Cabaret des Larmes. Je commettrais une grave injustice — envers le public plus encore qu’envers vous — si je n’indiquais aussi combien, depuis le commencement du siècle, vous avez dépassé toutes vos promesses et toutes nos espérances, ou si je négligeais de nommer ces deux chefs-d’œuvre larges et complets : Le Précurseur, La Guirlande sauvage.



I

Avant de conter mon incroyable métamorphose et les étranges aventures de ma vie de fourmi, il me paraît d’une bonne méthode de dire celui que j’étais à l’heure de la surprise et de résumer en peu de lignes mon existence antérieure.

Ces premières pages me seront difficiles et humiliantes. Depuis l’étonnante épreuve, mes idées et mes sentiments ont bien changé. L’homme que je suis méprise justement l’homme que je fus. Je vais essayer de ressusciter un instant l’être méprisable et méprisé. C’est à lui que je dois donner la parole d’abord. Autrefois serait inexactement peint sans les couleurs d’autrefois, et je ne puis expliquer une période de mon existence qu’en retrouvant le ton dont je parlais alors et le rythme sur lequel je pensais.

Je m’appelle Octave-Marius Péditant. Je suis né le 8 avril 1875 à Château-Arnoux (Basses-Alpes) de parents considérés, riches pour notre village et fiers de leur supériorité de fortune. Tant en terres et autres immeubles qu’en argent solidement placé, ils possédaient plus de deux cent mille francs. Par malheur, eux si sages, si sobres en tout le reste, ne surent point limiter le nombre de leurs enfants.

J’étais l’aîné et, dès mon plus bas âge, j’annonçais d’heureuses dispositions scientifiques. Ils n’eurent pas la justice de comprendre ce qui était dû à mon intelligence. Pourtant, si j’étais resté fils unique, si j’avais eu assez de revenus pour vivre sans travail forcé, pour consacrer tout mon temps aux études que j’aimais, j’aurais pu devenir un économiste de premier ordre, l’égal de M. Paul Leroy-Beaulieu ou de M. Baudrillart ! Hélas ! On me donna six frères et quatre sœurs. Et encore, heureusement, mon père mourut très jeune, sans avoir le temps matériel de compléter la douzaine.

Quoique je parle avec une raison inflexible même quand il s’agit des miens, je ne voudrais pas qu’on me prît pour un mauvais cœur. Ce jugement serait injuste. Et voici la preuve :

Mon père était mort intestat. Je pouvais, à ma majorité, réclamer mes droits. Je n’en fis rien. Je laissai ma bonne mère, tant qu’elle vécut, jouir de ce qui m’appartenait. Et même, mon frère Bienvenu et le mari de ma sœur Désirée ayant voulu demander le partage, je leur montrai ce qu’il y aurait d’inconvenance à une telle précipitation ; je leur dis combien nous y perdrions dans l’estime de nos compatriotes ; je leur fis remarquer que notre mère, très malade, n’avait plus que peu de temps à vivre. En un mot, j’usai de mon autorité d’aîné et de savant, contre mes intérêts. J’eus l’ennui de réussir. Si j’avais échoué, si ces mauvais fils avaient persisté, tout le pays, en les blâmant, eût vanté ma noble opposition, et j’aurais retiré plus d’avantages d’une belle action qui, précisément, ne m’eût plus rien coûté.

À huit ans, on me mit au collège (aujourd’hui lycée) de Digne. On me retira bientôt de cet établissement insuffisant, et j’ai fait la plus grande partie de mes études au lycée de Marseille. Je fus toujours dans les premiers de ma classe. Mais ma période brillante entre toutes fut celle de mes études de droit. Je fus reçu docteur avec cinq boules blanches. J’aurais voulu, après ces succès de bon augure, me livrer tout entier à la noble science de l’économie politique, la plus belle création des XVIIIe et XIXe siècles, celle qui nous vaudra l’estime de l’avenir. Mon patrimoine, trop réduit par le grand nombre d’intrus (j’appelle ainsi mes frères et mes sœurs, êtres grossiers qui ont voulu quitter très jeunes le collège ou la pension et qui n’ont jamais donné à mes parents et à moi que des sujets de plainte) ne me permit point de suivre sans entraves ma vocation.

Je choisis une carrière libérale, estimée, qui entoure de sécurité et de considération. J’entrai dans l’Enregistrement. À vingt-huit ans, étant déjà receveur à Sisteron, je fis un mariage passable. Ma femme m’apportait cinquante mille francs de dot et d’assez belles espérances, qui avaient le tort de paraître bien éloignées.

Malgré le peu de loisirs que me laissaient mes devoirs professionnels, j’avais publié succesivement plusieurs mémoires d’économie politique. Notre gouvernement — qu’on calomnie beaucoup trop — m’en avait récompensé par les palmes académiques et par le mérite agricole. Mon dernier travail, celui qui m’avait valu le ruban vert, était une statistique très soignée des déprédations dont une espèce de fourmis, l'aphœnogaster barbara, se rend coupable à l’égard de nos blés.

Le 11 avril 1897, j’étais allé me promener sur un plateau voisin de Sisteron, en un lieu nommé Chambrancon. Couché sur le ventre, — posture peu convenable en elle-même et que pouvait seul excuser l’amour de la science — j’étudiais les mouvements d’un fourmilière. Un doute m’était venu sur un détail affirmé dans ma brochure d’après un autre observateur. Je voulais vérifier et, en cas d’erreur, enrichir d’une note la seconde édition de ma Statististique des déprédations de l’aphœnogaster barbara à l’égard de nos blés.

Avec cette patience qui, au témoignage de Buffon, suffit à former le génie, j’examinais les prévoyants insectes. Tout à coup, sans que, du fond de ma préoccupation, j’eusse entendu le moindre bruit de pas, des paroles m’arrivèrent, étranges de sonorité douce, étranges de sens : « Bonjour, bonjour, disaient-elles. Je suis une fée ».

Mon esprit traduisit en grande vivacité : « Tu es une folle ». Je me sentais hostile à la nouvelle venue. Il y avait indiscrétion insolente à troubler ainsi mes travaux par des paroles mystificatrices. Et il m’était pénible, même dans la liberté d’une campagne déserte, d’être surpris couché sur le ventre par une femme qui, sans doute, ne comprenait rien aux exigences de l’observation scientifique.

Je me dressai, en une hâte, comme pressé par un aiguillon. D’une main rapide je secouai la poussière de mon pantalon. Et je regardai la fâcheuse.

Ses vêtements, en dehors de toute mode, draperies plus que robes, suivaient à grands plis jaunes les courbes de son corps. Un ignorant les eût trouvés ridicules seulement. Je sentais aussi vivement que tout autre combien ils étaient peu convenables dans notre monde moderne. Mais ils ne me blessaient point comme de l’inconnu : ils éveillaient en moi des souvenirs de tableaux. Et, sans doute, je les aurais trouvés ingénieusement beaux si, au lieu de courir les champs, ils s’étaient manifestés dans un bal travesti.

De cette harmonie noble, qui eût été un charme sans sa blessante inopportunité, émanait un parfum délicieux et sans analogue. J’en donnerai une idée bien fausse et bien grossière en le comparant à quelque mélange de thym et de lavande qu’on aurait atténué par je ne sais quel moyen, rendu léger, discret et a la fois plus pénétrant.

La femme qui portait cette atmosphère caressante et ces étoffes emphatiques était belle, mais d’une de ces beautés déroutantes, inutiles, qui n’éveillent point le désir. Elle était trop grande, aussi grande que la Vierge assise par le Vinci sur les genoux de sainte Anne et dont la taille excessive est blâmée par la plupart des critiques autorisés. Le défaut choquait d’autant plus qu’elle se tenait debout, la tête raide, en une fierté. Ses longs et fins cheveux se déroulaient librement, recouvraient les épaules comme d’un camail noir et se mariaient avec le jaune de la robe en une harmonie agréable. Le visage ressemblait beaucoup à celui de la Vierge de Léonard dont je parlais tout à l’heure. Seulement il était moins plein, d’une grâce et d’une malice plus jeunes encore, presque puériles, ce qui faisait avec la grandeur extrême de cette personne et l’orgueil de son attitude un contraste bizarre, charmant et pourtant irritant. Je n’aime guère que la beauté soit étrange. Je la veux faite de régularité et de santé, résultat de l’obéissance à toutes les lois de la vie.

II

Je sentis qu’il y aurait inconvenance à continuer mon examen silencieux. Et je dis, avec le sourire de quelqu’un qui daigne condescendre à une plaisanterie :

— Bonjour, mademoiselle la fée.

Elle souriait déjà et ses yeux brillaient comme brillent les yeux fous. Mon salut ajouta des rayons à son sourire, et son regard devint un feu de joie.

— Ah ! dit-elle, toi, au moins, tu n’est pas un négateur !

Je reculai d’un pas, je toisai l’impertinente personne et je fis remarquer, très digne :

— Mademoiselle, les receveurs de l’enregistrement n’ont pas l’habitude d’être tutoyés par…

J’eus un instant d’hésitation. Je pensais : « par les coureuses ». Mais une pitié me vint de sa folie trop évidente. Je me contins et j’achevais ma phrase de façon moins blessante, quoique très ferme encore :

— Les receveurs de l’enregistrement n’ont pas l’habitude d’être tutoyés par les premiers venus.

Elle fronça le sourcil, marcha sur moi, impérieuse, dominatrice. À cet instant, sa beauté intimidante et absurde me fit songer ces mots : « une reine folle ». Toutefois, elle souriait de nouveau, avec une indulgence qui eût dû m’offenser, quand elle répondit :

— Les fées sont des grammairiennes logiques. Elles n’emploient pas le pluriel en s’adressant à un seul. Si ça te blesse en français, je te parlerai latin.

Elle étouffa un rire et, plongeant sa grande taille dans une révérence moqueuse, elle dit :

Salve, prœposite publicis tabulis exator. Puis, se redressant, la physionomie très amusée :

— Il y a des titres un peu grotesques… quand on les traduit.

J’étais écrasé de stupeur. Elle parut flattée de mon silence admiratif. D’une voix qui n’était presque plus insolente, elle expliqua :

— Respectable receveur de l’enregistrement, je n’eus jamais l’intention de t’offenser. Au contraire je voulais te remercier de n’avoir pas nié mon titre de fée, comme font tous les imbéciles que je rencontre.

Son sourire devint aimable. Sa beauté écrasante se recouvrit comme d’une séduisante joliesse. Ainsi se transfigurent, dans la joie d’amour, certains visages hautains. Et elle disait, d’une voix qui chante et qui pénètre :

— Écoute, ami. Nous sommes, nous autres, des remercieuses actives ; nos paroles sont des attelages qui courent traînant derrière eux le bienfait. Exprime un désir, et ma puissance s’exercera en ta faveur.

La folie est contagieuse. Voici que moi, un homme raisonnable, un receveur de l’enregistrement, un docteur en droit, un économiste, je me dis un instant : « Une fée. Qui sait ? Après tout, nous ignorons tout. » Et, certes, ce ne fut qu’un éclair de démence aussitôt éteint dans l’immensité sombre d’une honte. Mais je n’eus plus le courage de m’éloigner de l’être bizarre et poétique. Je me sentis incapable de mécontenter « la reine folle ». Je consentis à faire ma partie dans son jeu, à donner ma réplique dans la féerie. Je répondis :

— Immortelle, pardonne à la grossièreté des vœux d’un mortel. J’ai déjà la santé et l’intelligence. Les femmes me trouvent beau. Que désirerais-je, sinon la fortune ?

— Qu’appelles-tu fortune ? Je précisai :

— Admire la modération d’un sage ou, tout au moins, ne méprise pas la médiocrité de mes désirs. Le petit million me suffirait.

— Tu auras ton million, affirma-t-elle.

Je demandais, plus vivement que je ne l’aurais dû :

— Quand ?

— Dans quinze mois. Je la pressai encore :

— Pourquoi pas tout de suite ? Mais la fée eut cette réponse, digne d’une femme ordinaire :

— Parce que. Et elle ordonna :

— Forme un second vœu.

Après une longue réflexion, j’eus une moue d’indifférence et mes bras soulevèrent légèrement un geste embarrassé :

— Je ne vois pas ce que je pourrais demander… Je repris, avec hésitation, avec crainte :

— Être ministre, peut-être.

— Tu le seras dans cinq ans, si tu le désires encore.

Cette promesse, même si je l’avais prise au sérieux, ne m’eût pas donné grande joie. Cette fois, je ne réclamai point : « Pourquoi pas tout de suite ? »

Mais la fée m’aiguillonnait :

— Exprime un troisième vœu.

Bien que tout ceci, dans ma pensée, fût plaisanterie et bavardage, ma modération naturelle se révolta, et je dis :

— Je n’ai plus rien à désirer.

— Quoi ! s’écria « la reine folle », tu ne demandes rien pour ton âme… Je protestai :

— Mais j’ai tout demandé pour mon âme. La fortune me permettrait de me donner sans réserves à ma chère économie politique. Je vivrais à Paris, au milieu d’une société intelligente. J’assisterais aux premières…

Elle m’interrompit, méprisante :

— Ah ! c’est ça que tu appelles des joies de l’âme. Pauvre homme ! qui n’est même pas curieux…

— Par exemple ! pas curieux, moi… Eh ! bien, et mes travaux de statistique ?…

Elle ne daigna pas répondre. Elle s’assit sur l’herbe, me fit signe de l’imiter. Délicatement, ses doigts cueillirent une fourmi. Elle la considéra, avec un sourire étrange. Puis elle demanda :

— Tu n’as jamais désiré savoir ce qui se passe dans l’esprit d’un autre animal ? Mon orgueil d’homme s’exprima :

— Il doit s’y passer si peu de chose !

— C’est ce qui te trompe, affirma-t-elle. Veux-tu faire l’expérience ? Veux-tu que je te change en fourmi ?…

III

Je fus pris d’une grande pitié pour cette femme admirable qui était une folle. Et je crus voir un moyen de la guérir : lui démontrer son impuissance. J’évitai les maladresses de mes premiers vœux. Je commençai par couper toute retraite à la présomptueuse. D’un ton incrédule, je sifflai presque :

— Me changer en fourmi ?… Quand ?

— Mais à l’instant même, dit-elle. Je répliquai, gouailleur :

— Comment feras-tu ? Tu as oublié ta baguette. Mais elle :

— Crois-tu qu’un roi soit obligé de prendre son sceptre pour donner un ordre ?… D’ailleurs, si tu désires voir les signes extérieurs de ma puissance, soit satisfait.

Par je ne sais quel tour de prestidigitation, elle eut entre les doigts une sorte de bâton de chef-d’orchestre. La fourmi qu’elle avait ramassée tout à l’heure fut sur cette baguette, s’y promena hâtivement, en une terreur éperdue : elle se précipitait vers l’extrémité, puis, brusquement, comme si elle se fût heurtée à un obstacle invisible, se rejetait en arrière.

« La reine folle » sourit à la fourmi. Et elle lui dit :

— Calme-toi. Je ne te veux aucun mal.

La forumi, comme si elle avait entendu et compris, s’arrêta. Pour s’occuper, elle se mit à faire la toilette de ses antennes.

De nouveau, l’étrange jeune fille s’adressait à moi :

— Tu veux devenir ce petit animal ?

— Je le veux.

— Et tu ne poses aucune condition ? interrogea-t-elle. Tu ne fais aucune réserve.

— À quoi bon ? Elle s’exclama :

— Imprudent !

Elle me regarda avec une douceur infinie. Puis son œil s’alluma d’une flamme ironique et ces mots vinrent à moi, — telles des femmes tentatrices s’approchent gracieuses, coquettes un peu, ondulations hésitantes qui avancent mais que le moindre geste vers elles refoulerait :

— Et le million qui doit échoir dans quinze mois à M. le receveur de l’enregistrement, que faut-il que j’en fasse ?

Je ne voulus pas être en reste de moquerie et, malgré l’émotion dont me faisait frisonner le mot « million », je rétorquai :

— Tu m’as fait des promesses contradictoires pour un pauvre esprit mortel. À toi de les tenir toutes.

— C’est simple, dit-elle. Tu seras fourmi un an seulement… L’arrangement te convient-il ?

— Je l’accepte. Elle insista.

— Et tu ne demandes rien autre chose ? Tu ne vois pas d’autres précautions à prendre ?

— Je ne vois pas.

Mais elle, dans un éclat de rire :

— Quels étourdis que ces receveurs de l’enregistrement ! Quel avantage retirerais-tu du voyage, si tu oubliais d’emporter un peu de mémoire ? Il te faut encore la faculté de penser en homme aussi bien qu’en fourmi.

Je m’écriai :

— Pauvre reine folle ! De l’impossible tu tombes dans l’inconcevable. Comment le cerveau ridiculement petit d’une fourmi porterait-il une pensée d’homme ?

Elle dit, injurieuse :

— La pensée d’un homme de génie l’écraserait peut-être. Mais l’esprit d’un homme ordinaire pèse peu.

Après un silence, elle reprit :

— Je ne te garantis pas, d’ailleurs, que ta pensée double ira sans grande souffrance. Mais rarement tes deux esprits seront des lumières simultanées. D’ordinaire une seule éclairera ta conscience. Et pourtant, parce que le second être restera là, invisible mais présent, toujours sur le point de se confronter à son voisin, et de le maudire, et de le contredire, et de le nier en une querelle hurlante, toute pensée te sera pénible, anarchique et chaotique jusqu’à la folie, ou presque. Tantôt l’habitude humaine rythmera à faux ta pensée de fourmi, affolera la fourmi pensante. Tantôt ton cerveau de fourmi, instrument de précision et non outil de labour, grincera à la lourde pensée humaine, comme un fin scalpel dont on exige le labeur d’une bêche.

Elle parlait en une attitude accablée, la tête penchée, les bras tombants, les mains touchant presque le sol. Le sourire avait disparu de ses lèvres. Et ses yeux étaient deux fleurs de tristesse.

Mais elle redressa son buste. Son regard s’éclaira. Sa bouche eut un frémissement qui, peu à peu entr’ouvrit un sourire vaillant. Ses bras se relevèrent. Sa main libre vint soutenir son menton. Et elle recommença, d’une voix qui pleure encore mais qui déjà encourage :

— Sois brave. Ne recule pas devant la douleur intellectuelle, cet ennoblissement. La pensée est celle dont les limites sont inconnues. Mais elle n’est calme que si elle se replie, petite, sur ellemême, se renferme en son terrier aveugle. Aussitôt qu’elle en sort, aussitôt surtout qu’elle cède à son instinct de s’élargir et de monter plus haut et de descendre plus profond, voici qu’elle souffre par toute sa surface ; car les choses entrent en son agrandissement comme des épines et des clous entreraient dans un corps.

Et elle méprisa ma tranquillité :

— Enfant pauvre, ta pensée s’ignore, ne s’étant encore heurtée à nulle autre pensée.

Elle leva sa baguette, retendit vers mon front en un mouvement solennel qui, brusque, s’arrêta.

— J’oubliais… murmura-t-elle. Elle ouvrit une parenthèse irritée :

— Mais aussi pourquoi cet être banal ne songe-t-il même pas au détail pratique ? Et elle m’injuria violemment :

— Imbécile ! Si je te transformais en fourmi sans autre précaution, toute la fourmilière se jetterait sur l’intruse, et tu périrais en d’horribles supplices… Il faut que tu sois une fourmi de cette fourmilière.

— Je me moquai :

— En cas d’accident, tu m’aurais ressuscité.

Je ne sais si elle entendit ma remarque ironique. Mais elle la négligea pour continuer sa pensée :

— Et tu ne demandes pas non plus, s’indigna-t-elle, comment tes frères les hommes te recevraient après ta longue disparition, après qu’ils se seraient partagé tes dépouilles et que leurs rangs serrés auraient effacé ta place dans la vie sociale. Elle réfléchit un instant. Puis :

— Tu seras pendant un an la fourmi qui est sur ma baguette. Et cette fourmi, pendant la même année, sera M. Octave Péditant.

— C’est cela, dis-je en riant. Une simple permutation.

Je n’en dis pas davantage. La baguette avait touché ma tête. J’étais fourmi.

IV

II semble que la secousse d’une telle métamorphose devait laisser un durable souvenir. Il n’en est rien. J’étais homme l’instant auparavant. Maintenant je ne l’étais plus. Mais il n’y avait pas eu de transition, pas de passage aperçu, pas de point intermédiaire auquel la mémoire pût se raccrocher. Et je me souviens seulement de cette pensée, ou plutôt de cette stupeur :

— Tiens, c’est vrai, je suis fourmi.

Je m’étonnai beaucoup moins en songeant :

— Tiens, c’est vrai, c’était une fée.

Mais voici. D’autres effarements, d’autres affolements plutôt, entraient par mes yeux, entraient… j’allais dire : par mes oreilles ; mais je n’avais plus d’oreilles. Je voulus fuir, me réfugier sous terre, dans la fourmilière, ne plus voir, ne plus entendre tout cet impossible. En vain je courus au bout de la baguette, essayai de me laisser tomber sur le vêtement de la fée, pour descendre par le plus court aux souterrains sourds et aveugles où ma folie s’apaiserait, s’endormirait. Une force invincible m’attachait à la baguette. La fée voulait que, tout de suite, malgré mon anéantissement, je regarde ; que, tout de suite, je sache que l’univers de l’homme n’est pas l’univers unique et nécessaire, mais que ce sont nos yeux qui créent notre monde. Elle voulait que désormais ces termes philosophiques « relativité de ia connaissance », que j’avais prononcés mille fois comme vous tous, fussent pour moi autre chose que des mots.

Je n’avais point de paupières pour me protéger contre le monde affolant qui, malgré moi, entrait en moi. Et mon regard, au lieu de dire seulement ce qui était en avant, me criait confusément tout l’impossible qui m’entourait.

Les lois du langage me forcent à détailler ma stupeur, à en faire, pour ceux qui me lisent, des étonnements séparés, successifs, amusants peut-être. Leur simultanéité les rendait écrasants. II n’est pas désagréable de boire à petits coups, à loisir. Le noyé en qui l’eau entre irrésistible par tout ce qu’il y a d’ouvert en lui suffoque et meurt. Je m’étonne de n’être point mort au moment où, comme dans un milieu irrespirable, je fus plongé suffocant dans cet autre univers.

Songez, d’ailleurs. Je ne pourrai vous dire que le moins extraordinaire, vous faire boire que le moins asphyxiant. Dans les impressions d’un autre animal, tout ce qui est vraiment singulier, puissamment caractéristique, sans analogue avec les sensations de l’homme, ne saurait être balbutié par aucun mot humain, ne saurait même être repensé par mon esprit redevenu exclusivement humain.

Comment bégayer ce que devint pour moi, en cette minute d’agonie, l’univers coloré ? Toutes les nuances étaient nouvelles, sans nom, sans rapport avec aucun souvenir. Pour vous en dire quelque chose, je suis obligé de supprimer précisément leur nouveauté terrassante, de donner dès maintenant et à la fois des explications familiarisantes que j’ai eues beaucoup plus tard, peu à peu. Il me faut détruire, par des analyses dont j’étais bien incapable en ce moment, la synthèse folle qui m’écrasait de tous côtés comme un formidable étau enveloppant et fait sur mesure. Des observations innombrables me l’ont appris depuis : mes yeux de fourmi ignoraient deux des couleurs humaines. Les cheveux noirs de la fée et ses vêtements jaunes formèrent pour mon goût d’homme une harmonie agréable. À présent, les vêtements étaient noirs comme les cheveux. Et ce noir n’était aucun des noirs que vous connaissez. Du même noir encore, plus brillant et plus vibrant que ce que vous appelez noir, étaient les herbes tout à l’heure d’un vert tendre. Et la lumière blanche, à laquelle manquaient les rayons jaunes et les rayons verts et qu’illuminaient des rayons inconnus, n’était pas blanche à mes yeux nouveaux.

Il y a des rapports entre les sensations de l’homme et les sensations de la fourmi que je ne pouvais deviner, que je connais seulement par des expériences faites, depuis que je suis redevenu homme, sur mes amies d’un an. Je sais aujourd’hui, comme d’autres entomologistes, que, le vert et le jaune exceptés, toutes les couleurs du spectre humain affectent la rétine des fourmis. Mais je sais aussi, ce dont ils ne se doutent guère, qu’elles l’affectent tout autrement que notre rétine. Le violet, l’indigo, le bleu, l’orangé et le rouge sont des couleurs pour la fourmi comme pour l’homme. Mais la fourmi ne voit aucun objet violet, aucun objet indigo, aucun objet bleu, aucun objet orangé, aucun objet rouge. Au cours de mon récit, il m’arrivera peut-être d’indiquer une couleur avec les noms que vous employez, de dire, par exemple, que l’amazone est une fourmi rouge. Mais, sous ma plume, le mot rouge désignera les rayons causes communes de deux sensations irréductibles et non l’inexprimable vision de mes yeux de fourmi. En outre, les rayons ultra-violets que l’œil humain ignore créent pour la fourmi de nombreuses couleurs que je ne saurais indiquer d’aucune façon.

La seule chose exprimable, c’est que l’univers coloré de la fourmi est plus varié et probablement plus vaste que l’univers coloré de l’homme. Les nuances y sont innombrables et, quand, pour les ramener à quelques couleurs fondamentales, j’ai examiné l’arc-en-ciel, je n’ai jamais pu y compter moins de vingt couleurs. Cette richesse extrême est-elle donnée à l’insecte par la partie inconnue de son domaine ou est-elle produite par une sorte d’analyse fécondante ? Pour lui y a-t-il une douzaine de couleurs ultra-violettes ou la région bleue du spectre, par exemple, se divise-t-elle en quatre ou cinq couleurs ? Je n’ai aucun moyen de résoudre le problème : j’ignorerai toujours si, au pays des couleurs, la fourmi connaît de vastes et nombreuses terres où votre œil ne pénétrera point, ou si elle prend pour des royaumes telles étendues qui vous semblent de simples provinces.

On devine sans peine que le brusque changement de proportion des êtres et des choses devait peser sur moi comme un affreux cauchemar. La baguette sur laquelle je m’agitais était pour mes yeux un énorme tronc d’arbre. La fée dont j’admirais tout à l’heure la sveltesse, était devenue une montagne informe. Elle me permit de me promener sur sa main. Un fin duvet, que mes yeux d’homme n’avaient pas aperçu, se hérissait comme les hautes herbes d’une prairie et les pores s’enfonçaient, trous disgracieux, dans les soudaines rugosités de ce grossier terrain. Une autre montagne était auprès, et je me dis : « C’est mon remplaçant ! » Je supposai qu’il portait mes vêtements, et j’étudiai leur étrange couleur en songeant : « Voilà donc ce qu’est le gris pour des yeux de fourmi ! »

Je fus jaloux du nouveau Péditant. Sûrement il ne souffrait pas autant que moi. Il n’avait, sans doute, que la pensée humaine, ne sentait pas en lui le heurt de deux êtres. Il n’était pas poursuivi, comme moi, par un affolé qui pense avec des organes impropres à sa pensée. Il n’était pas torturé par un esprit transporté dans un autre cerveau et qui, en ce milieu d’agonie, comme un poisson en notre air trop subtil, s’agite de frémissements et de soubresauts, et qui, toujours haletant, n’aura jamais de noms pour rien nommer de cet univers informe pour lui, inorganisable, réfractaire à son emprise, de ce terrible univers vu avec les yeux d’autrui, avec des yeux si différents, si déformateurs !

Et puis, — j’en avais l’impression angoissante, exagérée, juste pourtant — l’univers que mon remplaçant commençait a connaître était moins varié que celui que je devais apprendre. L’éducation de cet heureux serait relativement facile, tandis que la mienne me paraissait impossible.

Tout m’inquiétait.

Je voyais, vers le sommet de chaque montagne, un abîme affreux qui s’ouvrait et se fermait. Derrière les battants de la première porte, l’entrée de la caverne apparaissait défendue par deux barrières superposées, faites d’étranges rocs, et qui s’écartaient et se rapprochaient comme pour des cataclysmes. Après de longues réflexions terrifiées, je devinai que ces gouffres mouvants étaient les bouches des deux êtres et que la fée causait avec Péditant. Mais j’étais effaré de ne rien entendre de cette conversation qui, me semblait-il, eût dû gronder comme un tonnerre articulé. Leur causerie discrète dépassait, — je le compris plus tard seulement, — ce qu’un physicien appellerait le maximum audibile de la fourmi. J’étais sourd à tous les bruits perceptibles pour l’homme, trop forts pour moi. Et j’entendais énormes des murmures trop faibles que la grossière oreille humaine ne saurait recueillir.

Dans les veines de la main sur laquelle je m’agitais, le sang coulait avec un fracas de torrent. Quand je m’éloignais du tumulte assourdissant, quand je me réfugiais sur la baguette silencieuse, cette heure de midi, accablement si calme pour les hommes de la campagne, se peuplait soudain de cris, de crépitations, de frémissements.

La douce odeur de thym et de lavande que répandait la fée et qui fut un charme à mon odorat humain, à présent m’était intolérable, comme m’eût été intolérable, l’instant d’auparvant, l’odeur d’un charnier.

J’aurais voulu crier à ma persécutrice :

— Laisse-moi, je vais mourir. Puisque me voilà fourmi, laisse-moi vivre ma vie de fourmi… Oh ! que je suis lasse ! J’ai besoin de sommeil. Ne sens-tu pas que cette veille dans un monde hostile d’inconnu est une agonie à laquelle je ne résiste plus ? Grâce ! grâce !

Mais je n’avais plus d’organe pour dire des mots qu’elle pût entendre.

Mes antennes, avec quoi je parlerais désormais, à condition de rencontrer d’autres antennes, s’agitaient désespérées. J’eus une inspiration bizarre et, quoique elle me semblât absolument folle, je la suivis. Dans la prairie qu’était pour moi cette main, je choisis deux herbes parmi les plus souples et, comme si elles étaient des antennes, je leur dis ma souffrance et mon désir. Les fées, sans doute, sont en rapport avec tous les mondes et savent tous les langages. Les deux poils firent, en effet, fonction d’antennes, me répondirent, à peu près :

— Va, ma pauvre amie.

Et la force méchante qui me retenait se détendit, se dissipa.

Je courus, fuyant l’univers fou. D’un grand élan, j’entrai dans la fourmilière. Sans rien regarder, je m’enfonçai en un coin bien obscur, je tombai, je m’endormis.

Mon sommeil, très long, traversa toute l’après-midi, puis toute la nuit. Il dut être d’abord un tunnel profond, sourd et aveugle comme une mort. Mais ensuite il remonta vers la vie, et son opacité insuffisante, crevée de jours de souffrance, fut pénétrée par d’étranges lueurs de cauchemar.

Je retrouve un des songes qui me poignardèrent comme des lames de lumière. Je retrouve celui-là, parce qu’il me frappa bien des fois encore pendant l’année ; parce que ma veille aussi fut souvent blessée de la même peine.

Je me sentais étourdi. Tout le côté gauche de ma tête semblait pris sous un écrasement. Au milieu — comme si en ce point deux êtres se chicanaient, deux écoliers hostiles l’un à l’autre et qui, en se cachant, se poussent, s’efforcent de conquérir sur le voisin un peu de place — une torture bousculante.

J’essayais de voir ce qui se passait dans ma tête. Je comprenais bientôt : je souffrais de la dualité de ma pensée. Et deux images surgissaient simultanées et méchantes. Sur mon cerveau, plate-forme douloureuse, à droite une fourmi m’apparaissait gracieuse et noble ; ma pensée de gauche — si lourde ! si grossière ! — était un homme dressé de toute sa hauteur, le regard lointain, et dont les deux pieds pesaient sur une moitié de ma têie, me faisaient pencher de ce côté, presque tomber.

Les deux images, les deux pensées, n’étaient en pleine conscience que le temps d’un éclair. Je crois que je serais mort si ce déchirement avait duré. Bientôt les deux ennemis s’atténuaient, devenaient des fantômes flottants, disparaissaient. De leur présence de tout à l’heure, nulle trace lumineuse. De leur prochain retour, nulle menace précise. Rien que la vague douleur médiane, l’étourdissement de toute la tête, l’écrasement du côté gauche.

Puis mes deux bourreaux reparaissaient, non plus adversaires hypocrites qui dissimulent leur lutte, mais querelleurs et criards ennemis qui se battent sans souci du spectateur. L’homme, d’un mouvement du pied qui creusait tout le long de mon cerveau de douloureux sillons, poussait la fourmi, la faisait tomber à droite, où elle s’agriffait désespérée. Après, pendant quelque temps, je pensais en homme, je dressais péniblement de branlantes architectures de souvenirs.

Plus souvent la fourmi injuriait l’homme. Les antennes s’adressaient à deux poils de l’orteil, et leur indignation criait en quelque sorte. « Va-t-en, disaient-elles, pauvre qui n’as que sept couleurs au trésor de tes yeux ! » Plus tard, quand je pus mieux comparer les richesses d’un esprit de fourmi et les indigences de l’organisation humaine, elles ajoutaient, les orgueilleuses antennes, bien d’autres mépris à ce premier mépris. Elles disaient surtout : « Misérable qui n’as que cinq sens, va cacher ta honte en la sombre tanière aux cinq étroites fissures ! » L’homme, humilié par ces dédains mérités, se rapetissait, se laissait renverser. Mais toujours, hélas ! de ses doigts recourbés et de ses ongles qui déchirent, le nain suspendait sa chute inachevée, restait accroché au milieu de l’abrupt précipice d’où tout à l’heure il se dresserait grandissant, remonterait m’écraser de son poids brutal.

À mon réveil, il me fallut assez longtemps pour me reconnaître. Puis je sortis, heureux comme un enfant qui court à un beau spectacle. Ma pensée d’homme avait disparu. J’étais dans l’allégresse d’une unité qui se forme, d’une vie qui commence, d’une curiosité qui va plonger ses jeunes organes dans la fraîcheur exquise d’un bel univers tout neuf, non encore fané à la lessive répétée de l’habitude.

L’heureux jour que ce 12 avril où, sans retour en arrière, j’acceptais ma nouvelle condition, consentais à jouir de mon bonheur !

Quelle gamme de plaisirs que la gamme de toutes ces couleurs inconnues et si riches ! Quelques-unes unes me blessaient par leur violence, celles — je le sus plus tard — qui correspondent à votre violet et à votre rouge. Mais les autres, si nombreuses, si communément répandues dans la nature, étaient des bonheurs. Il y en avait d’une douceur si pénétrante…

Pour une immodeste violette dont la couleur brutale heurtait mon regard comme un coup, que de pâquerettes charmantes, au cœur sombre (le jaune des hommes était pour moi un écran obscur et joli, une soie noire), aux pétales lumineux. Je ne dis pas : aux pétales blancs. Car votre blanc grossier était aboli, remplacé par une nuance ineffable, une nuance que vous retrouverez peut-être, chrétiens, en votre paradis.

Et combien était adorable la lumière du matin. Qu’elle me fût un éblouissement direct, inondant, ou qu’elle m’arrivât, fine pluie de joie, tamisée par le noir exquis des verdures, elle me pénétrait d’un enchantement si nouveau, si étonné ! L’enchantement de l’aveugle-né qu’on vient d’opérer et qui, enfin, voit.

Je voyais ! je voyais !

Je payais de quelques pertes, mes admirables acquisitions. Mais je n’étais pas encore en état de les compter. Et puis, c’était peu de chose, cette rançon ; j’étais, malgré elle, merveilleusement enrichi. J’aurai pu la connaître sans me plaindre : le jour où j’ai hérité de deux millions, j’ai su ne point maugréer contre les exigences du fisc.

Je m’en aperçus plus tard, mon œil, ce récepteur de joies, était plus faible que l’œil humain, resserrait le spectacle précis dans un cercle plus étroit, saisissait d’une étreinte molle les formes éloignées. Mais, compensation qui me charmait, je voyais à la fois en avant, en arrière, et à droite, et à gauche, et au-dessus de moi. Je ne pouvais me rassasier du miracle de cette vision si richement panoramique. L’horizon tout entier noyait mes yeux comme un étrange bonheur synthétique et je haletais presque de volupté à boire ainsi à la fois toute la beauté qui m’entourait.

Et la représentation puissamment inattendue, que mes organes originaux créaient avec des décors usés hier, était un opéra. Dans cette lumière inconnue et rajeunissante, la richesse des choses vues s’accompagnait de la richesse des sons. La terre, par chaque brin d’herbe agité de la brise, par chaque caillou réchauffé d’un rayon, par chaque motte joyeuse d’échapper à l’hiver, chantait l’ivresse du renouveau. Et les pas de mes sœurs, les fourmis, les bruissements d’ailes de nos amis les pucerons, le vol des papillons et des oiseaux, la marche de tous les insectes qui se révélaient à moi, formaient des harmonies de sons en même temps que des harmonies de couleurs et des harmonies de mouvements. Ah ! le merveilleux ballet qu’était la nature en ce matin du 12 avril.

Et les parfums n’étaient-ils pas aussi des rythmes chantants et dansants, des bouquets d’ondulations et de mélodies ? Il me semblait les voir flotter et je croyais les écouter aussi, les aspirer comme une musique plus pénétrante peut-être que l’autre. Certes, je ne pouvais supporter les senteurs aimées des hommes, senteurs lourdes et blessantes comme des massues. Tout à l’heure, penchée sur sa tige comme une fille à sa fenêtre, une violette m’avait fait fuir par la brutalité de son arôme autant que par sa couleur agressive. Mais les vrais parfums, les parfums délicats qu’ignoreront toujours vos gros organes, me grisaient jusqu’à l’énervement.

Certaines émanations que vous connaissez et que vous n’aimez point m’étaient des cordiaux et des rafraîchissements. Un courage me venait de l’odeur de chacune de mes compagnes.

Mais la joie de cette journée est bien impossible à dire. Il me semble que j’ai fait un rêve de paradis. J’en retrouve, inexprimables d’informes débris. Je me rappelle, vagues, les voluptés de mes regards, les voluptés de mon odorat, mes voluptés musicales, parce que j’ai encore des organes qui peuvent goûter des plaisirs analogues, bien lointains, certes, de ceux dont j’ai joui, capables pourtant, sourds échos de voix éloquentes, de les rappeler un peu. Ici j’essaie, par la faiblesse branlante des mots, de dresser la Vénus de Milo devant des yeux qui ne connaissent que la Vénus hottentote. Je sens toute la vanité de ma tentative.

Mais je n’essaierais même pas de dire la beauté féminine à la pierre du chemin. Et, par tant de sens absents, vous êtes fermés comme des pierres. Quels balbutiements d’extase vous indiqueraient les joies de sens que vous n’avez pas, que vous ne pouvez par aucun moyen vous représenter ? Eh ! je ne puis plus, maintenant que je suis réduit a votre condition, me les représenter à moi-même. Au moment du retour à la vie humaine, au moment de l'anamorphose, j’ai perdu, hélas ! ma riche pensée de fourmi. Ma mémoire aujourd’hui dépend de mes organes indigents. Elle n’a pu conserver les souvenirs d’organes sans analogues. Là, je suis un pauvre comme vous. Seulement j’ai des regrets inexprimables, impossibles à préciser pour mon esprit, d’horribles regrets sans souvenirs ballotés en l’obscurité de limbes ; des regrets de damné qui ne peut, même en imagination, jouir une seconde de l’architecture du ciel.

Je regarde mes mains dénuées et sèches. Et je me désespère, songeant que tout un fluide trésor a coulé entre mes doigts et que je n’en puis retrouver une seule goutte.

VI

Longtemps, ma pensée humaine fut absente. À peine deux ou trois fois, je la sentis suspendue dans l’ombre du précipice et qui essayait, impuissante, de remonter à la plate-forme lumineuse. Une légère poussée de la fourmi qui occupait toute la place suffisait à renverser l’assaut. Et les efforts du vieil homme, comme des ongles d’acier qui eussent griffé un silex, avaient éclairé mon bonheur de brusques lueurs de comparaison.

Quand je me fus bien désaltéré à la fraîche beauté des choses, j’admirais la noblesse svelte de mes compagnes. La forme allongée du thorax me remplissait de joie et le subit resserrement qui précède l’abdomen, l’admirable pétiole, plus étroit que le cou, m’émouvait comme jadis une belle taille de femme. Mais nul désir ne salissait mon émotion purement esthétique.

Je ne me rassasiais point de l’équilibre merveilleux du corps. Je regardais avec transport le cercle de la tête longtemps si parfait, et la façon suave dont la courbe se modifie pour permettre l’attache mobile et noble du cou. De l’autre côté du thorax, après le pétiole, cou plus élégant, se dessinait, faisant contrepoids à la tête, l’ovale régulier de l’abdomen.

La grâce longue et puissante des membres, le mouvement harmonieux des six pattes, me pénétrait aussi d’une volupté qui ne me vint jamais de la plus belle démarche féminine. Si Virgile avait pu voir ce que je voyais, il eût ensuite méprisé, comme lourds, les pas révélateurs de déesses et la course envolée de sa Camille.

Je contemplais surtout la tête : la beauté rayonnante et fascinatrice des yeux aux cent facettes ; la beauté aussi des antennes, longues herbes toujours agitées au vent de la pensée. Le nombreux rayonnement immobile faisait les physionomies profondes comme des puits de ciel. Et le mouvement continuel des antennes, tantôt lent et grave comme une méditation, tantôt rapide comme un geste de combat,leur donnait l’expression et l’éloquence.

Or je fis un retour orgueilleux sur moi-même. Après m’être dit bien des fois, enthousiaste : « Comme elles sont belles ! » je songeai, radieux : « Comme je dois être belle ! »

Je me cachai dans un paradis écarté, au milieu de la petite forêt que formait un plant de pâquerette, et je me mis à étudier, glorieuse, le corps merveilleux qui était mon corps.

Au creux d’une feuille, quelques gouttes de rosée s’étaient réunies. Je me penchai sur ce miroir et j’admirai le spectacle que j’étais. Mes yeux d’abord me séduisirent. Ils formaient au premier aspect deux calottes sphériques lumineuses, comme deux convexités de ciel. Mais, à les considérer attentivement, ils se décomposaient en innombrables hexagones dont chacun était un œil complet, suffisait à voir une portion d’horizon. Chacune de ces facettes, pour employer le mot savant, était un trou par où les images pénétraient jusqu’à mon cerveau. J’essayai plusieurs fois, mais inutilement, de les compter, ces trous enrichisseurs. Je me perdais toujours dans le carrelage de lumière.

Puis je m’amusai à remuer mes antennes, à mirer la grâce parlante de leurs gestes, leur souplesse, leur rare finesse. Elles étaient divisées en douze articles, tous mobiles. Le premier, celui qui est attaché directement à la tête, est très long. Les autres, beaucoup plus petits, forment un coude avec lui, semblent la lanière d’un fouet vivant, dont il serait le manche. Vos savants ont donné aux deux grandes divisions de l’admirable organe des noms bien ridicules : la lanière vivante, pour eux, est un funicule et le manche toujours ému, un scape.

Ces antennes, injuriées des deux noms grotesques, sont non seulement des parures, de minces panaches branlants, mais les plus nobles et les plus utiles des organes. Elles sont le tact curieux et frémissant. Elles sont l’instrument de l’odorat. Elles sont enfin l’instrument du langage. Je les agitais, moins pour voir de beaux mouvements que pour jouir de ma faculté de parler et pour préciser ma pensée. Vous pensez avec des mots ; je pensais avec des mouvements d’antennes. Et, tel un méridional qui ne craint pas d’être surpris dit tout haut les paroles de sa joie, de sa douleur ou de son étonnement, telles mes antennes tremblaient, comme devant une confidente, toutes mes passions heureuses.

Je m’émerveillais aussi des deux triangles de mes mandibules. Je les faisais jouer, écartant et rapprochant leurs bords que la disposition des dents faisait ressembler à deux scies. Je me disais quelle arme puissante devait constituer cette pince. Et j’essayais cet étonnant instrument de travail qui savait scier comme une scie, couper comme des ciseaux, arracher comme des tenailles, gâcher, racler, lisser, assujettir comme des truelles, enlever les déblais comme des pelles et, comme des mains, saisir, transporter, déchirer.

Je faisais jouer aussi mes lèvres longues et mobiles et ma langue si singulièrement élastique, si rapide à laper ou à lécher ; ma langue qui, comme celle du chat, passait sur tout mon corps en une caresse qui nettoie et embellit.

Sous mes lèvres, mes palpes remuaient coquettement, tels des doigts grêles et très inégaux. Les deux palpes extrêmes, les palpes maxillaires, très longs, s’agitaient presque comme des antennes, tandis qu’entre eux, les deux petits palpes labiaux frémissaient plus lents. Et les joies que j’aspirais par ces quatre siphons, je ne puis les dire, je ne puis même les rappeler. Ces minces organes cachés sous la bouche sont le siège de sens inconnus de l’homme. Je me souviens, comme en un rêve vague, qu’ils m’apportèrent souvent des voluptés paradisiaques, parfois d’infernales tortures. Revenu sur la terre, je ne retrouve rien des plaisirs et des souffrances d’un monde trop différent.

Après quelques regards à mon front, à mes joues, à la plaque immobile qui recouvre la bouche et que les savants nomment l'épistome, je m’éloignai du miroir liquide et j’examinai directement mon thorax et mon abdomen. L’abdomen était d’un ovale très pur. Il comprenait cinq anneaux emboîtés les uns dans les autres et légèrement mobiles. L’élégance allongée du thorax me fut un sourire de beauté, mais j’examinai longuement le mystère de mes pattes.

J’aimais mes griffes si promptes à s’accrocher, si habiles à gratter la terre et à rejeter les déblais, si fortes à retenir une proie, si adroites à attirer un objet utile, à écarter un obstacle. Aux pattes antérieures j’étudiai le peigne arqué qui servait à nettoyer mes antennes, à lisser mes poils, à faire la toilette de tout mon corps. Mais d’étranges petites pelotes qui, entre les griffes, se hérissent de poils courts m’intéressèrent surtout. Grâce à elles, je pouvais escalader les rocs les plus abrupts et les plus glissants. Grâce à elles, je pouvais, victorieuse de la pesanteur, me soutenir dans toutes les positions, marcher sur les plafonds comme sur les planchers. Car de chacun de ces poils innombrables sortait, quand je grimpais ou quand mes pattes portaient mon corps sous elles, une gouttelette d’huile dont l’attraction multipliée suffisait à me soutenir, sans nuire à la rapidité ni à la grâce de mon allure.

VII

Je rejoignis mes compagnes pour me mêler à leurs travaux. Elles étaient de taille très inégale. Les unes me paraissaient des géantes extraordinaires ; d’autres, d’invraisemblables naines. Et, entre les deux extrêmes, toutes les tailles intermédiaires existaient.

Les proportions du corps, admirables chez les petites et les moyennes, étaient moins heureuses chez les géantes. Celles-ci me déplaisaient par leur énorme tête tronquée et cylindrique, formidablement mais lourdement armée. Leur marche, plus rapide que la mienne, avait pourtant quelque gaucherie. Elles portaient leur tête comme un fardeau mal placé et rétablir dans le corps disproportionné méchant, embarrassant. On eût souhaité transformer leurs palpes en pattes pour soutenir le poids mal placé et rétablir dans le corps disproportionné un peu d’harmonie et d’équilibre.

J’étais portée à mépriser, comme une infériorité, la petitesse, pourtant exquisement gracieuse, des naines. Et les fourmis qui avaient à peu près ma taille m’étaient les plus agréables à voir.

Je devais mesurer de six à sept millimètres.

Plusieurs n’avaient que trois millimètres, tandis que certaines fourmis à grosse tête atteignaient jusqu’à douze millimètres.

Ces différences de taille n’établissaient aucune hiérarchie sociale, ne nous divisaient pas en castes commandeuses et obéisseuses. Chacune de nous travaillait, de son côté, comme il lui convenait, pour le bien de toutes. Si une œuvre entreprise ou un projet exigeait l’effort concerté de plusieurs, on demandait l’aide fraternelle des premières rencontrées, grandes ou petites. Cependant quelques-unes travaillaient volontiers ensemble, étaient visiblement liées par une amitié particulière. Il y avait aussi des personnalités plus intelligentes et plus habiles auxquelles on accordait plus de confiance. Mais, quelle que fût la solliciteuse, l’aide était refusée bien rarement ; et alors on expliquait toujours en deux ou trois frôlements d’antennes — j’allais dire : en deux ou trois mots — qu’on ne croyait pas au succès de l’entreprise ou qu’on courait à un projet plus cher.

La merveille qui me frappa entre toutes fut celle de notre force musculaire. Étonnée par les fardeaux énormes que portaient avec aisance quelques-unes des travailleuses rencontrées, je me livrai sur moi-même à des expériences, d’abord timides et tremblantes. Mais peu à peu je m’enhardis en un orgueil croissant. Je déplaçai sans peine un poids vingt fois supérieur à celui de mon corps. Je réussis même à soulever un caillou qui, sûrement, pesait trente fois autant que moi. Je cessai bientôt ce dernier effort qui me fatiguait et qui peut-être était dangereux.

À ce moment, le côté gauche de mon cerveau subit une agression de ma pensée humaine. Elle parvint à remonter à la conscience, à se dresser fièrement, une seconde. Mais je chargeai cet homme présomptueux d’un poids proportionnel à celui que je venais de soulever. Je lui dis : « Tu pèses soixante-dix kilos. Voici vingt quintaux sur tes épaules. » Parce que je le chargeai un peu en arrière, il ne s’emboîta pas en lui-même, comme un ressort écrasé. Il s’écroula à la renverse, faible insecte entraîné par la chute d’un rocher.

Une fourmi venait à moi. Ses antennes frôlèrent les miennes. En un reproche affectueux et que, par un usage hardi de l’analogie, j’oserai appeler un reproche souriant, elle me dit :

— Eh ! la paresseuse, viens nous aider. Nous avons découvert un gibier étonnant, mais difficile à capturer.

Je la suivis avec empressement et voici le spectacle auquel bientôt j’assistai :

Un ver de terre énorme était à moitié sorti de son trou. Une centaine d’ouvrières le tenaient, tiraient avec une ardeur folle et inutile, comme des hommes qui essaieraient, en le soulevant de leurs mains, de déraciner un vieux chêne. Lui, s’arc-boutait désespérément et l’attelage obstiné s’épuisait sans avancer d’un pas.

Je m’arrêtai, regardant le grand effort absurde. Je dis à ma compagne :

— Il n’y a rien à faire.

— Tu te trompes, répondit-elle. Il est certain qu’elles s’y prennent mal. Mais viens avec moi. Nous allons déchausser la racine du monstre.

Nous commençâmes à déblayer autour de ce gibier rétif. Des camarades examinèrent nos mouvements, comprirent, vinrent nous aider. Peu à peu la plupart des travailleuses furent avec nous, tandis qu’une trentaine restaient accrochées au ver de terre, l’empêchaient de reculer.

Nos mandibules et nos pattes travaillaient vigoureusement. Grain à grain, le sol était entamé, le petit trou cylindrique s’élargissait en entonnoir et quelques millimètres de plus de notre proie étaient envahis.

Ah ! la rude, la longue besogne ! Quand nous l’avions commencée, le soleil était au milieu du ciel. Il se couchait, et l’œuvre n’était pas achevée. Je me sentais lasse, impatiente, énervée. Mais aucune de mes amies ne se décourageait, aucune ne songeait à prendre un instant de repos. Le travail devait être fini d’une haleine, sous peine d’être inutile ; ce grand intérêt les empêchait de songer à la fatigue. J’avais honte de ma vaillance moindre, et mes pattes et mes mandibules, douloureuses du même mouvement trop répété, continuaient, machinales, leur labeur de terrassiers.

Enfin dégagée tout entière, la racine du monstre ! II ne reste plus qu’à transporter l’énorme capture. Une nombreuse compagnie s’attelle devant et tire ; une autre est en arrière et pousse ; quelques-unes dirigent le milieu du fardeau. Je fais partie d’une autre bande : je suis un des éclaireurs qui fraient la route et rejettent les petits obstacles. Par instant je me retourne pour voir le travail colossal et harmonieux ; je me livre à des calculs ; je songe à des hommes qui porteraient un boudin de cent mètres de longueur et de cinq mètres de rayon.

Tout allait bien. Plusieurs fois les porteurs s’étaient relayés et, lentement mais régulièrement, la caravane avançait. Un fourré d’herbes se rencontre, trop large, qui eût été interminable à tourner. La marche dans cette forêt devint extrêmement pénible. Au contact de chaque feuille et de chaque tige le ver se tordait. Un moment vint où il fut engagé, tout sinuosités, en d’inextricables brouissailles.

Alors, dans l’impossibilité de continuer le transport, ce fut une longue agitation hésitante. Les fourmis ne se résignent guère à abandonner une entreprise et même leur persévérance s’obstine longtemps avant de renoncer aux moyens d’abord employés. Quand quelques-unes proposèrent de couper le ver en deux, il y eut des résistances orgueilleuses. Vingt fois, avant de se décider, on s’attela de nouveau au fardeau trop long, trop mou et trop souple ; vingt fois on expérimenta l’inutilité de cet effort contre la forêt hostile. La nuit était profonde quand nous nous résignâmes, un peu humiliées, à diviser le faisceau de difficultés que nous ne pouvions briser.

Les deux fractions de notre proie emmagasinées dans une case souterraine, je pris avec mes amies un repas qui s’était bien fait attendre. Bientôt le sommeil vint réparer les fatigues et apaiser les émotions de cette heureuse et pénible journée.

VIII

Au cours du précédent chapitre, je me suis un peu étonné de ma hardiesse dans l’emploi de l’analogie. Vingt fois déjà j’aurais dû des excuses au lecteurs pour de tels involontaires et inévitables mensonges. Quand j’essaie de dire avec des paroles d’homme des pensées et des expressions de fourmi, il est bien évident que mes traductions sont d’éhontées trahisons.

Traduire exactement en une langue humaine ce qui a été pensé et dit en une autre langue humaine est presque toujours impossible. Et pourtant quelle parenté étroite rapproche des paroles exprimées par les mêmes organes, des pensées créées par des cerveaux semblables ! il ne peut au contraire y avoir, entre des cerveaux aussi différents que celui de l’homme et celui de la fourmi, entre des langages aussi divers que la parole articulée et le mouvement des antennes, qu’hostilité et mutuelle incompréhension.

Sans doute, quoique privé des organes indispensables, l’homme a de vagues rudiments de langage antennal. Il a la pression des mains ; il a le baiser. Mais ces attouchements, trop synthétiques, ne sont qu’un langage sentimental, profond et imprécis. Le vrai langage antennal, au contraire, avec les vingt-quatre articles qui peuvent être touchés, est un merveilleux instrument d’analyse. Tant que j’ai eu les deux pensées, tant que j’ai pu, malgré la continuelle absence de concordance, essayer la folle comparaison, le langage de la fourmi m’a paru plus précis que votre parole même.

L’autre jour, j’ai eu la curiosité de demander à mon ami Carissan, savant mathématicien, combien de combinaison pouvaient produire les vingt-quatre articles actifs rapprochés des vingt-quatre articles passifs. Après de longs calculs, il m’a répondu par une formule cabalistique ou mathématique toute mêlée de lettres grecques et de lettres latines. Pour donner une idée du résultat écrasant, il avait déterminé la valeur d’une de ces lettres, la dernière, et il affirme que celle-là représente à elle seule chiffre 2 suivi de dix-sept zéros. Songez, d’autre part, à la variété des attouchements possibles, coups ou frôlements. Songez que le sens est différent selon que les deux attouchements sont successifs ou simultanés, intérieurs ou extérieurs, selon que le frottement a lieu dans le sens de la longueur ou dans celui de la hauteur. Songez aux divers degrés de force et de durée. Et vous commencerez à soupçonner l’incomparable richesse du langage antennal.

Mais les points qu’une fourmi tient à préciser sont bien rarement des détails qu’un homme eût remarqués. Le même objet ou le même fait, analysé selon les deux méthodes, produit deux objets ou deux faits mille fois plus différents que votre veille la plus raisonnable et votre songe le plus affolant. Les éléments atteints par une méthode sont d’un autre ordre que ceux atteints par l’autre méthode. Or chaque objet est un microcosme qui reflète l’ensemble de l’univers ; chaque fait, par ses causes et par ses effets, contient l’histoire des mondes.

Essayez de nourrir le mouton de viande, et d’herbe le lion ; mais n’essayez pas d’introduire une pensée de fourmi dans un esprit d’homme. Mes comparaisons pour dire cette impossibilité sont des anémies ; le mouton peut voir votre viande, le lion peut voir votre herbe ; la pensée de la fourmi n’existe pas plus pour votre cerveau que pour votre œil les rayons ultra-violets.

Je le sais trop. J’ai souffert si souvent de ces deux pensées qui se disputaient sans s’entendre, en un perpétuel et irréparable quiproquo : ici criard comme la surdité, là gesticulant comme le délire. Je souffrais de l’impossibilité de comparer, de l’impossibilité de ramener à l’unité. La course grondante d’une locomotive et la prière de sainte Thérèse se ressemblent plus que les deux pensées déchirantes que je portais en moi.

Supposons, cependant — hélas ! je crois bien que je ne conçois pas ce que je vais dire, je crois bien que je vais écrire des mots vides de sens — supposons que Dieu puisse ramener une pensée d’homme et une pensée de fourmi à l’unité. Même alors, il ne pourrait pas, dans l’expression, reproduire le miracle de cette unité ; il ne pourrait pas trouver un mouvement d’antennes qui correspondît exactement à une parole.

Le langage par gestes, tant qu’il reste naturel et spontané est, dans sa pauvreté, ce qui ressemble le plus au riche langage antennal. Essayez de traduire par des mots le sens d’un geste naturel. Plusieurs versions seront possibles. Donc aucune n’est absolue.

Le langage des sourds-muets se traduit facilement en paroles, parce qu’il est un artifice qui gesticule de la parole décomposée en lettres ; il est de la parole écrite sur l’air, comme une missive est de la parole écrite sur du papier. Il est, malgré la première apparence, de l’analyse vocale. Il n’est pas une traduction spontanée de la pensée.

La traduction spontanée d’une pensée est l’expression nécessaire de cette pensée. Elle est la pensée même, la pensée en mouvement. La pensée antennale ne sera jamais exprimée par de la pensée vocale ni la pensée vocale par la pensée antennale. Et les paroles de fourmis que j’ai rapportées ou que je rapporterai doivent être considérées comme les grossiers symboles d’une réalité inexprimable pour nous.

La fourmi qui m’avait amenée déraciner le ver de terre allait devenir ma meilleure amie. En revenant au nid après la difficile besogne où elle avait montré tant d’intelligence, de décision et d’activité je me sentais entraînée vers cet être supérieur et timidement je lui demandai son nom. Vous comprenez bien que je ne puis pas vous répéter le véritable nom, que je ne puis plus me le dire à moi-même, que je ne puis le penser, maintenant que je n’ai plus d’antennes. Ce n’est pas tout à fait au hasard que je la nommerai. Je lui donnerai le nom que, dans la fourmilière, lui prêtait déjà ma pensée d’homme. Je l’appellerai Aristote.

Pourquoi ?

« Aristote » est un mot humain, une pensée vocale, que l’image antennale de mon amie évoquait régulièrement en l’être double et monstrueux qu’était mon esprit. Le vrai nom se composait de quatre attouchements. Le dernier, plus faible que les autres, avait une vague analogie avec vos syllabes muettes. La grande sagesse de mon amie, sa conversation nourrie de faits et toujours pénétrante et toujours — oui, ce mot balbutie une lointaine vérité — toujours généralisatrice, m’incitait aussi à penser au grand philosophe. Chaque fois que ma pensée de fourmi, ma pensée de droite, frémissait les trois attouchements forts et l’attouchement faible, ma pensée gauche prononçait les trois syllabes sonores et la syllabe muette : Aristote. Et aussitôt je me voyais homme, parce que ce nom appliqué à une fourmi me donnait envie de rire, et que la fourmi ne peut pas rire.

En racontant ma première rencontre avec la fourmi Aristote, j’ai dit qu’elle m’adressa un reproche affectueux et comme « souriant ». Je voudrais expliquer ce qui fut ici l’analogue d’un sourire fraternel.

L’homme a plusieurs langages. Il a la parole, langage analytique, langage pratique, langage de la pensée ; la parole qui exprime tout ce dont il a une conscience précise. Et il a le sourire, l’attitude, le geste, le serrement de main, le baiser ; il a les mouvements et les attouchements qui disent des spontanéités et des mystères, du profond et du non analysable.

La fourmi a aussi — à côté du langage antennal et analytique qui dit l’esprit — des moyens de bégayer son âme. Ses antennes peuvent, comme notre parole, dire : Je t’aime. Mais ses sympathies s’expriment de façon moins volontaire et plus spontanée par de douces stridulations auprès desquelles le chant du grillon ou de la cigale est un roulement de tambour si grossier et assourdissant que la fourmi ne l’entend point. C’est par une note de cette langue parlée, ou plutôt musicale, que la fourmi Aristote avait corrigé ce que son reproche pouvait offrir de blessant, m’avait comme « souri », avait transformé en caresses les coups un peu rudes de ses antennes.

IX

La fatigue mauvaise du 11 avril, causée par des phénomènes miraculeux et affolants, avait été suivie d’un sommeil long, agité, emporté en des vertiges sur des nuages de cauchemar qui tout à l’heure vont s’entr’ouvrir, se dissoudre, me laisser tomber. La fatigue saine du 12 avril, fatigue naturelle de la joie et du travail, me procura un bon sommeil sans rêves qui, en peu d’heures, me rendit toutes mes forces. Je m’éveillai, heureux d’un bonheur sans fièvre et sans étonnement.

Dans la galerie supérieure, je rencontrai Aristote, éveillée des premières. Elle me dit un bonjour amical. Et voici que je fus triste en lui rendant sa caresse antennale. Ma pensée d’homme se réveillait aussi. Et elle réclamait cette joie inconnue des fourmis ouvrières, cette satisfaction d’un besoin qu’elles n’ont pas : un amour. Le vilain homme écrasant me piétinait le cerveau gauche. Et il disait : « Aristote n’est pas une femelle, et tu n’es plus un mâle. Vous êtes deux neutres qui ignoreront le baiser, qui ignoreront les douceurs familiales. Voici que commence entre vous – êtres indigents ! — une de ces pauvres amitiés particulières dont deux nonnes impuissantes essaient de se consoler et dont la communauté a la sottise d’être jalouse ».

Je voulus chasser l’insolent. Je lui répliquai : « Oses-tu bien te prévaloir, comme d’un rare bonheur, de l’infâme besoin qui t’apporta, en échange de quelques misérables plaisirs physiques, tant de peines morales ! » Et, en un orgueil qui se révolte, mes antennes gesticulèrent les noms des sens qu’il n’avait pas, lui ; les noms des joies puissantes que toujours il ignorerait, lui.

Il ne comprenait point et il me répétait, sourd obstiné : « Tu as perdu l’amour ! Tu as perdu l’amour ! » Même il se permit une grossière injure historique et. après m’avoir appelé plusieurs fois avec mépris « mâle devenu neutre », il me cria enfin — au moment où je parvenais à le renverser, à le faire dégringoler hors de ma conscience : — « Abélard ! ».

Et, comme j’exprimerais aujourd’hui ma tristesse par un sourire navré, ou par un geste accablé des bras qui retombent, ou par un de ces hochements de tête qui semblent nier tout bonheur, voici que ma peine m’arracha une longue stridulation angoissée et angoissante, tel l’interminable et déchirant sanglot d’un violon.

Aristote me regarda, étonnée, fit une musique consolatrice, d’abord tendre et basse comme une berceuse, mais qui, peu à peu, montait à des vaillances. Et ses antennes demandèrent :

— Qu’as-tu ? Jamais fourmi ne pleura une note aussi poignante…

Je la sentis si amicale, si maternelle que je la voulus pour confidente. J’émis des mélodies de confiance et d’abandon. Ce fut comme si,, homme, j’avais appuyé ma tête trop lourde sur un cœur sûr.

Et mes antennes essayèrent de conter :

— Il y a deux jours, j’étais un homme. Une puissance surnaturelle m’a transformé en fourmi. Mais ma pensée ancienne revient souvent, cruelle comme un ennemi chassé de la ville et qui, éternellement, sans jamais se lasser, ouvre de nouvelles brèches et recommence l’assaut. Tout à l’heure, elle m’a fait regretter que je ne sois pas un mâle et que, toi que j’aime, tu ne sois pas une femelle… Dis, chérie, pourquoi n’avons-nous point d’ailes pour aller nous aimer dais l’azur ?

Elle me regarda comme on regarde un fou. Et elle dit, avec une musique de stupéfaction et de pitié que traduirait peut-être tel de vos branlements de tête :

— Tu as rêvé que tu étais homme… J’ai eu bien des cauchemars dans ma vie ; je n’ai jamais eu de cauchemar aussi laid.

Après une pause, ses antennes reprirent :

— Mais qu’as-tu dit encore ?… J’ai vu bien des fourmis qui avaient respiré ou bu de l’ivresse : jamais antennes ivres ne furent aussi ivres que les tiennes.

Elle ajouta :

— Reviens à toi. Aie honte des désirs inférieurs qui ont suivi ton mauvais rêve. Réveille-toi tout à fait.

Elle redevint très amicale et, comme une sœur humaine embrasserait à plusieurs reprises mon visage attristé, elle stridula quelques notes indulgentes et tendres qui semblaient dire :

— Je te pardonne ta folie d’un instant et je t’aime autant qu’avant tes paroles absurdes.

J’appris en cette heure cruelle et douce que toute confidence profonde est impossible et que, si on ne veut point passer pour fou aux yeux des êtres aimés et voir les affections les plus grandes se dégrader en pitiés, il ne faut pas essayer de balbutier la réalité de son âme.

X

Entre toutes les heures tristes, je vais dire les plus tristes que je connaisse. On vient d’obtenir d’un être aimé et aimant tout ce qu’il peut vous donner. Les deux ont essayé par les moyens les plus puissants — par la parole et par le silence, par le baiser et par le regard, s’ils sont hommes — de s’unir, de se pénétrer mutuellement, de s’amalgamer, de n’être plus qu’un. Ils ont goûté d’abord des joies intenses, des voluptés apparemment sans limites. Mais ces ambitieux ont voulu aller plus loin, toujours plus loin dans le bonheur ; et voici qu’ils ont dépassé la région du bonheur.

Ils ne pleurent point comme dans une peine vulgaire. Leurs yeux de damnés sont secs et brûlés. Ils sourient et ils proclament qu’ils jouissent de toute la joie. Mais ils savent bien qu’ils sont dans l’enfer pire, dans l’enfer supérieur qui fait aux paradis leur couronne de lumière et d’où l’on ne saurait redescendre. Et, dans le noyau douloureux de ce soleil dont les rayons un peu plus loin font de la joie, ils songent :

Oui, disent les deux âmes misérables, nos lèvres peuvent longtemps, longtemps, n’être qu’un baiser. Mais la seconde viendra, nécessaire, où elles se sépareront. — Nos mains peuvent rester unies des heures peut-être. Mais la fatigue ou l’urgence d’un geste banal pour la vie les disjoindra enfin. — Nous pouvons répéter les mots d’amour et, quoiqu’on leur ait fait dire tant de banalités et de superficies, nous les trouvons doux quelque temps. Mais une vague plus haute de la tempête d’amour nous élèvera trop au-dessus de l’exprimable et nous nous irriterons contre, l’impuissance des mots. — Nous regardons dans nos yeux le reflet de nos pensées. Nous sentons qu’elles marchent d’un même pas sur le même chemin. Mais voici que les yeux de l’un de nous, d’un battement de paupières on d’une fuite du regard, se sont dérobés. Nous étions à un carrefour du songe. Maintenant chacun va de son côté.égaré, perdu, et nous mentons, nous le savons, en affirmant notre accord et que notre marche continue, inséparable. — Ah ! tous nos efforts pour nous unifier viennent se heurter, blessés, au mur métaphysique qui fait que deux êtres sont deux ; que deux consciences, comme deux atomes, sont l’une à l’autre impénétrables. Ah ! la distance est toujours aussi infinie, puisque inépuisable, que nous soyons à mille lieues et que nous soyons ennemies, ou que nos chairs et nos êtres croient se pénétrer d’amour : le même point indivisible de l’espace ne peut être occupé à la fois par deux corps ; le même point indivisible de la pensée, par deux esprits ; ni par deux âmes le même point indivisible du songe ou de l’aspiration. Ah ! les rapprochements ne sont qu’apparences et les victoires sur la distance morale conduisent à l’angoisse véritable. La voici, l’angoisse de se sentir éternellement, irréparablement, deux. L’affirmation de notre unité fut une hyperbole, bienfaisante dans la marche, sans vertu maintenant que nous sommes arrivés au bout et que, hélas I nous savons. Pleurons nos rêves mystiques. Je ne serai pas toi, tu ne seras pas moi : c’est en vain que nous nous sommes trouvés…

Cette angoisse, hommes, vous est donnée par le seul amour, parce que, chez vous, l’amour est le grand effort contre l’invincible isolement, l’effort qui le mieux vous promit la victoire et qui, d’une espérance plus haute, vous fit tomber plus lourdement dans l’inévitable déception. L’être grossier et matériel que j’étais avant la métamorphose ignorait ces chutes, parce qu’il n’avait pas d’ailes pour s’envoler vers l’impossible. Maintenant, des ébauches de souffrance m’avaient affiné, m’avaient préparé à la Souffrance, et j’aspirais à l’amour. L’amour m’était interdit. Mais on se fait des douleurs comme on peut et l’amitié sait créer l’orage irrespirable autour de ceux qui ne peuvent monter plus haut. La grande douleur, c’est toujours notre solitude constatée irréparable, et Aristote, me reprochant mes désirs comme des abaissements, m’avait isolée en mon moi incompris et incompréhensible, — en l’île abrupte de mon moi, décidément inabordable à tous. Nous avons été créés par un de Foë qui ne s’attendrit jamais : à aucun des Robinson que nous appelons nos âmes il n’accorde un Vendredi.

En ces heures profondes, on éprouve le besoin de descendre éperdu et de s’asseoir au fond de sa souffrance, comme âprement satisfait de la sentir si complète, si loin des grossièretés de la vie. Les douleurs vraies n’admettent point de distractions, veulent se dévorer elles-mêmes ; je quittai mon amie sous un prétexte quelconque. Je me retirai dans la galerie inférieure, au point le plus solitaire et, immobile, je me donnai tout entière à ma torture, la tournai et la retournai en moi, pour jouir de tout le mal qu’elle pouvait me faire.

Combien dura ma « tristesse jusqu’à la mort ? » Je n’en sais rien. L’angoisse métaphysique supprime le temps.

Le premier remède qui soulage un peu la surface de ce mal, c’est l’orgueil, la fierté d’avoir pénétré dans des souffrances inabordables au vulgaire. Puis, du temps passant, la pensée trop répétée perd de sa précision ; les poignards indécis ne frappent plus, mais ils se plient, fantômes, flottent, se dispersent, forment une brunie de mélancolie.

Et ces heures-là ont leur douceur lentement berceuse.

On finit par céder, avec une indulgence indifférente, à la nécessité de rentrer dans sa vie. Et peu à peu — oh ! non, certes, on ne se soucie pas des résultats : quand on porte en soi un tel mélange d’enfer et de paradis, comment serait-on encore touché des choses de la terre ? — mais la superficie de notre âme s’intéresse, curieuse et souriante, au spectacle.

Ma mélancolie farouche me retint loin des travaux du dehors. Longtemps j’errai au hasard, m’arrêtant sans savoir pourquoi, reprenant sans raison ma marche sans but. Mais par degrés mon inaction devint observatrice et je finis par étudier parfois de mes yeux, presque toujours de mon odorat et du toucher de mes antennes, le labyrinthe qu’était ma nouvelle patrie.

XI

La ville souterraine se composait de vingt-deux étages de rues. On y entrait par un cratère formé de parcelles de terre superposées, mur glissant et croulant, excellent rempart contre les attaques du dehors, mais si fragile et toujours en réparations. Il nous protégeait aussi contre les pluies, les lacs éphémères et les torrents soudains qu’elles créent. Il donnait accès dans un long et étroit boyau oblique très facile à défendre.

Aux heures de danger, on faisait garder cette galerie par un soldat, un de nos géants de douze millimètres. Son énorme tête cylindrique et brusquement tronquée servait de porte. Elle était un bouchon fermant exactement un goulot. Aiguillons et crocs glissaient sur sa dureté lisse. Parfois, à un moment favorable, le bouchon s’émouvait, avançait vers le cratère ; de formidables mandibules s’ouvraient, entraient dans la tête d’un assaillant. Puis, rapidement, sans même essayer d’écarter de nouveau ses mâchoires, le soldat reculait un peu en arrière de son premier poste et, devant sa présence obstinée, l’immobilité de la morte faisait un premier rempart. Mais je n’ai pas l’intention de dire en ce chapitre des scènes de guerre auxquelles je n’assistai que plus tard.

Le cratère et la longue entrée oblique laissent arriver peu de lumière aux galeries et aux salles du premier étage, de moins en moins de lumière aux étages suivants, aucune lumière aux étages inférieurs. L’odorat, très développé, nous dit l’endroit où nous sommes. Nous possédons d’ailleurs ce précieux sens de la direction qui semble aussi faire partie du trésor intellectuel de certains oiseaux. Mon sens de la direction, parfait tant que je marchais mandibules vides, était en défaut quelquefois quand j’étais chargée. Je ne puis retrouver la cause de cette lacune : il y faudrait une analyse précise d’un sens que je n’ai plus, dont je ne conçois plus le détail, que je ne puis plus définir que du dehors, par son résultat général.

Mon odorat étonné m’avertissait-il d’une erreur : dans les cas graves, je déposais un instant mon fardeau et aussitôt je savais ; le plus souvent, le rapide toucher de mes antennes suffisait, m’apprenait le point exact où j’étais et les nouveaux changements apportés dans la construction.

Les vingt-deux étages se ressemblaient. Les galeries horizontales se superposaient dans presque tout leur parcours. Pourtant elles n’étaient pas droites. À certains points, le plus souvent aux extrémités, leurs courbes se rapprochaient, finissaient par se rencontrer. Un petit nombre de galeries verticales, irrégulièrement disposées, mais presque toutes vers le centre du nid, les faisaient aussi communiquer. De distance en distance, des piliers soutenaient les voûtes et parfois de longs murs cloisonnaient la galerie. Ailleurs, au contraire, la rue s’élargissait en immense place, ou — plutôt Je couloir débouchait dans une vaste salle. Ces grandes salles occupaient souvent le point d’intersection des galeries. Leurs voûtes étaient supportées, selon les cas, par des colonnes, par des murs minces ou par de robustes arcs-boutants. Quelquefois aussi un couloir à peine commencé s’arrêtait net, fermé en impasse, n’était qu’une retraite.

Les étages inférieurs étaient inoccupés. Je m’y promenais dans une solitude absolue. On eût dit une ville abandonnée. On s’y retire seulement dans les grandes chaleurs ou si le haut de la fourmilière vient à être inondé. D’ordinaire, on se tient au premier étage. Pendant la journée, d’ailleurs, quand il fait beau, presque tout le monde est dehors, à chasser, à moissonner, à glaner, à travailler aux routes, ou même à jouer et à jouir des choses.

Certaines cases étaient pleines de blé. Mon odorat et mes antennes m’apprirent que ces greniers différaient des salles d’habitation. Leurs murs étaient plus unis, plus cimentés, mieux défendus contre l’humidité qui eût gâté nos provisions. Parfois j’y rencontrais quelques ouvrières qui procédaient à un nouveau tassage des parois. Car l’absolue sécheresse qui permet de garder les grains intacts sans commencement de germination n’est conservée que par des soins continuels et des travaux à chaque instant renouvelés.

Dans une case à grains, un léger commencement d’humidité blessa mon odorat ; mon instinct l’emporta sur ma tristesse et la convexité de mes mandibules frappa les murs vaillamment, jusqu’à ce que tout me parût en état.

Cependant certains grains étaient dans une case humide et qui devait rester humide. Ce blé était destiné à être consommé bientôt. Les mâchoires des fourmis, puissants et ingénieux outils de travail, sont impropres à mâcher. Nous ne pouvons nous nourrir d’aliments tout à fait solides, nous aimons surtout à laper et lécher des liquides. Le blé devait donc, avant de servir à nos repas, subir un commencement de germination, se ramollir, et son amidon se transformer en un délicieux sucre fluide.

XII

Je remontai vers la lumière. À l’étage supérieur je fis une rencontre curieuse. Une fourmi énorme, plus grande encore que les plus gigantesques de nos soldats, marchait lentement, suivie de près par quelques ouvrières. Je m’approchai du monstre et le considérai avec attention. La tête, petite, avait de l’élégance et portait en arrière, près de l’attache fine du cou, une parure charmante, comme trois perles marquant par leur limpidité les sommets d’un triangle. Mais le thorax, de forme trop ronde, était déshonoré entre les deux premières paires de pattes par la pauvreté incompréhensible de quatre moignons. Et l’abdomen trop gros rendait l’allure lourde, gauche, ignoblement traînante et grotesque.

Très occupé d’examiner ces étrangetés, je ne remarquai pas que je croisais mon amie Aristote. Mais elle me vit, m’arrêta. Et ses antennes me dirent, pendant que tout son corps se soulevait de dégoût :

— Voilà ce que tu aurais voulu que je sois !

En ce moment même, le monstre, sans arrêter sa marche, laissa tomber derrière lui une longue graine d’un blanc presque opaque (je suis bien obligé de nommer la couleur humaine qui correspond à la nuance sans nom pour vous que virent mes yeux de fourmi). Une ouvrière se précipita, recueillit précieusement la graine blanchâtre, disparut avec le bizarre trésor.

Je demandai à Aristote :

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle me regarda avec étonnement. Et elle dit :

— Tes cauchemars ont donc tué ta mémoire ! Ce monstre est une femelle, et le trésor qu’une de nos sœurs a emporté est un œuf.

Elle reprit, indulgente :

— Tu es si jeune, d’ailleurs, et si étourdie que tes ignorances ne devraient pas m "étonner.

Les antennes s’attendrirent comme une voix maternelle.

— Je ne sais pourquoi, continuait Aristote, je t’ai toujours aimée ; je ne sais pourquoi j’ai eu pour toi des soins particuliers et émus quand tu étais une pauvre-larve frissonnante, quand tu étais une nymphe endormie traversant cette sorte de mort qui précède la naissance complète. Le jour où on te délivra de ton cocon, c’est moi qui te tirai doucement de la prison où tes membres ne pouvaient se déplier. C’est moi qui déchirai la dernière pellicule satinée qui t’emmaillotait. C’est moi qui, d’un soin délicat, dégageai tes antennes et qui déliai tes palpes et tes pattes. C’est moi qui débarassai ton abdomen de son enveloppe et qui découvris la rare beauté de ton pétiole. Ta première nourriture te vint de mon jabot. Je t’appris les attouchements qui disent nos pensées et les bruits qui chantent nos émois. Je surveillai tes premiers pas hésitants et j’enseignai à tes antennes tâtonnantes les sentiers et les labyrinthes de notre ville.

Ses antennes s’arrêtèrent un instant comme écrasées sous un fardeau d’émotions. Puis elles reprirent, caressantes d’abord, mais bientôt tristes et presque indignées :

— Tu te rappelles certainement ces derniers soins, ma fille chérie. Jusqu’ici je t’avais toujours vue reconnaissante et digne de mon amour. Seulement, je ne sais quelle folie vient de passer sur toi. J’ai eu cet étonnement, hier, de te sentir me demander mon nom. Ce matin, tu fus d’abord affectueuse et charmante. Mais voici que, par je ne sais quelle aberration, par je ne sais quelle perversité sans exemple, ton amour s’est déformé en un vil désir sensuel qui, heureusement, ne peut avoir aucune réalisation. Voici que je t’ai vu le délire ignoble d’un mâle et que toi, noble ouvrière sans ailes, tu as été touchée par la folie des ailes.

Ses maternelles gronderies durèrent longtemps. Je sentis à quel point j’avais offensé cette précieuse amie. Je m’excusai. J’avouai que depuis deux jours, en effet, je ne me reconnaissais plus. Une secousse, une maladie, je ne sais quoi, m’avait troublée d’aspirations absurdes et m’avait enlevé toute mémoire. J’avais peine à me retrouver dans notre fourmilière. Mes sœurs étaient toutes des inconnues à mes yeux changés et j’avais oublié jusqu’à mon nom.

Aristote me regarda avec pitié. Ses antennes battirent l’air en un monologue. Mais mes yeux suivaient leur mouvement et je lisais à mesure ce qu’elles disaient. Elles disaient :

— Il y a des maladies bien étranges. Je suppliai :

— Je fais appel à ton affection, qui est mon seul bien. Le mal étrange a enveloppé mon esprit d’un cocon aveuglant et paralysant comme celui où dormit mon corps de nymphe. Aristote, délivre mon esprit du cocon d’ignorance qui, je ne sais par quel mystère, s’est reformé et apprends-moi la vie une seconde fois.

Le geste de ses antennes fut une exclamation.

— J’ai vu bien des choses extraordinaires, disaient-elles. Mais le mal dont tu es frappé est plus extraordinaire que tout ce que j’ai vu.

Puis, en un brusque recul de méfiance, elles frémirent ces mots :

— Ne te moquerais-tu pas de moi ?

J’eus une stridulation douloureuse, qui prouvait mon entière bonne foi. Et, en même temps, mes antennes reprochaient :

— Oh ! chérie… Elle fut persuadée.

— Viens, dit-elle.

Elle me conduisit à une case où de nombreuses graines blanchâtres, semblables à la graine que laissa tomber la femelle et que recueillit l’ouvrière, étaient rangées en ordre. Les œufs voisins de l’entrée étaient de même taille que celui que j’avais vu pondre ; à mesure qu’on avançait, on les trouvait plus gros, et la dimension des plus éloignés était à peu près double de celle des premiers. En outre, l’extrémité supérieure s’en était recourbée et toute leur masse était devenue transparente. Des ouvrières soignaient les œufs ; leur langue les tournait et les retournait, les mouillait continuellement. Aristote m’expliqua qu’elles les nourrissaient. Les liquides répandus sur la mince coquille étaient des sucs nutritifs qui pénétraient à l’intérieur et permettaient à l’œuf de se développer.

Pendant que nous éitions là, l’œuf le plus gros s’ouvrit et une larve apparut, falote et minuscule.

Aristote saisit cet être nouveau et le transporta Je la suivis. Nous arrivâmes à une case voisine où dormaient de nombreuses larves, toutes très petites.

Aristote me fit examiner ces êtres aveugles, sans pattes, sans palpes, sans antennes, — pauvres tas informes et mous. Ils se composaient de douze anneaux. La tête, plus étroite que le corps, était inclinée en avant. Quelques-unes grelottaient, à peu près immobiles, semblaient dormir sous un cauchemar. D’autres se redressaient, se soulevaient, et l’ouverture qui précédait leur tête et qui était leur bouche s’agitait inquiète, cherchait visiblement quelque chose. Les larves presque tranquilles étaient repues. Les larves turbulentes avaient faim. Les ouvrières comprenaient les frémissements de leur bouche et les sursauts de leur masse impuissante. Elles accouraient, mandibules écartées, et dégorgeaient à même la bouche affamée une goutte de liqueur nutritive. On eût dit des oiseaux donnant la becquée à leurs petits. Seulement ici la nourriture n’était pas prise à l’extérieur et apportée toute brute. Elle venait, sirop exquis, du jabot de la nourrice.

Une autre case contenait des larves un peu plus grandes, d’un dessin un peu moins grossier ; une troisième, des larves plus grandes encore et mieux formées. Ma pensée d’homme songeait à des enfants distribués, selon leur âge, entre les différentes classes d’une école. Enfin une dernière case contenait des larves presque aussi grandes que nous et formait la transition avec les dortoirs des nymphes.

Les nymphes dormaient sans mouvement. Quelques-unes s’étaient filé prudemment une coque et sommeillaient leur mort provisoire dans un somptueux cercueil de soie. La plupart n’avaient que de minces langes, attendaient la vie, roulées dans la pauvreté nue d’un linceul. Leur forme était déjà la nôtre. Mais pattes, palpes et antennes étaient repliées, appliquées contre le corps, et l’être tout entier était d’un blanc mou. Quelques ouvrières aux mouvements rares, lents et silencieux — telles des sœurs de charité dans un hôpital — surveillaient leur immobilité. L’une d’elles revenait de visiter un cocon. Elle frappa les antennes de deux ou trois amies et elles allèrent à ce cocon.

Elles l’examinèrent longuement. Elles cherchaient, sans doute, la place la plus mince. Arrachant quelques soies, elles l’amincirent encore. Le tissu était enchevêtré et difficile à rompre. Elles pinçaient et tordaient. Un petit trou fut percé ; puis, tout voisin, un second ; ensuite un troisième.

Aristote m’expliquait leurs opérations ; et ce que j’appellerai, faute du mot exact, l’accent de ses antennes était approbateur. Mais tout à coup elle dit :

— Les maladroites !

En ce moment, elles essayaient d’agrandir les ouvertures en tirant la soie comme une étoffe qu’on veut déchirer. Longtemps, mon amie les regarda avec des airs ironiques, s’épuiser en efforts inutiles. Quand elle vit qu’elles n’abandonneraient pas d’elles-mêmes le procédé absurde, elle eut pitié de la prisonnière et courut aider à sa délivrance.

Elle fit passer une de ses dents par un des trous et se mit à couper les fils, sans précipitation, méthodiquement, l’un après l’autre. Deux ouvrières agrandirent de même les deux autres trous. L’opération fut longue : une merveille de patience.

Les trois trous réunis en une seule déchirure ouvrirent un passage par lequel on découvrait la tête et les pattes de l’embastillée. Mais il eût été dangereux de la dégager par cet orifice étroit dont les bords eussent froissé, peut-être déchiré, sa faiblesse molle. Aristote, se servant toujours de ses dents comme d’une paire de ciseaux, fit partir de ce cercle une longue fente. Une autre ouvrière procédait à un découpage parallèle.

Maintenant Aristote, debout, appuyée sur son abdomen auquel ses quatre dernières pattes arc-boutées semblaient dessiner de fermes contre-forts, soulevait des deux pattes antérieures le couvercle qu’on venait de rendre mobile. Et plusieurs fourmis avec de lentes précautions maternelles, tiraient du cercueil la pauvre réveillée.

Quand elle fut libre, elle ne pouvait même pas essayer de marcher et c’est à peine si son tremblement réussissait à ne pas tomber. Car un linceul l’enveloppait encore, la séparant de la vie et du mouvement volontaire. C’était une mince membrane satinée. On déroula délicatement ce maillot paralysant. On tira d’abord les antennes du fourreau, on les allongea, on les fit jouer. On soigna de même les palpes. Puis on délia les pattes et, l’une après l’autre, on les étendit, on les posa d’aplomb sur le sol. Enfin on dégagea, avec ces mouvements de triomphe qui accompagnent la fin heureuse de tout labeur difficile, la tête, le thorax, le pétiole, l’abdomen. Et d’un pas chancelant, comme ivre, la ressuscitée marcha.

Une ouvrière lui donna une goutte tirée de son jabot. L’enfant avala avec délices.

Cependant Aristote courait à une case voisine, rapportait un grain de blé, bien à point, tout sucre et sirop, le posait devant la fourmi nouvelle et, décomposant les mouvements comme dans une leçon, se mettait à lécher. L’élève regardait sans voir, dans une stupeur mal réveillée. Aristote avec douceur écarta les mandibules de la jeune fourmi, réussit à lui faire tirer la langue, à la lui faire passer sur le régal exquis. Et, avec des mines gauches et heureuses, l’enfant lécha. Un faux mouvement fit rouler son grain hors de sa portée ; elle continua, stupide, à lécher le vide devant elle. Mais Aristote ramena vivement le repas sous la langue maladroite.

Nous nous éloignâmes. Aristote, sur ma demande, expliqua l’avenir de l’ouvrière que je venais de voir naître. Dans une dizaine de jours, rien ne la distinguerait de l’une de nous. Elle irait joyeuse au travail libre, dehors ou dedans, selon sa fantaisie, selon la température, selon que son intelligence sentirait plus vivement tel ou tel besoin de la communauté.

Mais, pendant deux ou trois jours, une aînée ferait son éducation, lui enseignerait la ville et le travail, lui apprendrait à faire sa toilette, ferait répéter à ses antennes les mots les plus nécessaires. Puis, tant qu’elle se sentirait seulement de demi forces, comme convalescente de l’effort de naître, elle vivrait à l’intérieur, aidant à nourrir les larves et à maintenir la propreté de l’habitation et la sécheresse des greniers.

Pendant que ma savante amie m’exposait ces choses, nous croisâmes de nouveau la pauvre promenade lourde de la femelle. J’interrogeai Aristote sur le beau triangle de perles qui ornait la tête du monstre et sur les quatre moignons courts qui déshonoraient son thorax.

Les perles étaient les ocelles, petits yeux simples semblables aux yeux des hommes, peu utiles à l’insecte qui possède les admirables yeux à facettes. Les moignons étaient les attaches des anciennes ailes arrachées : ces laideurs étaient les stigmates de beautés disparues.

Mais Aristote disait rapidement les faits, n’exprimait aucune réflexion. Elle pressait le pas pour s’éloigner du monstre et, comme vous feriez un geste de mépris, ses organes stridulants émettaient une note dédaigneuse.

XIII

Dans les environs du nid j’avais rencontré Aristote. Nous avions échangé, comme un rapide bonjour, une courte harmonie affectueuse, et elle avait continué sa marche.

Moi je m’étais arrêtée et je songeais. Ma pensée de fourmi, contrariée par des habitudes humaines, ne parvenait pas à résoudre un problème pourtant fort simple.

Je n’avais pas d’oreilles et j’entendais. Où se trouvait donc mon organe de l’ouïe ?

Je produisais des stridulations, je les écoutais soigneusement et je me demandais avec quoi j’écoutais. Je ne trouvais pas la réponse.

Je m’appliquai à procéder méthodiquement, par une sorte d’analyse. Je rapprochais mes antennes de mes organes de stridulation puis je les éloignais : rien n’était changé dans l’intensité du son. Je les appliquai même contre les vibrations comme on applique l’oreille contre le tic-tac, soudain grossi, d’une montre. Le bruit, touché, n’augmenta pas.

Je répétai ces expériences avec mes palpes. Aucun résultat. J’éloignai et rapprochai alternativement ma tête du bruit. Rien n’était changé.

L’organe de l’ouïe n’était pas dans ma tête ! À cette constatation, mes préjugés d’homme s’émurent, affolèrent mon esprit de fourmi. Et je demeurai stupide, les mandibules écartées comme les lèvres et les mâchoires ouvertes d’un imbécile, n’essayant même plus de comprendre.

Heureusement, Aristote revenait de mon côté. Je courus à elle, lui dis la question qui m’inquiétait. Elle joua une musique ironique et, prenant une de mes pattes antérieures, la posa sur la rugosité stridulante. L’harmonie devint énorme, m’assourdit, ébranla tout mon corps.

Mon amie lâcha ma patte, s’éloigna sans autre explication. Sur mon cerveau gauche, l’homme se dressa, gigantesque d’étonnement, les bras levés vers le ciel. Et il dit, très bête :

— Allons ! bon voilà que mes tibias sont des oreilles !

Mais je n’eus pas de temps à donner à ses sots émerveillements.

Une odeur nauséabonde commençait, approchait, de plus en plus écœurante, de plus en plus insupportable. Et je voyais une fuite de fourmis vers le nid. D’autres s’abritaient dans des creux, sous des touffes d’herbes, comme si elles craignaient d’être écrabouillées par quelque lourd éboulement

— Qu’y a-t-il ? demandai-je à une fuyarde. Ses antennes, tremblantes de peur, frémirent, comme on bégaie une question stupéfaite :

— Tu ne sens donc pas ?

Elle passa, rapide, trébuchante, roulée dans un vent de terreur.

Et je voyais continuer l’inexplicable panique. La contagion me gagnait. C’est avec un effroi mystérieux que j’interrogeai une ouvrière cachée toute frissonnante dans un trou voisin. Elle me dit, se serrant contre moi.

— Reste ici, à l’abri. Il vient un homme qui, si tu sors, va t’écraser.

Ou plutôt elle ne dit pas : « un homme ». Car je pousse le scrupule jusqu’à être le moins inexact possible dans mes traductions de l’intraduisible. L’homme, pour les fourmis de mon nid, n’était pas désigné d’un seul mot. Elles parlaient rarement du vaste animal redoutable et méprisable, et le nommaient par une définition bizarre que j’essaie d’exprimer. La poltronne m’avait dit, à peu près :

— Une montagne qui marche sur deux pieds va t’écraser !

Je ne restai pas dans l’abri. Je venais d’apercevoir la montagne qui marchait sur deux pieds et quelque chose de nostalgique et d’étrange m’attirait vers elle. Ma pensée humaine avait chassé ma pensée de fourmi, sans lutte, presque sans souffrance. Des souvenirs me possédaient, si intenses que le présent en était supprimé, que cette minute était conquise par mon passé. Par quel miracle les objets avaient-ils repris leurs proportions d’autrefois, leurs proportions de quand j’étais homme ? Mes yeux de fourmi voyaient avec des habitudes d’homme et vraiment n’étaient pas des yeux de fourmi. C’est un moi ancien qui jugeait, qui comparait et — tel est l’irrésistible pouvoir de l’esprit — malgré l’opposition inentendue des organes, j’étais un homme qui regardait un autre homme.

Et je me disais, en cet extraordinaire rêve éveillé : « II est plus petit que moi. Il paraît faible. D’une bousculade, je le ferais reculer plusieurs pas trébuchants, puis tomber ».

Il était presque sur moi. Je criai :

— Hé ! l’ami, passe au large.

Mais je n’avais pas d’organes pour parler ; mon grand cri restait intérieur.

Je songeai, en un commencement d’horreur : « C’est un cauchemar. Je sais, on ne peut pas crier ».

Je me rappelle que je me dis aussi : « Ah ! ça, est-ce que je vais rêver encore que je suis fourmi ? »

Et il me semble que, d’un grand effort, je me réveillais.

Trop tard. Il avait déjà le pied levé sur le mien. Oh ! je n’attendais pas que le lourdaud m’écrasât les orteils. Tant pis pour le maladroit : la bousculade, le recul trébuchant et la chute !

Mes bras se tendirent, hostiles. Alors, dans un éclair, je vis que mes bras, si petits, si grêles, étaient des pattes de fourmi. Je songeai encore : « Des pattes qui sont des oreilles. Quel rêve fou recommence ! »

Je crus qu’un rire nerveux allait me réveiller.

Mais ce fut, soudain, une nuit noire, sinistre. Le cauchemar m’écrasa jusqu’à la mort. Puis je ne sentis plus rien. La montagne qui marchait sur deux pieds avait marché sur moi.

XIV

Combien dura mon anéantissement ? Je l’ignore.

Le premier souvenir que je retrouve est lugubre.

J’entends des harmonies tristes mortellement, et mes yeux commencent à voir comme à travers une brume.

Un de nos soldats géants me tient, délicatement, dans ses formidables mandibules. Il me porta. Où ? pourquoi ?

Sa marche est lente, comme accablée.

Dans les sursauts, je crois apercevoir derrière lui une foule d’ouvrières qui marchent sous la même tristesse. Ce sont elles, sans doute, qui stridulent les mélodies funèbres.

Tout m’étreint. Dans ma terreur impuissante, il me semble que l’horrible promenade dure, interminable, des heures peut-être.

La première pensée qui se dessine en moi un peu précise, dit : « Si j’étais encore homme, je croirais assister à mon propre enterrement ! »

L’étrange promenade lente et triste s’arrête. Les musiques prennent une force plus grave, d’une profondeur douloureuse inconnue. Le drame doit approcher du dénouement.

Je suis toujours paralysée, les membres épars, comme en morceaux, sans articulations, sans communication entre eux ni avec ma vague volonté. Mais mes yeux voient comme à l’ordinaire, et mon intelligence devient aussi nette et pénétrante que jamais. J’observe, dans quelle angoisse !…

On me pose à terre, couchée sur le dos. Je suis à l’extrémité d’une rangée de fourmis immobiles, étendues aussi sur le dos, — des mortes assurément. Derrière moi, d’autres rangées de cadavres.

Je sens que mes compagnes vont s’éloigner. La cérémonie est finie. Je vais rester là, abandonnée, au bout de cette ligne rigide, seule vivante dans ce cimetière, immobile de faiblesse et d’agonie au milieu de l’immobilité des mortes.

Des pensées se pressent en moi, innombrables, marchent comme une rapide procession sur deux rangs. Car chacune est double : pensée d’homme à gauche ; et, à droite, pensée de fourmi.

Ce que j’essaie de dire à duré, probablement, quelques secondes. Mais pour me répéter le peu qui me reste exprimable dans ce que j’ai vu et pensé nettement en ces quelques secondes, il me faudrait des heures.

Mes pensées de fourmi sont des fourmis, mes pensées d’homme sont des femmes. Les antennes des fourmis s’adressent à mon antenne droite ; les femmes parlent, penchées, au tibia de ma première patte gauche. La plupart de mes pensées sont tristes ; quelques-unes me consolent. Mais la couleur des premières et des secondes me frappe d’un égal étonnement.

Lorsque la pensée est consolatrice, la femme– qui s’incline vers moi est une grande blonde vêtue de blanc, tandis que la fourmi, autre interprète de la même joie, est du noir ordinaire aux fourmis de mon espèce et ressemble à Aristote. Les femmes qui se plient en deux pour me dire des pensées tristes sont de petites brunes raides, vêtues de noir, en longs voiles de deuil. Les fourmis qui marchent sur une ligne parallèle et dont les antennes frémissent en une langue si différente les mêmes désespoirs sont blanchâtres, de la couleur des nymphes ; sont des nymphes qui marcheraient sans avoir rejeté leur linceul.

Je dis très mal ce que je veux dire, et je ne puis le dire mieux. Mais le lecteur se souvient, j’espère, que mon blanc n’était pas blanc et que mon noir n’était pas votre noir. Je veux seulement exprimer cette singularité qui m’étonna beaucoup : la couleur qui revêtait pour mon esprit d’homme mes pensées joyeuses était la même dont mon imagination de fourmi habillait mes tristesses ; et ce qui formait à gauche la livrée lugubre de mes chagrins devenait, à droite, le costume souriant de mes bonheurs.

Je parviens à revoir — vraiment blanche et noire maintenant — la double procession. Je ne réussis pas à sentir tout ce que les fourmis disaient à mon antenne ni même à entendre tout ce que les femmes chuchotaient ou criaient à mon tibia.

Voici seulement, en langage abstrait, ce que je puis repenser.

L’angoisse, noire à gauche, blanche à droite, me disait : « On va t’enterrer vivante ! » Et une longue théorie de veuves et de nymphes me détaillait cette horreur.

La consolation me répondait : « Les fourmis n’enterrent pas leurs compagnes. Elles laissent les cadavres se dessécher à l’air libre. Regarde. Rien n’empêcherait ta voisine, si elle ressuscitait, de se remettre d’aplomb sur ses pattes et de revenir au nid ». Des blondes vêtues de blanc chassaient devant elles le troupeau des brunes endeuillées, et des fourmis délicieusement noires bousculaient dans un trou les horribles nymphes blanches. Et blondes heureuses et fourmis gaies et actives disaient à mes deux pensées chacune des joies convalescentes et attendries de ma prochaine résurrection.

Mais les veuves écrasantes et les nymphes spectrales revenaient, de nouveau victorieuses. Elles répliquaient aux contradictrices disparues que la paralysie du cercueil et l’étouffement de la terre seraient bien superflues pour me tuer. L’abandon loin du nid et le manque de soins suffiraient largement. Et elles multipliaient les questions ironiques et cruelles : « Où ton corps prendra-t-il la force de se retourner ? D’où tes pattes tireront-elles l’énergie de te porter ? Tes yeux et tes antennes découragés sauraient-ils seulement te conduire ? » Et les noirs fantômes de gauche, comme les spectres blancs de droite, concluaient : « Tu es perdue l tu es perdue ! »

Parce que j’ai voulu exprimer ce que mes pensées avaient de singulier, je ne puis vous émouvoir de mon émotion. Je le regrette peu. Des affres aussi terribles furent ressenties. D’autres êtres furent abandonnés à une longue mort sans espoir. Mais nul, je suppose, n’a connu le dualisme noir-blanc de mes joies, le dualisme blanc-noir de mes désespérances.

J’ai dit que ces deux mondes de pensées s’étaient pressés en moi quelques secondes tout au plus. Femmes blanches ou noires, fourmis ou nymphes, toutes en effet me répétaient, les unes sur des tons divers, lugubres ou joyeux, les autres par des mouvements différents, sinistres ou comme lumineux : « Ce moment est le moment irréparable. Un effort peut te sauver. Fais un mouvement que tes amies apercevront, ou chante ton désespoir et elles entendront ta vie. »

II me semble que je parvins à trembloter — oh ! si faiblement ! — des six douleurs qu’étaient mes pattes ; et il me semble que je réussis à striduler un vague : « Au secours » !

Quelques fourmis approchent. J’essayai de répéter mon cri, de renouveler aussi l’appel de mes pattes. Mais la nouveauté de l’espoir m’était plus paralysante que tout à l’heure le désespoir. Peut-être aussi un seul effort suffisait-il à m’épuiser pour des heures.

Je mourais de faiblesse et d’attente. Ma volonté à demi éteinte s’usait toute à me conserver un reste de sentiment et à me faire voir un peu ce qui se passait autour de moi.

Maintenant les pensées ne couraient plus rapides chuchoteuses inclinées. Elles étaient toutes, femmes debout et fourmis allongées, groupées sur moi. Leur poids immobile me faisait, semblait-il, descendre, sans secousse, sans autre douleur que l’horreur de glisser dans l’inéluctable, le long d’un abîme sans fond. Choses et êtres réels s’éloignaient lentement, implacablement, et c’est comme penché sur le bord du gouffre que je voyais les cadavres rigides et les herbes émues par le vent. Du milieu d’un songe qui, sans doute, ne finirait jamais, je regardais aussi s’agiter mes amies là-haut, sur l’étrange plateau d’une vie que j’avais connue.

Elles allaient et venaient dans un espace restreint, comme enfermées, trépidantes d’une insurmontable hésitation. Et leurs antennes se rencontraient discuteuses, avec des éloquences persuasives, ou de brusques, douloureuses et, j’oserai dire, ricanantes négations.

Enfin l’une de ces fourmis vint à moi. Je fus inondée d’espérance car je reconnus ma bien-aimée Aristote.

Ses pattes antérieures soulevèrent mes antennes qui traînaient misérables. Il me sembla remonter des profondeurs à l’air libre.

Elle me dit, la chère bienfaisante :

— Si tu es encore vivante, manifeste ta vie.

Je sentis recommencer la chute d’agonie, et tout mon être fut étreint par cette idée : « Je suis trop faible ! »

L’angoisse épouvantable donna à mes antennes un frémissement d’impuissance que l’affection d’Aristote devina plutôt que ses organes ne le perçurent.

Elle me saisit par le thorax et, suivie des autres qui émettaient des musiques joyeuses, elle me rapporta au nid.

Elle me déposa dans une case du second étage, en bonne obscurité, et me soigna avec un dévoûment jamais en défaut.

Ses soins étaient simples. Elle glissait dans ma bouche d’exquises gouttes nutritives tirées de son jabot. Sa langue léchait mes plaies, qui ne tardèrent pas à se fermer. Avec des précaution délicates, elle pliait et dépliait mes pattes, mes palpes et mes antennes, leur rendait graduellement la faculté de se mouvoir. Quand je fis mes premiers pas, ses mandibules, entourant mon thorax comme des bras, me portaient à demi.

Combien de fois et avec quelle émotion nous nous sommes rappelé cette époque ! Combien de fois je me suis fait dire le détail de mes funérailles, la tristesse d’Aristote, sa lenteur à me quitter, l’impossibilité qu’elle éprouvait à s’éloigner et ce quelque chose qui lui affirmait que je vivais encore ! Ses camarades étaient tentées de railler, quand elle était revenue vers moi demander à la morte de manifester sa vie.

Elle ne tarissait pas sur son tremblement d’angoisse et d’espoir au moment où elle interrogea mon immobilité, la supplia de frissonner le frisson de salut ; sur son débordement de joie quand elle sentit, devina plutôt, le faible frémissement qui lui rendait une amie.

Elle me demandait mes impressions de transportée au cimetière et mes impressions d’abandonnée. Je lui racontais tout ce qui avait ému mon cerveau droit, toutes les fourmis et toutes les nymphes qui avaient encouragé ou écrasé mes antennes, et que les consolatrices lui ressemblaient, avaient sa beauté grave et douce.

Mais le mouvement de mes antennes évitait d’éclairer le cinématographe trop étrange que fut mon cerveau gauche. Je laissais ignorer à Aristote les femmes blanches et noires qui parlèrent à mon tibia. Je savais trop que mon côté humain lui paraîtrait folie, l’attristerait inutilement. Mais j’étais bien triste moi-même de ne pouvoir me dire tout entier au plus aimé et au plus aimant des êtres.

Parfois cette tristesse s’accablait — comme d’un fardeau sur un fardeau — du sentiment que notre amour était incomplet. Mais je cachais avec un soin tremblant ma « folie des ailes. »

Je suis allée souvent, à ces heures de mélancolie, visiter le cimetière où mon corps faillit agoniser dans l’abandon. C’était, non loin de la fourmilière, à cinq pas d’homme, une clairière entourée d’herbes hautes. Un plant de fraisier se dressait au milieu, frémissait seul sur les rangées de cadavres qui séchaient, étendus sur le dos, en une immobilité définitive.

XV

Un jour, en sortant du cimetière, je marchais mélancolique. Je m’attristais à songer que je redeviendrais un homme aux sens appauvris, à l’esprit si fermé.

Depuis quelques temps, ma pensée humaine presque disparue me permettait le bonheur. Quand un souvenir m’arrivait des années précédentes, il était vague, fantômal, comme réduit en vapeur par le passage d’une vie à une autre vie. Je ne l’acceptais plus comme récent, ni même comme matériellement vrai. J’accueillais comme une poésie cet étrange rêve symbolique qui disait la multiplicité des existences et les stations étonnées de notre âme en des corps divers.

Mais la lourde maison aux cinq pauvres fenêtres, mon âme l’avait-elle habitée réellement ? J’en doutais. Y reviendrait-elle un jour ? La supposition me paraissait absurde autant qu’angoissante.

Pourquoi donc aujourd’hui le dualisme de ma pensée me déchirait-il, brutal, indéniable ? Pourquoi me revoyais-je, enfant, sur des genoux maternels ? Pourquoi des remembrances de caresses douces montaient-elles lentement jusqu’à moi ? Et pourquoi aussi des souvenirs violents de baisers qui s’agitent et qui crient m’assaillaient-ils, — de brusques souvenirs de baisers qui vont mordre, qui mordent ?

Ils étaient anciens, ces baisers fougeux. Je les avais reçus dans ma petite chambre d’étudiant. Depuis des années, je les avais oubliés, les sens endormis par la calme et quotidienne régularité des caresses conjugales. Aujourd’hui, dans ma vie de fourmi neutre, ils me troublaient, nostalgiques appels vers les deux bouts de l’horizon, m’écarte-laient entre des regrets vers hier et des désirs vers demain.

J’aurais voulu, tout de suite, redevenir l’homme à l’univers si pauvre mais qui pouvait goûter l’amour, savourer le baiser plus doux que sucre de blé.

Et je m’inquiétais des dangers que me faisait courir mon dualisme intérieur. Si, l’autre jour, quand le lourdaud m’écrasa, j’étais morte tout à fait ; si mon corps de fourmi se desséchait maintenant parmi les petits cadavres noirs, sous la forêt triste du fraisier : Octave Péditant, celui qui connut baisers violents et calmes caresses, et qui aspirait à les retrouver, serait-il mort aussi ? Je frissonnais tout entier à cette idée : peut-être les dernières caresses que je devais recevoir, je les avais reçues ; peut-être mon étourdie me tuerait avant la fin de mon année et je n’aurais à mon agonie que les froides consolations d’Aristote, neutre comme moi et fière, elle, d’être neutre et, telle une nonne chaste, méprisante pour l’amour inconnu ! Parfois j’injuriais la fée qui ne m’avait point garanti la traversée de cette année ; qui, peut-être, voulait, en me laissant mourir fourmi, se délier de ses autres engagements. Et un long désespoir l’appelait, homme dressé hagard sur mon cerveau gauche. La bouche ouverte criait : « Rends-moi l’amour ! rends-moi l’amour ! » Elle disait aussi : « Garde ton million ». Mais la phrase, commencée très haut et très net, se perdait dans un indistinct bredouillage. Car des corps de femmes m’apparaissaient, merveilles à vendre, et j’aurais bien voulu pouvoir me les payer.

Les joies des spectacles et les joies de la science faisaient rire ma pensée gauche. Je n’ignorais plus que la science humaine étudie l’univers de bien pauvres yeux et en redevenant homme je savais que j’irais à l’appauvrissement décoloré du spectacle. Mais le baiser, presque méprisé autrefois, réapparaissait maintenant comme un absolu, comme la seule chose vraiment bonne, vraiment désirable.

Je marchais isolé dans ma songerie. Tout à coup, je m’arrête, étonné. Deux masses énormes, deux de ces terribles « montagnes qui marchent sur deux pieds » sont là, devant moi, étendues sur l’herbe, côte à côte. Dès que fut remarqué le soudain spectacle, avant même qu’en fût reconnue la nature et aidant sans doute pour beaucoup à cette reconnaissance, l’odeur ignoble, qui deux fois déjà me cria des présences humaines, m’envahit. Peut-être ne l’avais-je point sentie plus tôt parce que je pensais uniquement en homme et que la pensée perverti jusqu’à nos sens.

Il me sembla que les deux êtres s’étreignaient. Et mon âme humaine pleura.

Les proportions et les couleurs étaient trop changées pour que je puisse distinguer les gens les mieux connus pendant ma vie antérieure. Cette hypothèse jalouse me pinça les nerfs : « C’est peut-être ma femme avec mon remplaçant ! » Au risque de me faire écraser, je grimpai sur une partie dénudée de la montagne la plus voisine et, furieusement, à deux reprises j’enfonçai mon aiguillon. La double plaie béante reçut toute ma provision de venin. Mais la montagne s’agita en puissants sou-bressauts et une fuite éperdue m’emporta.

Quand je me crus hors de danger, je me reprochai ma témérité. La vie me devenait précieuse comme une angoisse finissante, puisqu’elle me rendrait un jour le baiser.

Ma course sans but m’avait conduite en des contrées inconnues. Je me disposais à revenir vers la fourmilière, quand j’aperçus, assez loin heureusement, une troupe de fourmis, qui étaient des étrangères. Leur odeur, que le vent m’apportait, moins infâme que l’infection humaine, avait pourtant quelque chose d’hostile ; elle irrita et effraya mon odorat, comme l’uniforme d’un régiment ennemi irrite et effraye la vue d’un soldat isolé. Je manœuvrai de mon mieux pour les éviter, pour éviter la mort, pour éviter la perte définitive de l’amour.

Mais elles furent, par mon odeur sans doute, averties du voisinage d’une proie. Elles me poursuivirent âprement, en une chasse sans merci. Je courais, haletante, me sentant perdue, entendant derrière moi les pas toujours plus rapides, toujours plus rapprochés, de l’horrible meute.

Enfin, j’aperçus, au loin, le rempart rassurant de ma fourmilière. Derrière moi le bruit menaçant cessa. La bande méchante s’était arrêtée. Devant moi, voisine, soulevant en mon âme double tous les bonheurs, une troupe de mes compatriotes.

Un courage me vint, transforma ma peur en colère. Je m’arrêtai, me retournai. Mon attitude fut un défi.

Mes amies avaient vu, avaient senti, avaient compris. Elles se rapprochèrent. Lentement, sur plusieurs lignes bien droites, la troupe ennemie avança.

J’eus un frémissement belliqueux. Je crus qu’une grande bataille allait s’engager. Je voulus être la première à frapper.

Les deux troupes se sont arrêtées, à distance. Une ennemie se détache de la bande méchante, marche sur moi. Des deux côtés on nous regarde. Il n’y aura pas bataille, mais probablement combat singulier.

Mon ardeur tombe à l’idée que je serai seule en péril ; je me sens moins brave pour l’action isolée que pour l’enivrante mêlée.

D’ailleurs mon adversaire est plus grande que moi. Je trouve injuste que mes amies me livrent à cette lutte inégale. Ne devraient-elles point me faire remplacer par un soldat de même taille que le soldat ennemi ?

Une seconde, je m’abandonne, je me résigne à la mort. Il me semble que mon abdomen sera heureux transpercé par l’aiguillon.ou que ma tête écrasée entre les mandibules goûtera je ne sais quelle volupté.

Mais l’idée de ces étranges joies devient très caractéristiquement humaine. Les mandibules écrasant ma tête sont des bras qui m’étreignent pour le baiser. Et je me réveille au courage, au désir de vivre. Je lutterai contre le faux baiser meurtrier pour me conserver au vrai baiser, à l’étreinte qui se desserre souriante et recommence plus douce.

Mandibules ouvertes, antennes retirées en arrière, nous avançons avec une lenteur qui guette. Tout à coup elle s’élance sur moi, bond terrible, et, chute d’effroi, essaie de me saisir aux thorax. J’ai bondi en même temps et nos mandibules se sont heurtées, se sont froissées comme quatre épées aux mains de deux violents combattants.

Elle recule pour prendre du champ, s’élancer de nouveau. Je ne lui laisse pas le temps d’une nouvelle attaque. Je me jette sur elle en une fougue. Mes mandibules, vigoureusses assaillantes aux feintes promptes, aux promptes attaques, se heurtent à ses mandibules rapides, toujours à la parade.

J’entends derrière moi les musiques encourageantes, grisantes, de mes amies. De l’autre côté viennent des harmonies sauvages qui me grisent aussi, qui me grisent d’irritation.

Une colère nous agite l’une et l’autre. Nos mandibules se frappent furieuses de ne pouvoir atteindre le corps. Nous avançons, nous nous dressons ; nos pattes antérieures se saisissent, se mêlent indénouablement. Nous nous étreignons, nous tombons, horrible emmêlement ; nous nous roulons à terre. Hélas ! je suis dessous. Finis pour mes yeux, les spectacles riches ou pauvres ; finis pour mon corps, les baisers âpres et les tendres caresses. Émotions de l’amour, mon âme ne vous retrouvera plus. L’aiguillon va me percer ; le venin va me pénétrer de sa brûlure. Voici, après les jactitations de l’agonie, l’immobilité farouche que le baiser même ne ferait plus frémir.

Le baiser ! le baiser je veux encore goûter le baiser. Quelle force nerveuse me secoue, me relève, me dégare ! Je suis presque derrière mon ennemie.

Rapide comme la mort subite, je chevauche sur elle et mes mandibules serrent son dos. Déjà je suis ivre de victoire. Le long– bonheur qu’éprouvent mes tenailles vivantes en remontant, d’un mouvement régulier, au cou de celle qui faillit me tuer, qui faillit me séparer pour jamais des caresses féminines ! Avec la joie délirante qui me soulèverait en frappant un rival d’amour, je serre le misérable cou entre mes crocs. Déjà la chaîne nerveuse est coupée ; déjà toute résistance est morte. Le triomphe ne me suffit pas. Il me faut, entre mes membres heureux, des tressaillements d’agonie. Je continue à serrer. Mes mandibules se rapprochent dans les chairs saignantes, se touchent. La tête coupée tombe devant moi.

Mes amies accourent avec des chants orgueilleux. La troupe hostile disparaît, rapide et furtive comme la honte.

XVI

Depuis le combat singulier, nous vivions sous une inquiétude. Aristote me disait souvent :

— Ne t’écarte pas. Il y a sûrement une fourmilière trop près de chez nous. Gare aux isolées surprises par l’ennemi.

Je demandais :

— L’ennemi, c’est tout étranger ?

Ma chère Aristote me regardait avec un étonnement presque triste et le mouvement rapide de ses antennes avait je ne sais quoi d’exclamatif que je ne crois pas trop mal traduire :

— Parbleu !

Par une après-midi écrasante de chaleur, je traînais un grain, lorsque je vis, près de notre cratère, une fourmi de l’autre nid. Elle courait affolée, allant et venant, se cachant derrière les herbes. Plusieurs troupes des nôtres étaient par là et la pauvre égarée avait peu de chances de passer sans être aperçue, sans que son odeur infecte attirât nos braves patriotes, comme odeur de charogne attire les corbeaux.

Mon cerveau droit me poussait à me jeter sur l’étrangère qui sentait si mauvais et à la déchirer, ou plutôt à appeler mes amies et à boire en une puissante griserie commune le plaisir cruel. Mais mon esprit gauche me rappelait, attendri, les dangers courus l’autre jour, confondait en une sympathie mon péril passé et ce péril présent. En moi l’homme triompha de la fourmi. Ce jour-là, je fus humain, au beau sens du mot.

Je courus à la misérable. Elle s’arrêta, attendit la mort avec résignation. Mes antennes lui dirent.

— Viens, je vais te conduire.

Ses antennes répondirent des frôlements qui pour moi, n’avaient aucun sens. Et je songeai : « Chaque patrie a son dialecte qui met entre elle et les autres patries une frontière d’incompréhension. »

Heureusement, ma pensée d’homme se souvint que le langage analytique seul diffère. Les gens des nations diverses peuvent par des gestes se dire synthétiquement l’indispensable, et le baiser a le même sens par tous pays humains. Sans doute, une musique affectueuse devait éveiller chez toutes les fourmis les mêmes émotions heureuses. Je stridulai des pitiés.

Une harmonie de stupéfaction me répondit. Je marchai en avant. On ne me suivit pas.

Je revins et je pris la pauvrette entre mes mandibules. Elle me regarda comme le condamné regarde le bourreau et son corps, en un long tremblement, grelotta d’involontaires musiques résignées.

Je la portais doucement, soigneusement. Le grelottement stridulent redevint étonné.

Arriva l’instant critique. Je m’arrêtai, embarrassée. À droite, le cimetière, où beaucoup des nôtres étaient allées transporter le cadavre d’une vieille ouvrière. À gauche, une grosse bande de travailleuses, parmi lesquelles Aristote.

Si nous dépassions ces deux dangers, ma protégée serait à peu près.sauvée. Mais ils étaient si rapprochés, ils étranglaient en un si étroit espace l’espoir.

Je songeai bien à m’éloigner de tous les deux, en tournant l’un ou l’autre. Ce serait si long, si hérissé d’inconnu, de surprises, de périls ! Et puis, quand on est chargée et qu’on ne va pas droit devant soi, il est si difficile de se diriger !

Je ne vis qu’un parti sage : nous glisser entre les deux bandes, en nous éloignant davantage du cimetière, plus dangereux. Si nous nous heurtions à l’autre troupe, Aristote comprendrait mes raisons, tout au moins céderait à mes prières, et personne ne se révolterait contre son autorité.

L’inertie, l’indifférence, l’étonnement méfiant de ma protégée rendait la marche lente et difficile. Un instant je m’arrêtai, tremblante. Je regardai du côté d’Aristote. À demi dressée sur les pattes de derrière, antennes tendues vers nous, elle semblait renifler l’odeur de l’étrangère-. Justement le vent lui portait cette infection. Bientôt je la vis qui marchait sur nous, suivie de toutes ses compagnes.

Fuir était impossible. Ma course alourdie eût été bien vite atteinte.

Je déposai mon fardeau, je courus à Aristote. Mes antennes dirent la vérité et expliquèrent qu’une étrangère isolée n’était pas un danger, qu’il n’y avait ici aucune raison de tuer.

Aristote ne me répondit pas. C’est à une autre que ses antennes s’adressèrent. La nouvelle fut rapidement connue de toutes et la bande s’ébranla.

Leur marche n’était pas notre marche ordinaire. Un désordre joyeux et colère pressait mes compatriotes, les jetait en avant, les unes sur les autres. Elles couraient, se dépassaient, se heurtaient, comme soulevées par une houle ivre. Chacune voulait arriver des premières, être de celles qui entoureraient la proie, qui jouiraient et joueraient de son agonie, qui auraient la volupté de voir souffrir et mourir, de faire souffrir et mourir.

Plus rapide que leur folie sanguinaire, je me jetai devant Aristote qui allait en tête. Je la suppliai d’avoir pitié. Je lui dis :

— C’est peut-être une bonne fourmi, aussi douce, aussi aimante, aussi intelligente que toi. Pense à ma douleur si on te tuait sans raison, ô ma bienaimée, comme tu veux tuer celle-ci qui est peut-être aimée ailleurs.

Elle me bouscula, disant :

— C’est une étrangère ! Je revins à la charge :

— C’est peut-être l’Aristote de l’autre nid. Elle répliqua :

— C’est une étrangère ! J’insistai :

— En quoi une étrangère est-elle moins fourmi que toi ? N’a-t-elle pas, comme toi, des antennes toujours frémissantes de mille joies, de mille douleurs, de mille pensées ? N’a-t-elle pas, comme toi, des yeux à facettes, éponges à boire toute la beauté environnante ?

Une bousculade brutale mit en déroute ma shakespearienne énumération, et les antennes répétèrent :

— C’est une étrangère !

Mais je m’attachai à mon amie, désespérément. Et je continuai :

— C’est, comme toi ou moi, un trésor de vie. Pourquoi le détruire ?

— C’est une étrangère !

J’avais retardé la marche d’Aristote. Plusieurs maintenant la devançaient. Elle s’en aperçut, et sa colère devint violente :

— Imbécile, tu me mets en retard !

D’une bourrade irrésistible, elle se dégagea et son élan la porta de nouveau devant l’ignoble grouillement rapide et joyeux. En même temps, elle fit entendre une musique haineuse. Et la haine qu’elle chantait s’adressait en ce moment à moi qui l’aimais aussi bien qu’à l’étrangère.

Elles arrivaient. Ce fut une bousculade, un fourmillement indescriptible. Elles grimpaient les unes sur les autres. Toutes voulaient leur part de la communion de haine. Chacune tirait, pinçait, tenaillait, un bout de patte, un bout d’antenne, un bout de palpe. La patiente était torturée dans tous ses membres par cette horde qui se grisait de cruauté. Aristote tenait la tête dans ses mandibules et, à petits coups heureux, lents, répétés, semblables à d’étranges baisers sadiques, elles mordillait, faisant durer la volupté.

Je ne sais quel besoin de joie me venait du spectacle de toutes ces joies, du spectacle de cette douleur. J’étais écœurée et pourtant un instinct puissant me soulevait, me portait vers l’infâme jouissance, me jetait moi aussi sur la proie à torturer.

Je n’y cédai point, mais la peur d’y céder me lança dans une fuite.

J’entrai à la fourmilière. En traversant une chambre de larves, je dis à une nourrice :

— Pourquoi se donner tant de peine à créer de la vie, quand d’autres camarades s’amusent à faire de la mort ?

Elle me répondit :

— J’ai compris successivement chaque mouvement de tes antennes ; mais, maintenant qu’elles se sont arrêtées, je ne comprends plus.

Je passai avec une musique hautaine. Je m’enfonçai aux plus noirs souterrains et, seule, immobile, je me mis à songer.

Ma tête était très douloureuse. L’homme y triomphait insolemment, comme si jamais homme n’eût tué un homme pour une différence de race.

Aristote me retrouva. Visiblement, elle me cherchait. Elle me demanda, très douce :

— Est-ce que je t’ai fait du mal tout à l’heure ?

— Oui. Tu as tué mon affection pour toi.

— Je ne te comprends pas. Je t’ai bousculée un peu vivement, sans doute. Mais je n’avais pas le temps de calculer et de modérer mon geste : tu allais m’enlever ma part de la grande joie.

— Ce n’est pas de m’avoir bousculée que je t’en veux. C’est d’avoir tué sans raison. Elle s’étonna :

— Sans raison ?… Une étrangère !

— Je te méprise d’avoir tué ta semblable.

— Ma semblable ?… Une étrangère !

— Le hasard aurait pu te faire naître dans sa fourmilière ou la faire naître ici.

— Décidément, tu es une inventeuse de folies inouïes.

Elle ajouta :

— Tes paroles sont l’absurdité même. On est du pays d’où l’on est, et l’étranger est toujours l’étranger.

Et elle s’éloigna avec des musiques belliqueuses.

Elles me furent horribles. En mon cerveau gauche, elles ébranlèrent d’étranges souvenirs musicaux. L’homme, tout à l’heure si fier de son humanité, se dressait maintenant, agressif, les poings fermés, les yeux hors de la tête, le corps lancé en avant, précipité tout entier vers un imaginaire ennemi. Ce n’était plus un homme ; c’était un Français hurlant la Marseillaise.

XVII

Peut-être devrais-je dire en une fois tous tes souvenirs guerriers de ma vie de fourmi. Ils me sont trop pénibles. Je souffre trop en songeant que l’enrichissement des joies communes, que la beauté plus opulente de l’univers ne nous rendent pas moins cruels et que l’esprit peut s’abreuver de bonheurs sans répudier l’absurdité laide de tuer de semblables instruments de bonheur.

J’aime mieux me reposer un instant à retrouver mes pacifiques travaux. D’ailleurs, il me semble que je suivrai ainsi l’ordre chronologique et que beaucoup de temps s’est passé entre les deux alertes que je viens de conter et les véritables guerres que nous eûmes à soutenir.

Il me semble… mais je n’affirme pas. Pour mon esprit humain, toute ma vie de fourmi est une monotone mer d’oubli sous une nuit sans étoiles. De vagues îles de rêve y flottent, presque inabordables, agitées et comme mises en fuite par mes mouvements mêmes pour en approcher. Je ne sais comment fit Apollon, quand il fixa la flottante Délos. Moi, je suis un maladroit fixeur d’îles. Je ne réussis à atteindre leur balancement fuyant que par des ruses, trop gauches sans doute, qui toujours les brisent en morceaux, les dispersent dans l’infini noir. Et il m’est difficile d’inscrire une date un peu exacte sur les rares débris que je saisis.

Pourtant je suis presque certain que les grands combats commencèrent vers la fin de la moisson.

On se prépare longtemps à l’avance pour cette récolte qui doit nous nourrir toute l’année. Les plantes qui fourniront nos grains sont à peine en fleur, et déjà on se préoccupe de faciliter les futurs travaux. On visite d’abord les terrains de moissons de l’année dernière et on cherche tout autour du nid, dans un rayon de cinquante à soixante mètres, si de nouveaux champs se sont créés.

Aussitôt que les divers domaines à moissonner sont bien connus, on relie les nouveaux à la fourmilière par des routes neuves et on répare les vieux chemins détériorés par l’hiver.

Les routes sont d’un tracé net et vont presque toujours en droite ligne. On les établit en creusant légèrement le sol et en débarrassant le parcours de tous les déblais, pierrailles, feuilles et autres obstacles qui pourraient entraver la marche. Les herbes, fauchées à ras du sol avec nos mandibules, sont rongées de nouveau chaque fois qu’elles reparaissent. La largeur de la voie varie selon l’importance du champ où elle conduit et les difficultés du défrichement. Je connais d’étroits chemins de quatre centimètres et de magnifiques routes de vingt centimètres.

Dans les endroits dangereux, partout où des attaques de fourmis ennemies ou d’insectes carnassiers sont à craindre, le passage est protégé : le plus souvent le chemin se faufile entre deux remblais glissants et croulants, construits sur le même modèle que le cratère qui défend notre nid ; quelquefois il est couvert d’une voûte maçonnée ; parfois il s’enfonce, se transforme en galerie souterraine.

Voici comment on procède pour la construction des voûtes. On élève, aux deux bords de la route, deux murs parallèles. Dès que ces murs atteignent une hauteur suffisante, on incline vers l’intérieur les matériaux qu’on y ajoute. Le travail a lieu simultanément sur les deux murailles et en plusieurs points, chaque fourmi œuvrant librement, où il lui plaît, quand il lui plaît, comme il lui plaît.

L’œuvre avance inégalement, selon le nombre et l’ardeur des ouvrières qui s’emploient ici ou là. Bientôt en quelques endroits les deux côtés se rejoignent. Ces premières clefs de voûte forment des points d’appui pour l’adjonction de nouvelles parcelles de mortier.

Successivement d’autres arceaux se soudent. Le viaduc enfin approche de sa forme définitive. Quelques trous restent seuls, dispersés dans sa partie supérieure. On bouche ces ouvertures avec soin et la fabrique est terminée.

La construction des chemins couverts est œuvre rare. Presque toujours les remblais glissants, murailles qui s’écroulent sous le poids de l’agresseur et l’entraînent dans leur ruine, paraissent suffisants. Dans les passages très dangereux le tunnel est adopté de préférence. Car on peut creuser par tous les temps, tandis que l’élévation d’une voûte n’est possible que par une pluie fine et dans les quelques heures d’humidité qui suivent la pluie.

Nous n’avons, en effet, aucun moyen de donner nous-mêmes quelque cohérence à la terre employée et nous sommes obligés d’attendre le bon vouloir de la nature.

Murailles et voûtes sont formées uniquement de terre mouillée. Chaque ouvrière apporte une petite pelote qu’elle vient de ratisser du bout de ses mandibules. Elle l’applique à l’endroit choisi ; puis elle la divise, la pousse avec les dents, s’applique à remplir les plus petites inégalités de la construction. Les antennes palpent chaque brin de terre, s’assurent qu’il est bien disposé ; puis les pattes antérieures pressent légèrement pour affermir.

Ces parcelles de terre mouillée ne tiennent d’abord que par juxtaposition. Mais vienne une averse : elle les liera plus étroitement, égalisera, polira, vernira en quelque sorte la convexité de la voûte et l’extérieur des murailles. Les dernières rugosités de la maçonnerie disparaîtront. On ne verra plus qu’une couche de terre bien unie que consolidera la chaleur du soleil.

Parfois une pluie trop violente détruit les travaux commencés, emporte même des voûtes achevées mais qui n’ont pas eu le temps de sécher, et la besogne est à refaire. On la refait toujours. La fourmi est persévérante jusqu’à l’entêtement. Elle s’acharne non seulement à obtenir le résultat définitif, mais encore à le produire par le moyen primitivement choisi. Même quand les circonstances, d’abord favorables, tournaient complètement contre nous, je n’ai jamais vu abandonner l’entreprise d’une voûte pour creuser un tunnel. Nous recommencions dix fois, vingt fois le travail, dix fois, vingt fois détruit par les choses méchantes. Une colère obstinée nous soulevait, nous soutenait. Ce n’est pas nous qui céderions. Il faudrait bien que l’hostilité des choses finît par être vaincue…

Si les chemins voûtés sont assez rares, en revanche toutes les routes se bordent, de distance en distance, de légères constructions. Ce sont des abris préparés pour les ouvrières et les provisions qu’elles portent. Ces sortes d’hôtelleries ont beaucoup d’usages utiles. Quand on est fatiguée, on s’y repose en sûreté. Est-on poursuivie par un ennemi, on s’y réfugie, cachée, introuvable, ou tout au moins protégée par les murs, pouvant attendre du secours ou, pour la fuite, les forces revenues, une seconde d’inattention de l’assiégeant. On s’y abrite en cas d’orage. On peut y passer la nuit, si on s’est trop attardée. Le soir on y entrepose le produit d’une récolte ou d’une chasse qu’on viendra reprendre le lendemain, transporter à loisir.

Voici les routes en état, bien défrichées, les vieux tunnels déblayés, les anciennes voûtes et les anciens refuges réparés. Tout est prêt pour le grand labeur. On attend en une sorte de joie inquiète, on passe de longues heures à examiner l’état de maturité des grains.

Enfin venue l’époque fatigante et heureuse de la moisson. Au travail ! au travail !

Dès le matin, sentes, chemins et routes sont noirs de monde. D’un côté, la colonne rapide de celles qui, libres de leurs mouvements, courent à la besogne. De l’autre côté, plus lent mais aussi joyeux, le retour chargé.

Paresseuse, éveillée seulement au brouhaha des premiers départs, je suis sortie du nid, lentement, pensive, un peu triste. Mais l’activité de mes amies me fait honte, m’excite. Je cours moi aussi à la moisson, mon mal bercé, endormi par le rythme laborieux.

Les grains jonchent le sol, mûrs, sonores. Leur forme allongée et la fente qui d’un côté s’enfonce font sourire ma pensée humaine : ne ressemblent-ils point, les grains précieux, aux pains croustillants qu’on mettait sur ma table ? Tandis que mes mandibules ramassent une graine, la soutiennent, la rapportent au nid, je me sens, à gauche, un homme du peuple qui marche heureux, sa bonne miche sous le bras. En peu d’heures, ce travail facile est achevé ; plus rien à glaner dans le petit champ. Courons à un autre domaine.

Les grains, ici, ne sont pas encore tombés. M faut les cueillir, là-haut, au sommet des tiges. Mais ils sont bien mûrs, prêts à s’échapper. Cueillette facile et amusante. J’ai grimpé jusqu’à un épi. Mes pâlies entr’ouvrent l’enveloppe de chaque graine, et mes mandibules tirent le grain, le font tomber. Au pied de la grande tige secouée par le vent où je travaille comme on joue, mes amies recueillent les bonnes choses que je lance, les emportent à la maison où j’en retrouverai ma part fortifiante. Ma pensée gauche sourit encore : je suis un enfant dans un arbre fruitier et je jette à des camarades de gros fruits joyeux. Ou encore je suis une petite fille qui égrène des perles souriantes.

Le plaisant travail dure quelques jours. Puis glanage et cueillette n’offrent plus rien. Il faut aborder la véritable moisson. Les grains, moins mûrs, adhèrent fortement à leur enveloppe. Chacun sera très long à détacher. Il vaudra mieux faire cette besogne à l’intérieur, tranquillement, à loisir, sur des épis étendus immobiles. Ici détachons l’épi tout entier. Travail rude. Je ronge la tige, au point où l’épi commence. Aristote, cependant, a pris un coin de l’épi entre ses mandibules, tenailles qui ne lâcheront point, et, s’arc-boutant sur ses pattes postérieures, elle tourne, elle tord. Elle est très adroite, Aristote ; pourtant ses pattes quelquefois me rencontrent, se crispent sur moi au lieu de se river à la plante, me soulèvent, m’arrachent de mon poste dangereux, me suspendent à demi dans des vertiges. Enfin, la tige rompt, le sommet utile et lourd tombe. Aristote a juste le temps de se garer, et j’ai failli, moi aussi, être entraînée dans la chute.

Des aides accourent. Nous emportons notre conquête, épi énorme dont les barbes, ça et là, se balancent comme des antennes trop raides.

Fatiguées par ce grand effort, nous ne revenons pas au champ. Nous nous joignons aux travailleuses du dedans. Nous épluchons notre épi, nous dégageons chaque grain de son enveloppe, comme nous dégagerions une jeune fourmi de son cocon de nymphe ; nous emmagasinons ces richesses dans un grenier bien sec. Nous transportons hors du nid l’épi vidé de tous ses trésors. Nous l’abandonnons sur un de ces amas de déchets qui font à notre ville une ceinture de collines artificielles.

XVIII

Il y avait, aux environs de notre nid, un quartier où nous allions rarement. Le sol en était peu fertile et le terrain trop accidenté y rendait tout travail pénible. Entre autres obstacles, il présentait à trois pas du cratère deux chutes à pic, quelque chose comme des marches de vingt centimètres chaque — vingt centimètres, plus de trente fois ma hauteur.

En mes heures de tristesse humaine, je me promenais quelquefois de ce côté, comme un poète mélancolique s’attarde en une lande déserte.

Un jour, j’y découvris une pièce de gibier excellente et énorme. C’était une grosse chenille. Elle était noire à mes yeux d’alors, elle serait sans doute jaune ou verte à mes yeux d’aujourd’hui.

Je ne pouvais songer à m’emparer seule de la pioie formidable. Je courus appeler des amies. Nous retrouvâmes le puissant gibier juste au pied de ces deux marches d’un escalier de géants ; au pied de ces deux marches qui, pour nous, étaient hautes comme seraient hauts, pour vous, des degrès de cinquante à soixante mètres.

Nous nous jetâmes sur la chenille, l’accablant de nos coups. Elle s’agita désespérément, presque tout de suite hors d’état de fuir. Nos mandibules et nos aiguillons s’enfonçaient voluptueux dans sa chair molle. Bientôt les convulsions de l’agonie cessèrent.

Le difficile était de transporter cette proie encombrante au sommet de l’escalier gigantesque. Pendant des heures, nous relayant continuellement, nous avions essayé de lui faire franchir la hauteur colossale du premier rocher. Toujours, au début même de l’ascension, la chenille retombait, entraînant dans sa chute la foule cramponnée à son corps.

Par la faute de mes réflexions humaines, j’étais souvent la première à me décourager. Quand Aristote était là, j’avais honte de ma lâcheté et je n’osais guère abandonner le travail. Aristote, ce jour-là, était absente. Je m’éloignai avec un geste d’indifférence, tandis que mes camarades recommençaient interminablement l’inutile ascension, se meurtrissaient, obstinées, à la même chute indéfiniment renouvelée.

Je rencontrai mon amie. Je songeai que l’expédition malheureuse ferait l’objet de beaucoup de conversations. Certainement on lui exposerait le problème. On lui dirait : « Toi si ingénieuse aurais-tu trouvé un moyen ? » Puisqu’elle n’ignorerait rien, je m’empressai de raconter moi-même.

Elle alla voir, se mêla aux travailleuses, fut une fois, du nombre de celles qui grimpaient lourdement chargées, de celles qui tombaient avec le fardeau roulant.

Une seule fois !… Je fus très étonnée de la voir s’éloigner après celle unique tentative. Un long moment, elle se tint à distance, immobile, les antennes tendues vers l’insurmontable obstacle, en une attitude de méditation profonde. Je restais auprès d’elle sans troubler ses réflexions.

Tout à coup, ses antennes frémirent, résolues. Puis elle stridula un chant triomphal et elle eut des mouvements de joie étrange, des mouvements de joie folle qui évoquèrent en mon cerveau gauche l’image d’Archimède courant les rues de Syracuse et clamant : Eurêka ! Eurêka !

— Viens, me dit-elle. Prenons quelques camarades avec nous. Tu verras.

Nous voici nombreuses à la suite d’Aristote ; elle se dirige vers la fourmilière, elle y entre, marche longtemps dans les souterrains, sans que nous puissions deviner où elle va.

Elle s’arrête enfin, antennes tendues, tourne sur elle-même. Puis ses antennes touchent les parois du mur, longuement, lentement, comme si elles y cherchaient quelque chose. Ses palpes et ses pattes antérieures étudient aussi :

Elle se tourne vers moi, me dit :

— Suivez-moi en élargissant le trou que je vais creuser.

Je transmets le mot d’ordre. Et, sans autre explication, nous voilà à ce travail dont nous ne prévoyons pas le but.

Telle est notre confiance en l’esprit d’Aristote : nous travaillons des heures, sans demander ce que nous faisons, ce que nous voulons, où nous allons.

La lumière, tout à coup, nous aveugle. L’épaisse muraille est percée. Nous sortons derrière Aristote. Et nous chantons notre admiration et notre joie. Car nous débouchons au bas de l’obstacle, invincible à la force et à l’adresse, vaincu par le génie de notre amie. Nous nous attelons triomphales à notre proie, nous l’entraînons dans les souterrains et nous fermons légèrement l’ouverture devenue inutile.

XIX

Depuis longtemps, nul incident inquiétant ne s’était produit. Nous avions oublié les anxiétés causées par la meute qui me poursuivit, renouvelées par la présence inexplicable de l’étrangère. Nous travaillions, tranquilles, heureuses, tout entières à la fructueuse moisson.

— L’année est excellente, me répétait souvent Aristote.

Nous ne prenions aucune précaution. Nulle sentinelle ne gardait les portes. Il arrivait que nous étions toutes dehors, occupées à recueillir les grains.

Ce jour-là, nous moissonnions notre dernier champ, le plus grand, le plus fertile, mais le plus éloigné. Toute la journée nous y avions travaillé sans revenir au nid. On entreposait la récolte dans les divers refuges échelonnés le long de l’interminable route. Dans notre hâte, nous encombrions même tunnels et chemins voûtés. Le soir, en rentrant, on rapporterait ce qu’on pourrait, ce qui était le plus mal abrité. Le transport du reste aurait lieu plus tard. Aujourd’hui, un orage menace et il faut sauver le plus de grain possible, avant que la pluie, la grêle peut-être, le couche sur le sol soudain boueux. D’ailleurs ce champ, très vaste, aux limites inconnues, ne nous appartient pas à nous seules. Les hommes le dévastent tous les ans. Il paraît qu’ils sont déjà en train de le dépouiller, là-bas, de l’autre côté. Même si l’orage va tomber plus loin, il est urgent de moissonner tout ce qu’on pourra, car demain, les affreuses montagnes qui marchent sur deux pieds seront probablement où nous sommes et, en quelques coups des immenses mandibules artificielles dont elles allongent leurs immenses pattes, abattront tous les épis.

Le soir arriva, trop tôt à notre gré. Il faisait nuit presque noire quand nous nous décidâmes au retour. J’allais avec Aristote, très en avant. Un grain médiocre me chargeait légèrement. Dès que nous arrivions au bout d’une montée, nous nous arrêtions pour nous reposer et nous nous dressions pour admirer, spectacle puissant, cette armée pacifique qui marchait, porteuse hâtée de richesses, sous les rayons amis de la lune, de plus en plus rares, de plus en plus dévorés par les nuages hostiles.

Une dernière fois, au sommet du cratère, nous avions contemplé, orgueilleuses, la grande foule en marche, lorsque, au moment de descendre, Aristote, de ses antennes soudain inquiètes, me fit une recommandation de prudence.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Je ne sais pas au juste. Mais il se passe quelque chose d’effrayant.

Elle reprit, après un repos :

— Ne bouge pas… Ne fais pas de bruit…

Les antennes tendues vers le nid, elle aspirait.

— Ne sens-tu rien ? demanda-t-elle.

— Ça sent mauvais.

Ses antennes dirent, furieuses :

— Ça sent l’étrangère !

Au même instant, des fourmis sortaient nombreuses de notre nid, se jetaient sur nous, nous bousculaient, nous faisaient rouler hors du cratère. Nous dûmes fuir précipitamment. Je suis fier de n’avoir pas abandonné mon fardeau dans ma fuite.

L’ennemi ne nous poursuit pas. Nous courons jusqu’à nos premières compagnes. Nous leur expliquons ce qui arrive : pendant notre absence, la cité a été envahie, non point même par des étrangères de notre espèce, mais par des fourmis ignoblement dessinées, à petite tête bête, à pétiole inélégant. (Depuis mon anamorphose, j’ai cherché à identifier nos ennemies de ce jour-là. De balbutiantes comparaisons entre ma vision d’alors et mon examen d’aujourd’hui me chuchotent que ces fourmis devaient appartenir à l’espèce nommée par les formicologues formica rufibarbis). Allions-nous, nous, nobles aphcenogaster barbara, nous laisser exproprier par de viles rufibarbis ?…

Cependant les plantes frémissaient sous l’approche de l’orage. Dans le ciel devenu noir, tout un côté fut un éblouissement blanc au milieu duquel frissonnait un éclair.

La fureur nous saisit, et la crainte d’être encore dehors tout à l’heure, sous la pluie qui cinglerait, parmi les herbes qui s’agiteraient éperdues, dans l’affolement des êtres et des choses.

Continuellement de nouvelles fourmis arrivaient et nous étions en ce point, débordant la route, comme un fleuve heurté à un barrage et qui se répand hors de ses rives en immense lac noir.

De l’arrivée continue de nos camarades une force surgissait grandissante qui nous poussait en avant vers la vengeance, vers la patrie et la sécurité à reconquérir.

— En avant, en avant ! disaient toutes antennes.

— En avant, en avant ! répétaient toutes les attitudes.

— En avant, en avant ! chantaient de belliqueuses musiques.

Et je revis, sur mon cerveau gauche, l’être de violence qui, un jour déjà, s’y dressa, poings fermés, bouche largement ouverte, clamant la Marseillaise.

Aristote et moi en éclaireurs, les autres à cinq ou six longueurs derrière nous, nous avançâmes.

Mais les envahisseuses font une sortie, s’élancent vers nous. La marche rapide, la tête élevée, les mandibules entr’ouvertes, elles sont formidables. Mon cerveau gauche se rappelle une énorme chienne qui, parce que j’approchais trop de ses petits, se jeta sur moi, poils hérissés et dents menaçantes. J’ai peur. Je regarde Aristote, qui hésite. Et voici, brusque, un éclair qui nous aveugle à moitié, qui rend toute la scène effroyablement infernale, qui arme fantastiquement nos ennemis, qui nous précipite en une fuite effarée.

Nous fuyons et, devant nous, toute la troupe court, panique affolée. Nous nous arrêtons seulement au lieu de la première station, à l’endroit où tout à l’heure nous chantions si vaillamment : « En avant, en avant ! »

Et toujours de nouvelles compatriotes arrivent chargées, veulent continuer leur marche, nous obligent à des explications où, pour dominer notre honte et aussi parce que dans l’éclair tout nous a vraiment paru énorme, nous grandissons ennemis des événements.

La pluie tombe, lourde. Chaque goutte violente est une blessure. Allons-nous rester là sous le déluge qui commence, nous laisser noyer par la prochaine inondation, nous laisser écraser par la chute répétée des gouttes brutales ?

Nous sentons l’inutilité d’une nouvelle attaque en ce moment où tout nous est ennemi. Nous courons, désordre innombrable, au pied et sur le tronc de l’arbre le plus voisin.

Là ce sont des plaintes, des lamentations lâches ; c’est la perte absolue de tout sang-froid, de tout pouvoir d’étudier la situation ; c’est la déroute de nos facultés de prévoir et de pourvoir.

— Tout est perdu ! tout est perdu ! répètent les antennes.

Et des musiques s’élèvent, d’une tristesse poignante.

N’est-ce point ici le commencement de la mort de tout un peuple ?…

Sous l’orage, notre arbre s’agite, menace de rompre. Il nous abrite du vent, mais la pluie déjà traverse son feuillage appauvri, tombe sur nous avec des feuilles, avec des ramilles, avec des branches.

Et voici la chute des énormes rochers ronds de la grêle.

Je demande à Aristote :

— Ne trouveras-tu aucun moyen de nous sauver ?

— Je cherche, répond ma géniale amie. J’implore, tremblante : v

— Tu ne désespères pas de trouver, n’est-ce pas ?

— Je ne désespère jamais… Elle ajoute :

— Tes paroles me gênent. Laisse-moi réfléchir. À grands pas songeurs, elle s’éloigne. Je la suis de loin. Bientôt, elle disparaît dans cette affreuse cohue frissonnante. Je me sens seule, au milieu de l’égoïsme des désespoirs.

Elle revient, la vaillante, l’ingénieuse, celle aux mille ressources. Ses antennes disent :

— Nous sommes sauvées. Suivez-moi. Mes antennes tressaillent sur les antennes les plus voisines :

— Aristote dit que nous sommes sauvées. Suivez-nous.

Le mot d’ordre se transmet, rapide, à toute la foule. La plupart viennent. Plusieurs ont perdu toute vaillance, toute force d’espoir et restent là. stupides, attendant la mort ou le miracle.

Ah ! la marche difficile et dangereuse, parmi les fleuves inconnus et les mers inattendues creusés par l’orage, sous la pluie contondante, sous la grêle qui tue, sous le flagellement des herbes et la chute des branchages, dans le long effarement tâtonnant de la nuit, dans l’affolement brusque des éclairs ! Combien de nos amies sont mortes, noyées ou écrasées ! Combien se sont égarées, errent isolées à travers l’immense fondrière des périls !

J’ai l’impression angoissante que notre nombre diminue à chaque pas. Je n’ose regarder autour de moi, constater combien nous sommes peu, combien nous sommes moins. Et j’ignore où nous allons, armée à chaque instant décimée, armée vagabonde et sans refuge, armée continuellement battue sans combat.

Maintenant nous descendons, chute qui roule et qui se bouscule, les deux marches gigantesques vers lesquelles on va si rarement. Et au pied de l’escalier, dans une boue gluante, enlisante, sous la colère diminuée de la pluie, mais sous la rage nouvelle d’une cataracte, nous nous arrêtons.

La lueur d’un éclair frémit, me montre Aristote qui travaille. Ses mandibules grattent la terre mince, rouvrent la galerie creusée l’autre jour pour introduire la chenille en nos trésor. Je comprends. Une joie de délivrance et de triomphe me soulève. Et les musiques que je stridule donnent à nos compagnes un espoir ignorant mais puissant.

Nous rentrons dans la cité dont nous nous crûmes exilées pour mourir. Par de longs et prudents détours nous pénétrons aux souterrains les plus bas. L’orage y a chassé nos ennemies. Nous les attaquons dans la nuit profonde, dans leur sommeil ou dans le sursaut effaré d’un réveil plus paralysant qu’un cauchemar. Depuis longtemps, le cratère inondé a rendu inabordable, elles le savent, l’entrée de la fourmilière et elles ne peuvent concevoir que nous sommes là. La stupeur nous les livre presque toutes immobiles. Une fuite éperdue en jette quelques-unes dans le labyrinthe obscur de nuit, obscur d’ignorance, obscurci de terreurs. Éclairées des flambeaux mouvants de nos souvenirs, nous les poursuivons, âprement joyeuses, dans toutes les retraites où la peur les disperse. La fourmilière est un piège immense où l’on tue partout, dans les galeries étroites, dans les salles vastes, dans les carrefours, dans les impasses. Des étrangères se cachent derrière les grains, stupides, comme s’il ne faisait pas nuit, comme si leur odeur de proie à moitié pourrie déjà n’était pas le seul guide de notre chasse impitoyable. D’autres fuient, fuient toujours devant notre poursuite qui ne se fatigue point, se précipitent jusque dans la partie inondée de la ville, n’échappent à nos mandibules que pour mourir enlisées en une boue épaisse. Une heure après notre entrée, il ne restait plus une seule rufibarbis.

Malgré le succès qui nous remplit d’orgueil, nous maudissons les abominables agresseurs : beaucoup de nos camarades ont péri sous l’orage et nos pauvres enfants, larves et nymphes, dont les étrangères n’ont pris nul souci, qu’elles n’ont même pas descendus, sont noyés, là-haut, dans la première galerie.

Plusieurs jours tristes furent employés à transporter tant de cadavres au cimetière, à mettre en ordre le trésor, hélas ! bien enrichi, de la mort.

Les rufibarbis ne reçurent aucun honneur. On les jeta sur les tas de déchets, au milieu des barbes d’épis et de l’inulité vide des enveloppes de grains.

XX

Les grands travaux de la moisson étaient finis. Nous étions dans une période de repos relatif. Après de longs sommeils, nous nous promenions à la recherche de quelque gibier ou nous nous livrions à d’interminables causeries. Notre toilette occupait aussi bien des moments. Je regardais Aristote lécher son thorax, ses pattes, son abdomen ou en de lentes frictions passer et repasser ses pattes antérieures sur sa tête inclinée, et je songeais aux attitudes des deux chats qui rôdaient dans ma maison humaine.

Nous étions aussi des gens de loisir qui jouent entre eux. En dehors de la conversation, cette joie, nos distractions étaient des amusements gymnas-tiques, la course et la lutte surtout. Nous nous placions deux, trois, jusqu’à sept ou huit de front sur une de nos routes les plus belles et les moins accidentées. Une camarade postée un peu en avant sur le remblai se dressait soudain, toute droite, grandie encore par ses antennes levées comme un double panache frémissant. Son geste était le signal du départ.

Nos six pattes se hâtaient toujours vers le même point. Le but invariable était le cratère, là-bas, qui disait le repos, la sécurité et les joies douces, le bon cratère dressé vers le ciel, architecture de terre et de souvenirs, et qui nous parlait comme le clocher du village parle à l’homme simple qui naît, a it et meurt dans la même chaumière.

Plus souvent encore, l’une de nous abordait une camarade de même taille, de force à peu près égale, et la défiait à la lutte. La provocatrice flattait de ses pattes la tête de l’amie provoquée et ses antennes dansaient rapides. Rarement on se parlait pour le défi. L’attitude, la caresse des pattes et la danse puérile des antennes suffisaient à dire notre désir.

Les antennes de la camarade répétaient la mimique joyeuse, comme les bras d’un lutteur, dans les politesses qui précèdent les efforts contraires, rendent le salut à l’adversaire.

Puis, promptes, les deux fourmis joyeuses se dressaient sur les pattes de derrière et elles se saisissaient avec les deux pattes antérieures, avec les mandibules aussi, mais avec des mandibules amies qui ne presseront pas, qui ne blesseront pas. et le combat pacifique commençait.

Se sentait-on faiblir, d’une rapide bousculade et d’un leste glissement on se dégageait. Mais on revenait, brusque, on tâchait de saisir l’adversaire d’une façon plus favorable. Parfois, de longues minutes, on s’étreignait, se délivrait, s’attaquait de nouveau, se renversait, se relevait, avec une ardeur qui ne se lasse pas, avec un amour-propre qui ne permet à aucun de se reconnaître vaincu.

Il m’arrivait rarement de combattre. J’aimais mieux regarder, jouir par mes deux pensées : l’une qui voyait à l’aide de mes yeux d’alors, l’autre qui se souvenait. Car sur mon cerveau gauche souriaient de plaisantes images : sous une tente, des lutteurs nus, en des mouvements qui faisaient valoir la jeunesse forte et souple de leurs formes, se pressaient, se tordaient, se soulevaient. Comme le ciel nocturne s’anime d’étoiles, le spectacle recevait une vie.nombreuse de tant de regards curieux. Et un long silence d’attente vibrait, comme tendu, pour soudain crépiter d’unanimes applaudissements.

XXI

Le grand orage qui avait rendu si meurtrier notre exil d’une heure nous avait causé aussi bien des dommages matériels. Je ne parle que pour mémoire du cratère et des galeries supérieures obstruées par les dépôts de l’inondation et qu’il fallut nettoyer péniblement. Ceci n’était que du travail, et le travail nous trouvait toujours prêtes. Mais la tempête avait diminué nos richesses d’une façon sans doute irréparable : elle avait couché dans une boue épaisse les plantains et les marguerites qui environnaient le nid, et tout notre bétail avait péri misérablement.

Je n’ai pas eu l’occasion jusqu’ici de dire nos mœurs pastorales et d’indiquer les ressources considérables que nous fournit le bétail.

Certains insectes sécrètent un sirop clair et sucré que leur anus rejette en gouttelettes périodiques. Ces gouttes forment un aliment reconstituant et agréable. Il paraît que certaines fourmis appartenant au genre lasius n’ont pas d’autre nourriture. Un tel régime nous aurait paru insuffisant. Il nous fallait surtout du blé et de la chair d’insectes. Mais cette sorte de lait sucré était très apprécié comme gourmandise, il apportait à nos repas un agréable élément de variété et, en somme, nos troupeaux étaient pour nous une richesse non négligeable.

Les insectes qui fournissent cet aliment sont assez nombreux. Parmi eux, les claviger, petits coléoptères aveugles, habitent l’intérieur de la fourmilière. Certaines espèces de pucerons restent aussi sous terre, attachés aux racines. Mais la plupart, pucerons ou galinsectes, vivent sur des feuilles ou des tiges. Et notre richesse pastorale se composait presque uniquement de pucerons des plantains et des marguerites. Après l’orage, les plantes s’étaient relevées peu à peu, mais dépeuplées, pauvres prairies sales et sans troupeaux.

Un jour, une de nos camarades arriva, de loin, courante, hors d’haleine, et ses antennes pendant des heures ne cessèrent de raconter, tantôt à celle-ci, tantôt à celle-là. Elle avait découvert des pucerons que l’orage avait épargnés parce qu’ils habitaient un gros arbre. Mais ils appartenaient à un peuple de fourmis plus petites que les plus petites d’entre nous. Les petites fourmis avaient aperçu notre amie, qui avait eu grand’peine à leur échapper.

Cette nouvelle fut, dès lors, l’unique sujet de conversation. On regrettait vivement que les pucerons découverts ne fussent pas des pucerons libres, bons à domestiquer. On allait par bandes voir de loin le gros arbre riche dont les trésors appartenaient, hélas ! à des étrangers.

Le désir grandissait de posséder ces pucerons. Enfin nous priâmes toutes Aristote d’organiser, coûte que coûte, la conquête du troupeau.

L’entreprise n’était pas facile. Les pucerons passent les cinq sixièmes de leur vie à sucer la sève des plantes, leur trompe profondément enfoncée dans la feuille ou dans Pécorce. Détacher un puceron sans rompre sa trompe est œuvre de patience et de précaution impossible dans la bousculade d’un combat. Et, certes, ce n’est pas sans combat que les propriétaires se laisseraient voler de si précieuses richesses. D’ailleurs, ces troupeaux étaient, pour la plupart, enfermés dans des étables. je veux dire protégés par des pavillons de terre bâtis sur l’écorce de l’arbre nourricier et où on ne pénètre que par une étroite ouverture.

Aristote répondit à nos sollicitations par un exposé de ces graves difficultés. Elle prétendait que chaque puceron enlevé coûterait la vie à neuf ou dix d’entre nous. Dans ces conditions, l’expédition était une pure folie.

Mais nous devenions folles, en effet.

Les grands défauts de la fourmi sont la gourmandise et la colère, surtout une sorte de colère d’orgueil, la rage devant l’obstacle qui demeure invincible d’inertie et comme railleur, l’irritation quand êtres et choses ne cèdent pas à notre désir, à notre effort, à la puissance de notre génie et de notre vouloir. La fourmi a un vif sentiment de sa supériorité et ne comprend pas que tout ne s’incline point devant le geste orgueilleux de ses antennes. Elle est l’autoritaire exaspéré par la résistance, l’être qui mérite beaucoup, qui croit mériter tout, et qui s’indigne d’un refus des choses comme d’une intolérable injustice, et qui donne à cette injustice de furieux assauts jusqu’au triomphe ou jusqu’à la mort. Gourmandise, orgueil, colère, nous ne connaissons que trois péchés capitaux (car ils se sont montrés de bien superficiels calomniateurs ceux qui nous accusèrent d’avarice, et nous sommes envers nos compatriotes toute générosité), mais nos trois péchés capitaux valent vos sept à vous, pauvres hommes aux passions amorties par tant de servitudes, à vous qui mêlez au vin déjà peu généreux de votre nature tant d’eau du bourbier social.

Nos trois folies, ici, nous poussaient dans le même sens, nous heurtaient au même fond d’impasse, devenaient une fièvre de plus en plus exacerbée. La nuit, nous rêvions de pucerons. Nos antennes s’agitaient, du mouvement vif et alterné qui caresse l’abdomen de l’animal pour lui demander la goutte sucrée. Au matin, nous nous réveillions malheureuses, indigentes parmi nos richesses dédaignées. Nous ne nous rencontrions plus sans nous dire :

— Il nous faut des pucerons !

Isolées ou par bandes, plusieurs essayèrent d’aller voler un peu de ce lait dont la soif nous torturait. Elles périrent toutes, victimes de leur âpre convoitise.

Aristote avait beau nous prêcher le calme mépris des biens qu’on n’a pas, nous vanter la saveur douce du blé qui se fluidifie en sucre, la saveur sauvage des gibiers qui abondaient : nous ne désirions que ce qui nous manquait et de plus en plus notre gourmandise exclusive nous éperonnait aux pires aventures. Toutes, les unes après les autres, nous irions nous faire tuer pour essayer de conquérir une goutte de lait.

Aristote, vaincue par notre obstination, promit enfin d’organiser la conquête. Elle nous demanda deux jours pour les études préalables et nous pria de renoncer aux meurtrières tentatives isolées.

Le délai passa, et l’expédition eut lieu. Jamais peut-être le génie de mon amie ne se manifesta plus admirable.

Elle avait employé les deux jours à faire examiner les habitudes des fourmis propriétaires. Nous savions que leur nid était à quelque distance à droite de l’arbre où se dressaient les étables et nous devinions que l’arbre et la fourmilière devaient communiquer ensemble par un large tunnel.

Aristote divisa toute notre armée en quatre corps de force inégale. Le premier, formé uniquement de soldats gigantesques, vint attaquer les ennemis qui étaient à droite de leur fourmilière, attira bientôt sur ce point tout l’effort de la défense.

Les lasius — c’est à cette espèce que devaient appartenir nos adversaires — sont des fourmis beaucoup plus faibles que les aphcenogasters. En outre, ils n’ont aucun talent militaire et leurs armées ignorent les mouvements d’ensemble. Mais la population de la fourmilière que nous attaquions était nombreuse extrêmement.

Ils se précipitèrent sur nos soldats, horde innombrable. Ils s’accrochaient aux pattes et paralysaient les mouvements. Pendant que dix ou douze garrottaient un de nos géants, un autre lasius le perçait de son aiguillon et l’injectait de son venin. Mais, presque toujours, nos pattes victorieuses faisaient rouler les assaillants meurtris et nos mandibules s’ouvraient et se fermaient, rapides, écrasant d’un geste automatiquement répété des têtes, des têtes, des têtes ! Nos faibles adversaires perdaient vingt fois plus de monde que nous.

Cependant une troupe de nos soldats entourait le pied de l’arbre. Un bataillon moins nombreux s’était introduit dans le tunnel et de plusieurs rangs menaçants fermait le passage. Sur l’arbre complètement abandonné et que l’ennemi ne pouvait plus secourir par aucune voie, nos ouvrières saisissaient les pucerons, les détachaient, les emportaient. On les installait sur l’écorce d’un arbre voisin de notre nid où bientôt, à loisir, on leur bâtirait de bonnes étables.

Quand le troupeau fut enlevé tout entier, Aristote courut faire abandonner le combat inutile. Nos soldats revinrent en bon ordre, sans être inquiétés.

Aristote affirmait que, si nous avions continué l’attaque, l’armée ennemie n’aurait plus guère tardé à fuir dispersée. Elle luttait uniquement, paraît-il, pour gagner du temps. Cependant, les autres lasius avaient barricadé leurs souterrains avec des mottes de terre et, mineurs rapides, ils creusaient à la hâte de longs tunnels pour installer au loin une nouvelle cité.

Cette opinion me paraissait bien extraordinaire. Le lendemain, j’eus la curiosité d’aller voir. J’approchais prudemment, prête à la fuite. Mais je voyageais dans une solitude. J’arrivai au nid des lasius, simple trou à ras de terre que ne protégeait aucun rempart. Une pierre, en effet, le fermait hermétiquement. Ma curiosité était bien forte. J’essayai de soulever la porte trop lourde. Puis, renonçant à cet effort inutile, je creusai à côté et j’entrai, toute tremblante, dans le piège effrayant. La fourmilière était vide. De la terre fraîchement remuée indiquait les canaux de communication creusés et comblés hier. J’errai longtemps, pensif dans l’immense cité morte à laquelle ne manquaient que des habitants. Or, tandis que ma pensée droite revoyait nos bandes méchantes, mon cerveau gauche apercevait un volcan qui lance des laves et des flammes. Je regardais une fourmilière abandonnée, mais mes souvenirs revoyaient les gravures d’un gros livre et me murmuraient un nom mélancolique : Pompéï.

XXII

Une ville humaine ne contient pas seulement des hommes. Elle renferme aussi des animaux utiles, des animaux d’agrément, des animaux nuisibles : chevaux, chiens, chats, rats, souris. Une fourmilière contient de même divers genres de populations.

Certaines espèces de pucerons aveugles vivent sur les racines qui traversent nos galeries. Les clavigers aussi mènent une vie souterraine. Les uns et les autres donnent des gouttes de sirop analogues à celles des pucerons du dehors, mais de qualité très inférieure, nourriture des jours de famine, et non plus succulente gourmandise. Mais les uns nous plaisent par leurs mouvements gracieux, les autres nous égaient par leur gaucherie, et nous les supportons un peu comme animaux utiles, un peu comme animaux d’agrément.

Certains insectes appartenant à l’ordre des sta-phylins ne sont que des animaux d’agrément, des choses légèrement vibrantes auxquelles caresser ses antennes, des régals du regard, des élégances différentes de notre élégance ou des visions de vie grotesque et caricaturale.

En revanche, notre nid avait des hôtes terribles comme des souris1 qui mangeraient les enfants des hommes. Dans l’épaisseur de nos cloisons, d’étroites galeries s’ouvraient, inaccessibles pour nous, qui abritaient les ogres. C’étaient des fourmis noires (jaunes pour des yeux humains) très petites, tout en longueur, aux mouvements d’éclairs rapides, coudés, glissants. Les entomologistes connaissent ce monstre de cauchemar et le nomment solenopsis fugax. Les effroyables tanières que les solenopsis se creusaient au sein même de notre cité ouvraient presque toutes sur les salles des larves. Jusque sous nos yeux les lapides ennemis venaient d’un coup de mandibules, arracher un morceau de chair tendre, puis s’enfuyaient dans leurs inabordables repaires.

Mais, comme vous avez contre les souris et les rats des chats, des cochons d’Inde, des chiens ratiers, nous avions, pour faire la chasse à ces petits ogres, divers coléoptères carnassiers, de l’ordre des staphylins, ainsi que nos amis inutiles. Ces vaillants pénétraient pour d’obscurs combats dans les retraites les plus inquiétantes ou, pendant de longues heures patientes, ils guettaient et, dès que paraissait un dévoreur d’enfants, d’un seul bond, prompt comme la vengeance, inévitable comme la justice, saisissaient l’être infâme et, sans prendre la peine de le tuer d’abord, man-geaint sa chair toute en soubresauts.

D’autres hôtes sont acceptés parce que, se nourrissant de détritus de toutes sortes, ils nettoient et assainissent la fourmilière. En hiver, ces balayeurs font toute la besogne ; à la belle saison, ils rendent moins lourd le travail de nos ménagères.

Je ne décrirai pas ces différents insectes et je ne conterai aucune des scènes dans lesquelles je leur ai vu jouer des rôles. J’ai voulu seulement indiquer cet élément de variété dans ma vie de fourmi et je me souviens avec reconnaissance que, par les mauvais temps, quand nous étions privées du dehors, riche spectacle de vie, ces petits animaux formaient une amusante compagnie et fournissaient une excellente ressource contre l’ennui.

XXIII

Le vol de troupeaux que j’ai raconté au chapitre XXI dut avoir lieu vers la fin de l’été. Je me rappelle que l’air était très chaud et qu’on commençait à faire éclore les mâles et les femelles.

Depuis le grand orage qui avait tué tant d’adultes et détruit tous les enfants, nous étions désolées de notre nombre et de notre puissance diminués. Nous avions pris tous les moyens possibles pour réparer promptement nos pertes. Nos trois femelles, gavées de nourritures excitantes, pondaient deux fois plus qu’à l’ordinaire. Au lieu de nous fier presque uniquement aux staphylins pour la lutte contre les fourmis-ogres, nous laissions continuellement autour de chaque salle d’œufs, de larves ou de nymphes, un cordon de sentinelles. Des rondes cherchaient les entrées des nids de solenopsis, les bouchaient et deux soldats restaient devant chaque ancien trou.

Grâce à ces mesures extraordinaires, les solenopsis avaient à peu près disparu, écrasés entre nos mandibules ou morts de faim, et les jeunes nombreuses commençaient à égayer la cité.

Enfin, la terre, pénétrée de chaleur, disait prochain le moment de la fécondation. Quelques jours encore, et nous serions enrichies d’une ou deux femelles pondeuses qui, toute leur vie, peupleraient notre nid. Au printemps, nous serions plus plus puissantes qu’avant le désastre.

Avec quel soin joyeux on dégagea de leurs cocons mâles et femelles.C’est un travail plus délicat encore que la délivrance des ouvrières. Car l’insecte sort du sommeil nymphal avec de pauvres ailes toutes froissées et qu’il faut étendre sans déchirer le frêle tissu. Ces quatre éventails aux nervures fines, à la toile mince, ployés sans précaution par la nature indifférente, roulés avec le reste du corps dans le linceul serré, s’enfoncent presque dans le thorax et l’abdomen ; et les plis de chacun se mêlent, absurdes, aux plis des trois autres. Il faut les séparer, il faut les écarter du corps, il faut les déployer sans déchirer un lambeau d’étoffe, sans tordre ou casser une nervure.

Ensuite, il faut nourrir ces êtres trop jeunes, mal éveillés de leur naissance et qui, d’ailleurs, resteront gauches, maladroits à toute œuvre pratique, incapables de trouver d’eux-mêmes de quoi manger et de porter les aliments à leur bouche. Car au pays des fourmis, où la majorité n’a pas de sexe, les êtres sexués sont, naturellement, les plus ineptes des spécialistes.

Il faut exercer sur les mâles une surveillance sévère. Si les femelles ne sont, jusqu’aux fièvres du jour nuptial, que des imbéciles, les mâles, dès la première heures, sont des fous. Dès qu’ils peuvent marcher, ils iraient au hasard, dispersés, perdus dans toute la fourmilière, sortant quand la sortie serait devant eux, continuant n’importe où leur marche ivre, se livrant ignorants à tous les dangers, pauvres êtres sans raison et sans aiguillon, fourmis aux nobles ailes, mais aux mandibules sans force et sans adresse, inaptes à défendre contre le moindre ennemi ou contre la faim. Heureusement, nous les rassemblons dans les mêmes cases, nous ne les laissons pas échaper un instant à nos soins et, même, quand on les conduit prendre l’air hors de la fourmilière, on les garde comme un troupeau d’insensés.

Je voyais leur faiblesse, leur inintelligence, leur manque d’industrie ; je savais qu’ils étaient destinés, dans quelques jours, aussitôt devenus inutiles, à la mort. Pourtant je ne pouvais m’empêcher d’admirer leur élégance élancée, leurs ocelles jolis, leurs yeux plus brillants que les miens et découpés en facettes plus nombreuses. J’étais jaloux de leurs ailes transparentes et délicates. Des longs instants, je regardais le tissu merveilleux et chaque nervure fine était pour moi une beauté contemplée avec envie.

Quand Aristote passait, elle me disait :

— Voilà la brute que tu aurais voulu être, il y a quelque temps, quand, sans ailes, tu avais la folie des ailes !

Je ne répondais rien. Mais je l’avais plus que jamais, la folie des ailes. Plus que jamais, j’aurais voulu devenir un de ces pauvres êtres à la vie misérable, jouets de toutes les ouvrières et qui bientôt mourraient de faim ou sous nos coups, mais qui mourraient sans doute dans une extase, ivres de baisers.

Les femelles me paraissaient moins belles, trop grandes et trop grosses. Leur tête n’avait pas la finesse ténue de la tête du mâle. Leur thorax était plus massif et surtout leur abdomen. Mais elles avaient aussi des ailes et bientôt, dans l’azur, elles rendraient les baisers reçus. Cette pensée m’émouvait. Je restais des heures à rôder autour de ces êtres lourds dans le souterrain, mais dont le vol sans doute serait beau comme un rêve.

Il y en avait une particulièrement dont les proportions me paraissaient presque nobles, dont les yeux étaient plus étincelants, les ocelles plus limpides, les ailes d’une gaze plus frémissante. Je vivais presque toujours auprès d’elle. Je la nourrissais des mets les plus délicats, je la protégeais contre les grossièretés des ouvrières.

On s’étonnait à voir mes antennes caresser les siennes pendant des minutes et des minutes en une conversation animée. On me demandait :

— Ou’as-tu donc à dire à cette imbécile ?

En effet, elle manquait un peu de conversation. C’est moi qui parlais presque tout le temps à des antennes gauches, gourdes, inhabiles à la pensée précise et à l’expression. Mais j’étais heureux comme si une très belle fille, presque muette de timidité, répondait à mes amitiés par d’émouvantes pressions de mains. Car souvent la pauvrette-– que ma pensée gauche nommait Marie pour sa naïveté — me stridulait des musiques reconnaissantes.

La veille du jour où l’on permettrait à tous ces pauvres êtres de s’accoupler, je multipliai mes prévenances. Pourtant j’étais rongé d’une affreuse jalousie. Mes antennes dirent aux pauvres antennes maladroites :

— Quel dommage que je ne sois pas un mâle ! Marie pleura une musique douloureuse, mais ses antennes ne répondirent point. J’interrogeai :

— Tu ne regrettes pas que je ne sois pas un mâle ?

Oh ! la beauté de ses yeux chargés de mille pensées, de mille sentiments, et de la volonté de dire tant de choses qui étaient en elle, et de l’impuissance comprise d’en rien exprimer. Oh ! la douceur tremblante de sa réponse. Car, cette fois, après une hésitation, les pauvres antennes inhabiles au langage s’essayèrent à répondre, toutes frissonnâmes et bégayantes. Elles balbutièrent :

— je ne puis désirer la mort de mon ami… Je me lamentai :

— Quel prix peut avoir une vie privée de tes baisers ?

Les naïves antennes grelottèrent :

— Je t’aime bien, mon ami. Mais mes antennes se dressèrent, agitées, comme un cri de désespoir :

— Oh ! l’horreur de l’amour impuissant…

Marie, immobile, appuyée au mur comme si ses pattes ne pouvaient plus la porter, longtemps pleura des harmonies.

Je l’implorai :

— Demain, va-t-en bien loin, bien haut, que je ne voie pas le baiser qu’un autre te donnera.

— Oui, promit-elle, j’irai bien haut, loin de toi, subir l’amour auquel je ne puis échapper et qui ne peut me venir de toi.

Mais, écrasé entre deux douleurs, je repris :

— Oublie mes paroles égoïstes. C’est ta mort que je te demandais, misérable jaloux que je suis ! Mais je veux que tu vives, j’ai besoin que tu vives, j’exige que tu vives. Reste près de la fourmilière, sous mes yeux, je t’en prie. Dès que tu seras ; fécondée, c’est moi qui tuerai ton mâle. Après cette joie de vengeance, c’est moi qui t’emporterai, cher fardeau, dans le nid. C’est moi qui t’arracherai ces pauvres ailes d’un jour, pour être bien sûr de te garder toute la vie. C’est moi qui toujours te nourrirai et te soignerai, reine adorée de toutes mes pensées et de tous mes gestes… Promets, promets de rester.

Marie, avec des musiques qui étaient des larmes, promit tout ce que je voulus. Elle était si émue et si fière de l’invraisemblable et douloureux amour inspiré à l’être supérieur, au neutre !

XXIV

Le jour du drame d’amour est venu. Le troupeau des petits mâles élancés a été conduit dehors dans la vaste plaine qui entoure le nid, puis le troupeau des gigantesques et lourdes fiancées. Ces êtres, tout à l’heure dociles et stupides, s’agitent maintenant sous l’aiguillon du désir, enlevés par une soif d’azur. Leurs ailes frémissent pour l’envol. C’est là-haut, dans le bleu inaccessible aux ouvrières, loin de ces tortureuses, loin de la patrie méchante et étroite, loin des regards, qu’ils veulent monter pour le baiser ; là-haut, dans la patrie sans bornes de l’amour, dans le ciel pudique qui les cachera de son éblouissante immensité comme d’un manteau. Ah ! comme elle Jes soulève, la folie des ailes !

Les ouvrières s’efforcent de calmer cet instinct qu’elles ne comprennent point. Elles s’adressent surtout aux femellles. Leurs antennes ne remuent que pour de caressants conseils.

— Restez, disent-elles, restez pour vivre ; pour être, pendant des années, les pondeuses servies de toutes, pour être les mères des générations et voir vos filles multiplier heureuses autour de vous. Restez pour être celles qui perpétuent la patrie.

Mais les femelles n’accordent pas grande attention à toutes ces antennes conseilleuses. Les mâles font des musiques d’appel charmantes et énervantes ; des musiques qui disent :

— Partons, partons pour l’amour libre et pour l’extatique mort !

Les stridulations des femelles répondent :

— Oui, partons. Aimons-nous dans le grand ciel. Qu’importé notre sort après la minute divine ! Mais les prudentes antennes reprennent :

— Les mâles sont des égoïstes. Ils sont également voués à la mort, qu’ils aiment ici, sous nos regards protecteurs pour vous, hostiles à ces parasites, ou qu’ils affrontent dans le lointain l’inconnu des périls. Vous, au contraire, si vous restez, vous êtes sauvées. Trop certains de périr, ces misérables veulent vous entraîner dans leur perte. Le baiser ne leur paraît bon que s’il vous est mortel. Aurez-vous la naïveté d’écouter l’égoïsme féroce des mâles ?

Et les sucs exquis emmagasinés ce matin dans notre jabot viennent gaver les femelles hésitantes. On essaie de les alourdir de nourriture, de les lier de souvenirs et de désirs gourmands.

Je suis auprès de Marie. Je la comble d’aliments succulents, et mes antennes disent des promesses et des menaces, des câlineries et des fureurs. Car elle aussi, malgré notre amitié, malgré les engagements d’hier, la folie des ailes la soulève et les musiques de mâles l’entraînent vers l’azur. Elle me’ dit :

— Laisse-moi partir et conserve de moi un souvenir sans aigreur. Je t’aime beaucoup, autant qu’on peut aimer un neutre. Mais ma nature et l’amour sont plus forts que notre pauvre affection.

Je m’obstine. Mes antennes, en je ne sais quelles phrases gauches et passionnées — poétiques aussi de frôler un peu d’ineffable — tremblotent, comme bégavantes, les pensées humaines qui me torturent :

— Tu ne partiras point, affirment-elles. Et les étranges bégaiements tactiles essaient d’expliquer :

— Les mâles sont d’affreux démons. Leurs perfides caresses musicales veulent t’entraîner dans l’enfer inévitable pour eux. Reste ici, au paradis où nous serons ensemble, toujours.

Mais les ailes de Marie battent l’air, vont l’emporter. Elle réplique, avec un mépris comme ricaneur :

— Quelle joie peux-tu me donner, toi qui n’es pas un être d’amour ?

Mes antennes traduisent toujours, en bizarres balbutiements, des pensées d’homme, ridicule ment subtiles.disent la grossièreté des plaisirs charnels, la noblesse des platoniques amours. L’être ailé me répond, à demi envolé :

— Je ne comprend plus ce tu dis. Il ajoute :

— Ce n’est pas nous qui avons la folie des ailes. C’est vous qui êtes jalouses jusqu’à la folie parce que vous n’avez point d’ailes.

J’avoue :

— Oui, je suis jaloux. Et, malgré toi, je te garderai.

Je m’attache à elle. Je sens qu’elle me soulève, fardeau trop léger. Va-t-elle m’emporter dans le ciel, infernal pour moi, me faire assister, suspendu, aux baisers de son amant ? Suis-je destiné à mourir avec eux, partageant le désastre, sans avoir partagé la joie ?

Non, je ne veux pas. Pour la retenir, je brutalise celle que j’adore et que je hais. Mes pattes et mes mandibules serrent son dos, froissent ses ailes, la jettent sur le sol, la maintiennent immobile.

Aristote passe :

— Que fais-tu là ? demande le neutre génial. Quelle est cette nouvelle folie ?

Honteux, je lâche ma victime, la laisse se relever toute froissée. Mais je me sens heureux, car l’essaim est déjà loin. Je ne le vois qu’à peine ; je ne le vois plus. Les yeux de Marie, meilleurs que les miens, suivent encore d’un long regard nostalgique l’essor pour moi disparu.

Mais il est trop tard. Elle ne partira point, ne se livrera pas seule aux vents ennemis. Elle reste, attendant. Un mâle s’avance, précédé de musiques d’amour. Elle oublie les autres, elle oublie presque le ciel lointain et, sur le sol, en un mélange de tristesse et de joie, se laisse aimer.

Deux autres couples sont là, tout près, qui se fécondent aussi. Aristote se montre enthousiaste :

— Trois pondeuses de plus ï me dit-elle. Le nombre des mères doublé ! Nous sommes une heureuse fourmilière.

Je ne lui réponds pas. En cet instant, mon âme, toute convoitise, est âprement tendue vers le baiser subi par Marie. Dès que le mâle s’écarte, titubant de faiblesse, titubant d’une joie ivre qui se prolonge, je me jette sur lui, et mes mandibules d’amoureux impuissant broient, joyeuses et furieuses, la tête élégante.

Rapide, j’abandonne cette agonie pour me jeter sur la bien-aimée. J’arrache brutalement ses ailes, je la pousse dans le nid, je la bouscule dans un coin écarté où nul ne puisse voir ma folie. Là, tandis que mes antennes disent amour et disent haine, tandis que mes cimbales chantent des fureurs et des désirs, je la tiens, je la presse contre moi, en une ardente, en une décevante étreinte…

XXV

Ma vie fut longtemps torturée par cette honteuse folie. Je souffrais auprès de Marie : sa présence me faisait sentir plus vivement la privation de l’amour et du baiser. Pourtant, dès que j’essayais de m’éloigner, un lien douloureux me tirait les nerfs vers le lieu où marchait en pondant cette lourde brute.

Elle était abêtie encore. Il semblait qu’en perdant ses ailes elle eût perdu tout ce qui n’était pas faculté de digérer et faculté de pondre. Ses antennes n’essayaient même plus de balbutier de vagues réponses. Dans ses yeux amortis, je croyais voir passer comme une ronde stupide de terreurs et de reconnaissances : elle attendait, inerte, que je lui donne à manger ou que je la batte.

Aucun remède ne soulageait mon mal. Je regardais longtemps son abdomen déformé par la ponte continuelle, longtemps les quatre moignons de son thorax, longtemps son allure maladroite. Ma pensée gauche me disait : « C’est une oie ! » Ma pensée droite reprenait : « C’est un monstre de laideur et de sottise ! » Et cependant je suivais sa marche lourde, traîné après elle par l’indénouable lien d’un amour absurde et hideux.

Je me disais encore : « Même si j’avais les organes d’amour, cette ignoble pondeuse ne pourrait rien être pour moi. Un seul baiser féconde tout la vie de nos femelles, et elles ne subissent point deux fois l’approche du mâle ».

Malgré les raisonnements, calmants inefficaces, malgré toutes les laideurs de Marie, je ne pouvais m’éloigner de l’être qui avait eu des ailes, de l’être qui, une minute, avait connu l’amour.

Que n’aurais-je point donné en échange de l’émotion qui restait au trésor de sa mémoire ; qui, sans doute, avait ébloui tout son avenir, l’avait rendu incapable d’une autre pensée, l’avait enfermé en une éternelle extase !

En vain, j’essayais de boire cette consolation, la mémoire des caresses reçues et données par l’homme que je fus. Elles étaient de si vagues, et décevants, et fuyants souvenirs. Impuissantes à émouvoir mes organes actuels, elles étaient des nuits de regrets que n’illumine jamaiis l’éclair de la joie.

D’ailleurs, aux portes du passé inaccessible, se dressaient, gardiens farouches, d’étranges jalousies et d’étranges dédains. L’amour, me semblait-il, avait réjoui, dans ce paradis perdu, tous mes pauvres sens. Mais combien plus beau, le paradis où je n’étais jamais entré. La fourmi aux sens plus nombreux ; la fourmi, palais de toutes parts ouvert aux voluptés, devait, dans le baiser, être éclairée de bien autres lumières que la misérable chaumine humaine si fermée, si obstruée !

J’avais connu une nuit chargée de nuages, et les pauvres rayons tamisés de la lune m’avaient pénétré d’ineffables bonheurs. Mais Marie ! mais Marie ! Elle avait connu, elle, le grand ruissellement du soleil par un midi d’été.

Et j’étais parfois comblé comme d’une étrange caresse, quand nos membres se touchaient, quand surtout, ainsi qu’en un baiser d’oiseau, je dégorgeais dans sa bouche ouverte et contente quelques gouttes de nourriture.

Souvent, au contraire, je m’irritais contre les tourments qui me venaient d’elle ; je m’irritais de ce qu’aucune vraie joie ne pouvait me venir d’elle ; je m’indignais à me sentir esclave d’un irréalisable désir et d’un regret sans mémoire. En ces moments, des tentations me soulevaient de tuer l’im-fâme femelle e’t de supprimer ainsi l’envoûtement d’amour qui me clouait aux lieux déshonorés de sa présence stupide.

Même cette satisfaction sanglante était refusée à mon amour et à ma haine. Marie était la meilleure de nos six pondeuses. La communauté la considérait comme le trésor le plus précieux. On ne m’eût point pardonné de détruire tant d’avenir. Le meurtre, sûrement, eût été puni de mort. Or, quoique je ne dusse jamais savoir la riche caresse des êtres ailés, je voulais vivre ; âprement je voulais vivre pour retrouver au moins la pauvre ombre de baiser que connaissent les hommes.

XXVI

Les amours les plus désespérées ont la ressource du rêve. Mon amour était privé même des plus irréelles voluptés : il n’avait de refuge ni dans l’avenir, ni dans le passé, ni dans l’hypothèse. Je n’avais pas les organes correspondants à mes désirs fous et, damné qui hurle vers le ciel inconnu, je ne pouvais imaginer les bonheurs dont l’absence me torturait.

Une maladie de langueur peu à peu affaiblit mes membres, amollit mes mouvements. Je me sentais tomber dans la mort, mais je n’avais pas le courage d’essayer de remonter ni même, par un geste presque réflexe, de m’accrocher au bord de la chute. L’ombre de baiser que connaissent les hommes n’était plus une promesse suffisante, ne pouvait plus m’entraîner au moindre effort. Puisque je ne connaîtrais pas la riche caresse des fourmis ailées, que m’importaient toutes choses ? Par la lugubre immobilité qui serait l’exil définitif de toute joie, mais qui serait aussi la fin de la douleur, lentement, sans résistance, je me laissais envahir. Si, dans cette période lâche, je ne tuai point Marie, c’est que, précisément, j’étais trop amorti pour la détente brusque de la fureur, c’est que ma mélancolie était tendre et affaissée, et musicalement larmoyante.

Par bonheur, une grande guerre m’arracha de la tristesse déprimante qui, pierre tombale insensiblement alourdie, m’écrasait.

L’ne armée errante d’aphœnogaster barbara vint s’établir sur notre territoire. Ces insolentes creusèrent leur nid et dressèrent la menace de leur cratère, à vingt mètres environ de notre cité, coupant en deux la plus large de nos routes, nous isolant du grand champ dont les hommes, chaque année, nous disputaient la récolte et qui fournissait à lui seul la moitié de nos ressources. Et l’arbre précieux qui abritait nos chers pucerons conquis sur les lasius était voisin de l’inquiétante colonie.

Nous ne pouvions consentir à cet appauvrissement et à ce danger continuel ; nous ne pouvions subir cette injure. L’extermination des envahisseuses fut résolue. La guerre commencerait le lendemain au point du jour.

Notre fourmilière n’était que frémissement et agitation. Partout on rencontrait des êtres de fièvre ; les antennes étaient des panaches menaçants ; les têtes se dressaient comme des indignations, les palpes tremblaient comme des colères ; le mouvement des pattes qui marchaient rapides avait je ne sais quoi de hardi bousculeur et d’agressif. On heurtait des fourmis qui, — comme des soldats hommes fourbiraient leurs armes — avaient entre les dents un grain de blé dur auquel elles aiguisaient leurs mandibules. D’autres faisaient la toilette de leur aiguillon. Une folie guerrière soulevait puissamment la cité.

D’abord mon affaiblissement, mon dégoût de tout, puisque le seul bien désiré me serait toujours inabordable, ma maladive indifférence m’avaient défendue contre la folie commune. Mais peu à peu je subis la contagion. J’eus beaucoup de peine à m’endormir et des songes meurtriers pesèrent sur mon sommeil.

Je ne conterai pas les scènes de carnage de ces trois jours de guerre, de ces trois grandes batailles rangées. J’ai un peu honte pour les fourmis de les voir s’abaisser si souvent à l’ignominie de tuer. Je suis fier d’avoir trouvé parmi elles des génies universels ; mais j’aime mieux les revoir appliquées à des travaux d’ingénieurs, réalisant des rêves d’Ar-chimède, que dans les heures où leur puissance intellectuelle, dirigée par un, instinct bestial humain, en faisait des Alexandre et des Napoléon.

Les deux armées étaient maniées par des généraux de premier ordre. Je me rappelle que, chaqui ; soir, après le combat, nous disions, avec une admiration glorieuse, les ruses d’Aristote, avec une admiration haineuse, les stratagèmes de l’ennemi. Nous l’avions vu tout le jour, au milieu du mouvement des siens, immobile sur une hauteur, dressé sur ses pattes postérieures, la tête légèrement penchée, regardant l’ensemble du combat. Nous frémissions, quand il se laissait tomber en avant et sur les antennes d’une passante disait un ordre. Nous savions que quelque malheur allait fondre sur nous.

Au centre de nos bataillons, Aristote se tenait dans une attitude semblable. Quand l’adversaire donnait un ordre, son observation devenait plus tendue, impatiente, comme fiévreuse. Mais le mouvement commandé était à peine commencé, qu’elle le devinait tout entier, lui et ses conséquences. Avec une présence d’esprit jamais en défaut et des ressources inattendues, elle parait le coup et ripostait.

Son rôle était difficile. Les envahisseuses étaient trois fois plus nombreuses que nous et, chaque soir, nous devions nous avouer que la journée avait été plutôt mauvaise.

Notre impuissance, au lieu de nous décourager, nous excitait jusqu’à la rage. Quand, après le second combat. Aristote conseilla d’abandonner la place, de partir de nuit avec nos larves et nos provisions, de chercher plus loin une terre favorable où rebâtir la cité, nous refusâmes en une fureur unanime. Et, si mon amie avait insisté, peut-être l’eussions-nous tuée en l’accusant de lâcheté et de trahison.

Notre colère se soulagea un peu au supplice des prisonniers. Nous y goûtions des joies infâmes et profondes. L’une de nous sciait lentement avec ses mandibules une antenne de la pauvre captive ; une autre s’éjouissait à couper une patte ; une troisième, à petites secousses répétées, arrachait une palpe. Quand la suppliciée était privée de tous ses membres, souvent on avait la cruauté de ne point l’achever, de la laisser mourir en un long désespoir immobile ; mais on venait de temps en temps contempler les yeux d’angoisse, s’y enfoncer comme en un bain de joie, ou, d’un léger coup de mandibules, faire frissonner l’apparent sommeil.

Cette nuit-là, je ne me couchai point. Après avoir pris ma part du meurtre des prisonniers, j’errai longtemps sur le champ de bataille abandonné. J’y fus témoin d’un spectacle répugnant. De petites fourmis d’une espèce inconnue — celles, sans doute, que mes livres appellent myrmica sca-brinodis —.couraient d’un cadavre à l’autre, comme, après un combat d’hommes, des détrousseurs. J’observai quelque temps leur manège, sans comprendre. Enfin je m’approchai avec précaution d’un corps auprès duquel un groupe s’était arrêté. Horreur ! l’enveloppe chitineuse qui fait à la fourmi comme un squelette extérieur était ouverte et la chair, dévorée.

Je ne pus me contenir. Sans me demander à quels effroyables dangers je courais peut-être, je me mis à la poursuite des scabrinodis. Ces êtres ignobles étaient lâches. Malgré leur nombre grouillant, ils s’enfuirent. J’eus le soulagement d’en atteindre plusieurs et de les décapiter d’un coup sec de mes mandibules indignées.

J’étais ivre de sang, ivre d’agitation, ivre d’horreurs. Je n’étais plus une fourmi ; j’étais un monstre : mon cerveau était un cinématographe où s’agitaient des scènes violentes ; mon corps était un élan agressif ; mes armes étaient des instincts de tuer. D’où vient que, dans cet état de folie, je songeai à Marie ? Tout de suite, son image exaspéra mon amour haineux et, puisque je ne pouvais la faire frissonner de plaisir, je voulus sentir entre mes membres furieux son corps qui pantelle et qui meurt.

Je revins au pied du gigantesque escalier, retrouvai l’entrée de la galerie qui, deux fois déjà, nous servit. Je l’ouvris de nouveau. Je courus au coin où Marie dormait. En silence, sans laisser à la pauvre femelle le temps d’un sursaut de réveil, je la saisis entre mes mandibules et, d’un seul coup, je tranchai le cordon nerveux qui unit la tête au corps. Puis, lentement, tremblant d’être surpris, je transportai le corps lourd qui frémissait vaguement, qui bientôt s’immobilisa, sinistre. Je le portai jusque sur le champ de bataille. Malgré l’invraisemblance, on croirait que la pesante pondeuse s’était laissée emporter elle aussi par la folie guerrière et qu’elle était morte victime d’un courage désarmé.

Je passai le reste de la nuit auprès de cet être laid, mais qui avait connu l’amour. Je sentais que sa mort ne me délivrerait point. Mes pensées d’eunuque désespéré seraient peuplées de son fantôme, mon amour fou s’aiguiserait de remords et je me maudirais d’avoir supprimé pour toujours l’étrange caresse de sa bouche ouverte et contente où jna bouche versait de la nourriture.

XXVI

La troisième bataille fut particulièrement acharnée. La mort de beaucoup de nos amies nous avait assoiffées de vengeance et nos deux défaites successives avaient renforcé notre haine contre l’étranger d’une rage d’orgueilleuses humiliées contre l’offenseur. La guerre semblait devoir se prolonger longtemps et, sauf quelque chance peu concevable, ne finirait qu’avec notre entière extermination. Nous voulions, du moins, tuer beaucoup de celles qui nous tueraient. Peut-être aussi notre vaillance farouche les effraierait, les entraînerait à un exil.

Notre fureur, extraordinaire dès le matin, s’exaspérait de plus en plus. La chaleur croissante, l’ivresse qui nous venait du parfum formé par les vapeurs de sang et les vapeurs de venin, l’encouragement de quelques succès partiels vite annulés d’ailleurs par le génie du général ennemi, tout transformait notre courage naturel en âpre témérité.

Je me faisais remarquer entre les plus audacieuses. Les souvenirs énervants de la nuit m’aiguillotinaient de honte et de douleur. Je voulais mourir et, avant de mourir, tuer, tuer, tuer ! J’allais comme une furie, portant partout le désordre et la fuite, ne pouvant saisir qu’à la course les chairs vivantes dont je faisais des chairs mortes. J’eus quelques minutes d’absolue folie, où je ne sus plus où j’étais, qui j’étais, ce que je faisais ; où je ne fus plus qu’un besoin de détruire, incapable de distinguer amis et ennemis. Sur tout ce qui passait près de moi, je me jetais indifféremment, équitablement furieuse comme la mort. Il paraît que je tuai cinq ou six compatriotes. Des antennes, avec un mélange d’indulgence et de rudesse, m’avertissaient :

— Prends donc garde où tu frappes. Tu viens encore de tuer une des nôtres !

Sans rien écouter, je me précipitais sur la conseilleuse, puisque c’était une vie que je pouvais saisir et détruire. Mes mandibules l’écrasaient et c’est un long moment après que le sens de ses paroles arrivait, vague encore, jusqu’à mon cerveau.

Enfin, sept ou huit de mes compatriotes se jetèrent sur moi, immobilisèrent mes pattes et mes mandibules ; et cependant, sur l’être un peu calmé par l’immobilité, des antennes frappaient d’énergiques reproches. On me lâcha de nouveau sur l’ennemi quand j’eus repris conscience de la situation.

J’aperçus, debout, au loin, le général qui nous accablait de tant de maux. Je résolus de mourir ou de le tuer. Rapide et directe, sans parer ni rendre un coup, au milieu des bataillons ennemis je me précipitai vers lui. Comme j’allais l’atteindre, plusieurs me saisirent, m’entraînèrent. Et je me sentis heureuse. C’était bien : ce soir je serais punie de mon crime. Ce soir je mourrais puisque Marie était morte et je mourrais longuement, en des supplice raffinés qui me feraient savourer la mort comme une volupté de désespéré…

Voici que le combat, un instant, hésite, s’arrête. Que se passe-t-il ? Une prisonnière ennemie revient de chez nous, parle au chef que je voulus tuer. Le conciliabule se prolonge. Puis les antennes des deux interlocuteurs se tournent vers le point où je suis. Une estafette arrive, parle à celles qui me gardent. On me conduit devant le général, enchaînée. Je veux dire que chacune de mes pattes est tenue par un gardien.

Avec des lenteurs, des hésitations, des mouvements repris — car nous parlons deux dialectes assez différents de l’aphœnogaster — il me dit à peu près ceci :

— Votre général est fou. Il me propose de terminer la querelle par un combat singulier. Certes, je ne me crois ni moins brave ni moins forte que lui. Mais j’ai trois fois plus de soldats et aujourd’hui encore vous commencez à plier. Si, par un faux point d’honneur, j’acceptais sa proposition, je commettrais envers mon pays une trahison véritable, puisque je jouerais à égalité une victoire qui est certaine.

Je ne comprenais guère pourquoi il m’expliquait tout cela. Il reprit :

— Mais je ne veux pas la destruction de votre peuple. Nous sommes des aphœnogaster comme vous. Nous avons été chassées de notre ancienne patrie par des fourmis amazones, qui sont des êtres beaucoup plus forts, presque irrésistibles. Nous sommes venues pacifiquement nous établir la où nous avons trouvé de la place. C’est vous qui nous avez attaquées.

Je répliquai :

— Vous êtes venues vous installer insolemment sur notre territoire. Vous ne pouviez l’ignorer, puisque c’est au milieu même d’une route que vous avez creusé une cité hostile et dressé comme un défi et comme une menace votre cratère.

— Oui, dit-il. Mais toute la région est très occupée. Nous nous sommes arrêtées auprès d’une nation faible et de même race, espérant que sa faiblesse et notre parenté la rendrait tolérante.

— Les faibles doivent être les plus fiers et les plus intolérants revendicateurs de leurs droits. Que le fort supporte ce qu’il pourrait facilement empêcher, on lui en saura gré. Si le faible subit, on sent qu’il manque de courage et on le méprise avec justice.

— Voilà de beaux sentiments, dit le général ennemi. Mais tu ferais mieux de nie laisser parler.

Avec une très noble courtoisie, il fit d’abord l’éloge de notre courage, l’éloge du génie d’Aris-tote. Puis il continua :

— Vous ne pouvez plus vivre seules. Si vous ne voulez pas être exterminées par notre nombre irrésistible, vous serez forcées de vous exiler, parmi combien de dangers I… Je vous l’ai dit, toute la région est occupée, et nous avons choisi votre voisinage, parce que vous étiez le peuple le plus faible. Nulle part, on ne vous laissera vous établir…

Après un silence où grandissait mon angoisse patriotique, cette habile fourmi conclut :

— Vous n’avez qu’un moyen de salut. Faites-alliance avec nous. Je m’étonnai :

— La proposition est étrange. La fourmi a la haine de l’étrangère.

— Réunissons-nous : nous ne serons plus des étrangères. Veux-tu porter mes propositions à ton général ?

— Mon général ne les croira sérieuses que s’il sait quel avantage vous y trouvez. Mon interlocutrice dit :

— Je vais te répondre en toute franchise. Cette alliance, qui est pour vous le seul salut, est pour nous un accroissement de force non négligeable. Des armées d’amazones…

Elle vit que j’ignorais ce dont elle parlait. Elle expliqua :

— Les amazones sont des fourmis gigantesques aux mandibules dix fois plus fortes que nos mandibules. Elles ne récoltent point, elles ne creusent pas elles-mêmes leurs demeures et ne savent pas les entretenir ; mais, sans autre industrie que la guerre, elles viennent nous voler larves et nymphes pour s’en faire des esclaves.

Après cette digression didactique, elle reprit la phrase interrompue :

— Des armées d’amazones sont voisines, et nous ne serons jamais trop nombreuses pour défendre nos enfants contre ces monstres.

— Est-ce le seul avantage que nous vous apporterons ?

— Non, avoua-t-elle. Et j’aime mieux te dire tout. Dans le pays d’où nous venons, il y a plus d’ombre, plus d’humidité et moins de chaleur que sur ce sommet. Au moment de notre fuite, la moisson était à peine commencée ; ici nous la trouvons terminée. Nos provisions sont insuffisantes pour traverser l’année. Au contraire, les collines de déchets qui entourent votre cratère disent éloquemment que vos greniers sont assez garnis pour vous et pour nous.

— Certes, dis-je fièrement, nous sommes riches.

— Nous avons besoin d’une partie de votre blé. Mes antennes eurent deux frôlements rapides, comme ricaneurs :

— Ah ! ah ! Elle affirma :

— Mais, de toute façon, nous l’aurons. Si vous refusez l’alliance, nous vous tuerons toutes, et vos richesses nous appartiendront sans partage. Si vous fuyez, nous vous laisserons partir dans l’inconnu, forêt de périls. Mais vous ne reviendrez pas chercher vos provisions : nous occuperons immédiatement votre nid. Et, chargées de vos nymphes et de vos larves, vous aurez emporté peu de vivres.

Elle termina :

— Maintenant, tu sais que vous devez choisir entre notre alliance ou l’extermination ; maintenant, tu sais que nous avons besoin de vous avoir pour amies, ou de vous tuer, ou de vous chasser vers la faim et les dangers de toutes sortes. Va dire ces choses à tes compatriotes, et qu’elles choisissent promptement.

Quand j’eus rapporté cette conversation à Aris-tote, elle eut une grande joie :

— Nous sommes sauvées !

La nouvelle se répandit vite. Les deux armées, qui tout à l’heure s’entretuaient, se fondirent en une foule fraternelle. Nous allâmes visiter la nouvelle ville. Les autres visitèrent notre cité, qui était bien plus belle, bien plus vaste, bien mieux disposée. La réunion des deux peuples dans notre fourmilière fut décidée. On v transporta les femelles et l’innombrable avenir, nymphes, larves, œufs, de la populeuse nation, et aussi ses pauvres provisions. Mais on ne détruisit pas le second nid. La route qu’il coupait fut raccordée à droite et à gauche, enserra le cratère comme une rivière embrasse une île et il resta là, colonie abandonnée et triste, mais abri précieux en cas d’alerte.

Le lendemain, Aristote, qui tenait à son idée de combat singulier, engagea l’ancien général ennemi — son nom se composant de trois frôlements forts, dont le premier avait quelque chose d’hésitant et comme d’aspiré, ma pensée gauche l’appela Hannibal — à une lutte amicale. Hannibal consentit avec indifférence. Elle apporta à ce combat beaucoup moins d’âprete que notre amie et nous fûmes heureuses, fières, comme consolées, de la victoire d’Aristote.

XXVIII

L’aphœnogaster, malgré les accès de colère auxquels elle est sujette, est une fourmi aimable et noblement généreuse. D’après tous les observateurs, elle est une des espèces les plus pacifiques, et l’alliance qui venait d’unir deux fourmilières ennemies est moins rare entre nations de cette race.

Nos nouvelles amies avaient été reçues d’abord avec un attendrissement joyeux : nous nous croyions perdues et voici que, non seulement nous étions sauvées, mais encore notre nombre et notre puissance étaient multipliés. D’autre part, nous avions été flattées du choix de notre nid et des louanges prodiguées à nos talents d’architectes.

Mais ensuite une amertume nous envahit. Nous avions été vaincues. L’alliance était un grand bien, certes ; mais, imposée par la force, elle était aussi une humiliation. Nous regardions les nouveaux citoyens avec animosité, prêtes à ne rien supporter de ces intrus, et il est étonnant que nos mauvaises dispositions n’aient pas amené de nombreuses rixes.

Les nouvelles venues furent parfaites. Tous nos actes, tous nos gestes, étaient pour elles prétextes à éloges caressants. Quand nous les invitions à des luttes pacifiques, elles consentaient toujours ; elles combattaient avec une courtoisie exquise et ne se plaignaient point des procédés incorrects, presque hostiles, par lesquels nous obtenions régulièrement la victoire. Ces exilées, heureuses de retrouver une patrie, voulaient se faire aimer de leurs nouveaux concitoyens. Elles y réussissaient lentement. Leur odeur, beaucoup moins désagréable d’ailleurs que celle de fourmis d’une autre espèce, nous devenait de plus en plus familière, nous paraissait de plus en plus voisine de la nôtre. Bientôt nous avions peine à distinguer les larves sorties d’œufs pondus par leurs femelles et les larves qui venaient des nôtres.

La série de malheurs commencée par le grand orage et l’invasion de notre nid semblait fermée. De nouveau nous étions heureuses comme au printemps, plus heureuses même, si doucement émues d’arriver, après tant de défilés d’angoisses, dans l’immensité souriante de la plaine. Et l’hiver approchait, l’hiver, la tiède saison intime, la saison du repos et des longs repas, et des longs sommeils, et des lentes causesries nuancées.

Dans ce peuple qui semblait peu à peu s’engourdir de bonheur, j’étais heureuse. Ma pensée humaine, comme toujours dans les périodes de joie calme, s’effaçait, s’irréalisait de brume et d’éloignement, m’apparaissait rare et fantômale, symbole vague de possibles vies antérieures, de probables vies futures.

Même mon crime ne me torturait pas. Je m’en souvenais à peine, et seulement pour l’excuser. J’évitais d’analyser mon âme du moment où je le commis. Je sentais maintenant comme les autres ouvrières et nul rêve d’impossible amour ne me tourmentait. Le meurtre de Marie était de ces actes qu’il serait absurde de vouloir expliquer : un mouvement de folie, le geste mécaniquement répété de quelqu’un qui vient de tuer tant de fois et qui tue ce qu’il rencontre, de quelqu’un à qui la griserie guerrière a enlevé raison et vouloir, de quelqu’un qui n’est plus qu’une machine à tuer. J’écartais de ma mémoire les circonstances qui auraient démenti ce système.

Je m’étais fait une amie d’Hannibal et je me promettais de grands plaisirs de sa conversation. Son esprit, aussi puissant que celui d’Aristote, m’était plus nouveau e( j’aimais à puiser au trésor de sa mémoire de fraîches beautés et de souriants étonnements. Nous nous comprenions à merveille : les deux dialectes se fondaient peu à peu en une langue commune, riche, savoureuse, où des tours inattendus frappaient et charmaient. Les récits d’Hannibal sur les contrées froides et humides du vallon m’intéressaient puissamment, et surtout ce qu’elle disait des terribles amazones qui l’avaient chassée de la patrie froide, humide, moins belle à coup sûr et plus pauvre que la nôtre, à laquelle pourtant elle conservait une tendresse nostalgique.

Les amazones, ces grands barbares roux, passaient dans ses récits comme des êtres ineptes et formidables. D’après Hannibal — depuis mon anamorphose j’ai vérifié, et ses renseignements étaient exacts — ces êtres terribles sont incapables de bâtir ou de creuser ; il ne savent même pas nourrir leurs oc-ufs et leurs larves, dégager leurs nymphes, apprendre à marcher à leurs enfants. Ils n’ont aucun instrument de travail. Leurs mandibules ne peuvent servir ni de ciseaux, ni de scies, ni de truelles. Longues, polies, recourbées et terminées en pointe, elles ne sont que des armes, des glaives pénétrants, impropres à tout autre usage que le meurtre, incapables même de prendre la nourriture et de la porter à la bouche.

Les amazones ont donc besoin d’esclaves comme les larves ont besoin de nourrices. Elles passent toute leur vie à la guerre, n’ont d’autre occupation que d’attaquer leurs voisins pour voler des nymphes qui augmenteront bientôt le nombre de leurs serviteurs.

J’interrompais les récits pour m’écrier :

— Je voudrais bien voir un de ces êtres extraordinaires.

Mais Hannibal répliquait, toute tremblante :

— Souhaite de n’en voir jamais !

XXIX

J’étais seule sur l’arbre aux pucerons. Comme des mains presque caressantes traient une vache, mes antennes, par des attouchements délicats, avaient obtenu plusieurs fois la bonne goutte sucrée et excitante. Ma gourmandise avait été excessi\e et, pour tout dire, je crois bien que j’étais un peu ivre. Toute la nature m’apparaissaiî bizarre, gaie et grotesque, remuée de gestes gauches et hilarants. Je fus très amusée quand j’aperçus, lointaine encore, mais si rapide, sinueuse et vertigineuse comme un drôle d’éclair qui ramperait, une colonne de fourmis énormes et rouges. D’une course qui était presque une danse, je me précipitai dans le nid. À l’entrée, je rencontrai Hannibal. Mes antennes lui parlèrent, lourdes et contentes :

— Quel bonheur ! On va se battre. Les amazones arrivent.

— Malheur ! malheur ! dirent ses antennes affolées.

Elle grimpa sur le cratère, revint en hâte.

— Malheur à nous ! reprit-elle. Vite, fermons la ville.

Aidées de quelques camarades qui se trouvèrent là, nous fîmes une première barricade avec des matériaux écroulés du cratère. Derrière se plaça un de ces soldats dont la tête cylindrique ferme si exactement les défilés. On en mit d’autres aux points les plus étroits de toutes les galeries supérieures. On transporta aux derniers souterrains œufs, larves et nymphes et, dans l’angoisse d’assiégés qui ne peuvent même voir les assiégeants, nous attendîmes.

Aristote s’impatientait. Elle proposa de rouvrir la galerie de la chenille, de faire une sortie et, attaquant à l’improviste les derrières de l’ennemi, de le mettre en déroute. La motion n’eut aucun succès. Hannibal et ses compatriotes déclarèrent que ce serait courir inutilement et inévitablement à la mort. D’après elles, il n’y avait qu’à attendre. Peut-être l’ennemi ne parviendrait-il pas assez vite à forcer les défilés successifs et s’éloignerait-il pour la nuit. Dans ce cas, immédiatement, il faudrait nous exiler. Car, maintenant que les amazones connaissaient notre nid, elles reviendraient l’attaquer tant qu’il y resterait une nymphe, une larve ou un œuf. Si, comme c’était malheureusement probable, les esclavagistes pénétraient jusqu’à nos dernières retraites, il ne nous resterait qu’à fuir en emportant nos enfants. Nous laisserions les provisions afin qu’un grand nombre de nous pussent, mandibules libres, retarder la poursuite. Plus tard, quand les brigands se seraient désintéressés de ce nid sans nymphes nous reviendrions, prudemment, furtivement, chercher notre blé.

— Elles forcent toutes les portes ! dit Hannibal.

La galerie de la chenille fut rouverte. Des ouvrières prirent les nymphes, les œufs, les larves, et l’exode commença. Nous sortîmes toutes avant l’arrivée des amazones. Les fourmis chargées se réfugièrent dans le nid creusé par Hannibal et ses compagnes, s’y barricadèrent solidement. Je restai aux abords de la cité envahie, avec la troupe qui devait se sacrifier pour faire gagner du temps à nos amies.

Mais j’eus une idée dont je suis encore aujourd’hui très fier. Après avoir fermé de dehors la galerie par où nous avions fui, j’avançai jusqu’au cratère pour voir si des amazones restaient hors de la ville. Toutes étaient dans la fourmilière. Nous fîmes écrouler le cratère sur l’entrée, et nous chargeâmes cette ruine d’une lourde pierre.

Je courus annoncer cette opération.

Hannibal fut très heureuse :

— Elles sont si bêtes ! dit-elle. Elles vont chercher indéfiniment dans les galeries vides. Puis elles dormiront où elles se trouveront. Demain seulement, après avoir longuement constaté qu’il n’y a pas d’enfants à voler, elles se préoccuperont de sortir. Profitons du répit pour nous éloigner avec notre famille. Ici nous sommes trop près : nous serions sûrement découvertes.

Il fut très difficile de nous décider à ce nouvel exil. Tout à l’heure, du moins, en quittant l’ancien nid, nous savions vers quel abri nous nous réfugions. D’ailleurs, nous restions sur notre territoire, près de nos champs, près de l’arbre aux pucerons, au milieu de tout ce pays auquel nous étions attachées comme –des filles à leur mère et à la fois comme des mères à leurs enfants ; car ses lignes, ses couleurs, ses odeurs, ses sonorités avaient formé notre esprit, et notre esprit, avec nos mandibules, instruments frêles mais nombreux et patients, l’avaient transformé. Quitter ces lieux familiers auxquels nous étions adaptées et que nous avions adaptés à nous, n’était-ce pas, en quelque sorte, perdre la lumière même, et l’odorat, et la volupté d’entendre, et le frémissement heureux de toucher, puisque nous ne rencontrerions plus que des objets étrangers, blessants d’inconnu, hostiles et effrayants comme ces formes vagues entrevues dans les ténèbres ?

La raison cependant l’emporta. La retraite fut organisée savamment. Hannibal, qui connaissait mieux les environs, marchait en avant, sans fardeau pour que rien ne troublât son sens de la direction. Quelques soldats l’accompagnaient, les mandibules prêtes au combat. La longue colonne des ouvrières chargées suivait entre deux rangs de soldats. Au milieu d’eux, sur un des flancs, marchait Aristote. Mon exploit de tout à l’heure m’avait fait reconnaître, à moi aussi, un talent militaire. Et les troupes qui formaient l’arrière-garde m’avaient demandé de rester avec elles.

Nous allions dans la nuit et dans l’inconnu, ignorant si nous marchions vers une nouvelle patrie à créer ou vers la mort. Souvent on s’arrêtait, puur attendre le retour d’éclaireurs lancés dans toutes les directions. Toujours ils revenaient annoncer que des fourmilières occupaient le voisinage, et nous reprenions, en détours prudents, notre marche d’angoisse. Hélas ! notre crainte devenait de plus en plus certitude : le jour viendrait avant que fût trouvé l’emplacement propice à la nouvelle cité. Le jour viendrait, brutal, éclairer pour d’autres notre misère, découvrir à des yeux ennemis, à des yeux avides, la fuite de la pauvre proie que nous étions, changer notre marche inquiète dans la peur en une marche horrible qui, vers on ne sait quoi, traverse des combats.

Il vint, en effet, le jour méchant. L’aube, — hésitant sourire d’ironie, mais qui va grandir peu à peu en rire assourdissant, en tonnerre de rires cruels, — nous surprit comme nous descendions une pente roide où, de temps en temps, un porteur à bout de forces laissait échapper, laissait rouler, parmi les meurtrissures, une larve impuissante et douloureuse.

Les bruits du matin se levaient. On sentit l’imprudence excessive de cette course à travers les hostilités éveillées. On campa comme on put, dans une clairière étroite, entourée d’herbes séchées sur pied. Au centre on disposa œufs, larves et nymphes, tout cet avenir, fardeau du présent. Les plus petites ouvrières restèrent auprès de ces futurs vivants dont la mort préventive est exigeante comme une vie d’infirme. Des soldats restèrent aussi, prêts à repousser les attaques. Un cordon de sentinelles surveilla tous les abords de la clairière. Le reste des fourmis parcourut, par bandes nombreuses, la forêt de hautes herbes, cherchant de quoi manger, cherchant de quoi rapporter à manger à celles qui restaient.

Quelques heures passèrent sans autre mal que l’attente de tous les maux. Peu à peu on reprenait confiance. Déjà même on se demandait si on n’allait pas,malgré l’inquiétant voisinage de deux nids, creuser en ce lieu la nouvelle cité.

Mais, tout à coup, des sentinelles accoururent, annonçant l’arrivée des amazones.

Alors les ouvrières reprirent leur charge et précipitèrent leur fuite au hasard. Se laissant entraîner à l’invitation de la pente, elles se hâtaient vers le loiintain vallon. Les soldats restèrent pour combattre.

Rapide et épouvantable combat ! Je n’avais encore vu de batailles que contre des corps plus faibles que nous ou de force égale. Les amazones nous étaient vraiment trop supérieures. Nos mandibules glissaient impuissantes sur leur cuirasse chitineuse, tandis que leurs glaives recourbés entraient d’un sûr mouvement dans les têtes, tuaient à chaque coup, se dégageaient avec une adresse étonnante pour infatiguablement recommencer le geste meurtrier.

Nous fûmes très braves. Personne ne recula. Des héroïsmes m’émerveillèrent. Telle de mes sœurs, coupée en deux, privée de son abdomen et d’une moitié de son thorax, se soulevait, obstinée, sur les deux ou trois pattes qui lui restaient et continuait de frapper de ses mandibules trop faibles.

Vaillance inutile, hélas ! En un rien de temps, notre centre était forcé et l’irrésistible colonne rousse atteignait nos porteurs. Alors ce fut une indescriptible mêlée. Chaque amazone tuait une ouvrière, prenait le fardeau de la morte, s’enfuyait. Nous nous jetions sur les spoliatrices, nous essayions de leur arracher leur proie, et quelquefois nous y réussissions. Il nous arrivait aussi de bondir sur le dos d’un de ces grands barbares et de couper son horrible tête rouge. Je crois que, si nous avions su où nous réfugier, nous aurions sauvé une bonne partie de la future génération.

Mais nous n’avions aucun but ; nous luttions contre un danger et, si nous échappions, c’était, nous le savions trop, pour fuir vers d’autres dangers, moins brutaux de n’être point encore présents, plus affolants d’être inconnus.

Une grande pluie survint, qui termina le combat, hâta notre fuite vers le vallon, la fuite des brigands vers les hauteurs.

C’est en bas seulement, au bord de la rivière, que nous nous arrêtâmes. Nous essayâmes, sous l’averse, de reconnaître nos pertes. Mais, bientôt, il nous fallut songer à lutter contre un nouvel ennemi.

Nous étions assiégées non plus par des vivantes mais par un élément. L’eau du ciel tombait toujours lourdement sur nous, blessure innombrable ; et voici que la rivière montait, menaçante ; et voici que toute la pente ruisselait, devenait un torrent qui, tout à l’heure, sans doute, nous emporterait.

Plusieurs fourmis se livraient aux mêmes mouvements que lorsqu’elles avaient bu trop de miel de pucerons. Leurs gestes ivres disaient, avec une éloquence désespérante, que leur raison n’avait pu résister aux coups trop répétés du malheur, aux menaces trop pressées du danger.

Nous prîmes ces affolées, et la seule femelle qui nous restait, et le peu de nymphes, de larves et d’œufs que nous avions sauvés. Nous fîmes de ces pauvres êtres comme un noyau autour duquel nous nous serrâmes en boule. Comme on goudronne un vaisseau, chacune de nous sécréta le plus possible d’acide formique. Puis, radeau vivant et angoissé, mais radeau sans fente et que l’eau ne pénétrera point, nous nous laissâmes entraîner au courant.

XXX

La pluie cessa. Nous arrivions à un confluent. La lutte des deux rivières grossies nous jeta vers le bord. Nous sentîmes un choc. Aussitôt, en moins d’une seconde, la boule se désagrégea. Chacune de nous étira ses membres engourdis, secoua ses antennes lasses d’immobilité, se sauva plus loin de l’eau. Puis on essaya de se rendre compte des ressources et des dangers de l’endroit où l’on était.

Hélas ! nous n’étions pas à terre. Nous étions sur un arbre qui devait ordinairement occuper la rive, mais que l’eau en ce moment entourait. Ses branches inférieures s’inclinaient, lourdes de boues, d’herbes et de rameaux étrangers. Nous regardions, stupides, l’eau qui ne baissait pas et nous songions que nous allions, sans doute, mourir de faim.

Le soleil se coucha. Bien peu d’entre nous dormirent. Plusieurs restèrent au bord de l’eau, le bout des premières pattes frôlant la rivière, pour la sentir décroître, pour goûter, à petits coups répétés, l’espoir de la délivrance. Elles n’eurent guère à se déplacer pour suivre le lent abaissement.

Le soleil se leva. Nous nous mîmes à fouiller tous les recoins de notre arbre, cherchant quelques insectes à dévorer. Maigre chasse et qui ruina, pour un seul repas insuffisant, toutes nos ressources.

Nous n’avions plus maintenant qu’à attendre, attendre que les choses consentent enfin à nous délivrer ou que leur obstination nous tue.

Des jours passèrent. On commença à mourir, en regardant l’eau qui baissait si lentement. Quelques camarades dévorèrent les premiers cadavres et furent blâmées universellement.

Les cadavres du second jour de mort furent partagés entre tout le peuple. On mangea aussi les œufs, les larves et les nymphes. Le troisième jour, ton trouva les cadavres trop rares, et on se battit autour pour avoir son morceau. Le quatrième jour, on tua pour manger.

Plus voisine de la rive, des îles d’herbes fangeuses émergeaient, de plus en plus nombreuses, de plus en plus rapprochées, tremplins d’où, jusqu’à la terre ferme, nos espoirs obstinés rebondissaient. Deux journées interminables, deux journées de faim et de crimes, passèrent encore avant qu’à travers mille pièges gluants, il fût possible de gagner le bord.

Le danger passé, ce fut un attendrissement général. Tous ces êtres qui, hier, songeaient à se dévorer, qui guettaient la seconde d’inattention ou de faiblesse où ils pourraient se jeter sur le voisin, le tuer pour ouvrir son enveloppe chitineuse et manger sa chair, tous ces êtres maintenant s’aimaient, se caressaient, se chantaient des musiques tendres et mélancoliques.

Après le premier choc de la joie, nos inquiétudes revinrent. Comme nous étions peu nombreuses ! Combien étaient mortes dans le combat contre les amazones ! combien s’étaient égarées dans la fuite, noyées probablement, et, si un miracle les avait réservées à une autre mort, dispersées, proie qu’on ne pouvait secourir, séparées de notre aide par l’immensité de la rivière ! combien étaient mortes de faim sur l’arbre et combien, ô honte ! avaient succombé aux coups de leurs sœurs affamées…

Pertes irrémédiables. Des enfants ne viendraient pas, incertains et charmants comme l’espérance, remplacer les disparues. Nous avions dévoré nous-mêmes œufs, larves et nymphes. Notre dernière pondeuse était morte sur l’arbre de la faim. Nous étions un peuple sans force et sans avenir ; nous n’étions plus que l’agonie d’un peuple.

Aristote affirmait, irréductible, que notre nation vivrait. Il fallait seulement ne pas se décourager, choisir avec prudence l’emplacement du nouveau nid, et attendre, et vivre obstinément. À l’époque de la fécondation, on guetterait avec soin et on recueillerait quelques femelles égarées.

Oui, mais comment attendre ? comment traverser sans provisions la pauvreté de l’hiver ? Quand reviendrait le sourire tardif du printemps, la faim aurait-elle épargné une seule d’entre nous ?

Et Aristote gourmandait notre lâcheté. Certes, avouait-elle d’un air de dédain, nous serions pauvres ; certes, nous souffririons. Mais, à force de travail et d’ingéniosité, nous trouverions le nécessaire. Il fallait d’abord ébaucher la ville, qu’on achèverait plus tard ; puis, avant les premiers froids, chercher, glaner, engranger. Pendant l’hiver même, on ferait de fructueuses expéditions souterraines ; on traquerait dans leurs refuges les insectes endormis. Enfin, affirmait-elle, les obstacles qui paraissent les plus invincibles à la stupeur première s’abaissent comme d’eux-mêmes sous l’effort actif, persévérant, indéfectible, d’une courageuse volonté de vivre. Et elle vantait, hautaine, la vie difficile, la déclarait belle comme une bataille sans trêve et continuellement victorieuse.

Hannibal disait les mêmes paroles vaillantes. L’une après l’autre, sans conviction, sans plaisir, uniquement parce que, dans notre stupeur, dans notre accablement comme endormi, leurs discours réveillaient de vieilles habitudes machinalement actives, nous nous mîmes à la besogne. Le lieu de la future patrie fut choisi, mauvais, perdu dans un pays de famine, mais, pour cette raison même, éloigné de toute fourmilière, dépeuplé de rôdeurs carnassiers et où notre faiblesse serait à l’abri des attaques.

Nous allions commencer à creuser lorsqu’un homme vint, se pencha sur nous. Point de nid où s’enfoncer ; peu d’herbes et couchées sur le sol comme sur une tête d’homme de rare cheveux mouillés. Or l’horrible montagne qui marche sur deux pieds nous saisissait l’une après l’autre, nous enfermait dans une prison de verre.

Nous étions trop faibles, trop lasses, trop découragées, pour nous émouvoir beaucoup d’un nouveau malheur. Nous étions devenues, sous les coups répétés du destin, des proies indifférentes et immobiles. Seules, Aristote et Hannibal parurent, dès le premier moment de captivité, éprouver une vive douleur.

Mon cerveau gauche essaya de deviner ce que cet homme voulait de nous. Je ne sais pourquoi, je supposai qu’il nous ferait dévorer par des poules. Et je me réjouis presque, comme un homme ruiné qui rencontre une occasion de jouer. Si j’échappais aux becs meurtriers, je trouverais facilement ma vie dans la basse-cour.

Mes suppositions étaient fausses. L’homme nous transporta dans une grande pièce fermée et presque vide. Il y avait seulement — je me suis rendu compte de ces détails plus tard et surtout depuis que j’ai repris la forme humaine — une chaise et une table ronde. Sur la table, un meuble étrange : une boîte plate composée d’un châssis de bois que fermaient hermétiquement deux feuilles de verre.

L’homme s’assit. Il ouvrit le châssis, puis la prison où il nous avait mises d’abord, et qui était une grande éprouvette. Il nous fit tomber dans le châssis qu’il referma.

Inquiètes et curieuses, nous courions autour de notre prison nouvelle. Au milieu d’un côté, une petite ouverture me permit de sortir, et presque tout le monde me suivit. Nous nous trouvâmes sur le bois de la table.

Il y avait des vivres. On les dépassa sans y toucher. Curiosité et désir de liberté l’emportèrent sur la faim, qui pourtant commençait à être vive.

Le bord de la table n’était pas loin. Tout à l’heure, je passerais dessous, je fuirais le long du pied, je me cacherais dans quelque interstice du plancher ou dans un irou du mur. Justement l’homme venait de sortir. À son retour, je serais invisible.

Je rencontre, sur la table encore, un inexplicable fossé plein d’eau. Longtemps, je le longe… Mais, je ne me trompe pas, j’ai déjà passé ici. Me suis-je égarée et, sans m’en douter, suis-je revenue sur mes pas ? C’est bien invraisemblable, puisque je ne porte aucun fardeau. Mais alors… Je frisonne, et je n’ose penser avec précision ce qui me fait frissonner.

Je continue ma course, toujours dans le même sens. Me voici de nouveau au point déjà reconnu. Oui, le ruisseau est circulaire. Je grimpe sur le châssis, je me dresse sur les pattes postérieures et je constate d’un regard l’exactitude de l’horrible conclusion. Et, tandis que mon cerveau droit se désole, mon cerveau gauche s’amuse et me compare, le pédant ! aux hommes du temps d’Homère enfermés sur la terre par le cercle du fleuve Océan.

Aristote et Hannibal arrivent auprès de moi. Elles aussi viennet de comprendre. Elles regardent avec terreur ce que je regarde.

D’autres les suivent, puis d’autres et d’autres encore. Bientôt nous savons toutes qu’il n’y a aucun espoir d’échapper à la cruelle montagne qui marche sur deux pieds.

XXXI

— Je ne comprends rien à tout ceci, me dit Aristote. Que nous veut cette montagne qui marche sur deux pieds ? Pourquoi nous enferme-t-elle en cette étable et nous fournit-elle de la nourriture ? L’acide formique lui serait-il précieux comme à nous la liqueur de puceron ?

— Je ne pense pas, répondis-je, que l’acide formique lui soit agréable.D’ailleurs, nous méprisons, comme trop petites, certaines espèces de pucerons. Nous serions pour ce géant un bien minuscule troupeau.

— Alors, dit-elle avec désespoir, il veut nous manger !

— Pas davantage. Son odeur nous est insupportable ; notre odeur doit lui déplaire.

— Allons donc ! il sent mauvais et nous sentons bon.

— Nous sentons mauvais d’après les antennes de la fourmi étrangère qui sent mauvais pour nous. De même, je crois que cet être dont l’odeur nous gêne n’aime pas notre odeur.

Aristote réfléchit un instant, comme frappée de mon raisonnement. Mais bientôt ses antennes eurent un tremblement analogue à votre rire et elle affirma, avec conviction :

— Ce que tu viens de dire est trop subtil pour être vrai. Je repris :

— Ce que cet homme veut de nous, je crois le savoir. Et cette science me rassure. Nous souffrirons d’être captives. Mais il ne nous fera aucun autre mal. Il nous donnera à manger et nous soignera de son mieux, sans songer à dévorer notre chair ni à nous voler notre acide formique.

Elle protesta :

— Folle ! S’il était à ce point ami des fourmis, il ne nous enfermerait pas. Il ne nous eût pas capturées mais, voyant notre détresse, il nous eût apporté des provisions, en nous laissant jouir de l’herbe et du ciel.

Je répliquai :

— Je n’ai pas dit qu’il fût ami des fourmis. J’ai dit seulement qu’il nous soignerait le mieux possible.

— Mais pourquoi ? pourquoi ? Que peut-il vouloir de nous

— Il veut voir comment nous vivons, étudier nos actes, deviner notre intelligence, essayer de connaître une autre vie que sa vie.

Aristote eut un geste d’orgueil.

— Tu lui prêtes, dit-elle, une pensée bien puissante. La fourmi est le seul animal intelligent et pourtant jamais encore elle ne s’est livrée à de telles études. Je secouai des antennes railleuses :

— Chaque animal se croit le seul intelligent.

— Allons donc ! La fourmi exceptée, nul animal n’a même l’idée d’intelligence… Ton homme est-il capable de creuser un terrier ?

— Ses yeux pauvres aiment la lumière et il n’habiterait pas volontiers des demeures souterraines ; mais, comme nous construisons des abris le long de nos routes, il se bâtit des maisons proportionnées à sa taille. Dans un coin d’une case de sa maison celui qui nous a capturées a pu jeter, moins encombrante qu’un grain de blé dans un de nos greniers, la prison qui enferme tout notre peuple.

Aristote s’écarta de ce point douloureux.

— Je sais, dit-elle, qu’il coupe le blé et l’entasse en montagnes qui ensuite disparaissent. Puisque nous ignorons ce que deviennent ces provisions, tu peux soutenir, sans invraisemblance trop vive, qu’il les recueille en des granges. Mais quand le pays n’est pas riche spontanément, sème-t-il comme nous ?

— Les pays qui nous semblent féconds d’eux-mêmes sont fécondés par lui. Et, si nous pouvons d’ordinaire nous contenter de moissonner, c’est parce qu’il sème tous les ans.

— Tu te moques de moi… A-t-il, comme nous, des pucerons qui lui donnent à boire et, pour les protéger, contruit-il des étables ?

— Oui. Seulement ses pucerons sont énormes et n’ont pas d’ailes.

— Les hommes ont-ils, comme nous, le génie militaire ? Savent-ils marcher en colonnes"serrées contre l’ennemi ? Ont-ils la science des mouvements tournants et la ruse des diversions ? Auraient-ils jamais songé, comme moi, à rouvrir la galerie de la chenille pour surprendre les envahisseurs ? Auraient-ils, comme toi, fait écrouler le cratère sur l’entrée pour dérouter les amazones ?

— Quelques hommes ont le génie militaire.

— Auraient-ils, comme nous, attiré l’attention des propriétaires des pucerons sur une attaque lointaine, tandis qu’une partie des nôtres s’emparaient du bétail ?

— Beaucoup d’hommes sont habiles à s’approprier le bien d’autrui.

— Mais l’homme est incapable d’une œuvre collective à laquelle plusieurs collaborent volontairement sans que personne force ni soit forcé.

— Sur ce point il nous est inférieur. Il y a chez lui, comme chez les fourmis amazones, des êtres qui travaillent et d’autres qui ne font rien. Et ceux qui ne font rien commandent à ceux qui travaillent Le fait est d’autant plus indigne que maîtres et esclaves, ici, appartiennent à la même espèce et le plus souvent au même peuple. Mais plusieurs hommes peuvent, comme plusieurs fourmis, collaborer. Je reconnais cependant une autre infériorité humaine : l’idée d’ensemble de l’œuvre n’existe pas toujours dans l’esprit de chaque ouvrier mais sou-vrnt n’est conçue que par un chef qui dirige du dehors des mouvements subordonnés et non coordonnés.

— Tu soutiens donc qu’il existe un petit nombre d’hommes intelligents. Mais tu viens d’avouer que tous sont incapables d’affection pour leurs semblables.

— Ils sont, eux aussi, des animaux mêlés de bien et de mal, et il arrive à un homme d’avoir de l’amitié pour un autre homme.

— Son affection ne dépasse sûrement point, comme la nôtre, la limite de la mort. Seule, la fourmi a de pieux cimetières, voisins de sa demeure, où elle peut protéger les cadavres contre les mangeurs de chairs et les laisser sécher paisiblement au soleil

— Les chairs de l’homme, trop abondantes, ne se dessèchent point après la mort, mais deviennent une boue infecte. Mais les survivants enferment soigneusement le cadavre frais dans une case d’une sorte de vaste fourmilière souterraine.

— La fourmi a un langage.

— L’homme parle ausi.

— Imbécile ! montre-moi ses antennes.

J’essayai d’expliquer que l’homme s’exprime surtout par des sons.

Mais Aristote se moqua :

— Allons donc ! c’est un être de silence. Je n’ai jamais entendu une musique venir de lui.

— Sa musique est trop forte pour nos tibias.

— Trop forte ! Quelle est cette absurdité ! Quand nous entendons un bruit, si ce bruit vient à doubler, nous l’entendons deux fois plus.

— Pas toujours. Tu entends le bruit de tes dents qui coupent un épi. Quand l’homme, avec la grande mandibule artificielle dont il allonge ses pattes, coupe cent épis, tu n’entends rien. Tu entends îe pas d’une fourmi ; tu n’entends pas la marche de l’homme lourd.

Mon amie réfléchit un instant. Puis elle accorda :

— Tu as des idées singulières, dont quelques-unes pourraient bien être vraies. Mais tu pars d’une observation plausible pour rêver des folies maladives. Il n’est pas absolument impossible que cet être émette des sons inentendus de nos tibias. Mais combien le fait reste invraisemblable. D’ailleurs, nous savons la pauvreté du langage des sons et qu’il ne peut s’articuler. Et puis, vraiment, quelle apparence que cette masse lourde et informe parle, pense, ait une âme ?

— Elle en a une pourtant. Et, tandis qu’elle s’émerveillera de quelques-uns de nos actes, tu t’étonneras de tels de ses gestes.

— Oui, dit-elle songeuse, les êtres inférieurs ont parfois des éclairs bien extraordinaires. Ainsi, l’autre jour, un puceron…

Mais l’homme revenait. Notre conversation philosophique cessa, et nous regardâmes.

XXXII

L’homme ouvrit notre prison, y déposa de la terre. Puis il s’assit et nous considéra.

— Il veut, dis-je à Aristote, que nous fassions notre nid devant lui.

— Peut-être. Son intelligence s’éveille. Et il désire apprendre de nous l’art de bâtir… Mais il ne verra rien. Nous allons d’abord couvrir d’une couche de terre cet étrange mur transparent.

— Il est plus habile que tu ne crois. Notre prison est étroite ; si nous procédons comme tu dis, il ne nous restera plus assez de place. Nous sommes obligées d’accepter pour paroi de quelques-unes de nos cases le mur infranchissable et transparent. Il nous verra travailler.

Les antennes de mon amie eurent d’abord un frôlement léger comme un murmure :

— Il y a des hasards étonnants et qui ressemblent à des prévisions…

Mais elle reprit aussitôt, affirmatrice dédaigneuse :

— Je ne suis pas du nombre des naïves que trompe la bizarrerie de telles rencontres. Je sais trop bien que cet être n’est pas intelligent, que cet être n’est pas une fourmi…

Sous l’œil observateur, nous reconstruisions notre nid. Quand l’homme s’éloignait, il avait soin de recouvrir le verre d’un écran opaque.

— Vois-tu, disais-je à Aristote, il sait que nous aimons l’obscurité chez nous et il nous la procure dès qu’il n’a plus besoin de nous regarder. Il n’est pas méchant.

Elle répliquait :

— Tu expliques tous les hasards heureux comme des preuves d’intelligence. Puis elle triomphait :

— S’il était aussi intelligent que tu le soutiens et s’il avait le projet d’étude que tu lui prêtes, il comprendrait, voyons, qu’il nous met dans une situation anormale où nous n’agirons point comme dans la vie ordinaire. Il comprendrait que sa façon d’étudier déforme l’objet même de son étude.

L’objection était forte. J’essayais d’y répondre. Mais Aristote, sans me laisser achever :

— Comment, par exemple, connaîtrait-il notre ingéniosité et notre activité à conquérir la nourriture, puisque nous la trouvons sans peine aux abords de notre nid ?

— Il nous verra engranger le blé. Qui sait, d’ailleurs si, plus tard, il ne nous le fera pas gagner ?

— Comment a-t-il choisi une nation incomplète, sans femelles, sans nymphes, sans larves, sans œufs ?… Il ignorera les plus intéressantes de-nos mœurs, ne saura jamais quelle famille unie nous sommes dans l’existence normale, quel peuple tendu vers l’avenir…

L’homme reparut. Sur la table, il versa un tas de terre où se trouvaient mêlés des œufs, des larves et des nymphes.

— L’imbécile ! dit Aristote. Cet avenir n’appartient même pas à notre espèce. S’imagine-t-il que nous allons faire éclore des étrangères ?…

Nous transportâmes la terre dans notre nid. Le reste fut d’abord dédaigné. Mais Hannibal, passant par là :

— Cet avenir est d’une puanteur !…

Rapidement nous jetâmes dans le fleuve qui nous entourait ces êtres qui n’étaient pas encore et qui déjà sentaient mauvais. Un instant, sur un point, le fleuve fut comblé. Nous essayâmes de le traverser. Mais l’homme, d’un doigt brutal, nous saisit, nous rejette dans la cour de notre prison. Puis, d’un seul geste, il déblaie le large fossé, lance au loin les malheureuses nymphes que nous avons refusé d’adopter.

L’homme se détourne, prend quelque chose, le pose sur la table. Ce sont deux femelles d'aphœnogaster barbara et deux femelles d’amazones. Aristote introduit dans le nid les pondeuses de notre race, tandis qu’Hannibal conduit l’assaut contre les deux géantes. Les premières attaques, naïvement directes, ne réussissent pas : plusieurs d’entre nous tombent, la tête broyée entre les puissantes mâchoires.

Tout en me tenant hors de la portée des crocs meurtriers, je me jette sur une antenne de la plus forte géante. Je serre solidement l’extrémité entre mes mandibules. Je suis les mouvements de l’ennemi, reculant quand il marche sur moi, avançant quand il recule pour se dégager. Un camarade a saisi la seconde antenne. D’autres prennent les pattes, les allongent. L’amazone maintenant est couchée, immobilisée, sur le ventre. Voici qu’Hannibal chevauche son dos. Les mandibules d’Hannibal, comme des ciseaux qui mordent un objet résistant, plusieurs fois autour du cou s’ouvrent et se referment. Enfin mon effort contre une résistance morte me fait faire deux pas en arrière : le cou est coupé.

Je regarde l’autre amazone : elle vient de subir le même sort que sa compagne.

L’homme est là, assis, qui hoche la tête d’un air approbateur, s’étonnant de notre habileté, ou se réjouissant d’un résultat prévu.

XXXIII

Aristote me dit :

— J’observe avec grand soin cette montagne qui marche sur deux pieds. Et, encore que rigoureusement tous ses actes soient explicables par de simples instincts, je veux bien lui reconnaître quelques lueurs d’intelligence. Mais que de choses lui manquent pour être l’égale d’une fourmi…

Je l’interrompis :

— Je n’ai jamais prétendu que l’homme fût l’égal de la fourmi. Mais tu le méprises trop et tu nies la plus grande partie de ses richesses.

Elle me fit remarquer qu’il vous manque la plupart des sens. Je fus obligé d’avouer que l’observation était exacte. Mais bientôt son énu-mération de vos pauvretés dépassa les limites du vrai.

— Cet être est sourd, affirma-t-elle.

— Qu’en sais-tu ?

— Je l’ai soumis à des expériences absolument concluantes. J’ai joué devant lui les musiques les plus étranges. Mes pattes ont battu le sol de façon à produire des bruits inquiétants. Et jamais ses pattes de devant ne se sont tendues dans le mouvement de celui qui écoute.

— Les sons qui dépendent de nous et même tous ceux que nous pouvons entendre sont trop faibles pour lui parvenir.

— Ceci est plausible, reconnut Aristote. Mais jamais, dans aucun cas, ses pattes antérieures n’ont fait le geste d’écouter.

Je dis :

— Regarde comme il tient singulièrement sa tête en ce moment. Je crois bien qu’il écoute quelque bruit très faible pour lui, trop énorme pour que nous puissions le soupçonner.

— Tu crois ?…

— Les organes qui lui permettent d’entendre ne sont pas dans ses pattes. Ils forment, des deux côtés de sa tête, de lourds et barbares ornements. Vois-tu ces énormes excroissances si grossièrement découpées ?…

Aristote m’interrompit, furieuse :

— Tu ne peux dire deux phrases sérieuses. Ton amour du paradoxe t’entraîne aux absurdités les plus inconcevables.

Et elle recommença à énumérer les pauvretés de cet être vaste et misérable, si lourd, si mal dessiné et, sauf par devant, aveugle de tous les côtés.

XXXIV

— Veux-tu, Aristote, faire taire un instant ton orgueil de fourmi ? Je te dirai sur l’homme, sur ses véritables pauvretés et sur ses richesses insoupçonnées, des choses vraies et merveilleuses.

— Parle.

— En ce moment, cet être commet envers nous les mêmes injustices que tu commets envers lui. Lui aussi, il nous méprise…

— Le présomptueux imbécile !

— Ou plutôt, ce qui est plus injurieux, il admire celles de nos facultés qu’il possède aussi, s’étonne que nous, qui ne sommes pas des hommes, nous puissions montrer quelque lueur d’intelligence.

— Tu lui supposes une sottise bien excessive…

— Je le crois surtout aveuglé par un orgueil absurde, par le même orgueil qui t’empêche de bien voir.

Mais elle, dans un sursaut :

— Il n’y a pas d’orgueil à savoir que la fourmi est le seul être doué de raison.

— Regarde. La porte s’ouvre. Un autre homme entre. Ils font des gestes. Sûrement, ils parlent de nous. Et, en recueillant tes paroles, je crois savoir leurs paroles. L’observateur dit : « C’est étonnant comme ces petites bêtes sont intelligentes. Le croiriez-vous ? elles font ceci, elles font cela ! » Le camarade répond : « L’instinct suffit à expliquer tous ces actes. » « Non, reprend l’observateur, je vous assure qu’elles ont quelque intelligence. » Mais il ajoute aussitôt, prudent : « Rien de comparable assurément à l’esprit de l’homme. L’homme est le seul animal doué de raison. »

— Tu as des façons de penser bien inquiétantes.

— Observe-les un moment, lui dis-je. Je vais préparer quelque chose. J’ai peut-être trouvé un moyen de te faire comprendre mon sentiment sur l’homme et sur nous.

Des grains de blé étaient là. J’en disposai un certain nombre, de façon à leur faire dessiner deux circonférences sécantes, à peu près selon la figure que voici :


Je revins à Aristote, lui fis regarder mon travail.

— Que signifie ceci ? demanda-t-elle.

— Je représente, lui dis-je, par le cercle de gauche la pensée humaine, par le cercle de droite la pensée de la fourmi. Tu vois quelle petite partie commune présentent les deux domaines. L’homme nous croit seulement l’intelligence qu’il partage avec nous, ce qui est compris à la fois dans son cercle et dans le nôtre, ce pauvre coin que je remplis de blé.


Après avoir ainsi rendu la figure plus claire, je continuai :

— Mais ce qui est dans la partie originale de son cercle, comment le devinerions-nous ? Nous savons qu’il n’a pas ceci ni cela ; mais presque tout ce qu’il possède est pour nous de l’inconcevable. Chacun connaît les pauvretés du voisin et ignore presque toutes les richesses du voisin.

— Je sais que tu délires, déclara Aristote. Mais tes folies finissent par me troubler. Alors, l’univers et la pensée auraient des merveilles que nos yeux seraient incapables de voir et notre esprit impuissant à concevoir… Cette idée, je le sais, est folle. Mais je m’irrite qu’elle ait pu être rêvée, être exprimée. Me voici tourmentée, angoissée pour des heures. Je ne sais si je pourrai dormir cette nuit.

Et elle supplia :

— Oh ! mon amie, dis-moi vite que tu plaisantais, que tu n’as jamais cru ce que tu viens de dire !

XXXV

J’avais dit à Aristote :

— Les hommes sont des êtres heureux. Chez eux, personne n’a d’ailes visibles, mais chacun peut aimer : il n’y a que des mâles et des femelles ; point de ces pauvres neutres qui…

Elle m’avait interrompue :

— Vois à quelles contradictions te pousse l’amour de l’étrange. Tu prétendais ces êtres intelligents !

Je m’efforçai en vain d’expliquer qu’un sexe n’est pas nécessairement partout le compagnon de l’infériorité mentale. On comprend si difficilement les choses très différentes de celles qu’on connaît ! Aristote répétait obstinément qu’un être sexué est livré tout entier à la folie des ailes, incapable de toute couvre pratique et de toute méditation précise.

Sans m’arrêter à ses objections, je lui apportais d’autres stupeurs.

— Dans cette espèce, affirmais-je, le mâle est plus grand et plus fort que la femelle. J’oserai même dire qu’il est plus beau quand il est beau, ce qui arrive souvent dans les fourmilières peu peuplées. Car sa beauté est, si j’ose cette répétition apparente, faite de beauté. Celle de la femelle est faite de grâce et de…

J’hésitais un instant. Ma pensée gauche disait : « Sa beauté est faite de sourire ». Mais le sourire est chose si exclusivement humaine…

Mes antennes ne savaient comment traduire.

Elles reprirent enfin :

— La beauté de la femelle est faite de grâce et de musique.

Aristote multiplia les railleries sur cette femelle sans ailes, alourdie par ses œufs, et que j’affirmais gracieuse et musicale.

Je ne parvins pas à lui faire comprendre que la femme n’est pas une misérable pondeuse fécondée pour toute la vie par un seul geste d’amour, que son allure peut s’animer et son visage rayonner de l’espoir d’autres baisers, qu’elle ne laisse pas tomber un œuf à chaque pas et que, enfin, s’il lut arrive de faire un enfant, l’accident est plutôt rare.

XXXVI

Je n’essaierai pas de répéter mes autres dialogues piétinants avec Aristote, comment, par exemple, je m’efforçai de lui expliquer que l’homme distinguait trois couleurs dans notre noir, que ceitains rayons colorés pour nous ne parlaient point à ses organes et que les vibrations qui donnaient des sensations à la fourmi et à la montagne qui marche sur deux pieds offraient aux deux spectateurs des spectacles tout à fait dissemblables.

La seule chose que je pus lui faire admettre, c’est que l’énorme différence de taille devait modifier toutes les formes et toutes les lignes.

— Oui, dit-elle, appauvri par sa hauteur et par sa masse, il doit voir bien petits les rares objets qui n’échappent pas à ses lointains regards.

— Il voit petites les choses que nous voyons grandes. Mais il voit normal son compagnon que nous ne pouvons embrasser d’un seul regard et son œil sait, immobile, contenir le territoire de plusieurs fourmilières.

— Peut-être, dit-elle, mais quel intérêt peuvent offrir ces immensités, que l’ignorance du détail lui transforme en monotones déserts ?

Nos conversations finissaient toujours de même. Aristote, impatientée, m’invectivait presque. Ses antennes hostiles disaient en coups rapides :

— Tu affirmes comme des certitudes les plus folles hypothèses. Si encore tu les donnais pour des jeux ingénieux, on pourrait, tout em les souhaitant moins invraisemblables, s’amuser de leur branlante et, au moindre choc de la raison, croulante hardiesse. Mais tu parles, folle présomptueuse, comme quelqu’un qui saurait.

Je manquais de courage. Je répondais la vérité, mais d’un frémissement aimablement sceptique, qui la transformait en joyeux badinage :

— Tu sais bien que j’ai été homme. Elle s’irritait de plus en plus :

— Cette mauvaise plaisanterie t’autorise à des absurdités excessives même pour des suppositions de fourmi qui s’amuse et te dispense de toute observation. Je suis vraiment trop bonne de prêter des antennes attentives à la bavarde incohérente et mystificatrice que tu es !

Je ne dirai pas non plus la puérile absurdité des expériences faites sur nous par l’homme ni les conclusions ridicules qu’il dut en tirer. Vous trouverez ces vanités pauvres, ou de semblables, dans tous les livres sur les fourmis.

XXXVII

Notre captivité s’aggrava.

L’homme eut-il besoin de la table qui supportait notre cité ou trouva-t-il intéressant de nous enfermer davantage ? Je ne sais, mais la table disparut. Le châssis qui contenait notre nid fut posé d’aplomb sur un grand verre à boire dont le pied plongeait dans un plat rempli d’eau. Nous ne pouvions sortir que sous la cage et le long du verre : promenade peu intéressante et qu’on n’était guère tenté de recommencer. Seulement, quelques instants chaque jour, l’entrée de la boîte se prolongeait d’une galerie en verre qui débouchait dans une cage en toile métallique, où nous trouvions du sucre, du miel et d’autres provisions de bouche.

L’hiver devait être venu. Mais l’homme, frileux, maintenait une température élevée dans cette chambre où il passait une partie de sa vie, assis, penché vers notre prison, nous regardant. Notre ville trop étroite ne nous permettait pas de fuir la chaleur, et nous en souffrions beaucoup. D’autre part, l’air de cet appartement était irrespirable, empesté par la violente odeur humaine. Nous nous sentions affaiblies, presque malades, et nous ne philosophions plus. Aristote était si furieuse qu’elle m’aurait battue, si j’avais persisté à plaider la cause de la montagne qui marche sur deux pieds. Nous passions ces longues journées inactives et ces interminables nuits suffocantes, sans sommeil, à maudire la cruauté ou l’inconscience de notre bourreau.

Un mal commença à sévir, désagréable et dégoûtant d’abord et qui bientôt devint en outre dangereux. Parmi les animaux qui vivent dans les fourmilières, se trouvent des parasites supportés parce qu’il serait long de s’en débarrasser et qu’après tout ils ne causent aucun dommage sensible. Des acariens — il me déplaît d’écrire le nom vulgaire et d’avouer que j’aie jamais eu, même en dehors de la vie humaine, des poux — des acariens de diverses espèces se promènent librement dans nos galeries et, de temps en temps, s’attachent à l’une de nous pour boire une goutte de sang. Ces petits êtres vivent de peu et ne nous incommodent guère. Leur légère piqûre est un chatouillement presque agréable, pourvu qu’il ne se renouvelle pas trop souvent.

Mais, dans les conditions anormales où nous vivions maintenant, les acariens se multipliaient jusqu’à former une gêne et un péril. La bouche surtout et les antennes de la plupart de nos camarades en étaient couvertes et je n’osais plus causer avec elles, de peur d’être envahie pendant le dialogue.

Il est à peu près impossible de saisir les petits acariens qu’on porte sur soi. On peut, il est vrai, demander ce service à une amie. Mais presque toutes les fourmis, comme abêties par la captivité, vivaient dans une indifférence stupide. Seules, Aristote, Hannibal, moi et deux ou trois autres luttions contre l’ignoble envahissement.

Pendant qu’.\ristote nettoyait mes antennes, ma pensée gauche se représentait, dans le cadre d’une porte ouverte, sur un perron écorné aux angles et rongé par les pluies, une petite paysanne et sa mère. La mère était assise sur la marche supé-rieuse ; l’enfant, plus bas, lui tournait le dos et se penchait en arrière vers le giron maternel. Les vieilles mains couleur de terre fouillaient, actives, dans les cheveux blonds. Le tableau, très précis dans un ruissellement de soleil et sur un fond d’ombre chaude, avait sa beauté et l’air charriait des odeurs de foin coupé. Pourtant j’éprouvais à gauche une sorte de dégoût tandis que mon cerveau droit jouissait d’une progressive délivrance.

Quand il me fallait rendre à Aristote le même service, je m’efforçais d’éteindre mon cerveau gauche, de chasser de moi toute pensée humaine. Je n’y parvenais pas toujours, et je souffrais de la besogne que je ne pouvais pas refuser.

XXXVIII

Ce jour-là, la cage de toile métallique contenait des provisions en quantité considérable. Peut-être notre geôlier devait-il s’absenter quelque temps. Dès que nous eûmes transporté chez nous toutes ces richesses, l’homme, après avoir enlevé le garde-manger et le tube qui le faisait communiquer avec notre nid, ferma hermétiquement l’entrée de la ville et nous recouvrit de l’écran noir.

Depuis longtemps nous ne sortions plus, nous méprisions la décevante promenade qui conduisait si vite, par un si monotone chemin, à une mer infranchissable. Pourtant c’est avec fureur que nous nous vîmes enfermées. D’ailleurs, le trou était nécessaire pour jeter les déchets. Faudrait-il donc se laisser envahir par les ordures de toutes sortes ?

Aristote me dit :

— Cet être que tu vantais tant est un fou bien cruel.

J’étais de l’avis d’Aristote. Mon cerveau gauche me rappelait la monstrueuse inhumanité de certains maîtres du monde et les caprices sanguinaires que les enfants assouvissent sur les animaux. Notre maître était-il un Néron, sans empire et qui, puérilisé par son impuissance envers ses semblables, trompait sur de pauvres insectes sa faim de torturer ?

Or, voici que, dans la ville fermée, on se mit à mourir. Ce fut d’abord un cadavre, puis deux cadavres, puis, le soir même, dix cadavres peut-être. La présence des morts dans l’habitation est insupportable à la fourmi. Nous nous irritions à songer que nous ne pourrions nous délivrer de ces immobilités créatrices de fantômes. Non seulement nous ne pourrions les porter, pieuses, dans un cimetière bien tenu, mais nous ne pourrions les jeter hors de la ville.

Certaines anxiétés grandissent, rapides, jusqu’à la folie, poussent à des gestes de folie. Ces corps, dont nous savions trop que nous ne pourrions nous débarrasser, nous les saisissions, les promenions interminablement autour de notre prison. Quand la fatigue nous forçait à les abandonner, d’autres les reprenaient, aussitôt à terre, et continuaient la promenade funèbre. Une force étrange nous empêchait de les laisser étendus sur le sol. C’eût été là, nous semblait-il, une acceptation définitive des effroyables présences : à la seule idée de ce consentement, des fureurs et des terreurs nous soulevaient. Chargées du fardeau macabre, nous courions, sans but. Le voyage des funérailles durerait, sans doute, jusqu’à la mort des porteuses, mais nous ne pouvions vivre auprès de morts immobiles.

Cette folie dura plusieurs jours, nous harrassant toutes, nous privant de sommeil, nous agitant d’épouvantés. Quand nous portions un cadavre, nous fuyions précipitamment, poursuivies par des images vagues et farouches. Quand nous nous reposions, nous suivions les porteuses de loin, malgré un violent désir de les éviter, comme attachées à elles par un lien indénouable et entraînées par leur marche irrésistible.

On mourait innombrablement. L’heure vint où chaque vivante eut son cadavre à porter. Quand la fatigue écartait nos mandibules, faisait tomber le faix funèbre, nous restions auprès, haletantes, aspirant au moment où nos membres douloureux pourraient de nouveau nous traîner, alourdies du poids meurtrier.

On mourait toujours. Les porteuses maintenant étaient moins nombreuses que les fardeaux. Nous portions un cadavre et nous enjambions des cadavres et nous nous heurtions, terrifiées, à des cadavres. La cité était une cité de mort.

Des cadavres, des cadavres, partout des cadavres ; dans les salles, dans les galeries, dans nos provisions, des milliers de cadavres. Et, parmi ces cadavres qui encombrent toute la ville, cinq ou six vivants qui courent, chargés chacun d’un cadavrer et qui bondissent, affolés, et qui cherchent à éviter les cadavres inévitables et qui, lorsqu’ils rencontrent un autre vivant, le regardent avec des yeux hagards, injectés, hostiles à force de douleur.

Et voici : les vivants se sont tous rencontrés en un même point, près de la porte fermée. Chacun abandonne le corps qu’il portait et, dans une folie faite d’horreur, ils se jettent les uns sur les autres, se frappent furieusement, se déchirent, vont se tuer. Encore une minute, et la cité, si vivante il y a quelques jours, ne sera plus qu’un vaste tombeau fermé sur des morts.

XXXIX

Le combat de folie cesse. Car une lumière, brutale de soudaineté, nous aveugle. L’écran enlevé laisse le jour traverser la feuille de verre. Et l’homme, l’horrible tortureur, regarde avidement tous nos maux.

Il prend notre cage, ouvre le châssis par le milieu, comme un géant séparerait en deux moitiés un immense palais. Son geste dévastateur a démoli la ville, éventré cases et galeries et maintenant, devant ses doigts qui veulent nous saisir, parmi les décombres croulants, éperdument nous fuyons.

L’une après l’autre, il nous a saisies. Il nous a mises dans une boîte toute semblable à la première avant nos constructions ; elle est vide, elle est nue, sans abris, sans provisions, mais aussi elle est toute neuve, toute fraîche. Au sortir de la cité empestée, elle nous semble à peine mal odorante : elle porte seulement l’odeur des doigts humains, si suffocante à nos organes sains, presque inaperçue par notre odorat que le charnier surmena. Et la boîte est posée, entrée ouverte, sur la table où déjà nous eûmes un promenoir.

Nous sommes six survivantes seulement. Mais, dans notre nouveau domaine, l’homme introduit des étrangers en nombre égal, six de ces petits lasius dont jadis nous volâmes les pucerons. Sans doute, l’homme veut se donner le spectacle d’un combat.

Les lasius sont faibles et lâches. Nous les tuerions facilement. Mais à quoi bon ? Y a-t-il encore des patries, y a-t-il encore des instincts de haine, après tant d’horreurs traversées et devant l’horrible avenir que nous prévoyons, morne désert où ne sourit aucun oasis d’espoir ?

Les petits lasius, dans un coin, se serrent tremblants, prêts à se défendre un peu, prêts à accepter bientôt la mort en une indifférence farouche. Quelles tortures leur a-t-on imposées, à eux aussi, sous prétexte d’expériences ?

Quand ils voient qu’on ne cherche pas à leur faire du mal, ils osent remuer. Peu à peu ils approchent, timides, viennent mettre leur bouche contre notre bouche, nous offrent de la nourriture. Nous leur parlons ; ils répondent. Mais les deux langues sont trop différentes : nous ne comprenons pas les réponses qu’ils font à nos questions incomprises.

Ils nous regardent continuellement, guettent nos besoins, nos désirs, accourent, complaisants, dès qu’ils croient deviner.

Des jours passent et des nuits, mortellement monotones, sans avenir, sans but, sans fatigue. Les serviteurs nous épargnent tout effort, nous immobilisent dans un ennui de plus en plus étroit.

Le temps change au dehors. Nous sentons vaguement que les verdures doivent dresser vers le ciel leurs lentes noirceurs soyeuses, que la terre doit chanter, pour la vue et pour l’ouïe de tous les êtres libres, la vaste chanson du renouveau.

De cette joie lointaine, dont tant de choses nous séparent, nous vient cependant une excitation, un inquiet désir de vivre. Nous marchons un peu plus, et toujours à la limite de notre domaine. Nous nous promenons, mélancoliques, le long du fleuve circulaire.

Hélas ! notre bourreau arrive. Rentrons jusqu’à son départ… Entre nous et la ville, il met six amazones, et il attend.

Les grands barbares roux, étonnés d’abord et dépaysés, regardent autour d’eux. Les lasius nous oublient, courent servir les nouvelles venues. Je comprends maintenant les manières serviles de ces petits êtres : ils étaient depuis longtemps esclaves des amazones.

Celles-ci ont faim, elles mangent.

Je dis à Hannibal :

— Repues, elles nous tueront.

— Non, dit-elle. Nous n’avons pas d’enfants à voler. Elles ne nous attaqueront pas… Peut-être serons-nous obligés de servir ces géants stupides. Mais c’est nous qui les tuerons, l’un après l’autre, pendant leur sommeil.

La peur me fit frisonner, et aussi l’espoir du meurtre. Et mon cerveau gauche vit un petit Ulysse perdu, tremblant et souriant, parmi six énormes Polyphèmes.

XL

Je sentis une brusque douleur étrange et qui occupait tout mon corps soudain immense, une douleur de dilatation folle, une douleur d’éclatement

Et, homme tout à coup, je me trouvai debout sur la table qui était un guéridon et que mon poids fit tomber.

Un geste malheureux enfonça ma main dans la feuille de verre qui couvrait la fourmilière artificielle. Je la retirai toute sanglante, des débris enfoncés dans la chair.

Comme je me relevais, une femme entra — ma femme ! Et elle dit :

— Octave, qu’est-ce que ce bruit ? Tu m’as fait peur.

Puis, voyant ma main :

— Tu t’es fait mal !

Avec de l’eau qui était dans un broc — sans doute pour renouveler le fleuve circulaire, empêcher l’évaporation de délivrer les fourmis — elle se mit à laver les plaies.

J’avais peu de mal. Je pus bientôt échapper aux soins de Mme Octave Péditant, rester seul dans cette chambre où j’avais été quelques mois une fourmi prisonnière, où j’étais redevenu un homme.

À force de recherches, je retrouvai toutes les fourmis : les six amazones (je m’empressai de tuer ces vils esclavagistes), les six lasius et, ce qui m’étonna d’abord, les six uphœnogaster. Comment le nombre restait-il complet après mon involontaire désertion ?

Un instant de réflexion me fit comprendre. Au moment même où je redevenais Octave Péditant, la fourmi qui m’avait remplacé dans la vie humaine reprenait sa forme primitive.

Il est probable qu’elle n’avait pas conservé, elle, pendant son année d’exil, sa pensée ordinaire, et j’ai souvent songé aux sentiments nostalgiques qui poussèrent cette fourmi, devenue homme, à étudier les fourmis.

XLI

J’examinai longuement mes compagnes de tout à l’heure, essayant de les reconnaître, n’y parvenant pas. Laquelle était Hannibal, si prudente dans le conseil, si habile et si brave dans l’action ? laquelle, Aristote, géniale et bonne, Aristote qui m’avait rendu tant de services, Aristote qui, un jour, sous le fraisier funèbre, me sauva la vie ?

Je mis ces pauvres insectes dans une éprouvette. Je les rapportai à Chambrancon, au nid abandonné. J’y apportai également aphœnogaster et lasius, puisqu’ils vivaient en bonne intelligence et parce que la communauté était bien pauvre de mandibules pour l’entretien de la ville et les autres besognes nécessaires.

Je conserve à cette fourmilière un amour patriotique qui m’a fait commettre des crimes envers d’autres fourmilières. J’ai cherché le nid des amazones qui nous forcèrent à la fuite, nous précipitèrent parmi tant de malheurs ; j’ai détruit le repaire et tué toutes les guerrières.

Après avoir rendu la sécurité à mes amies par le massacre des amazones, j’ai cherché un autre nid d’aphœnogaster. J’y ai volé des œufs, des nymphes, des larves, deux pondeuses. J’ai porté le tout à Hannibal et à Aristote. Pour que mes douze protégées aient le temps d’élever cette nombreuse famille, je leur porte dans le cratère des grains qui les dispensent de toute moisson. Je suis fier de repeupler ma ville.

Je reste des heures à contempler mes compatriotes, à me désoler d’être exilé par ma taille. Quelquefois je saisis une fourmi, j’étudie ses antennes frémissantes, ses yeux, intelligences rayonnant dans toutes les directions, et la puissance rapide de ses mouvements. Et, aussi absurde que si je me courbais pour entrer chez elle, je baisse la voix, ma voix grossière qui peut pénétrer son ouïe comme le chameau de l’Evangile passer par le trou de l’aiguille. Je l’interroge : « Oui es-tu ? Es-tu mon amie Aristote ? Comprends-tu ce que je fais pour vous, et m’en es-tu reconnaissante ? »

Elle, ne me distingue pas d’une autre montagne qui marche sur deux pieds. Elle s’agite, affolée de n’être point libre, tremblant d’être écrasée. Je la laisse partir ; je la suis d’un long regard nostalgique. Je ne puis plus lui faire connaître mes pensées ni connaître les siennes. Jamais elle n’ententendra ma voix. Et le mouvement de ses antennes m’est obscur comme des caractères chinois que, devant mes yeux ignorants, un doigt de mandarin dessinerait dans l’air.

Et elle voit, cette fourmi qui me fuit dans une terreur, d’autres couleurs que mes couleurs, un autre univers que mon univers, toute une féerie que je ne puis retrouver en mes souvenirs, que je ne puis plus rêver.

Hélas ! j’ai perdu ma riche pensée, ma riche mémoire, mes riches organes de fourmi. Et tu jouis, fuyante Aristote, de combien de sens dont je n’ai plus aucune idée, en mon singulier appauvrissement.

Mais un bruit de pas trouble mes méditations. Je me retourne, je me redresse, lancé par le ressort d’un espoir fou. Si la fée revenait… Ah ! comme je la prierais de me refaire fourmi, pour toujours cette fois, et en m’affranchissant du trouble de toute pensée humaine, de tout souvenir humain. Oui, je la supplierais avidement. Car je n’ai trouvé que des compensations trop insuffisantes au riche univers perdu. Le baiser est un si pauvre paradis ; la femme est une si irritante femelle.

Je me console un peu, songeant à la longueur de jna vie. La fourmi meurt à huit ou neuf ans. Mais une inquiétude me prend : la destinée comptera-t-elle mon année de fourmi pour un an ou pour un huitième de mon existence ? L’inquiétude grandit, je me rappelle un des premiers mots de M™ Pédi-tant :

— Mais qu’as-tu donc ? Tu sembles vieilli de dix ans depuis hier !

XLII

Je suis riche. J’ai hérité d’un parent que je ne me connaissais même pas. La fée m’a tenu parole.

J’ai fui la sottise administrative. J’ai donné ma démission.

J’ai fait bâtir une maison à Chambrancon, pour habiter près de ma fourmilière, pour vivre le plus possible en regardant mes amies que je ne reconnais plus parmi l’innombrable population nouvelle.

C’est ma seule joie.

Ma vie humaine est très malheureuse. J’aime ma femme aussi haineusement que j’aimais la fourmi Marie. J’ai des jalousies furieuses que je ne puis dire. Elle me répète souvent :

— Tu as été parfait pendant un an. Mais depuis le jour où tu t’es coupé la main et où tu as eu, tout d’un coup, sans que je puisse deviner pourquoi, tant de cheveux blancs, tu es pire qu’autrefois.

Et, avec des caresses qui m’irritent, elle supplie :

— Redeviens donc le délicieux Octave de cette année où nous fûmes si heureux.

Quand elle parle ainsi, louant mon remplaçant et me blâmant, j’ai de folles envies de la tuer comme je tuai Marie. D’autres fois, je suis tenté de détruire la fourmilière restaurée et d’en massacrer tous les habitants, pour tuer mon rival. Non, je ne tuerai pas ma chère Aristote.

Je fuis les hommes : chaque fois que j’en rencontre un, sa sottise m’apparaît énorme au point de me faire souffrir.

Ma seule distraction fut d’écrire ce livre, en songeant malicieusement : « On ne me croira point et on vantera la puissance de mon imagination, quand on devrait blâmer la médiocrité décolorée de ma mémoire ».

Mais, maintenant que ce livre est fini, que-vais-je devenir ?