L’Homme et la Terre/I/03

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masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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TRAVAIL
C’est de l’Homme que naît la volonté créatrice
qui construit et reconstruit le monde.


CHAPITRE III


LE TRAVAIL. — L’IMITATION. — AIDE MUTUELLE

DISSENSIONS, GUERRE. — INITIATION A LA CULTURE DU SOL

ASSOCIATION AVEC LES ANIMAUX

La diversité principale que présentent actuellement les hommes est celle du genre de travail déterminé par les nécessités de l’entretien. Originairement, l’anthropopithèque vivait de grains et de fruits, ainsi qu’en témoignent ses ongles, ses dents, ses muscles, toute son anatomie[1] ; mais l’accroissement des familles, l’extension du territoire de peuplement, le manque des aliments habituels et la faim, terrible conseillère, ont changé les mœurs de l’homme en même temps que changeait son milieu. Il s’est mis à poursuivre l’animal pour s’en repaître ; il s’est fait chasseur, pêcheur, tueur de bêtes en obéissant aux conditions de la nature ambiante.

Cette accommodation au milieu s’est faite des manières les plus diverses, quoi qu’en disent la plupart des auteurs, qui nous donnent à cet égard un ordre de succession précis et rigoureux. Après eux, le public se laisse aller facilement à répéter comme des vérités acquises les hypothèses commodes et plausibles qui dispensent de réfléchir. En vertu de cette routine, on nous dit que l’humanité a passé successivement par des états de civilisation bien distincts, mais à rythme régulier. Les temps primitifs pour tous les hommes auraient été ceux pendant lesquels ils sustentaient leur vie par la cueillette, la chasse et la pêche. Puis serait venue là période de la vie pastorale, et l’agriculture à son tour aurait suivi les âges de l’existence nomade à la garde des troupeaux. Condorcet, énumérant les « dix périodes » qu’il distingue dans l’histoire de l’humanité, désigne expressément la « formation des peuples pasteurs » et « le passage à l’état agricole » comme les deux premières étapes du grand voyage de progrès accompli jusqu’à nous[2]. Mais l’étude détaillée de la Terre nous prouve que cette succession prétendue des états est une pure conception de l’esprit en désaccord avec les faits. La différence dans les moyens de conquérir la nourriture eut partout pour cause déterminante la différence même de l’ambiance naturelle. L’homme de la forêt giboyeuse, le riverain du fleuve et de la mer riches en poissons, l’habitant des steppes infinies parsemées de troupeaux, le montagnard enfermé dans un étroit vallon devaient avoir des genres de vie différents, de par les conditions dominatrices du milieu.

Sans mentionner les mœurs particulières provenant chez telle ou telle tribu, carnivore ou frugivore, des traditions et de l’atavisme hérités de l’animalité antérieure, on peut dire d’une manière générale que l’état, sinon universel, du moins normal, fut celui de la cueillette, comprise dans son sens le plus vaste, c’est-à-dire l’utilisation de tout ce que le chercheur famélique trouvait à sa convenance. La faim rend omnivore : l’individu perdu dans la forêt se laisse aller à prendre pour aliments toute espèce de vermine et de débris ; il mangera de l’herbe et des vers, il goûtera avec plus ou moins de répugnance aux baies,

D’après une photographie de Sven-Hedin.
bergers de tellpel se livrant a la pêche sur les bords du tarim.
aux champignons, en risquant de s’empoisonner, mais d’ordinaire avec la prudence commune aux animaux sauvages. Et ce que l’individu se trouve obligé de faire, de nos jours, comme aux temps anciens, des tribus entières, même des nations ont dû le pratiquer également, soit d’une manière permanente, avant l’aménagement de la terre à leurs besoins, soit pour une saison ou durant toute une période de famine[3].

Suivant les pays, le mode primitif de la cueillette peut être déterminé par les circonstances d’un milieu spécial, de manière à prendre un caractère unique au monde. Ainsi, les indigènes qui vivent dans le désert de grès et de sable de l’Australie nord-occidentale et qui sont obligés de parcourir la contrée à la recherche des « points d’eau », qu’ils épuisent successivement, commencent par brûler autour d’eux, souvent dans un espace de huit à dix kilomètres de rayon, la brousse de spinifex et autres plantes desséchées ; puis, quand l’incendie s’est éteint, les hommes et les enfants, armés d’un bâton pointu, explorent soigneusement les cendres pour y ramasser les lézards, serpents, rats, vers et semences que le feu, passant rapidement au-dessus du sol, a légèrement grillés sans les réduire en masses carbonisées. Quand le garde-manger naturel est épuisé ou que l’eau est tarie, la tribu se dirige vers un autre campement où elle procède de la même manière. Le cycle de l’année s’accomplit ainsi régulièrement par un voyage circulaire de source en source et par une rotation d’incendies partiels, prudemment étudiés à l’avance[4].

Dans les brousses et les forêts, l’homme qui en était encore réduit à la cueillette primitive dut chercher dans le sol même les graines, les bulbes et les racines, faisant ainsi connaissance avec les premiers éléments qui devaient l’aider un jour à découvrir l’agriculture. Il voyait les semences germer en plantes nouvelles, il cueillait les rejetons qui naissaient à la base d’une tige vieillie, et tel tubercule qu’il trouvait dans le sol avait déjà dressé sa plumule et soulevé la terre au-dessus d’elle[5].

L’agriculture était, pour ainsi dire, en état de préfloraison dans son esprit ; il ne lui manquait pour agir que la patience, la longue prévision, l’alliance avec le temps. L’état nomade, que l’on place d’ordinaire à une étape de civilisation antérieure dans le temps à l’agriculture, semble au contraire demander une préparation plus longue.

L’exemple du Nouveau Monde dans toute son étendue, de l’archipel Arctique aux îles qui pointent vers l’Antarctide, témoigne d’une manière éclatante que l’agriculture n’eut pas besoin pour naître de succéder à l’état pastoral, puisqu’elle était pratiquée par des peuplades ou nations vivant en diverses parties du double continent, tandis que nulle part on n’y rencontrait de bergers nomades. Les Quichua possédaient, il est vrai, un animal domestique, le llama, mais ils l’employaient uniquement pour le transport des marchandises, et la masse de la nation n’en restait pas moins strictement sédentaire et agricole : nul ne pouvait quitter son champ sans un ordre des maîtres.

En Amérique, aucun homme de génie n’avait encore découvert l’art de dresser les animaux femelles à fournir un lait abondant en dehors de la période d’allaitement, et, même dans l’Ancien Monde, il existe plusieurs nations ayant horreur du lait. Les Chinois et les Japonais, qui ont pourtant reçu de l’Occident tant de connaissances diverses, et, indirectement, leur civilisation même[6], n’ont jamais appris à se nourrir du lait de la vache domestique. Il est probable d’ailleurs que cette conquête de l’humanité demanda beaucoup d’efforts et de temps, peut-être aussi des conditions physiologiques exceptionnelles chez l’animal, car, à l’état de nature, les bêtes n’ont de lait que pour leurs nourrissons ; la sécrétion cesse dès qu’on leur enlève les petits, Hahn émet l’hypothèse que le premier emploi du lait fut d’en faire hommage aux dieux[7] : peut-être fut-il d’abord versé en libation, pour implorer le pardon du meurtre, aux génisses brûlées sur les autels.

Le développement de l’industrie humaine ne s’est donc pas accompli suivant l’ordre que l’on avait imaginé jadis, mais il a dû se modifier diversement d’après la nature du milieu. Prenons pour exemple quelques-unes des populations de l’Ancien Monde. Les tribus de nains qui, dans l’Afrique centrale, vivent à l’ombre des forêts sans bornes pouvaient-elles avoir d’autre industrie dominante que celle de la cueillette et de la chasse rudimentaire, à moins que les populations voisines, leurs supérieures en force physique, ne leur permissent ou même ne vinssent leur enseigner l’agriculture et les échanges ?

De même les Nuêr, cantonnés dans les marécages et sur les îles flottantes du Bahr-el-Djebel et du Bahr-el-Zeraf, ne sont-ils pas condamnés au travail exclusif de la pêche des graines et du poisson tant qu’ils resteront privés de toutes communications faciles avec les terres asséchées du continent ? Dans une partie du monde bien éloignée du bassin nilotique, les insulaires des Lofoten n’étaient-ils pas également voués par le destin à la capture du poisson de mer, avant que le va-et-vient des bateaux à vapeur eût rattaché ce littoral au reste de l’Europe ?

Ailleurs, quand des agriculteurs eurent déjà domestiqué des animaux et appris à utiliser le lait des femelles, la nature même assigna l’état pastoral aux habitants de vastes contrées, devenues inhabitables aux chasseurs à cause de la rareté du gibier ou non utilisables pour les laboureurs, par suite de l’insuffisance des pluies : ces terres ne se prêtent qu’au parcours des bestiaux qui, après avoir brouté l’herbe d’un district, se transportent rapidement vers d’autres parties de la steppe également riches en pâturages. Le cultivateur qui s’est instruit dans l’art de faire paître les bêtes autour de sa demeure et qui requiert soit leur aide dans le travail, soit leur lait, soit même leur viande, et les protège en conséquence contre les bêtes féroces, celui-là peut hardiment se faire berger et quitter la région des forêts ou les bords de la mer et des fleuves pour suivre ses animaux apprivoisés dans les prairies sans bornes, même dans les pâturages des montagnes voisines, par delà les rochers et les torrents. Des terrains d’un autre caractère, ici des espaces de sables, d’argiles, de roches ou de cailloux, plus loin des plateaux neigeux ou des cols de montagnes forment des zones intermédiaires entre des pays de productions différentes, et elles restent interdites par la nature aux laboureurs et aux bergers ; entre deux territoires utilisés, ces régions difficiles ne peuvent être parcourues que par des porteurs trafiquants, soit isolés, soit marchant en groupes ou bien accompagnés de bêtes sommières.

En toute région naturelle, les contrastes du sol, de la végétation, des produits se complètent par un autre contraste, celui des populations et de leur industrie. L’ambiance explique l’origine de ces différences entre les hommes ; elle explique aussi pourquoi telle forme inférieure de civilisation peut se maintenir de siècle en siècle, indépendamment des progrès qui modifient plus ou moins rapidement les nations agricoles, nées dans les régions où des conditions favorables ont permis la domestication et l’élève des plantes nourricières. De tout temps, la plage maritime et la rive fluviale, la forêt et la steppe, le désert et l’oasis, le plateau raboteux et la montagne eurent des habitants assouplis à l’industrie qu’imposait le milieu.

Ce qui frappe surtout dans la diversité des moyens employés par l’homme pour la conquête de la nourriture, c’est que les civilisations particulières
arabe agriculteur d’algérie se rendant au marché
corrélatives à ces conditions se rapprochent en l’espace beaucoup plus qu’elles ne se sont succédé dans le temps : on y voit des faits d’ordre géographique plus que des faits historiques. Les Indiens Tineh du Grand Nord américain sont ou chasseurs ou pêcheurs ou agriculteurs suivant les ressources que présentent les contrées, forestières, lacustres ou alluviales[8].

Dans le nord de l’Afrique, les nomades sont cavaliers, chameliers, chevriers ou bouviers suivant les diversités du sol et du climat[9].

Il arrive même qu’en un pays où s’entremêlent deux régions naturelles, le désert et les campagnes plus ou moins arrosées, la population appartient simultanément à deux états : chaque individu, à la fois agriculteur et pâtre, acquiert une sagacité remarquable, une singulière acuité des sens et un rare esprit de prévision en vertu de sa double industrie. L’époque des labours est-elle arrivée, il monte à chameau, emportant sa légère charrue et son sac de semences, à la recherche d’une terre féconde et suffisamment humide pour qu’il n’ait pas à craindre l’effet des sécheresses prolongées.

N° 16. Juxtaposition de territoires diversement exploités.


La végétation spontanée du sol, l’aspect du terrain, quelques traits de soc lui indiquent les endroits favorables : il y jette son grain, et, si l’espace utilisé n’est pas suffisant, il va plus loin à la découverte d’un autre champ temporaire. Pour le pacage des troupeaux, il lui faut connaître le pays sur une très grande étendue, des milliers et des milliers de kilomètres carrés. Il doit savoir par tradition ou par étude personnelle pendant combien de semaines ou de mois il pourra rester sur le pâtis, s’il existe fontaine ou ruisseau dans le voisinage, quelles tribus, pacifiques ou guerrières, il rencontrera dans son parcours, quels chemins, quels jours de l’année s’ouvrent devant lui pour la « transhumance »[10].

Les modifications politiques et sociales dues à l’ensemble du progrès humain ont aussi pour résultat de changer les frontières entre les états de civilisation : suivant les vicissitudes des conflits et les invasions des peuples, on voit, comme dans l’Amérique du Nord et dans la Mongolie méridionale, des agriculteurs envahir les contrées des peuples chasseurs ou bergers et les annexer au domaine de la charrue ; d’autres fois, au contraire, il se fait un retour offensif des nomades qui, reconquérant le sol sur des résidants, laissent l’herbe et la brousse reprendre possession des champs cultivés et, complètement impuissants à conquérir leur pain par les semailles, doivent se nourrir de gibier ou de la chair des bêtes qu’ils poussent devant eux à travers les guérets en friche : c’est là un recul de civilisation dont l’antique Chaldée, le Haurân syrien, certaines régions de l’Asie centrale sont des exemples.

Dans le Nouveau Monde, où manquent les peuples pasteurs, la transition ne peut se faire que de l’état de primitifs, s’occupant de chasse ou de pêche, à celui de civilisés, bergers, agriculteurs et industriels.

Aucun degré de civilisation n’est absolument un, parce que la nature elle-même est diverse et que les évolutions de l’histoire, spécialement déterminées, s’accomplissent partout d’une manière différente. Il n’est guère de sociétés d’agriculteurs dans lesquelles ne subsistent aussi des chasseurs et des pêcheurs. Les Peaux Rouges, si ardents à la chasse du bison, étaient aussi de zélés cueilleurs de riz, presque des agriculteurs : ils semaient et récoltaient le maïs. Une des grandes fêtes était pour les Odjibway (Chippeway) de recueillir dans les marais et les lacs les épis de riz sauvage (Zizania aquatica).

N° 17. Transhumance de la Provence au Dauphiné.


Le nom de Menominee, que l’on rencontre en tant de lieux du haut bassin mississippien, rappelle l'antique importance de cette cueillette[11].

D’ailleurs, les mêmes individus peuvent appartenir aux stades différents de la civilisation suivant la saison de l’année. Les Khotonts, qui vivent au milieu des Mongols et qui sont probablement des immigrés du Turkestan, ne se livrent à la vie nomade qu’après avoir ensemencé leurs champs. Les Cosaques de la Transbaïkalie, riches en campagnes bien cultivées, s’enfoncent en été dans l’intérieur de la Mongolie, heureux d’errer pendant plusieurs mois dans les vastes solitudes. Et la « vie des Alpes » pour les villageois suisses, est-elle autre chose qu’une rotation de l’état d’agriculteur à celui de pasteur[12] à la façon des Kalmouk, des Kalkha, des Buriates ? Dès que la végétation se réveille les Suisses habitant les vallées arrosent leurs prairies, sarclent leurs cultures, puis ils montent vers leurs vignes, dont ils réparent les fossés et les appuis ; l’été s’annonce et les troupeaux s’élèvent joyeusement vers les hauts alpages, dans l’herbe fraîche et savoureuse des montagnes ; quand les froids s’abaissent vers les plaines, il faut redescendre au plus vite, mais les bûcherons restent dans les forêts et les troncs d’arbre filent sur les glissoires et cheminent entraînés par le courant des fleuves.

Suivant les milieux secondaires de chaque pays, les populations se répartissent en sociétés partielles : l’ensemble de l’humanité se résume dans chacun de ses groupes. On peut même dire que chaque famille offre dans une certaine mesure ce raccourci du genre humain, car les divers travaux, depuis ceux qui se pratiquent dans la hutte d’un sauvage — telle la préparation d’un mets traditionnel — jusqu’aux plus raffinés, comme la lecture et l’écriture, c’est-à-dire la communion des pensées à distance, s’accomplissent sous un même toit. Tout stade de la civilisation comprend une infinité de survivances datant chacune de périodes historiques différentes, mais s’unissant en un organisme harmonique, grâce à la vie qui incorpore les traditions de toute origine et de tout âge en une seule conception générale.

Les forces nécessaires à la production du renouveau dans l’homme et dans la société sont toujours dues à une impulsion venue du dehors, même chez l’enfant génial qu’anime un sentiment de révolte contre les pratiques ou les obligations héréditaires. Parfois, l’impulsion provenant de la nature inorganique est brutale, impérieuse, sans appel. Une explosion volcanique, un débordement fluvial, une invasion de la mer, les ravages d’un cyclone ont maintes fois forcé les habitants de tel ou tel pays à quitter la terre natale pour fuir vers des contrées hospitalières. Dans ce cas, le changement de milieu amène forcément des changements d’idées,
kalmouk de la transbaïkalie
une autre conception de la nature ambiante, une autre façon de s’associer aux circonstances, différentes du milieu précédent. Il se peut donc, malgré la catastrophe et tous les malheurs qui en sont la conséquence, que l’événement soit pour la population frappée une cause puissante de progrès. Sans doute, les individus ont souffert, ils ont peut-être perdu le produit de leur travail et leurs approvisionnements ; mais que sont pareilles pertes en comparaison des acquisitions intellectuelles que peut donner l’adaptation à un nouveau milieu ?

Parfois, il est vrai, le désastre entraine autre chose que des ruines matérielles : des peuplades ont été décimées ou même complètement exterminées par ces catastrophes de la nature et, dans ce cas, il faut que la tribu frappée se reconstitue à grand’peine ; que, par une sorte de reviviscence dont elle trouve les traces ataviques en soi, elle revienne aux institutions du passé, et reprenne péniblement les mœurs antiques dans sa lutte pour la vie, lutte dans laquelle il est d’ailleurs possible que le groupe d’hommes menacés succombe définitivement. Dans l’éternel effort vers le mieux de l’existence et le bien-être, l’homme se trouve quelquefois le plus faible et régresse alors vers la sauvagerie primitive ; d’autres fois, il triomphe des obstacles et progresse d’autant vers un état plus élevé.

Aux causes extérieures de changement provenant de la nature inanimée, s’ajoutent, chez les groupes humains, celles qui, proviennent du ressort donné à l’intelligence par l’enseignement mutuel, dont la forme ordinaire est le jeu. Le libre amusement, tel est l’un des plus grands éducateurs de l’homme[13]. Ce que nous appelons le jeu et que nous distinguons actuellement avec tant de soin du travail, fut, après la nourriture, la forme la plus ancienne de l’activité des hommes[14]. De même que la mère s’amuse en enseignant à son nourrisson les mouvements, les gestes, les sons qui l’accommoderont graduellement à son milieu, de même les enfants et les jeunes hommes entre eux ressentent une joie profonde à faire dans tous leurs jeux la répétition de la vie.

Leur puissance d’imagination est telle que, seuls, ils éprouvent déjà du plaisir à se figurer et à jouer des scènes dont ils sont à la fois les acteurs, les patients, les spectateurs, mais combien plus grande est leur passion, avec quel zèle éperdu, avec quelle sincérité dans la fantaisie se livrent-ils à leurs jeux quand ils sont nombreux à y participer et que chacun a son rôle dans le drame ou la comédie ! Ils sont alternativement chasseur et gibier, vainqueur et vaincu, juge et victime, coupable et innocent ; ils passent par toutes les phases imaginables de l’existence, ils en éprouvent toutes les émotions, et, suivant les tendances naturelles de leur être, apprennent à développer telle ou telle de leurs qualités lectrices ; ce qu’ils acquièrent a dans leur être des racines d’autant plus fortes que l’éclosion s’en est faite inconsciemment ; ils s’imaginent alors volontiers être des créateurs. Il se produit chez eux comme une sorte de rythme entre la vie pratique ordinaire et la vie d’imagination que donne le jeu, et cette dernière existence semble souvent la plus réelle parce qu’on y jette toute sa force avec le plus d’intensité. Ce n’est pas la simple récréation, comme la pratiquent les gens usés, privés de leur ressort naturel, c’est la réalisation même de l’idéal d’enfance ou de jeunesse. Du reste, cet idéal de l’homme qui s’amuse ne diffère point de celui qu’il voit flotter devant lui dans le repos de sa pensée. Tel apprend dans ses jeux à rester libre, bon, franc camarade ; tel autre s’ingénie à commander ou s’habitue à servir. Dans les amusements comme dans la vie sérieuse, on voit des tyrans et des esclaves.

Même à son insu, l’homme, qu’il joue ou qu’il travaille, se laisse presque toujours entraîner par l’exemple d’autrui ; la plupart des spontanéités apparentes ne sont qu’imitation. Ainsi, l’historien doit le constater à l’origine même de l’humanité, le monde des animaux auquel nous appartenons et que nous continuons est devenu notre grand éducateur, il nous offre de précieux exemples pour tous les actes de la vie.

En premier lieu, la science par excellence, celle qui consiste à chercher et à trouver la nourriture, n’est-elle pas admirablement enseignée à l’homme par ses frères aînés, vertébrés et invertébrés ? Si l’homme, animal lui-même, avait été en peine pour les arts de la cueillette, de la chasse et de la pêche, les exemples à suivre ne se pressaient-ils pas autour de lui ? Sur la plage, les crabes et autres crustacés montrent les endroits du sable et de la vase où se cachent tels ou tels « fruits de mer » ; chaque animal allant à la glandée, à la fouille des racines, au viandis, à la pêche fut soigneusement observé par le famélique, et celui-ci essaya tour à tour les nourritures diverses, baies et fruits, feuilles et racines, bestioles et bêtes, qu’il voyait servir d’aliment à ses frères rapprochés. Bien plus, l’homme a pu demander à ses éducateurs l’art d’emmagasiner ses vivres pour les temps de disette : ce sont les termites, les fourmis, les abeilles, les gerboises, les écureuils et les chiens des prairies qui lui ont appris à se construire des silos pour y placer l’excédent de nourriture recueilli dans les saisons d’abondance ; tel village de termites, construit avec une méthode architecturale bien supérieure à celle des villages humains de la contrée environnante, offre un ensemble merveilleux de galeries, de greniers, de séchoirs et de magasins qui constituent tout un monde[15]. Enfin, que de moyens thérapeutiques, feuilles, bois ou racines, le malade ou le blessé a-t-il vu d’abord employer par des bêtes !

Peut-être même est-ce également à l’exemple des animaux que l’homme dut en mainte contrée ses débuts en agriculture. D’après le naturaliste Mac Gee, le travail de la terre américaine en vue d’une récolte annuelle aurait eu son premier stade en plein désert, notamment dans le pays des Indiens Papajos ou Papagos, partie de l’Arizona voisine du golfe de Californie. Ici les indigènes ont sous les yeux le travail des fourmis « laborieuses », dont les colonies, parsemant la plaine par dizaines de millions, ont mis en production le quart, sinon le tiers de toute la Papagueria. Chaque colonie a son champ de céréales bien entretenu et son aire à battre le grain d’une propreté parfaite.

chiens des prairies et leurs silos.

L’éveil naturel de l’amour-propre, à la vue de ces prodiges, devait nécessairement entraîner le Peau Rouge à imiter l’œuvre de la fourmi : chaque année, il visite les régions du sud pour en rapporter des graines de maïs, des pépins de citrouille, des haricots, qu’à son retour, au commencement de la saison des pluies, il jette dans les terres arrosées et dans le sol des ravins humides. Cette pratique de semailles date probablement des âges les plus antiques et paraît même avoir été dans ce pays la principale cause de l’organisation des Papagos en tribu[16]. L’agriculture, dit Mac Gee dans un autre mémoire[17], fut dans ses origines une « industrie du désert ». C’est là, sans nul doute, une affirmation trop catégorique. Du moins est-il certain que l’ancienne hypothèse, relative à la naissance de la culture sur les terres les plus fécondes, doit être également revisée.

Si l’homme doit infiniment à son éducateur, l’animal, pour la recherche et la conservation de la nourriture, c’est à lui aussi, ou à ses propres ancêtres animaux, qu’il doit très souvent l’art de choisir une demeure ou de se faire un abri.

réservoirs a blé chez les ovambo (afrique sud-occidentale)


Plus d’une caverne lui serait restée inconnue s’il n’avait vu la chauve-souris tournoyer autour de la fissure du roc au fond de laquelle s’ouvre la porte secrète des galeries souterraines. Mainte bonne idée lui fut donnée également par l’oiseau constructeur de nids, si habile à entretresser fibres, laines et crins, même à coudre les feuilles. Le monde des insectes put enseigner diverses industries, l’araignée surtout qui tisse entre deux rameaux de si merveilleux filets, à la fois souples, élastiques et fermes. Dans la forêt, l’homme se plaît au bruit rythmé que fait le gorille[18] frappant sur une calebasse, il suit les chemins que lui ont frayés le sanglier, le tapir ou l’éléphant : en observant les traces du lion, il sait de quel côté il trouvera de l’eau dans le désert, et le vol des oiseaux, cinglant haut dans le ciel, lui fait deviner la brèche la plus facile pour la traversée de la montagne, et, sur la rondeur de la mer, le détroit le moins large, l’île inaperçue de la rive.

Souvent, l’instinct commun à l’animal et à l’homme apprit à celui-ci l’art de feindre, de fuir ou de se déguiser au moment du danger. Les exemples de la bête, aussi bien que le ressouvenir de la race propre, auraient pu lui enseigner à « faire le mort », c’est-à-dire à se tenir coi pour ne pas attirer le coup de bec ou de griffe sur sa tête. Les mères peuvent aussi tirer avantage, pour l’éducation des enfants, de l’art avec lequel les oiseaux savent apporter la becquée, mesurer la nourriture et le temps du vol, lâcher les oisillons, désormais maîtres de l’espace. Enfin, l’homme a reçu de l’oiseau cette chose inestimable, le sens de la beauté, et, plus encore, celui de la création poétique. Aurait-il pu oublier l’alouette qui s’élance droit dans le ciel en poussant ses appels de joie, ou bien le rossignol qui, pendant les nuits d’amour, emplit le bois sonore de ses modulations ardentes ou mélancoliques ? Maintenant il apprend à imiter l’oiseau pour construire des aéronefs ; de même qu’il imita jadis le poisson pour se façonner des esquifs avec une épine dorsale servant de quille, des arêtes qui sont devenues des membrures et des nageoires transformées en rames et en aviron[19].

Le domaine de l’imitation embrasse le monde des hommes aussi bien que celui des animaux. Il suffit qu’une peuplade soit en contact avec une autre peuplade pour que le besoin de lui ressembler par tel ou tel caractère se fasse aussitôt sentir. Dans un même groupe ethnique, l’individu qui se distingue des autres par quelque trait frappant ou par quelque travail personnel devient aussi un modèle pour ses camarades, et du coup, le centre de gravité intellectuel et moral de toute la société doit se déplacer d’autant. D’ordinaire, l’imitation se fait d’une manière inconsciente, comme par une sorte de contagion, mais elle n’en est que plus profonde, et celui qui en est atteint en reste modifié dans tout son être. Les imitations conscientes ont une part moins importante dans la vie, mais une part encore très considérable, puisque l’homme désireux de se rendre semblable aux autres peut être entraîné par ses diverses facultés, soit par sympathie quand il s’agit d’un ami, soit par obéissance à l’égard d’un maître, ou par fantaisie, par amour de la mode, enfin par le désir et la compréhension raisonnée du mieux[20].

N° 18. Territoire des Indiens Papagos.

La plupart, sinon toutes les fonctions d’ordre intellectuel, le langage, la lecture, l’écriture, le calcul, la pratique des arts et des sciences supposent la préexistence et la culture de l’aptitude à l’imitation : sans l’instinct et le talent d’imiter, il n’y aurait point de vie sociale ni de vie professionnelle. La littérature primitive n’a-t-elle point commencé surtout par la danse, c’est-à-dire par des pantomimes, des attitudes rythmées, accompagnées de la cadence des instruments et du son de la voix humaine ? Et la première forme de la justice, c’est-à-dire le talion : « Œil pour œil, dent pour dent » ! n’est-elle pas imitation pure ? Tout le code des lois ne fut jadis autre chose que la coutume : on était convenu tacitement de répéter sans cesse, sous la forme antique, ce qui avait été fait depuis un temps immémorial, et à cet égard la loi anglaise, qui cherche avec tant de sollicitude à s’appuyer sur les « précédents », se répète comme une cloche au son toujours le même.

La règle des convenances sociales est de rendre visite pour visite, repas pour repas, présent pour présent, et la morale même est née dans son essence de l’idée du devoir, du paiement, de la restitution d’un service à l’homme, à un groupe collectif, à l’humanité[21].

L’imitation se confond en beaucoup de circonstances avec l’aide mutuelle — ou plus brièvement l’entr’aide — qui fut dans le passé, qui est encore de nos jours et qui sera dans tous les temps le principal agent du progrès de l’homme. Lorsque, dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, Darwin, Wallace et leurs émules eurent si admirablement exposé le système de l’évolution organique par l’adaptation des êtres au milieu, la plupart des disciples n’envisagèrent que le côté de la question développé par Darwin avec le plus de détails et se laissèrent séduire par une hypothèse simpliste, ne voyant dans le drame infini du monde vivant que la « lutte pour l’existence ». Cependant l’illustre auteur d’Origin of Species et de Descent of Man avait aussi parlé de l’ « accord pour l’existence » ; il avait célébré « les communautés qui, grâce à l’union du plus grand nombre de membres étroitement associés, prospèrent le mieux et mènent à bien la plus riche progéniture »[22].

Mais que de prétendus « darwinistes » voulurent ignorer complètement tous les faits d’entr’aide et se prirent à vociférer avec une sorte de rage, comme si la vue du sang les excitait au meurtre : « Le monde animal est une arène de gladiateurs… ; toute créature est dressée pour le combat »[23] ! Et sous le couvert de la science, combien de violents et de cruels se trouvèrent du coup justifiés dans leurs actes d’appropriation égoïste et de conquête brutale ; tout joyeux d’être parmi les forts, que de fois n’ont-ils pas poussé le cri de guerre contre les faibles : « Malheur aux vaincus » !

N° 19. Passages d’oiseaux.

La configuration des continents est le facteur prédominant dans les itinéraires des oiseaux migrateurs. Certaines espèces suivent, chacune avec ses préférences, les voies pélasgiques (numérotées de 1 à 8, en traits pleins) et restent en vue des côtes ; d’autres oiseaux volent autant que possible au-dessus des terres, à peu de distance du littoral, puis pénètrent dans l’intérieur le long des fleuves (itinéraires en pointillé).

Sans doute le monde présente à l’infini des scènes de lutte et de carnage parmi tous les êtres qui vivent sur le globe, depuis les graines en conflit pour la conquête d’une motte de terre et les œufs de poissons se disputant la mer, jusqu’aux armées en bataille s’exterminant avec fureur par l’acier, les balles et les obus. Mais les tableaux opposés sont encore plus nombreux puisque la vie l’emporte, et que sans l’entr’aide la vie même serait impossible. Puisque les plantes, les animaux, les hommes ont réussi à se développer en tribus, en peuples immenses, et que parmi eux un grand nombre d’individus ont parcouru leur espace normal de vie durant des jours, des mois ou des années, c’est que les éléments d’accord l’ont emporté sur les éléments de lutte. Ce simple « bon jour » ou « bon matin », que dans tous les pays du monde on échange sous les formes les plus diverses, indique un certain accord entre les hommes, provenant d’un sentiment au moins rudimentaire de bonne volonté à l’égard les uns des autres. Un proverbe arabe l’exprime de la manière la plus noble : « Un figuier regardant un figuier apprend à porter des fruits. Il est vrai qu’un autre dicton, encore plein des haines antiques, limite cette bonne volonté aux membres d’une même nation : Ne regarde pas le dattier, dit l’Arabe, ne le regarde pas, car il ne parle pas à l’étranger.

Les exemples d’aide mutuelle parmi les animaux, cités dans les ouvrages des naturalistes, sont innombrables et il n’en est pas un seul qu’on ne puisse retrouver sous des formes peu différentes parmi les hommes[24]. Les fourmis et les abeilles fournissent à cet égard des faits d’une telle éloquence qu’il faut s’étonner de l’oubli momentané dans lequel les ont laissées les protagonistes d’une lutte constante et sans merci entre tous les êtres combattant pour l’existence. Sans doute des guerres se produisent entre telle et telle espèce de fourmis ; elles aussi ont des conquérants, des propriétaires d’esclaves ; mais il faut constater également qu’elles s’entr’aident au point de se nourrir mutuellement en cas de nécessité, de s’adonner à des travaux agricoles et même industriels, tels que la culture de certains champignons et la transformation chimique des grains, enfin de se sacrifier les unes pour les autres avec un dévouement absolu. Des colonies de fourmis, comprenant des centaines ou même des millions de fourmilières habitées par des espèces alliées, n’offrent que des scènes de bonne intelligence et de paix cordiale[25]. A la vue de toutes ces merveilles mentales, on est tenté de répéter les paroles de Darwin que « la cervelle de la fourmi est peut-être un prodige supérieur à la cervelle de l’homme ».

Et parmi les oiseaux, parmi les quadrupèdes et les bimanes, que d’exemples touchants de la solidarité qui unit certaines espèces ! La confiance mutuelle entre individus de la grande famille est telle que nul n’a besoin d’apprendre le courage : les plus petits oiseaux acceptent le combat avec un rapace ; on a vu le hoche queue braver des buses et des éperviers. Les corneilles, conscientes de leur force, s’acharnent après un aigle et le poursuivent de leurs moqueries. Dans les terres argileuses qui dominent le fleuve Colorado, dans le Grand Ouest américain, des colonies d’hirondelles s’établissent tranquillement au-dessous d’une roche où perche le faucon. Certaines espèces n’ont pour ainsi dire d’autres ennemis que l’homme, et, dans les conditions ordinaires, vivent en paix avec tout l’univers, protégées par leur parfaite union ; tels sont les « républicains » du Cap, les perruches et perroquets des forêts américaines et naguère les nuées d’oiseaux de l’île Loysan à l’ouest de l’archipel havaïien.

Chez ces animaux, la solidarité va jusqu’à la bonté et au dévouement, tels que l’homme les conçoit et les pratique, rarement d’ailleurs. Ainsi quand un chasseur, tirant par désœuvrement sur un vol de grues, blesse un de ces animaux qui, ne volant plus que d’une aile, risque de tomber à pic, aussitôt la bande se reforme et deux compagnons, de droite et de gauche, soutiennent de leur vol le vol fatigué de l’ami. Même de petits oiseaux joignent les migrateurs pour les accompagner par-dessus la Méditerranée : on a vu des alouettes s’abattre ainsi du ciel avec des bandes de grues, après avoir traversé la mer[26] ; qu’elles aient été secourues directement ou non, il est certain qu’elles doivent avoir au moins été accueillies pour le grand voyage.

Combien donc contraire à toute vérité est l’assertion des pessimistes qui parlent du monde animal comme s’il consistait seulement en destructeurs se déchirant à coups de griffes et de serres et buvant le sang de leurs victimes[27] ! Quoi qu’on en dise, la lutte pour la vie n’est pas la loi par excellence et l’accord l’emporte de beaucoup dans l’histoire du développement des êtres. La meilleure preuve nous en est donnée par ce fait que les espèces les plus heureuses dans leur destinée ne sont pas les mieux outillées pour la rapine et le meurtre, mais au contraire celles qui, munies d’armes peu perfectionnées, s’entr’aident avec le plus d’empressement : ce sont non les plus féroces, mais les plus aimantes.

La tendance à l’entraide a pu n’être au début de la vie animale qu’une variation individuelle, mais quand ce penchant trouvait à s’exercer en réciprocité, il constituait un facteur favorable dans la lutte pour l’existence, et les êtres qui en étaient doués pouvaient, dans de meilleures conditions, le transmettre à une descendance. C’est ainsi que ce caractère s’est, dans la suite des générations, étendu à un nombre d’individus de plus en plus considérable[28].

Les témoignages de la préhistoire, de même que l’étude des populations contemporaines, nous montrent un très grand nombre de tribus « primitives » ou « sauvages » vivant en paix et même dans l’harmonie d’une possession commune de la terre et d’un travail commun : les exemples de peuplades guerrières outillées seulement pour le combat et vivant exclusivement de déprédations sont assez rares, quoique souvent cités. Il est de morale constante parmi les contribules que l’individu doit, si la disette se fait sentir, se mettre à la ration pour que les provisions puissent durer plus longtemps. Souvent les grands se privent pour les petits, loin d’abuser de leur force. Le fait capital de l’histoire primitive, telle qu’elle se présente à nous dans presque tous les pays du monde, est que la gens, la tribu, la collectivité est considérée comme l’être par excellence, auquel chaque individu donne son travail et fait le sacrifice entier de sa personne. L’entr’aide est si parfaite qu’en mainte circonstance elle cherche à se produire même par delà la mort : ainsi, dans les Nouvelles Hébrides, quand un enfant mourait, la mère ou la tante se tuait volontiers pour l’aller soigner dans l’autre monde[29].

Même le meurtre ou plutôt la mort volontaire des vieillards qui se pratique en divers pays — ainsi chez les Batta de Sumatra, et jadis chez les Tchuktchi sibériens déjà mentionnés — est un fait qu’il conviendrait de citer plutôt comme un exemple d’entr’aide qu’en témoignage de la barbarie des populations où s’accomplissent de pareils événements. Dans une communauté où tous vivent pour tous, où la prospérité du groupe entier est la sollicitude d’un chacun, où la difficulté de vivre est quelquefois si grande par suite du manque de nourriture ou de l’excès du froid, le vieillard qui se rappelle sa vie passée dans l’effort de la lutte commune et qui se sent désormais impuissant à la continuer comprend parfaitement la logique des choses : la vie lui pèse tout autrement qu’au vieillard des nations civilisées, qui, par les accoutumances morales et les relations de société, continue d’être utile, dans une certaine mesure, ou du moins peut s’imaginer qu’il l’est encore. « Manger le pain des autres », alors que l’on comprend si bien l’indispensable nécessité de l’aliment par excellence pour les collaborateurs les plus actifs de la commune, finit par se changer en un véritable supplice, et c’est en grâce que les gens d’âge, devenus inutiles, en scandale et en horreur à eux-mêmes, demandent aux leurs de les aider à partir pour le pays du repos éternel ou d’une nouvelle vie éternellement jeune. Les familles modernes sont-elles vraiment meilleures pour les parents âgés, lorsque ceux-ci, souffrant de maladies atroces, demandent avec larmes qu’on leur épargne le supplice continu ou les douleurs fulgurantes, et que cependant, sous prétexte d’amour filial ou conjugal, on les laisse lamentablement gémir pendant des semaines, des mois ou des années ?

La forme communautaire de la propriété, qui prévalut dans presque tous les pays du monde et qui se maintient çà et là, même dans les contrées le plus complètement accaparées par des propriétaires individuels, permet de constater combien l’entr’aide fut l’idéal et la règle chez les peuples agricoles arrivés à un degré de civilisation déjà très avancé. Là aussi le souci d’un chacun dut être la prospérité de tous, ainsi qu’en témoignent les mots mêmes qui servent à désigner la collectivité des villageois associés. Ce sont les « universités » des Basques, les « mir » russes ou petits « univers », les zadrughi ou « amitiés » des Serbes, les « fraternités » des Buriates.

Le terme de « commune » que l’usage du latin et des langues qui en sont dérivées a généralisé dans le monde s’applique à tous les hommes « qui prennent part aux charges », c’est-à-dire à tous ceux qui s’entr’aident. Et de la commune naît la communion, c’est-à-dire le partage du festin et l’échange des pensées intimes. Car « l’homme ne vit pas de pain seulement » et l’entr’aide n’a cessé de se produire par la communication des idées, l’enseignement, la propagande. Il n’est pas un homme, pas même un égoïste, qui ne s’évertue à faire pénétrer sa façon de concevoir les choses dans l’intelligence d’autrui. Car plus la société progresse, plus l’individu isolé apprend, même inconsciemment, à voir des semblables dans ceux qui l’entourent.

La vie, qui fut simplement végétative chez les types inférieurs de l’animalité, de même que pour les hommes vivant dans la brutalité première, prend un caractère tout autre et bien plus ample chez ceux dont l’intelligence et le cœur se sont agrandis. Ayant acquis la conscience de vivre, ils ajoutent un nouveau but au but premier, qui se bornait à l’entretien de l’existence : le cercle infiniment développé embrasse désormais le bien-être de l’humanité entière[30].

Mais il y a des retours, et terribles parfois, dans la marche du progrès humain. L’entr’aide, qui a tant fait pour développer d’homme à homme et de peuple à peuple tous les éléments d’amélioration mentale et morale, laisse souvent la place à l’entre-lutte, au féroce déchaînement des haines et des vengeances. C’est parmi les chasseurs, les tueurs de profession que naquit presque partout cette fureur d’extermination entre les hommes. La chasse que le carnivore fait aux animaux et qui est déjà une véritable guerre, développant chez l’homme comme chez la bête les instincts de ruse et de cruauté, a pu devenir indirectement la cause de la guerre proprement dite, des entreprises haineuses en vue de l’extermination des semblables, car le chasseur, toujours préoccupé de trouver la nourriture en suffisance, ne peut regarder que de très mauvais œil le rival qui lui dispute sa proie : le moment vient où la haine éclate et où les armes sont tournées par l’homme contre un autre homme[31]. Cette première guerre, née de la chasse, a pour objet la suppression de concurrents, et combien d’autres guerres suivent, toutes inspirées par le même âpre désir de capture et de domination !

Par un singulier renversement des choses, c’est ce choc brutal entre les hommes, c’est la « guerre mauvaise », comme l’appelle Homère, que nombre d’écrivains affectent de célébrer ou même glorifient parfois, sincèrement, comme la plus grande éducatrice de l’humanité. Il faut y voir la survie des anciennes croyances à la vertu du sacrifice, causées par la terreur de l’inconnu, par la crainte des esprits méchants qui volent d’ans l’air, des mânes inassouvis qui veulent renaître en faisant mourir les vivants.

« Sache qu’il faut du sang pour faire vivre le monde et les dieux, du sang pour maintenir la création entière et perpétuer l’espèce. N’était le sang répandu, ni peuples, ni nations, ni royaumes ne conserveraient l’existence. Ton sang versé, ô médiateur, étanchera la soif de la Terre, qui s’animera d’une vigueur nouvelle » ! Ainsi chantaient les Khond de l’Inde Centrale, égorgeant une victime de propitiation pour partager la chair, féconder leurs champs, sanctifier leurs foyers[32].

Nulle cité, nulle muraille ne fut fondée jadis, chez certains peuples, sans que la première pierre fit jaillir le sang d’une victime. D’après la légende, un pilier de fer, le Radjalidhava, indiquant le centre des villes qui se succédèrent


Dessin de George Eous.
le pilier de fer, le « radjahdhava », à delhi
à l’endroit où s’élève maintenant la cité de Delhi, baigne toujours dans le sang : il fut planté au lieu même où l’innombrable armée des hommes-serpents, c’est-à-dire des indigènes, fut enfouie, vivante encore, à la gloire de Yudichtira, un des cinq fils de Pandu.

Il est certain que les guerres, phénomène historique complexe, embrassant la société tout entière dans l’ensemble de la vie, peuvent avoir été, en vertu de leur complexité même, l’occasion de progrès, malgré la destruction, les ravages, les maux de toute nature qu’elles ont causés directement. Ainsi tel conflit entre tribus ou nations avait été précédé de voyages d’exploration qui fournirent de précieux renseignements sur des contrées peu connues, puis, après la lutte, il eut pour conclusion des traités d’alliance et des relations fréquentes de commerce et d’amitié. Ces relations furent heureuses, puisqu’elles élargirent l’horizon de peuples qui s’ignoraient autrefois, accrurent leur avoir, développèrent leurs connaissances ; mais, loin d’être le résultat de la guerre, elles provenaient, au contraire, du mouvement qui s’était produit en sens inverse, et si les massacres n’avaient pas eu lieu, si les alliances avaient devancé l’effusion du sang, on n’eût eu à les acheter par aucun sacrifice. Seulement le peuple n’a plus souvenir des faits pacifiques, des événements qui n’ont provoqué la terreur ni le désespoir : il ne se rappelle que les « années terribles » et rapporte à ces dates fatales les résultats de toute nature, mauvais ou bons, qu’il faudrait distinguer nettement les uns des autres et répartir diversement suivant les causes qui les ont déterminés. Qu’on ne se berce donc point d’illusions : la haine naît de la guerre et l’engendre ; l’amour entre les hommes a pour cause l’harmonie des efforts. C’est encore à l’entr’aide qu’il faut rapporter les conséquences heureuses qui semblent dériver de l’entre-lutte. Mais que de fois la guerre a-t-elle poussé ses conséquences jusqu’à leur extrême limite, que de fois a-t-elle été logique jusqu’au bout, en entraînant l’extermination définitive d’une tribu, ou même d’un peuple, d’une race, et en supprimant ainsi toute possibilité de progrès, puisqu’il n’y avait plus d’êtres vivants pour en jouir ! La haine, comme l’amour, naît facilement entre les hommes. Elle éclate en passion soudaine chez les jeunes qui courtisent une même femme ; elle lance également l’une contre l’autre des peuplades qui recherchent un même lieu de chasse, de pêche ou de séjour. Et ce n’est pas seulement le conflit des intérêts qui fait surgir la haine : il suffit que les différences d’aspect, de taille, de couleur, d’aptitudes soient très marquées pour que, spontanément, les inimitiés jaillissent. Les fourmis noires et les fourmis rouges se livrent de terribles batailles ; hommes noirs, roux, jaunes, basanés et blancs s’entre-heurtent aussi volontiers, mus par l’imagination naturelle d’appartenir à d’autres races, peut-être à d’autres humanités. On se hait aussi à cause du contraste que présentent les genres de vie. Dès l’origine, au lendemain de la création, la légende biblique nous montre deux hommes, un berger et un laboureur, qui se disputent jusqu’à la mort de l’un d’eux. Il est vrai que, d’après la même légende, cette haine était voulue de Dieu, puisque celui-ci, refusant l’offrande du laboureur, fit naître la rancune contre le frère privilégié. Et sans cesse avivées par les récits, par les chants de guerre, par le renouvellement des conflits, les haines se survivent bien longtemps après les causes qui leur ont donné naissance : elles prennent un caractère atavique. Les professeurs allemands n’ont-ils pas donné, en toute sincérité, au peuple de France le nom « d’ennemi héréditaire » ? Et, pour dire les choses tout simplement, n’est-il pas vrai que, pendant longtemps, il fut d’usage, dans le langage ordinaire, de se traiter mutuellement, à travers le détroit, de « cochon d’Anglais » et de « grenouille française » ? Même, en mainte contrée, ainsi en Hollande, on se hait et l’on se craint de village à village. Pourquoi ? Parce que, appuyés sur des formes différentes du christianisme, les pères et les aïeux se sont haïs. La férocité se transforme en devoir[33]. L’esclavage, conséquence de la guerre, ne se comprend que par la méconnaissance absolue de tout droit chez l’homme asservi. L’esclave n’a plus les qualités humaines, il n’a point d’ « âme », il n’existe pas. Et ce qui est vrai de l’esclave que l’on a sous la main devient également, vrai de l’esclave éventuel ou futur, de l’ennemi ou du membre d’une tribu étrangère : il ne peut avoir de droits, ne peut s’attendre à aucun respect. Les exceptions qui se produisent pour les nécessités du commerce, pour les pratiques traditionnelles de l’hospitalité ou la réception des ambassadeurs sont écartées de la morale courante, mises à l’abri de sanctions religieuses ; mais il n’en est pas moins considéré comme juste d’avoir « prise » contre l’ennemi, l’ « homme de rien[34] ». L’union des hommes pour le travail en commun se complète naturellement, dès les âges de l’animalité, par l’utilisation et même par des transformations de la nature. C’est ainsi que les primitifs durent s’associer pour se faire, comme les singes et tant d’autres animaux, des lits d’herbes ou de feuilles, et des toits de branches juxtaposées ou même entremêlées. L’oiseau et l’épinoche ne se construisent-ils pas des nids ? Le castor ne se maçonne-t-il pas des écluses contenant une demeure pour sa famille ? Le singe n’a-t-il pas un gîte bien aménagé, à mi-hauteur des arbres, avec plancher et plafond de rameaux[35] ? Comme eux, l’homme avait spontanément appris à profiter largement des produits végétaux de la terre : marmottes, abeilles et fourmis ne lui avaient-elles pas enseigné à faire en été des provisions pour l’hiver ? Mais, suivant la diversité des milieux, des circonstances différentes firent naître des formes spéciales d’agriculture, dues, non à l’initiation de l’homme par ses « frères inférieurs », mais à son génie propre, à son esprit d’observation, guidé par les nécessités de l’existence. Ainsi les explosions de graines qui se font avec violence, même avec bruit, en plusieurs espèces de plantes, ne pouvaient certainement pas manquer d’attirer l’attention des hommes. Quand le sauvage des forêts brésiliennes voyait tomber d’un grand arbre (Bertholetia excelsa) une lourde noix, grosse comme une tête d’homme, et que cette noix, se brisant sur le sol ou sur une racine, projetait ses semences au loin, comment n’aurait-il pas compris que ces graines éparses contenaient en germe autant d’arbres semblables à celui qui venait de rejeter son fardeau ? Des fruits de moindres dimensions, telles que la balsamine « impatiente », se débarrassent de leurs semences d’une manière analogue ; bien mieux, l’arachide enterre elle-même ses fruits, et donne à l’enfant qui la regarde une leçon directe d’agriculture ; enfin, les herbes rampantes qui, de distance en distance, mordent le sol, y plantent leurs radicelles comme de véritables dents, et les végétaux à tubercules, qui s’environnent dans la terre d’un essaim d’autres poches nourricières, enseignent également à l’homme, de la manière la plus évidente, les procédés à suivre pour renouveler d’année en année la génération végétale. Il est peu d’enfants campagnards, parmi ceux qui disposent de quelque loisir, chez lesquels ne se soit développé spontanément l’amour de la culture. Qui de nous n’a planté son arbre fruitier ! Et ce que chaque bambin fait maintenant, les peuples enfants le firent aussi dans les plus diverses régions de la terre, sous différentes formes, suivant les contrastes des milieux. L’agriculture naquit donc en mille endroits différents, mais on comprend bien que de nombreux primitifs aient été plus enclins à se procurer la nourriture par la chasse et par la guerre que par la culture du sol. En effet, la fouille des terres, les travaux de l’ensemencement, ceux de la moisson, quand ils se font en grand, demandent une application soutenue, de la réflexion, de la patience, tandis que la poursuite du gibier ou de l’homme est surtout une œuvre de passion : quoique poussé par la faim, le primitif voit dans la chasse un véritable amusement que la perspective d’un accident quelconque, de la mort même, rend plus intense et plus forcené. Dans ce cas, l’excitation finit par se transformer en une véritable folie[36] : dans la lutte, l’homme ne raisonne plus ; il n’a qu’un désir : mordre sa proie, la déchirer à belles dents, la découper en morceaux.

Dessin de George Roux.
un des singes du poste de carnot enfourchant un mouton
pour le dépouiller de ses parasites

La domestication des animaux dut être en mainte occasion plus facile que l’utilisation des plantes, puisque plusieurs d’entre eux vinrent certainement au devant de l’homme[37] : vivant de la même vie, les espèces se comprenaient mutuellement. Au poste de Carnot, dans l’Afrique équatoriale, les animaux de la brousse, facilement apprivoisés, constituent une sorte de république des plus curieuses ; parmi ces nombreux commensaux de l’homme, le plus remarquable était en 1898 un grand singe jaune s’étant institué surveillant de sa propre autorité. Il menait paître les moutons avec toutes les allures des chiens d’Europe, mordant rageusement les jambes de ceux qui s’écartaient du troupeau. Puis, lorsque les bêtes paissaient tranquillement, il enfourchait le premier mouton venu pour le dépouiller de ses parasites. Evidemment, il avait tout intérêt à se faire l’associé de l’homme, et si le marché se conclut, c’est grâce à son initiative personnelle[38].

En certaines contrées, cette association est forcée, pour ainsi dire, puisque le sol et le climat placent l’homme et les animaux en des conditions de stricte interdépendance. Ainsi, dans les ranchos et les corroies du Nouveau Mexique, de l’Arizona, de la Sonora, les vautours « vidangeurs » deviennent forcément des commensaux de la famille, et, de part et d’autre, entre les oiseaux et les hommes, naît un sentiment collectif de propriété commune et de solidarité ; quand un étranger se présente, le vautour se tient à distance d’un air soupçonneux, puis se rapproche avec une satisfaction évidente dès que l’intrus est parti : comme la volaille domestique, il appartient à la grande famille de la basse-cour.

Le pigeon aime aussi le voisinage de l’homme, et souvent même, quand l’aigle ou le faucon planent dans l’espace, il cherche un refuge près de la cabane et jusque sous son toit. Le loup coyote, moins familier, est, sinon un commensal, du moins un parasite de l’Indien mexicain. On sait qu’il vient la nuit rôder autour du foyer pour ramasser les reliefs du repas, et l’on se garde bien de l’effaroucher ; on lui reconnaît comme une vague parenté, et, en échange de la tolérance qu’on lui assure pendant ses visites nocturnes, on attend de lui une protection efficace contre les génies malfaisants des nuits.

La domestication des animaux n’est qu’un degré supérieur de la familiarité première, provenant de l’échange des services et de l’accoutumance. Dans la Sonora et l’Arizona, le dindon est absolument apprivoisé comme dans les basses-cours d’Europe, et l’on a tout lieu de penser que ce volatile commença, comme le pigeon, par demander en même temps refuge et nourriture à l’homme, et qu’à la fin, complètement habitué à ce nouveau milieu, il eût redouté de se hasarder encore dans la brousse ou sur les sables brûlants[39]. L’industrie de l’homme n’eut pas à s’exercer dans cette évolution de l’animal : la sympathie, la bonté naturelle et la communauté des intérêts suffirent.

Par un phénomène analogue, l’homme et l’animal s’entrecomprirent souvent en d’autres milieux par la recherche de la nourriture commune. Ainsi, les coucous de l’Afrique méridionale et les Hottentots ont su devenir d’excellents associés pour l’exploitation des ruches d’abeilles.
Dessin de George Roux.
chinois pêchant avec l’aide de cormorans
Les premiers se chargent de découvrir le nid, puis l’indiquent par des cris perçants à l’homme, qui répond par un sifflement. Ensuite, ils vont de concert au pillage du butin, à la répartition des vivres : l’homme, tenu à la reconnaissance par son intérêt, ne manque jamais de laisser à son compagnon une part suffisante de la curée.

Même genre d’association pour la pêche. Le sterne ou hirondelle de mer guide le batelier lapon sur le Pallajervi (Suède septentrionale), probablement aussi sur les autres lacs de la contrée, et lui désigne, moyennant part au festin, les bancs de poissons où le pêcheur pourra jeter ses filets en toute certitude. Bien plus, des traités sans paroles, ce qui ne doit aucunement nuire à leur observation, se font aussi entre l’homme et des oiseaux pêcheurs.

Avant que le Chinois eût appris à domestiquer le cormoran et à lui serrer le cou par un anneau, pour empêcher la déglutition du poisson capturé, il avait été le commensal du volatile : ensemble, ils avaient pêché dans les rivières et dans les lacs. En mainte rivière de l’intérieur, l’alliance libre — parts égales entre l’homme et l’oiseau — n’a pas encore été violée au profit du plus fort. Des ligues se sont aussi conclues fréquemment, non pour la nourriture, mais pour la défense, notamment contre les serpents.

À la Martinique, à Sainte-Lucie, les oiseaux de la brousse s’assemblent en tumulte pour signaler à l’homme la proximité du trigonocéphale, et témoignent par des cris de triomphe et des chants de félicitations à la gloire du vainqueur la mort de l’ennemi détesté.

Notre alliance avec le chien, le compagnon principal de l’homme dans la lutte pour l’existence, présente une origine analogue. On a souvent constaté que des chiens sauvages, ou revenus à l’état libre, s’associent, même par dizaines, pour forcer à la course un animal qui serait trop redoutable ou trop rapide pour un seul de ses persécuteurs. De même, lorsque des hommes chassaient la grosse bête pour leur propre compte, on a vu des canidés prendre aussi part à la chasse, comptant qu’après la capture le chef de vénerie ne manquerait pas de leur donner un morceau de la proie qu’ils avaient aidé à saisir. Ainsi se scella le traité d’alliance entre les chasseurs, homme et chiens, et de l’association dut naître, tôt ou tard, l’assujétissement de l’animal, moins fort par l’intelligence et la volonté. C’est de la même manière que les peuples chasseurs arrivèrent à domestiquer les faucons.

L’amitié première, spontanée, eut également son importance dans l’œuvre de coopération de l’homme avec les animaux ; pour certaines espèces, elle fut même d’abord la seule raison d’alliance. Les gazelles, et autres ruminants que s’associèrent les riverains du Nil, sont pour la plupart des commensaux qui, avant de devenir des animaux domestiques utilisés par l’homme comme nourriture, étaient de véritables amis, protégés par un contrat tacite scrupuleusement observé.

À cet égard, les Denka, bergers riverains du haut Nil, dans les régions où le fleuve errant à travers les savanes est souvent obstrué d’îles flottantes, peuvent être considérés comme se trouvant dans l’époque de transition. L’élève du bétail, qui paît dans la mer onduleuse des longues herbes, est la seule occupation de ces noirs, leur seul idéal ; l’animal compagnon est pour eux, comme pour les brahmanes hindous, une sorte de dieu ; nul serment n’est plus fort et plus respecté que la parole jurée « par les ancêtres de la vache ». Pour eux-mêmes, les Denka n’ont que des huttes ou de simples gîtes, mais pour les vaches malades, ils construisent des infirmeries admirablement propres, sur des terres toujours asséchées, s’élevant en îles au milieu de la plaine. Ils vivent presque uniquement du lait de leurs bêtes, vaches et chèvres, qui se prêtent complaisamment à la traite, mais ils ne sauraient consentir à tuer des animaux en santé. Les vaches denka, êtres gracieux qui ressemblent à des antilopes, sont respectées aussi longtemps qu’il est possible ; leurs maîtres, très sobres d’ailleurs, quoique très forts, et ne mangeant qu’une fois par jour, au coucher du soleil, se nourrissent seulement de la chair des bovidés malades ou souffrant de blessures ; cependant, il leur arrive parfois, en temps de famine, de saigner leurs bêtes pour en boire le sang, qu’ils mélangent à la crème. La communauté de mœurs leur fait vénérer les serpents inoffensifs qu’ils savent très friands de lait, et chaque demeure a plusieurs de ces ophidiens familiers que l’on connaît tous individuellement et que l’on appelle par leur nom[40].

De même, les civilisés de l’Egypte voisine apprivoisaient les crocodiles. Dans l’antiquité, les gens de Denderah étaient, dit-on, fort habiles à charmer ces animaux, communs dans le Ml à cette époque, et ils s’en servaient comme de montures.

Avant que des Européens mal appris eussent exercé leur adresse à tuer les sauriens du bassin de Pir-mangho, près de Karatchi (Kurrachee), ces bêtes sacrées accouraient fidèlement à l’appel de leurs gardiens et se laissaient chevaucher par les barioleurs pieux qui enjolivaient leurs groins de peintures[41]. Les gamins de Palembang (Sumatra méridional) jouent aussi avec les crocodiles, bien nourris par tous les débris de cuisine qui tombent des maisons sur pilotis, bâties dans le fleuve.

En nombre de peuplades, surtout dans l’Amérique méridionale, les jeunes hommes, et plus encore les femmes, ont un talent merveilleux pour charmer les animaux. Telle cabane d’Indien est environnée de toute une ménagerie, y compris des tapirs, des chevreuils, des sarigues et même des jaguars ; on y voit des singes gambader sur les branches au-dessus de la cabane, des pécaris fouiller dans le sol, des toucans, des perroquets se percher çà et là. Les grands oiseaux agami et les chiens sont les défenseurs de toute la grande famille, et l’étranger ne réussira point à pénétrer dans la hutte s’il n’est introduit par les hôtes eux-mêmes.

Pourvu de tous ces familiers, un Européen moderne en alimenterait à souhait sa cuisine, mais l’Indien respecte la vie des animaux élevés par lui : ils appartiennent à sa maisonnée, et s’ils rendent des services domestiques pour la garde ou pour l’éveil, la violence n’y fut pour rien : c’est de la libre association qu’est née la communauté de vie. D’ailleurs, il est certain que, grâce à cette camaraderie, l’évolution des animaux qui s’attachent à l’homme devient beaucoup plus rapide, de même que, dans la société humaine, l’intelligence de l’élève s’épanouit en proportion des qualités correspondantes chez ses éducateurs.

Ce qui est vrai pour notre espèce l’est également pour les autres. On comprend difficilement comment les partisans même de la théorie d’évolution ont pu prétendre, après avoir vu les animaux domestiques frayant avec l’homme, que la progression intellectuelle des êtres, depuis l’état rudimentaire des microbes jusqu’à l’organisme compliqué et à la ruse subtile du chacal, du carcajou, du renard, à la sagesse de l’éléphant, serait frappée d’une loi fatale d’arrêt.

D’après cette hypothèse, la bête resterait enfermée dans un cercle dont elle ne pourrait sortir. Les chiens de chasse et le gibier poursuivi ne sauraient varier leurs ruses, les insectes ni les vertébrés industrieux n’apprendraient jamais un procédé nouveau, et nul oiseau chanteur ne modifierait ses accents ! Il est possible que l’évolution de l’intelligence animale se soit faite avec une plus grande lenteur que celle de l’homme depuis que celui-ci s’est pourvu d’instruments, mais elle se poursuit dans les espèces prospères. Il y a similitude d’évolution entre l’homme et ses frères inférieurs.

D’après une photographie de Sven Hedin.
un fauconnier du beg d’arrat (tibet) (Voir page 148).

Partout où se sont constituées de petites sociétés, des mondes en miniature ayant par leurs intérêts communs une individualité collective, ces groupes tendent à utiliser les conditions extérieures du milieu pour se créer un corps géographique bien déterminé : les hommes cherchent à s’adapter aux traits de la nature ambiante de manièreà former un tout, tribu ou nation, ayant sa physionomie particulière. Souvent les limites en sont des plus nettes et ces limites mêmes ont influencé ou dicté le choix du lieu de séjour. Une île, un îlot ou une presqu’île, une vallée de montagnes entourée de hauts rochers, un plateau circonscrit par des précipices, une plaine féconde que dominent des talus stériles, le pourtour luxuriant d’une source, sont autant de ces corps préexistants dont un groupe humain est devenu l’âme.

La sociabilité naturelle à l’homme fut l’origine vitale de toutes ces cellules distinctes. De tout temps, même aux époques où les tribus primitives erraient dans les selves et dans les savanes, la société naissante s’essayait à produire ces groupements qui plus tard devaient s’agrandir en cités : les bourgeons destinés à pousser en si puissants branchages pointaient déjà sur le pourtour de la tige. C’est donc en pleine sauvagerie qu’il convient d’étudier les forces créatrices à l’œuvre pour la naissance des agglomérations humaines qui devaient constituer un jour des villes, des métropoles, de vastes républiques. Nulle part nous ne rencontrons de peuplades chez lesquelles l’idéal soit le complet isolement, à moins qu’elles ne vivent dans une terreur constante de l’étranger : leur existence devient un lent suicide. Le besoin de solitude parfaite est une aberration que peuvent se permettre, dans un état de culture avancée, des malheureux affolés par le délire religieux, ou brisés par les douleurs de la vie, comme les fakirs et les anachorètes ; encore agissent-ils ainsi parce qu’ils se sentent quand même solidaires de la société ambiante, qui leur apporte chaque jour le pain nécessaire, en échange de prières et de bénédictions. Si le dévotieux était ravi d’une extase parfaite, il exhalerait l’âme au lieu même de son prosternement, et le désespéré se laisserait mourir comme la bête blessée qui se cache dans l’ombre de la forêt.

L’homme sain de la société sauvage, chasseur, pêcheur ou pasteur, aime à se trouver avec ses compagnons. Le souci de son labeur l’oblige souvent à guetter solitairement le gibier, à poursuivre le poisson dans un étroit esquif, battu des flots, à s’éloigner du gîte commun pour rechercher de meilleurs pâturages, mais dès que les amis peuvent se réunir, pourvus de vivres en suffisance, ils reviennent vers le campement commun, point initial de la cité. D’après les intéressantes recherches des ethnologistes américains, c’est dans les contrées mexicaines du Nord que se trouvent les peuplades qui auraient le mieux réussi jusqu’à nos jours à se maintenir à l’écart des autres hommes, grâce à la ceinture de déserts qui les entoure du côté de la terre et au détroit qui limite l’île de Tiburón, la part la plus importante de leur domaine. Vivant, en dehors des chemins de migration des peuples, ignorés des marchands, aux aguets pour fuir tout être vivant qui ne serait pas un gibier, les Seri auraient si bien conservé les conditions primitives de l’humanité originaire que naguère ils n’avaient pas encore atteint la période éolithique : ils ne savaient pas même retoucher un éclat de pierre, mais se servaient du caillou brut, suspendu par un filet de lianes ou de racines.

Ils en étaient donc à un état social antérieur aux « âges de la pierre », mais ils avaient sur tous les autres hommes, et possèdent encore sur leurs contemporains, l’avantage de la vitesse, puisqu’il n’est pas de hôte qu’ils ne fatiguent à la course : c’est même grâce à cette rapidité de marche qu’ils ont pu vivre quand même, échapper aux massacres en masse auxquels procédèrent successivement les Espagnols, puis les Mexicains « civilisés ».

Les Seri, en horreur à leurs voisins, sont devenus notoires par leurs habitudes de scatophagie. Ils ont pendant une grande partie de l’année la figue de Barbarie, la lana, pour aliment principal, et comme une part de ces fruits, dont ils mangent en quantités énormes, passe à travers l’organisme sans avoir subi de modification, l’Indien peut revenir, pendant la saison de disette, au lieu des anciennes bombances, recueillir les reliefs des repas et les moudre pour en faire un aliment nouveau. On vante cette farine comme ayant une vertu nutritive toute spéciale, surtout pour les guerriers[42].

Chacune des petites sociétés primitives qui trouvent dans un cercle étroit les conditions matérielles de leur vie et de leur évolution tendrait naturellement à se maintenir dans sa forme première si les mille contacts, doux ou violents, de tous ces divers organismes politiques et sociaux n’en changeaient incessamment l’équilibre, n’en modifiaient la nature même par de continuels mélanges et phénomènes de pénétration et d’intussusception. Ainsi se sont produits dans la vie de l’humanité des mouvements successifs d’intégration qui ont arraché chaque tribu, chaque nation, puis chaque population continentale à l’isolement de son existence primitive et ont fini par constituer le genre humain dans son entièreté.

N° 20. Territoire des Indiens Seri.

Mais durant la longue évolution, quelle fusée d’événements divers, quel chaos apparent de forces entre-croisées s’ajoutant les unes aux autres ou se neutralisant mutuellement, quelle action confuse de causes simultanées et multiples entraînant des effets sans nombre d’une étonnante complexité, mélanges pacifiques et luttes guerrières, association pour l’œuvre commune et destruction de travaux qui semblaient faits pour toujours, peuplement de régions désertes et dévastation de territoires fertiles, tourbillonnement infini où les hommes et les choses naissent et disparaissent comme les poussières que traverse un rayon de soleil !

De ce conflit incessant entre la vie et la mort, tantôt l’une, tantôt l’autre semble l’emporter suivant le point de vue auquel on se place ; et d’ailleurs la perpétuelle transformation de l’univers ne comporte-t-elle pas l’équivalence des deux forces, leur identité parfaite, toute vie étant un ensemble de vies ?

Mais en se limitant à la seule perspective que présente l’évolution spéciale de l’homme et des animaux qui l’entourent, il est certain que, des origines connues jusqu’à l’époque actuelle, notre monde humain s’est développé de manière à réunir ses groupes épars en une société générale de plus en plus cohérente, et à former avec la Terre qui le porte un tout de plus en plus intime. C’est là ce que, dans leur conception particulière et subjective, les hommes appellent le « progrès ».



masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe
masque remplaçant les gravures de František Kupka - cul-de-lampe


  1. Cuvier; — Fr. Houssay, Les Industries des Animaux, p. 14.
  2. Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’Esprit humain.
  3. Link, Urwelt und Alterthum.
  4. David W. Carnegie, Scottish Geographical Magazine, March 1868, p. 116.
  5. Ed. Hahn, Demeter und Baubo, p. 5.
  6. Terrien de la Couperie, Chinese and Babylonian Record.
  7. Ed. Hahn, ouvrage cité, pp. 23 et suiv.
  8. P. Hermann, Bull. de la Soc. belge de Géographie, 1904, n° 5, p. 342.
  9. A. de Préville, Les Sociétés africaines.
  10. La Tunisie (publication officielle), tome I, pp. 58 et 59.
  11. A.-E. Jenks, 19 th. Report of the Bureau of Ethnology, p. 1013-1137.
  12. A. A. Klemenz, Soc. d’Anthr. de Saint-Pétersbourg, 1901 ; — Globus, 21 nov. 1901, p. 310.
  13. Karl Groos, Die Spiele der Tiere ; Die Spiele der Menschen.
  14. G. Ferrero, Les Formes primitives du Travail.
  15. Tuckey, Schweinfurth, etc.
  16. Mac Gee, The American Anthropologist, X, 1895.
  17. Même recueil, VII, 1897.
  18. Karl Groos, Die Spiele der Menschen, p. 49.
  19. R. von Ihering, Les Indo-Européens avant l’Histoire, trad. de Meulenaere, p. 197.
  20. Guibert, Société d’Anthropologie de Paris ; séance du 18 avril 1873.
  21. G. Tarde, les lois de l’Imitation.
  22. Descent of Man, 2 e édit, p. 163.
  23. Huxley, Struggle for existence, and its bearing upon Man.
  24. P. Kropotkine, L’Entr’aide.
  25. Forel, Bates, Romanes, etc.
  26. L. Buxhaum, Der zoologische Garten, 1886, p. 133.
  27. P. Kropotkine, L’Entraide.
  28. Aïtoff, note manuscrite.
  29. Gill, dans Waitz et Gerland, Anthropologie, p. 641.
  30. Auguste Comte : Philosophie positive, 1869, p. 494.
  31. G. de Molinari, Grandeur et Décadence de la Guerre, pp. 6, 7.
  32. Elie Reclus, Les Primitifs, p. 374.
  33. Léon Cladel, La Fête votive de Saint-Barthélémy Porte-Glaive.
  34. Eduard Meyer, Die Sklaverei im Alterthum, p. 10.
  35. Tylor, Anthropology, p. 229.
  36. Guillaume Ferrero : Des Formes primitives du Travail, Revue scientifique, 14 mai 1896.
  37. Victor Meunier, Les Singes domestiques.
  38. Blom, Mouvement géographique, 6 novembre 1898.
  39. W. J. Mac Gee : The Beginning of Zooculture, American Anthropologist, 1897.
  40. Georg Schweinfurth, Im Herzen Afrikas.
  41. Richard Burton, Sind revisited ; Hermann von Schlagintweit, Reisen in Indien und Hochasien.
  42. Mac Gee, XVII, Report of the Bureau of Ethnology, p. 209.