L’Incomprise

La bibliothèque libre.
Nouveaux Contes cruels
Calmann Lévy, éditeur (p. 65-79).

L’INCOMPRISE


À Monsieur Jules Déstrée.


Ne frappez jamais une femme, même avec une fleur.
Sourates de l’al-Koran.


Aux primes roses du dernier printemps, Geoffroy de Guerl, emmenant de Paris sa première préférée, Simone Liantis, avait loué, sur les bords de la Loire, ce riant cottage, meublé en style Louis XVI et clos de jardins — où de très hauts lilas, enserrant une centrale étendue de verdure, s’entrecroisaient en longues charmilles jusqu’à la claire-voie. — Aux lointains alentours, sur le flanc de menues collines, d’assez profondes épaisseurs de frênes et de mélèzes, — que, maintenant, rougissait déjà l’automne, — épandaient comme de la solitude vers l’habitation.

À vingt ans — et n’étant doué que d’à peine sept mille francs de rente, — s’exposer à de l’attachement pour une élégante, pour cette élancée brune aux regards assurés, à peau de jasmin, aux traits fins et durs, — folie, n’est-ce pas ?… Soit. Mais si M. de Guerl était bien fait, d’allures aimables, d’une bravoure célèbre et d’un esprit artiste, une sentimentalité clairvoyante le défendait, — armure occulte, mais à l’épreuve, — contre toutes amoureuses concessions capables d’entraîner d’essentielles déchéances.

Simone, d’ailleurs, durant ce sixain de lunes de miel, s’était montrée des moins dangereuses, ne jouant au mariage que par attitude, point mondaine, gaie, peu dépensière, et, les soirs, ayant de ces « tout ce que tu voudras ! » qui brûlaient l’oreille. — Et puis, sa nature était si insoucieuse, qu’elle s’était laissé saisir et vendre tout ce qu’elle tenait de ses deux premiers oubliés. Il ne lui restait, pour biens, que d’insignifiants bijoux, de peu nombreuses toilettes, — et une bague. Par exemple, le merveilleux solitaire de celle-ci était d’une taille, d’une blancheur et d’une eau si rares — que des joailliers en renom s’étaient engagés à le payer, net, cinq cents louis, le jour qu’il plairait.

— Ah ! comme l’on s’était « amusé » toute la saison !… Chevauchées, parties de pêche et de canot, chasses exprès fatigantes, repas rustiques sur l’herbe, excursions, — et, chez soi, musique, baisers, livres, causeries et disputes ! L’on avait des jeux, — de vieilles armes, aussi, d’autrefois, qu’on essayait, pour rire, aux jardins. — En fait de connaissances, on n’avait reçu personne ; si bien que, grâce à l’illusion juvénile, M. de Guerl et Simone pouvaient, à présent, se sembler intimes.



Cependant… elle avait des instants indéfinissables, dont la fréquence augmentait aux approches du retour à Paris. Ainsi, lorsque, la tenant enlacée, sous les lilas troués de lueurs d’étoiles, il lui disait les choses les plus douces, lui parlant, avec tendresse, d’un enfant qui les unirait plus encore, d’heures passionnées, d’une existence joyeuse et toute simple, la bien-aimée paraissait comme distraite, le regardait avec une sorte d’étrangère fixité, comme lui cachant un grief. Un trépignement démentait les singulières larmes dont, parfois, ses cils étincelaient ; ce qui donnait à son émotion secrète un caractère de contrariété, — presque d’impatience, — inintelligible.

Elle semblait sur le point de lui crier quelque chose ; puis, désespérée et comme y renonçant, elle se taisait.

Brusque, elle lui avait dit souvent, en ces instants-là :

— Tu sais, Geoffroy, s’il me plaisait, je pourrais te quitter ? — même sans te prévenir, d’une heure à l’autre. — Avec mon diamant, je suis libre : j’aurais le temps, là-bas, de choisir, entre les plus riches, un amant de mon goût. Oui, si je voulais, dès ce soir, — tiens, tu serais seul. Plus de Simone. — Eh bien ?… quoi ! cela ne t’irrite pas davantage ?… Merci !

Ses yeux brillaient ; on eût dit qu’elle attendait une parole, un acte, que M. de Guerl ne savait pas trouver. Les réponses étonnées du jeune homme étaient reçues de Simone avec des détours de tête, une moue, — un léger haussement d’épaules, même, depuis peu. — Aux : « — Que te prend-il, chère Simone ?… » elle répondait, grave, en regardant le vague : — « Tu verras, toi, qu’avec toute ta bonne éducation, tu seras cause de ma mort. — Mais… qu’as-tu donc ! s’écriait-il. — Ah ! si seulement tu étais un peu… autre ! — Alors, tu ne m’aimes plus ? — Si… mais… pas tant que je voudrais !… et c’est ta faute. » Il souriait à ce mot, et Simone, sourcils froncés, courait s’enfermer dans sa chambre — où son amant l’entendait pleurer pendant quelquefois une heure. — Revenue vers lui, elle paraissait avoir oublié sa petite scène !… De sorte que, sans accorder à l’incident plus d’attention, M. de Guerl, se désattristant, concluait avec un « Dieu ! que les femmes sont bizarres ! » dont la banalité puissante le rassurait.



Par un couchant magnifique, vers les cinq heures, comme tous deux, aux jardins, par forme de distraction paradoxale et faute d’autres, tiraient de l’arbalète sur la pelouse, — d’une vieille et forte arbalète de jadis, — la trop singulière jeune femme, n’ayant plus de carreaux à envoyer, s’écria, tout à coup, — après un de ces longs regards dans le vague :

— Tiens ! suis-je bête !… Et ça ?

En une saccade, ôtant de son doigt le diamant, elle le posa sur la rainure de l’arbalète, en ce moment relevée vers les bouquets de bois et les flaques stagnantes de la Loire.

— Hein !… Si je l’envoyais ? Pourtant ?… dit-elle.

Et elle riait.

— Simone ! es-tu folle ?… répondit-il.

Mais, comme cédant à quelque irrésistible mouvement d’hystérie perverse, arrivée à la crise aiguë, elle pressa froidement la détente : — une étincelle, une goutte de feu s’enfonça dans le crépuscule.

Pendant que M. de Guerl regardait son amie avec stupeur, celle-ci, laissant tomber l’arbalète, arracha une branchette assez solide, puis, jetant l’autre bras à l’entour du cou de son amant, lui murmura, les yeux à demi fermés, d’une voix rauque, triviale, câline, — et d’un timbre qu’il n’avait pas encore entendu :

Ah ! je sais ce que je mérite, va ! Mais cette fois, au moins, je pense — que tu vas y aller… (Elle cinglait l’air de sa badine) et là, — ferme !… ou tu n’es pas un homme ! Crois-tu qu’elle m’aura coûté cher, ma première danse, de toi ? — Dame, aussi ! quand on étouffe !… Ah ! ça fait du bien, ça détend, de dire les choses, à la fin des fins ! — Te voilà mon maître ! Plus un sou ! Tu peux me chasser ! — Comme tu me plais, à présent !… Mais, rudoie-moi donc ! Surtout ne te gêne pas. — Comment ! tu dis que tu m’aimes, et, en six mois, tu ne m’as même pas flanqué une gifle ?… — C’est égal : cette fois-ci, je ne l’aurai pas volé, d’être battue ! (Elle se renversait à demi, sentant l’âcre, marquant, de ses ongles, l’une des mains de son amant, dont elle respirait, à narines dilatées, le veston de velours noir.) — Il faut qu’une femme se sente un peu tenue, vois-tu !… Et, si tu savais comme ça vaut mieux que des phrases, une bonne dégelée ! — Tu vas me laisser là ta politesse, à présent, j’imagine ? hein !… (Ses dents claquaient). Là ! tu es pâle ! tu es en colère ! Tu vas me faire des bleus !… Je savais bien que tu étais un mâle !

À cette éruption, des moins prévues, M. de Guerl, ayant, en effet, pâli, la considérait comme s’il l’eût vue pour la première fois. — Puis, se dégageant, après un silence, et tranquille :

— Une cravache me sera mieux en main ! dit-il.

Et, la laissant, haletante, sur un banc, il rentra ; puis, de l’autre porte, sortit de la maison, comme on s’échappe. — Trois heures après, Simone, très inquiète, déchirait entre ses dents son mouchoir, dans sa chambre, devant une bougie, — lorsque la bonne lui remit la lettre suivante, apportée de Nantes, par exprès :


« Chère abandonnée, je te dois six mois d’une illusion ravissante, je l’avoue ; mais, en te dévoilant, ce soir, tu as à jamais glacé pour toi les sens que cette illusion seule m’inspirait. — Certes, je n’ignore pas qu’aujourd’hui, surtout, il paraît indispensable (aux yeux de maintes personnes de ton sexe) d’être une brute pour être un « mâle », — et que les baisers semblent plus fades, à celles-ci, que les horions ; — mais comme, d’une part, entre les violents plaisirs auxquels, par simple jeu, peut se prêter notre sensualité, il se trouve que le propre de ceux dont, paraît-il, tu raffoles, est de détruire cette joie qui (seule et avant tout !) doit consacrer la vie à deux entre une compagne et son compagnon, et comme, d’autre part, si tu ne peux te passer de danses pour te figurer que tu m’aimes, je puis très bien, moi, me passer, pour être heureux, d’administrer des volées à celle qui m’est chère, — j’ai dû m’enfuir, même sans chapeau, pour nous épargner tout échange d’aussi oiseuses que burlesques explications.

» Ainsi, fantasque enfant ! lorsque je te contemplais, dans les belles soirées, sous nos longues charmilles et que, transporté d’amour, je murmurais sur tes lèvres ce que mon cœur me suggérait, tu te disais, toi, tout bonnement, avec un profond soupir, en levant tes beaux yeux au ciel, dont ils semblaient mélancoliquement compter les étoiles : — Oui : mais, tout cela, ce n’est pas des bons coups de botte ?… Pauvre ange ! plains-moi, si, redoutant une gaucherie native, je ne m’estime pas assez parfait pour oser… ne fût-ce qu’essayer de te satisfaire. À chacun ses sens et ses désirs ! Je ne discute pas les tiens, ni leur aloi ; je déplore, seulement, de ne me juger, pour toi, qu’un aggravant garde-malade. Donc, adieu. Ne t’inquiète pas plus de notre cœur que de la chaumière ; celle-ci est déjà louée, pour le 15, à toute une famille de braves négociants, qui n’attendent que ton départ. Demain, dans la matinée, un factotum viendra te remettre, sous pli, un bon de six mille francs, payable à vue (à la tienne seule), chez mon notaire, à Paris. Moi, je suis déjà loin. »

» Compliments, regrets et bonne chance !

 » Geoffroy »[1].


Simone, à cette lecture, allongeant les lèvres avec une irréprochable moue de dédain, la laissa tomber d’entre deux doigts :

— Quel dommage qu’un si beau garçon ne soit, au fond, qu’un rêveur ! — murmura-t-elle : — et quel dommage que ceux-là qui savent comprendre une femme… soient si…

Elle s’arrêta, rêveuse elle-même, Simone Liantis, la pauvre et délicate fille, — hélas ! tout récemment décédée, d’ailleurs, — (navrante Humanité !) — sous le numéro 435, vingt-sixième série (nymphomanes), aux Incurables, — son mal étant essentiel, c’est-à-dire de ceux dont on ne peut pas (sans Dieu) vouloir guérir.



  1. L’auteur de cette Nouvelle n’approuve guère le ton de cette lettre envers une malade. Elle serait, tout d’abord, d’un ingrat, si elle n’émanait d’un jeune ignorant mondain, beaucoup TROP distingué ici.