L’Épaulette/17

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Fasquelle (p. 340-356).
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XVII


Le 20 novembre 1890, je suis à Bruxelles. J’ai été envoyé en Belgique par le bureau des renseignements du ministère de la guerre. Ce bureau avait été avisé de la présence, dans la capitale brabançonne, de personnages suspects ; son agent secret, un certain Foutier, l’avait mis au courant des allées et venues de ces personnages, mais n’avait pu l’informer du caractère de leurs occupations ; les individus, vraisemblablement sujets britanniques, parlant anglais, et l’agent n’entendant pas cette langue. Le bureau des renseignements comprit la nécessité d’envoyer sur les lieux un officier parlant anglais et capable de se livrer au contre-espionnage avec intelligence. Cet officier n’existant pas au ministère, où l’on est trop patriotique pour connaître autre chose que les rudiments du français, il fut décidé qu’on le chercherait dans les corps de troupes. Mon père, immédiatement, me proposa ; il avait vu là, du premier coup, une excellente occasion de me faire obtenir de suite une situation au ministère, et peu de temps après les galons de capitaine. Je fus mandé à Paris ; la mission me fut confiée.

Je me suis rendu à Bruxelles et me suis abouché avec l’agent secret. Ce Foutier est un être ridicule, capable tout au plus d’être le plat valet d’une coterie. Son ignorance est sans bornes en dépit (ou plutôt en raison) du ruban violet qu’il arbore à sa boutonnière ; une sorte de commerçant louche qui n’évite la faillite que grâce aux subsides qu’il arrache à la naïveté de l’État-Major. Ce paltoquet m’a donné des informations, absurdes à première vue, sur les individus suspects, et m’a affirmé qu’il avait mis le gouvernement à même de s’assurer de machinations qui ne tendent à rien moins qu’à ceci : la conquête de la Belgique par l’Angleterre, appuyée par l’Allemagne.

Je me suis mis en campagne. J’ai filé, comme on dit, les individus désignés, deux hommes d’une trentaine d’années environ ; je les ai épiés à l’hôtel du Roi Salomon, où ils sont descendus. J’ai vite acquis la certitude que ces personnages mystérieux n’étaient autres que de vulgaires voleurs. J’ai écouté, sans qu’ils s’en doutassent, leurs conversations qui m’ont vivement intéressé, car elles m’ont révélé un côté de notre vie sociale que j’ignorais profondément. (Voir Le Voleur.) Ce matin encore, j’ai déjeuné à l’hôtel du Roi Salomon, et j’ai entendu ces messieurs discuter au sujet de la vente de bijoux qu’ils ont achetés au prix faible, la nuit dernière, à des marchands qui dormaient.

Ma conviction étant établie, je me demande si je vais en faire part au nommé Foutier ou envoyer simplement mon rapport au ministère. Je ne tiens pas à revoir le nommé Foutier. Il m’a montré, il est vrai, des lettres émanant des chefs du second bureau qui le félicitent de son habileté et de son zèle, et dans l’une desquelles on lui dit : « Vous devez vous considérer comme un bénédictin. » Néanmoins, je persiste à me représenter le nommé Foutier moins comme un bénédictin que comme un frère quêteur. Mon unique entrevue avec cet être me suffit ; elle m’a fait voir, une fois de plus, de quelle façon honteuse se gaspille l’argent des contribuables. Non, je ne reverrai pas le nommé Foutier. Ce n’est pas sa qualité d’espion qui me répugne, c’est son incapacité comme espion. Un espion peut avoir son intérêt, voire sa grandeur ; il peut faire preuve de talent, de dévouement, même de génie… Et je pense à ce colporteur du plateau de Satory, qui s’appelait Holzung, qui était un officier allemand, qui était l’ami de mon oncle Karl, et qui tomba pour sa patrie, sous les balles d’un peloton d’exécution, au début de la guerre de 1870… Ce Holzung, qui ne se considérait sans doute pas comme un bénédictin, était un Prussien, et le Foutier, qui se considère probablement comme un Français, n’est qu’un ignorant mouchard. Il est digne de figurer, comme inutile utilité, à la suite des premiers rôles de l’actuelle tragi-comédie française, à la suite de ces épauletiers qui ne savent pas l’allemand et dont les épées se recourbent en pinces-monseigneur, à la suite de ces diplomates qui ne savent pas l’anglais et dont le verbiage ne constitue qu’un boniment d’escrocs.

Non, je n’irai pas voir le Foutier. J’aurais à lui dire que les hommes qu’il a pris pour des agents britanniques sont des voleurs, et il les dénoncerait pour avoir vingt francs, — ou la croix d’honneur si les coffres de l’État sont vides. — Je ne tiens pas à causer l’arrestation de ces criminels. D’abord, le voleur, le voleur franc, le cambrioleur, me dégoûte beaucoup moins que le charlatan militaire ou l’histrion politique. Puis, ces brigands m’ont vivement intéressé ; ils ont presque excité ma sympathie ; leur existence accidentée ne doit rien avoir de déplaisant ; il ne faut pas oublier non plus que s’ils portent des instruments de destruction, c’est pour s’en servir. Tout le monde ne pourrait pas en dire autant. L’épée n’est souvent qu’un attribut de parade ; mais la pince n’est pas une blague.

J’entre dans un café. Bien que l’établissement soit des plus vastes, j’ai peine à y trouver une place. Des gens affublés d’habits militaires, mais d’allure peu martiale, l’encombrent. L’armée belge, garde civique comprise, est en liesse ; j’ignore pourquoi. Ce ne sont que chapeaux brodés, panaches, kaulbachs et casques ; des sabres et des épées d’une longueur inouïe ; des médailles pareilles à des fonds de casseroles ; des aiguillettes comme des cordes à puits ; des galons dont un collet étoilé arrête à grand’peine la marche ascendante et tortueuse ; des épaulettes semblables à des cacolets ; des plumets qui balaient la nue. Il y a tant de dorures qu’on ne voit guère les hommes, et j’éprouve une grande difficulté à évoluer parmi tous ces guerriers. Décidément, ils ont pris d’assaut toutes les chaises.

Pas toutes. Il y en a encore une, là-bas, tout au fond, devant une table à laquelle est assis un pékin qui lit un journal. Je vais lui demander la permission de prendre place en face de lui. Et je découvre tout à coup — réellement, ces choses-là n’arrivent qu’à moi ! — que je connais ce pékin. C’est M. Issacar ; M. Issacar qui se déclare, ma foi, enchanté de me rencontrer. Après quelques plaisanteries faciles sur l’armée belge, M. Issacar m’apprend pourquoi il se trouve à Bruxelles : une petite surveillance exercée sur l’entourage du général Boulanger. J’ai un léger mouvement de recul, mais M. Issacar fait semblant de ne pas s’en apercevoir.

— C’est là, dit-il d’un ton dégagé, une de ces missions qu’on est forcé d’accepter lorsqu’on a quelque ambition. Je voudrais me faire une petite situation ; et, comme je n’ai personne pour m’aider, je m’aide moi-même, afin que le ciel me vienne en aide. Il y a l’honnêteté dans les buts et l’honnêteté dans les moyens ; elles vont rarement ensemble, malheureusement ; le mieux est d’en prendre son parti. Pour moi, je place l’honnêteté dans mon but ; je ne dis pas : l’honneur, bien entendu ; il appartient à l’armée. Du reste, il ne faut pas être trop terre-à-terre ; ce qui est religion pour le peuple est la négation même de la religion pour les gens supérieurs. Et puis, qu’est-ce que c’est qu’un principe ? Un expédient auquel on a laissé le temps de moisir. Pourtant, il ne faut pas médire des principes ; ils nous épargnent une grande perte de temps. À propos, cher Monsieur, j’espère que vous n’avez pas perdu les heures que vous avez passées à Bruxelles ?

Je suis tout interloqué et ne sais que répondre. Mais M. Issacar, à ma surprise plus grande encore, me tire de mon embarras en ajoutant :

— Je veux parler de la petite affaire dont vous étiez chargé ; ces deux individus signalés… Vous savez que, d’une administration à une autre, la jalousie aidant, il n’y a guère de secrets. J’ai donc su… Je présume que vous n’avez pas eu de mal à découvrir la stupidité des informations du sieur Foutier.

— Ç’a été l’affaire de quelques instants, dis-je en me résolvant à parler sans détours. Ces agents anglais ne sont que des voleurs.

— Oui, répond M. Issacar ; des gens qui commettent des actes extra-légaux. On a dit que les lois sont des inventions diaboliques qui permettent aux coquins de s’engraisser de la substance des imbéciles ; voilà une parole que les scélérats en question auraient bien fait de méditer. Ils auraient sans doute commencé leur droit au lieu de faire des fausses clefs ; ce n’est pas plus difficile. Ils aiment tant l’argent et ils sont si pressés d’en avoir qu’ils n’ont sans doute pas pensé à cela. L’argent, entre nous, est un fléau. Pourtant, si on le supprimait, cet argent qui seul donne de l’intelligence à la masse, la grande majorité de l’espèce humaine sombrerait immédiatement dans l’imbécillité sans fond et sans espoir. Pouvez-vous vous faire une idée de pareille catastrophe ? Et pouvez-vous, si vous êtes en veine d’imagination, vous figurer la surprise des Anglais, lorsqu’ils apprendront dans quelques jours qu’ils sont sur le point de conquérir la Belgique ?

— Comment apprendront-ils une chose semblable ?

— Par la voie de la Presse française à laquelle sera communiqué le rapport que vous allez faire.

— Mais, dis-je, je me bornerai à déclarer dans ce rapport que l’agent Foutier a suivi une fausse piste, et que…

— Ne faites pas cela ! s’écrie M. Issacar. Ne faites pas cela, ou vous briserez votre avenir ; vous vous créerez des inimitiés qui ne pardonneront jamais. Je vous en préviens sérieusement. Je suis ici pour vous prévenir.

— Comment ! Vous ne m’auriez même pas vu si je n’étais entré dans ce café où je vous ai aperçu par hasard.

— J’y suis entré sur vos pas, dit Issacar ; je vous suis depuis votre arrivée à Bruxelles. Vous ne vous en êtes pas aperçu, mais c’est comme ça. Ce que vous deviez découvrir ici, je ne l’ignorais pas ; je n’ignorais pas que les renseignements donnés par Foutier au ministère étaient erronés ; je le savais d’autant mieux que, ces renseignements, c’est moi qui les lui avais fait tenir.

— Pas pour votre compte, je pense, car je ne crois pas que vous désiriez supplanter Foutier. Alors, à l’instigation de qui ?

— C’est assez difficile à dire. À l’instigation d’un homme qui en représente plusieurs autres, qui en représentent un autre. Mettez, si vous voulez, que le premier s’appelle Camille Dreikralle ; les seconds, Raubvogel, Triboulé, etc. ; et le troisième, de Trisonaye.

— Vraiment, dis-je, de plus en plus surpris, je ne comprends pas…

— Je ne puis vous en dire davantage, répond Issacar. Du reste, si vous avez besoin d’explications supplémentaires, je crois que monsieur votre père pourra vous les donner à Paris. Écoutez seulement le conseil que je vous donne, de ne rien faire en hâte, et vous m’en remercierez.

Je ne réponds pas. Je ne sais, ni que croire, ni que penser. Il me semble bien qu’Issacar ne parle ni à la légère ni pour son propre compte. Mais alors, quelle est la signification, la portée du rôle que j’ai commencé à jouer sans m’en douter ? J’ai été, je le vois, l’agent inconscient de tripoteurs haut placés probablement, qui maintenant réclament de moi un faux témoignage ; et si je ne donne pas ce témoignage, je sens que je serai à leur merci et qu’ils me briseront comme verre. L’indescriptible horreur de la servitude militaire m’apparaît tout d’un coup. Et beaucoup de choses que je sais, que j’ai vues, qu’on m’a racontées, me reviennent soudain à l’esprit ; je me rappelle aussi ces fameux rapports que mon père expédiait par kilos, et le cœur léger, lorsqu’il était attaché à l’ambassade de Berlin. Est-ce que tout, absolument tout, alors, serait fraude, rapine et imposture ?

— En vérité, dis-je tout bas, ce ministère de la guerre est comme une caverne ; on dirait qu’il n’y grouille que des coquins…

— Il y a quelques honnêtes gens aussi, ricane Issacar ; il s’en fourre partout. Mais au fond, c’est un peu comme vous dites. Que voulez-vous ? L’homme est très corruptible. Il ne peut se guérir d’un mal qu’en employant des remèdes qui lui donnent une nouvelle infirmité ; la guerre produit la férocité ; et la paix, la dépravation. Il faut ajouter que le pouvoir provoque souvent un scepticisme énervé chez l’homme qui l’exerce, et excite ses appétits.

— Cela n’excuse rien. On ne devrait pas oublier l’existence de la Patrie.

— Voilà le point, reprend Issacar. On ne devrait pas oublier l’existence de la Patrie, et on l’oublie. Et savez-vous pourquoi les gouvernants l’oublient ? Parce que les gouvernés n’y pensent point. Qu’est-ce que c’est que la Patrie, pour le peuple en général ? On a dit que ce n’était qu’un mot ; mais c’est un peu plus ; c’est un excitant ; un stimulant aux tâches serviles et en somme inutiles ; un stimulant comme le café, l’honneur, l’alcool ou le paradis. Les choses étant ainsi, quel peut-être le patriotisme des gens au pouvoir ? Lorsque le peuple se décidera à faire de la patrie une réalité, ceux qui le gouvernent seront bien obligés d’en faire autant. Les foules ont toujours la sottise de croire que l’exemple doit leur être donné d’en haut ; mais c’est elles qui ont à donner l’exemple ; ou plutôt qui ont à donner des ordres. Ne croyez point aux souffrances des victimes ; à côté de celles des bourreaux, elles n’existent pas. Si vous saviez combien d’hommes politiques, qu’on a taxés d’indifférence, ont déploré la torpeur des masses !

— Le canon les réveillera, ces masses !

— C’est possible, dit Issacar ; bien que les gouvernements n’aient aucun intérêt à la guerre et n’en veuillent point. À propos. Dans l’éventualité d’une guerre entre la France et l’Allemagne, avez-vous pensé à l’intérêt que prendrait immédiatement le territoire belge ? Étant donné que la France ne pourrait se défendre effectivement que par l’offensive ; étant donné que les barrières élevées à l’Est par les Allemands sont infranchissables, et que ce serait folie pure d’aborder de front, si même possible, les défenses de Metz, de la forêt de Haguenau, et de Strasbourg, il est certain que c’est la Belgique qui ouvre la seule route praticable à une marche en avant vers l’Allemagne ; le point de direction, afin de tourner la ligne de la Meuse et les places du Rhin, Mayence et Cologne, devant se trouver au nord de Düsseldorf, du côté d’Elberfeld, vers la vallée de la Ruhr. L’étude du territoire belge et de son système de défense est donc des plus nécessaires ; on ne manque certes pas d’informations à ce sujet à Paris ; mais j’ai lieu de croire que la plupart de ces informations sont incorrectes ; et le jour où l’on voudrait envahir…

— Croyez-vous donc que le gouvernement français oserait violer la neutralité belge ?

— Pas le gouvernement bourgeois d’aujourd’hui, répond Issacar en souriant ; mais le gouvernement révolutionnaire qui lui succédera, dès les premiers coups de canon, c’est-à-dire après la première défaite française. La défaite de la France au début des opérations ne peut même pas être mise en question. Nous serons forcés d’abandonner Nancy, qu’un honteux article secret du traité de Francfort nous interdit de fortifier ; on parle, il est vrai, de créer un 20e corps d’armée dont cette ville serait le chef-lieu ; mais cela ne ferait qu’accentuer les difficultés de la retraite nécessaire derrière la ligne Verdun-Toul-Épinal, ligne mauvaise et trop étendue à laquelle on a eu le tort de ne pas préférer la création d’une région fortifiée, plus au sud. La France étant envahie, de deux choses l’une : Ou le peuple français, voyant 1870 recommencer, conservera sa confiance en ses chefs actuels ; et ce sera la débâcle et le démembrement ; ou il mettra à sa tête des hommes décidés à continuer la lutte par la Révolution ; et dans la main de ces hommes, la neutralité belge ne pèsera guère. De ces deux éventualités, la seconde est de beaucoup la plus probable. Et si, au moment voulu, on trouvait dans les cartons du ministère des documents de premier ordre sur la Belgique, la France devrait beaucoup à l’homme qui aurait fourni ces documents. À mon avis, vous pouvez facilement être cet homme. Profitez de l’occasion qui vous est offerte par l’affaire plutôt puérile à laquelle vous êtes mêlé et envoyez un rapport dans lequel vous donnerez des informations de la plus haute valeur ; vous prétendrez, naturellement, vous les être procurées par l’observation des faits, gestes, paroles et même papiers des individus qui vous furent désignés et que vous représenterez, ce qui ne tire nullement à conséquence, comme des espions anglais.

La proposition me semble engageante ; pourtant….. M. Issacar continue :

— Je vous fournirai, si vous voulez bien, tous les renseignements nécessaires. Je possède une grande quantité de documents que je mettrai avec plaisir à votre disposition. Les distances, etc., sont prises en mesures anglaises, ce qui donnera plus de vraisemblance à la fiction grâce à laquelle vous ferez passer de grandes vérités. Vous trouverez, dans les papiers que je vous communiquerai, des indications précieuses sur Anvers, le centre du système de défense belge, car les nouveaux et admirables forts de Namur et de Liége (construits principalement par des entrepreneurs français) ne sont que des têtes de pont. La valeur de la vieille enceinte, d’une circonférence de huit milles et demi, a été étudiée ; aussi, le cercle des anciens forts bâtis immédiatement hors de cette enceinte ; aussi, le second cercle de forts détachés. L’état très incomplet de ces derniers forts est détaillé ; tout le côté Est, complètement ouvert sur une distance de quatorze milles, de Lierre à Schooten, est décrit avec le plus grand soin. La situation des neuf nouveaux forts qu’on se propose d’élever est discutée. Quant à Lillo…..

J’interromps M. Issacar. Pendant qu’il parlait j’ai pris ma détermination. Le conseil qu’il me donne est peut-être bon, mais je ne le suivrai pas. Je ne veux pas m’engager davantage dans une affaire qui me semble des plus louches. Je le déclare à M. Issacar. Il me prie de réfléchir ; me fait entrevoir le sort peu enviable d’officiers en disgrâce, surveillés, espionnés sans cesse ; mais il n’ébranle pas ma résolution. Nous sortons du café ensemble, et nous nous séparons bientôt.

À peine ai-je quitté M. Issacar, que je regrette de ne pas avoir accepté ses offres. Mais je me cramponne à ma décision. Et, afin de ne point céder à de nouvelles tentations, je vais écrire et envoyer de suite au ministère un bref rapport dans lequel je déclare que les informations données par l’agent Foutier sont absolument sans base.



Quand j’arrive à Paris, mon père est déjà au courant de la communication que j’ai adressée à l’État-Major. Il ne cherche pas à dissimuler sa mauvaise humeur. On lui a fait sur mon compte les plus mauvais compliments ; on m’accuse de manquer d’esprit de subordination et d’intelligence, de ne pas savoir l’anglais. Mon père déclare que ces reproches ne sont guère exagérés. Ne m’avait-on pas déclaré, à mon départ, que les individus que j’avais à surveiller étaient des agents britanniques ? Ne m’avait-on pas dit qu’on attendait de moi une confirmation du rapport de l’agent secret ? J’aurais dû comprendre. Comprendre à demi-mot, cela révèle des aptitudes militaires. Un homme qui comprend à demi-mot possède le coup d’œil d’aigle nécessaire aux grandes opérations stratégiques. Mais moi….. Réellement, il désespère de mon avenir. La fibre militaire me manque complètement.

— J’ai cru, dis-je, que dire la vérité était agir en soldat.

— C’est agir en pompier ! répond mon père. Sous un régime démocratique comme le nôtre, un soldat est aussi un citoyen, mon garçon ! Et en cette qualité doit tenir compte des nécessités politiques. Ha ! Ha !… Mais on veut en faire à sa tête, ne rien écouter. Enfin….. Moi, je m’étais mis en quatre ; je pensais que je t’avais procuré le moyen de t’embusquer ici, tranquille comme Baptiste. Je te voyais déjà les galons de capitaine. Va te faire fiche….. Tout est à l’eau. Tu as une singulière façon de servir !

— De servir le gouvernement, oui. Je le méprise, ce gouvernement, ainsi que tous ceux qui l’ont précédé. Depuis 1870, les gouvernements disent à la France qu’ils n’existent que pour l’aider à réparer ses forces et pour la mettre à même de prendre sa revanche. Il mentent. Ils n’ont rien préparé et ils prêchent la paix à outrance. Si un homme ne tient pas sa parole parce qu’il ne veut pas la tenir, on dit que c’est un escroc ; s’il ne tient pas sa parole parce qu’il ne peut pas la tenir, on dit que c’est un banqueroutier. Il n’y a point de raisons pour ne pas appliquer les mêmes termes, le cas échéant, aux gouvernements.

Mon père vient se camper devant moi et place ses deux mains sur mes épaules.

— Mon pauvre enfant ! murmure-t-il, où as-tu pris des idées pareilles ? C’est ce que tout le monde pense, mais personne ne le dit. Si tu exprimes des opinions semblables, comment peux-tu espérer arriver à quelque chose ? Nous vivons sous un régime démocratique, c’est vrai. Mais, enfin, un soldat est un soldat ; ce n’est pas un citoyen. Et qu’est-ce qui constitue le soldat ? C’est l’obéissance. Nous ne devons pas avoir d’opinion personnelle ; nous devons être de l’avis de nos chefs. L’autre jour, le général de Paramel, chef de l’État-Major, m’a dit : « La République française est l’instrument des volontés de Dieu sur la terre, l’épée et le bouclier de son Église. » Ça m’a coupé la chique, je dois le dire, mais je lui ai répondu tout de suite qu’il avait raison ; qu’est-ce que ça fout ?

Au fond, peut-être pas grand’chose. Et je fais expliquer à mon père pourquoi les bureaux tenaient tant à recevoir la confirmation de menées anglaises en Belgique. C’est assez compliqué, mais très simple. L’inventeur de la fameuse poudre qui assure à l’armée française une si grande supériorité sur ses rivales, M. Plantain, est depuis quelque temps déjà en mauvais termes avec le ministère de la guerre. Se croyant joué par l’élément militaire qui n’a pas conservé pour ses découvertes l’enthousiasme qu’il témoignait tout d’abord, M. Plantain est entré en relations avec une maison anglaise. Cette entrée en relations fut amenée par un certain Triboulé, capitaine d’artillerie de la territoriale et correspondant en France de la maison anglaise.

— Tu te rappelles certainement avoir vu ce Triboulé chez Raubvogel ? Sa femme est si jolie ! C’est grâce à elle que Triboulé a depuis longtemps ses grandes et petites entrées au ministère. Bref, au moment où Plantain, dépité et découragé, allait signer un traité avec l’établissement anglais, il reconnut dans les pièces du dossier des plans français, des dessins d’appareils français. Il refusa de signer, s’informa, et acquit la certitude que les plans et dessins en question avait été volés à la France par Triboulé. Immédiatement, Plantain dénonça Triboulé. Cela se passait à la fin de décembre 1888. Depuis, Plantain n’a cessé de dénoncer, et M. de Trisonaye n’a cessé de refuser de tenir compte de ces dénonciations. Tu comprends, on ne peut pas poursuivre Triboulé. C’est un traître, incontestablement. Mais l’arrêter serait provoquer un énorme scandale. Triboulé est lié avec tout le monde, et il en sait long. Du reste, notre système de défense n’est pas atteint ; personne ne manque à son devoir, à part de rares exceptions ; l’armée est digne de la confiance du pays ; on exploite partout — et je crois que notre cousin Raubvogel s’en occupe — les découvertes de Plantain ; de cette exploitation, bien entendu, Plantain ne retire pas un sou. Tout est donc pour le mieux. À quoi bon réveiller le chat qui dort ? Malheureusement, ce Plantain ne veut pas comprendre ça ; il ne nous laisse pas en repos cinq minutes. On lui a promis des enquêtes, on a nommé des commissions ; et il n’est pas content ! Il y a des gens qui sont insatiables. Dernièrement, il a fait une nouvelle démarche, menaçant de faire un scandale si on n’arrête pas Triboulé. C’est dégoûtant. Mme  Triboulé est venue pleurer ici pendant un quart d’heure. J’ai eu toutes les peines du monde à la consoler, la pauvre petite. Comment se débarrasser de Plantain ? Voici, je pense, ce qu’on avait imaginé. Si tu avais envoyé de Bruxelles un rapport constatant la présence dans cette ville d’agents britanniques tramant de noirs complots, ce rapport aurait été communiqué à la Presse, par des voies détournées ; un grand mouvement d’opinion contre l’Angleterre aurait été créé artificiellement ; profitant de l’agitation, M. de Trisonaye se fût fait interpeller par un faux ennemi ; il eût empoché un ordre du jour rédigé par un ami, l’assurant de la confiance de la Chambre et l’invitant à poursuivre toutes les culpabilités. Le soir même, Plantain eût été arrêté, tout seul, et il eût été condamné au maximum, malgré toutes ses protestations.

— C’est simplement honteux ! m’écrié-je.

— Certainement, répond mon père ; c’est ce que j’ai toujours dit. Ces dénonciations continuelles faites par Plantain sont absolument honteuses ; elles sont indécentes ; elles portent atteinte au prestige de l’armée. Je suis heureux de voir que tu en conviens toi-même. Que ne t’ai-je exposé les choses plus tôt ! Tu aurais compris… Et le ministre eût pu faire arrêter Plantain. Tandis qu’à présent… Ah ! quelle sottise tu as faite !

Il me semble que je rêve, que je me débats dans un horrible cauchemar. C’est infâme, infâme, infâme…

— Voilà pourquoi, dis-je me parlant à moi-même, voilà pourquoi Issacar avait été envoyé par Camille Dreikralle pour me pousser…

— Dreikralle ? s’écrie mon père. Tu dis Camille Dreikralle ?

Il paraît réfléchir ; et, au bout d’un instant, s’avance vers moi.

— Mon garçon, me dit-il, tu as commis une sottise. Mais tu ne pouvais rien faire de plus habile.

Il m’est impossible d’amener mon père à expliquer ses paroles. Peu importe ; je sais que, n’ayant pas fourni au ministre les faux derrière lesquels il aurait abrité l’infamie qu’il méditait, je serai disgracié. Quelques jours plus tard, en effet, je suis affecté à un régiment stationné dans le Nord ; le bataillon dont je dois faire partie tient garnison à Navesnes.



Navesnes est une petite ville lugubre ; la tristesse monotone et sale qui caractérise les agglomérations des départements industriels, qui leur donne un aspect hostile, las, peureux, défiant. On dirait que les maisons sont rongées de la lèpre de l’esclavage ; qu’elles rampent devant les hautes cheminées des usines qui les bafouent ; qui érigent leur insolence de nouvelles tours féodales et crachent, sous la liberté du ciel bleu, le ciel noir des servitudes sans fin. La population ne respire que dans la respiration des machines ; son pouls ne bat que dans le va-et-vient des pistons. Ça pue la misère ; ça empeste la patience. Les faces n’ont point d’expression. C’est comme si l’éclat de la vie s’était échappé de toutes les prunelles, pour venir se figer sur l’acier des monstres qui mâchent la vapeur meurtrière, sur l’acier des baïonnettes qui prolongent les fusils Lebel, protecteurs de l’Ordre.

Dans une ville pareille les distractions sont rares et difficiles. Les riches mêmes ne peuvent jouir avec intelligence de leur argent ; il n’y a pas de bibliothèque. On est invité de temps en temps chez les grands patrons, qui vous offrent la pâtée arrosée de champagne que le possédant doit à son chien de garde. Bon souper, souvent ; bon gîte, quelquefois ; mais le reste, non. Ce serait peut-être possible, mais ce serait sans doute long ; et, généralement, le jeu ne vaut guère la chandelle que tient le mari, entre ses comptes. Quelques dames, dans la ville, plus ou moins boutiquières, et coiffées à la dernière mode des Bersaglieri. Farouches, farouches. C’est avec peine que j’ai pu découvrir une bourgeoise veuve, travaillée par l’âge critique dans un mobilier moral. Je m’en contente. Le sage sait se contenter de peu.

Voilà une chose que n’ignorent pas les ouvriers, mâles et femelles, ilotes de l’usine. Ils sentent que le peu, le très peu qui leur est accordé, doit leur suffire ; leur résignation est vraiment chrétienne. Ils semblent comprendre que leur vie ne leur appartient que parce qu’elle est utile à leurs maîtres. C’est là un sentiment purement humain, et qu’on ne trouve ni chez les vaches, ni chez les cochons, ni chez aucun des bons animaux qu’on mange.

Mon parent, M. Delanoix, sénateur du Nord, et qui a des intérêts dans plusieurs des filatures du pays, a fait deux voyages à Navesnes. Chaque fois, des réunions ont été organisées, où il a pris la parole. Delanoix sait parler aux ouvriers ; il leur parle de ses débuts, qui ont été laborieux et pénibles ; de l’honnêteté, sans laquelle on n’arrive à rien ; de l’ordre et de l’économie, qui mènent à tout ; du travail, qui est la liberté ; du gouvernement, qui veille paternellement sur la classe ouvrière. Enfin, il sait leur parler. Il leur dit de se méfier des meneurs, et leur prêche la modération. Vous avez faim ? Soyez modéré. Votre femme grelotte sous des haillons ? Soyez modéré. Vos enfants, rongés par la maladie, n’ont ni remèdes, ni nourriture ? Soyez modéré. La misère vous étrangle et vous dépèce ? Soyez modéré. Vous crevez ? Modérez-vous. Ne crevez, mon ami, qu’avec la plus extrême modération.

Quelquefois, devant les faces hâves des esclaves qui sortent de leurs géhennes, je pense à tous ces monstres, épouvantails créés par des imaginations malsaines, que les Pauvres ont placés comme d’inconquérables sphinx sur les chemins du bonheur ; le Capitalisme, le Militarisme… Capitalisme ? Le Capital, c’est le crédit que leur patience imbécile fait à la cupidité des Riches. Militarisme ? L’Armée, c’est leur sang, leur chair et leur argent ; elle est formée par eux, elle est payée par eux.

C’est eux, l’Armée. C’est eux qui tiennent le sabre — ce grand couteau qui finira bien, j’espère, par couper du pain pour tous.