L’Épaulette/5

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Fasquelle (p. 78-92).
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V


Pendant deux jours, les journaux ont été remplis de détails sur le grand succès remporté à Saarbrück par l’armée française. Ce succès n’est que le prélude de victoires plus importantes, qui doivent amener, en peu de temps, le définitif triomphe de la France. Ce triomphe est certain, et les journaux disent pourquoi. Notre armée est aguerrie, elle a confiance en ses chefs, qui sont doués de capacités hors ligne et animés du patriotisme le plus pur ; l’armement de notre infanterie est excellent ; nous possédons des mitrailleuses qui doivent faucher les bataillons ennemis comme la faulx des moissonneurs, au mois d’août, jette sur le sol les épis mûrs. Nous avons sur le Rhin des canonnières qui doivent remonter le fleuve, et réduire en cendres les villes qui s’élèvent sur ses rives, Koblenz, Cologne, etc. Notre flotte doit bombarder et ruiner à jamais les villes du littoral allemand, de Hambourg à Danzig. Il faut, en effet, que nous apportions aux barbares Teutons la civilisation qui leur manque.

Tout cela est très beau, certainement ; mais ce n’est pas ce que j’aimerais à voir dans les journaux. Je voudrais y lire des récits terribles et détaillés de luttes sanglantes, de combats sans merci, des anecdotes amusantes et tragiques, des histoires d’armées entières s’évanouissant à la simple approche du drapeau tricolore, s’effondrant sous le feu des canons français ; des choses, enfin, comme le colonel Gabarrot m’en décrivait autrefois.

Mais le 5 août, au lieu d’une victoire, c’est la défaite de Wissembourg, qu’annoncent les journaux : l’écrasement d’une division française, la mort du général Abel Douay… J’ai lu cela avec un amer étonnement, avec une sorte de rage indignée contre les Prussiens, qui se sont permis d’avoir l’avantage dans une rencontre avec nos troupes. Cela me semble illogique, pas naturel ; c’est le monde renversé, en vérité. Ces Prussiens ont dû avoir recours à des stratagèmes odieux pour escamoter la victoire. Fausse victoire, sûrement, et qui sent la tricherie d’une lieue. Néanmoins, je lis et je relis le compte rendu du conflit, avec une grande émotion, le sang à la tête, les joues empourprées, presque comme si j’avais éprouvé une humiliation personnelle.

Cependant, ainsi que le dit le journal, le succès des Allemands à Wissembourg n’a été que le résultat d’une surprise ; instruites par l’expérience, les troupes françaises n’offriront plus à l’ennemi d’avantages aussi faciles. Nous recevrons avant peu, sans aucun doute, la nouvelle d’une glorieuse revanche. Il n’est pas possible que l’armée française ne se maintienne point à la hauteur où l’a placée sa gloire passée. Il est impossible qu’elle n’ajoute point une page magnifique à sa prestigieuse histoire. Elle nous offrira avant peu des spectacles en rapport avec ses hauts faits légendaires, des spectacles semblables à ceux qu’évoque en moi le souvenir des récits qui me furent faits par les acteurs des luttes héroïques d’autrefois.

Mais le 7, arrivent, en même temps, la nouvelle de la déroute de Wörth — une déroute que des dépêches menteuses avaient travestie, d’abord, en un grand succès qu’on avait commencé à fêter — et celle de la défaite de Forbach. C’est extraordinaire, inconcevable !

Comment cela est-il possible ? Comment peuvent-ils être vaincus, décimés et mis en fuite, ces grenadiers, ces voltigeurs, ces chasseurs de Vincennes, ces lanciers, ces zouaves, ces dragons et ces cuirassiers que j’admirais, il y a quelques jours à peine, dans l’éclat de leurs uniformes et que j’ai vus partir si pleins d’enthousiasme et si sûrs de vaincre ? Comment la victoire a-t-elle pu les abandonner ?

— Et les turcos ! s’écrie Lycopode en pleurant. Il y a un mystère là-dessous, voyez-vous, Monsieur Jean ! Comment expliquer des choses pareilles ?

Je ne sais pas, je ne comprends pas. Je ne puis deviner la cause de nos revers. Et si j’étais tenté de leur donner une raison, j’attribuerais plutôt ces stupéfiantes défaites à une influence supérieure, mystérieuse, providentielle, qu’à des causes purement humaines. Une question, surtout, me préoccupe : Que fait l’Empereur ? Que va-t-il faire ? Pourquoi n’a-t-il rien fait jusqu’ici ? C’est un Napoléon, pourtant ; c’est le plus puissant souverain de l’Europe ; c’est l’arbitre du monde. Comment se fait-il que cette grande force, la plus puissante qui existe, hésite à se manifester ?…

De sombres récits, que m’a faits autrefois le colonel Gabarrot, me reviennent à l’esprit : Waterloo, la déroute, l’invasion… l’invasion ! Mais elle a commencé, déjà ! Les Prussiens sont en France. Ah ! que va-t-il se passer ? Il me semble entendre encore une des phrases du vieux colonel retentir à mes oreilles : « Il n’est pas bon que la France soit vaincue ; plus on tombe de haut, plus on s’aplatit »…

Sommes-nous vaincus, à présent ? Avons-nous eu des insuccès partiels et sans grande importance, ainsi que M. Freeman, l’autre jour, le disait à ma grand’mère ? Ou sommes-nous vaincus pour de vrai, pour de bon, comme à Waterloo ? Lycopode dit que non ; elle jure que non ; elle crie sur les toits que ce n’est pas possible. J’hésite à la croire, malgré tout.

Mais mon père pense comme Lycopode. Nous venons de recevoir plusieurs lettres de lui qui sont arrivées en même temps, le 10 août, et qui affirment sa confiance la plus absolue dans le succès de l’armée française. Dans l’une, il nous apprend que le sixième Corps, commandé par le maréchal Canrobert, et dont fait partie le régiment d’infanterie dont il est lieutenant-colonel, a été complètement formé à Châlons le 6 août. Dans la dernière en date, il nous annonce que le sixième Corps vient de recevoir l’ordre de se rendre à Metz, où l’Empereur se propose d’arrêter l’ennemi, et de le battre à plate couture, avant de le rejeter de l’autre côté du Rhin.

Ah ! quelle joie j’éprouve à la lecture de cette lettre ! Elle contient bien des choses intéressantes, et même de bons conseils à mon adresse, mais ce sont les informations militaires seules qui m’intéressent. Je suis enthousiasmé par l’idée, surtout, que mon père va enfin prendre part à la lutte. Les choses vont changer, à présent. Avec le général de Rahoul à la tête d’une brigade, mon père lieutenant-colonel et Jean-Baptiste dans son régiment, les Prussiens vont trouver leurs maîtres. Ils vont sortir de France plus vite qu’ils n’y sont entrés, les gredins ; et on va les envoyer, à coups de baïonnette, manger leur choucroute dans leurs tanières. C’est maintenant qu’il va falloir lire les journaux avec attention.

Les journaux, pendant une semaine environ, sont pleins d’informations, souvent contradictoires, mais qui font présager des victoires prochaines ; ils contiennent aussi de grands articles, composés de grandes phrases faites avec de grands mots, qui tendent à exciter l’énergie des populations et à réveiller leur confiance. Tout le monde se met à espérer ; on ne parle que d’une revanche certaine et définitive, de l’écrasement inévitable des Allemands devant Metz ; et l’on prépare d’avance les drapeaux et les lampions qui ont servi à pavoiser et à illuminer lorsque arrivèrent la nouvelle du succès français à Saarbrück et la nouvelle — fausse, hélas ! — de la grande victoire remportée à Wörth par Mac-Mahon.

Mais, coup sur coup, après les tentatives ordinaires de mensonges, les journaux sont obligés d’avouer la perte des trois grandes batailles livrées sous les murs de Metz le 14, le 16, et le 18 août. Les troupes françaises ont été obligées de se réfugier dans la grande forteresse lorraine, et ont perdu tout espoir de se frayer un chemin à travers les hordes ennemies qui les enserrent. L’Empereur a quitté l’armée du Rhin avec le Prince impérial. On n’a pu mettre à la disposition de Sa Majesté qu’un wagon à bestiaux, à l’endroit où elle a pu prendre le train ; Sa Majesté ayant très soif, le chef de la gare n’a pu lui offrir qu’un verre d’eau ; le Prince impérial ayant témoigné le désir de se débarbouiller, il a été impossible de lui présenter pour sa toilette un autre récipient que le verre dans lequel son auguste père venait de boire. Ah ! quelle misère !… Et mon père à moi, que devient-il ? Je ne vois pas son nom figurer parmi ceux des officiers que citent les journaux. Il est à Metz, pourtant, puisque son régiment fait partie du Corps de Canrobert… j’interroge ma grand’mère, elle-même en proie à l’anxiété la plus profonde, et dont tous les efforts ne peuvent calmer mon inquiétude. J’interroge tous les gens que je rencontre ; je charge Lycopode de prendre des informations. Mais personne ne sait rien d’exact, bien que les nouvelles les plus fantastiques circulent incessamment ; personne ne peut dissiper mon incertitude.

Je me décide à aller demander des renseignements à M. Curmont qui, peut-être, sait quelque chose. Je ne m’y résous qu’à la dernière extrémité, car M. Curmont, surtout depuis que sont arrivées les nouvelles des dernières défaites, ne cesse de déblatérer contre le gouvernement impérial, et je comprends que ma place n’est pas chez lui. Pourtant, il lit tant de journaux, qu’il pourra peut-être me donner des nouvelles de mon père.

Il est assis dans son jardin, quand j’arrive, avec son fils et quelques amis de celui-ci qui viennent de Paris. Ils discutent tous à grand bruit, en présence d’un nombre imposant de bouteilles de bière.

— Badinguet, s’écrie M. Curmont, n’a même pas le courage d’abdiquer !

— Tant mieux ! répond le jeune homme à l’œil crevé, que les autres appellent Léon. S’il peut encore contribuer à un nouveau désastre, nous sommes sûrs de notre affaire.

— Chouette ! glapit Albert. Ce ne sera pas trop tôt.

— La France ne peut vaincre, dit sentencieusement le têtard qu’on appelle Petit-Gris, tant qu’elle conservera l’Empire. Qu’on proclame la République, et les jours de Valmy reviendront.

— Ce sera rien chic ! déclare Albert.

— En tous cas, dit M. Curmont, l’Empire, ce fumier, peut se flatter d’avoir travaillé pour nous, en déclarant cette guerre. Fameuse idée ! Laissez seulement les Prussiens envahir la Champagne, et vous verrez quel coup de balai le lion populaire donnera dans les Tuileries.

— Mince de rigolade ! ricane Albert. L’autre jour, en lisant le compte rendu de la bataille de Gravelotte, je me tenais les côtes. C’est tordant !

Moi, les comptes rendus des batailles ne me font pas rire. J’ai même un pressentiment que mon père y a été blessé ou tué, à cette bataille de Gravelotte qui fait tant rire Albert. Pourquoi rit-il d’une bataille, celui-là ? Les batailles ne les font pas rire, ceux qui se sont battus ! Pourquoi ne vont-ils pas se battre, ceux-là ? Qu’est-ce qu’ils font là, ce Léon, ce Petit-Gris, et cet Albert, qui vident ici des bouteilles à l’ombre, tandis que les bouches des canons, là-bas, vomissent du feu sous le soleil ?…



M. Curmont m’aperçoit, vient à moi, et s’enquiert du motif de ma visite. Mais la colère refoule les paroles dans ma gorge, et je puis à peine prononcer quelques mots sans suite.

— Tu viens voir Adèle ? Elle est dans la maison, avec sa mère. Tu peux aller jouer avec elle.

— Pourvu qu’elle ait fini ses exercices ! s’écrie Albert.

Mais je préfère ne pas voir Adèle aujourd’hui ; je préfère ne voir personne, et je rentre à la maison. Bien m’en prend ! Une lettre de mon père, qui est restée plusieurs jours en route, est arrivée pendant mon absence. Le Corps d’armée du maréchal Canrobert n’a pu parvenir entièrement à Metz ; la brigade des gardes-dragons allemands, avec une compagnie d’infanterie qui avait été envoyée dans des voitures, a coupé la ligne du chemin de fer à Dieulouard ; et quatre trains, pleins de troupes du sixième Corps, parmi lesquelles se trouvait mon père, ont été obligés de retourner à Châlons. Ces troupes doivent faire partie du nouveau douzième Corps, qu’on se hâte de former.

— Dieu soit loué ! s’écrie ma grand’mère. Nous sommes enfin fixés sur le sort de ton père. Nous savons au moins qu’il n’a pas été l’une des victimes de ces affreux carnages autour de Metz. C’est tellement horrible, ces boucheries ! Si les lettres pouvaient arriver plus rapidement !… Enfin, je suis bien contente…

Moi aussi, je suis bien content. Pourtant je dois avouer que j’ai éprouvé comme une déception en apprenant que mon père n’a point assisté aux grandes batailles de ces jours derniers. Il aurait eu tant de choses à me raconter, à son retour ! Et il aurait certainement accompli des actions d’éclat, gagné des grades ; peut-être qu’il serait général, à l’heure qu’il est… Je lui écris une longue lettre, dans laquelle je le prie de me donner tous les détails possibles, lui promettant d’être bien sage pour la peine. J’hésite pendant longtemps à lui parler de ce que j’ai entendu chez M. Curmont ; peut-être pourrait-il le faire savoir à l’Empereur, et l’on mettrait en prison Albert, Léon et Petit-Gris. C’est ça qui serait rigolo ! Pourtant, je sais qu’il ne faut jamais rapporter. Et après avoir sucé très longtemps le manche de ma plume, je me détermine à ne rien dire. C’est juste à ce moment qu’entre Lycopode qui vient me prier de présenter ses compliments à mon père et de demander, incidemment, des nouvelles de Jean-Baptiste. Excellente idée ! Je pourrai ainsi terminer mes quatre pages. Moi qui oubliais Jean-Baptiste !…

Il y a encore bien d’autres personnes que j’oublie. Je m’en aperçois en pénétrant dans la chambre de ma grand’mère à laquelle je vais remettre ma lettre, et que je trouve occupée à écrire en allemand. Tout d’un coup, je me rappelle mon oncle Karl. C’est à mon oncle Karl qu’elle écrit.

— Oui, mon enfant ; je ne sais rien de ton oncle depuis le commencement de cette terrible guerre. C’est tellement affreux ! Penser que les hommes, que cependant Dieu a doués de raison, s’entre-déchirent comme des bêtes fauves ! Pourquoi ne vivent-ils pas tous en frères ? C’est tellement odieux et bête, ces haines de nation à nation ! Oh ! les gens qui entretiennent ces sentiments sauvages sont de bien grands misérables !

J’essaye de comprendre ma grand’mère, de penser comme elle, mais je ne peux pas ; je ne peux pas dire que j’aime la guerre, car je ne l’ai pas vue. Mais j’aime les récits que j’en ai entendu faire ; je ne connais rien de plus intéressant. Il y a peut-être des choses plus intéressantes, mais je ne les connais pas. Il existe sans doute beaucoup de gens comme moi, puisque presque tout le monde aime la guerre. Comment comprendre des choses pareilles ? J’aime beaucoup mon oncle Karl, et je serais vraiment désolé s’il était blessé. Mais je hais les Prussiens de tout mon pouvoir. Pourquoi ont-ils battu les Français ? Ils me font ressentir une colère que je ne peux pas exprimer.

Et pourtant, l’autre jour, j’ai ressenti contre un Français une colère plus grande encore. M. Freeman, le vieil Anglais qui aime tant la France, était venu me chercher pour faire une promenade au parc. Au retour, comme il était un peu fatigué, il s’est assis à la terrasse d’un café et m’a offert un verre de bière, comme à un homme. Il a demandé un journal, qu’il s’est mis à lire. À l’intérieur du café, plusieurs personnes discutaient avec animation ; et, par les fenêtres ouvertes, le son de leurs voix parvenait jusqu’à nous.

— Si nous sommes vaincus, disait l’une de ces voix, que je crus reconnaître, nous ne le devons qu’à l’indiscipline et au manque de patriotisme de notre armée prétorienne, et à l’impéritie honteuse de ses chefs. Que peut-on attendre de traîneurs de sabres, de coureurs de femmes, de piliers d’estaminets dont toutes les études militaires n’ont consisté que dans l’absorption d’absinthes sans nombre et dans le pillage de Bédouins sans défense ! Nos officiers ne sont qu’un ramassis d’ivrognes et de vauriens, et chaque fois que j’apprends qu’ils ont été battus, j’applaudis. J’en ai un pour voisin, malheureusement, et c’est un échantillon complet de l’espèce ; il a fait mourir de chagrin sa femme, il a fait une esclave de sa belle-mère, et il élève son fils de telle façon que ce petit garnement deviendra, comme son père, un vrai gibier de potence…

Un brouhaha s’est produit, et il m’est devenu impossible de distinguer les paroles. Très rouge, je me suis tourné vers M. Freeman qui, impassible, lisait toujours son journal. Mais, avant que j’aie pu prononcer un mot, la voix s’est élevée de nouveau.

— C’est du lieutenant-colonel Maubart que je parle…

Alors M. Freeman s’est levé. Il a posé tranquillement son journal sur la table et s’est dirigé vers l’intérieur du café, où le silence le plus complet a accueilli son entrée. Un instant après j’ai entendu sa voix, calme et claire, qui disait :

— Monsieur Curmont, vous avez grand tort de parler comme vous le faites, et surtout d’insulter un absent. Je ne comprends pas comment, sous prétextes d’opinions politiques, un Français peut considérer les revers de son pays comme des triomphes personnels. Je n’admets pas, surtout, lorsqu’on se tient prudemment à l’écart de la lutte, qu’on injurie un homme qui, quelles que soient ses convictions, défend sa patrie. Dorénavant, je vous préviens que je prendrai à mon compte les propos qui seront tenus sur le colonel Maubart. N’oubliez pas.

M. Freeman est sorti et m’a emmené. Au tournant de la rue, je lui ai serré les mains avec effusion, et j’ai voulu lui dire combien je lui étais reconnaissant de ce qu’il venait de faire.

— C’est bon, c’est bon, a-t-il dit de sa grosse voix ; tu n’iras plus voir les Curmont, et n’en parlons plus.

Un instant après il a ajouté, comme se parlant à lui-même :

— Ces républicains sont vraiment méprisables. Ils rêvent de renverser l’Empire, et n’osent même pas l’attaquer. C’est après Forbach, s’ils avaient su agir proprement, qu’ils auraient dû opérer un mouvement insurrectionnel. Mais ils ont peur de risquer leur peau. Ils attendent que les balles prussiennes aient couché à terre le dernier porte-drapeau qui tiendra la dernière aigle, pour envahir les Tuileries et y installer leur Marianne. C’est misérable.

Ainsi M. Freeman, lui aussi, croit à la défaite complète de la France ? Oh ! que je voudrais que notre armée pût vaincre les Allemands, et qu’elle pût revenir vite, afin de faire taire M. Curmont, et sa bande, et tous ceux qui ne vont pas se battre, et qui insultent ceux qui se battent…



Le 27 août, nous avons reçu une lettre de mon père, annonçant que l’armée de Châlons marche sur Steney et Montmédy, afin d’opérer sa jonction avec l’armée de Metz. Cette lettre ne contient que quelques lignes ; elle paraît avoir été écrite à la hâte, et a mis plusieurs jours à nous parvenir. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? Les journaux donnent des informations contradictoires, et ma grand’mère et moi, très anxieux, nous attendons des nouvelles de moment en moment. Le 30, enfin, une nouvelle lettre arrive. Ma grand’mère la décachète avec émotion, la laisse tomber sur une table, hoche la tête d’un air désolé.

Dans sa lettre, plus brève encore que la précédente, mon père nous apprend qu’il a reçu à la cuisse, pendant la marche, un coup de pied de cheval, qui le met hors d’état de remplir ses fonctions. Il vient d’être évacué sur l’hôpital de Châlons. Il a obtenu pour Jean-Baptiste la permission de l’accompagner. Il nous recommande de ne pas nous faire de mauvais sang ; il espère pouvoir être sur pied dans quelques semaines ; et il déplore la ridicule malchance qui l’éloigne du combat au moment où un grand conflit se prépare.

Cette lettre me cause une déception énorme. Je m’étais attendu à des choses tellement différentes !… Depuis le commencement de cette guerre, tous mes espoirs ont été trompés, détruits, l’un après l’autre. Que de désillusions, que de mécomptes ! J’ai, pour la première fois, le pressentiment, la notion confuse, de notre impuissance à diriger les événements, à lutter contre les circonstances. Quelle influence n’aura pas ce coup de pied de cheval sur la destinée de mon père ? Qui aurait pu penser à une chose semblable ? J’avais songé à des possibilités tragiques, et une blessure grave, même à la mort… Mais ce coup de pied de cheval…



Le 2 septembre, arrive la nouvelle de la défaite essuyée le 31 août par Bazaine ; le maréchal et ses troupes sont définitivement refoulés dans Metz. Le 3 septembre, au soir, les nouvelles sont plus mauvaises encore. On annonce l’écrasement complet de l’armée de Châlons ; d’après les dires des journaux, l’armée française aurait capitulé à Sedan, et l’Empereur se serait rendu à l’ennemi avec 80.000 hommes. Le lendemain matin, ces informations sont confirmées ; il n’y a plus à douter du désastre. Dans la soirée, la République est proclamée.

Le nouveau gouvernement, sur des affiches qui tapissent les murs, déclare ceci : « Pour sauver la patrie en danger, le peuple a demandé la République. La République a vaincu l’invasion en 1792 ; la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du Droit, du Salut public. »

Et un journal, qui a peine à cacher la joie que lui cause la catastrophe, s’écrie : « Hier, la Prusse avait devant elle une armée ; aujourd’hui, elle a devant elle un peuple… »



Ça n’arrête pas les Prussiens, d’avoir devant eux un peuple au lieu d’une armée. Ah ! non ! Ça semble leur donner des ailes, au contraire. On dirait que ces barbares Teutons ne comprennent pas ce que ça veut dire : un Peuple. Ils n’ont pas l’air d’avoir le moindre respect pour les grands mots ; mais on va leur montrer ce qu’ils valent. En attendant, il paraît qu’ils s’avancent vers Paris à marches forcées.

M. Freeman disait hier à ma grand’mère que la lutte est devenue impossible ; que la continuer dans des conditions déplorables ne serait que travailler au triomphe d’un parti ; et que la France aurait tout intérêt à faire la paix. Mais M. Curmont pense autrement. Je ne lui parle pas, bien entendu, — et même je ne vois Adèle que de temps en temps à la dérobée — mais je l’entends. Il fait des discours de tous les côtés, crie, hurle, vocifère. Il dit que la guerre ne fait que commencer ; qu’on luttera jusqu’au dernier grain de poudre, jusqu’au dernier morceau de plomb ; que la paix ne sera possible que le jour où le dernier Prussien aura repassé la frontière. Il dit qu’il faut imiter nos pères, ces Géants.

Cependant, on adjure les gens valides de s’enrôler pour la défense du territoire. Il n’y a pas beaucoup d’hommes valides, à Versailles ; ou, au moins, le bureau de recrutement en voit très peu. L’autre matin, pourtant, un homme a franchi la porte de cet établissement, et a demandé à contracter un engagement. Il avait soixante-cinq ans et n’était pas Français. Comme on refusait de l’enrôler, à cause de son âge, il est sorti du bureau en pleurant. C’était M. Freeman.

Quant à Albert Curmont, il déclare partout qu’il ne se présente pas à l’enrôlement parce qu’il est trop faible de constitution. C’est rigolo, mais c’est comme ça. Il n’a pas de faiblesse dans le gosier, néanmoins. Il crie presque aussi fort que son père, et c’est vraiment chouette. Il crie : Vive la République ! Je sais ce que c’est que la République : c’est rigolboche (pour Albert Curmont). Il crie aussi quelquefois : Vive la République démocratique et sociale. Je ne sais pas ce que c’est que la République démocratique et sociale. Je ne le saurai jamais.

Le 8 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu’il vient d’être évacué sur l’hôpital de Beauvais. Il va mieux.

Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands se rapprochent de plus en plus de Paris. Il y a plusieurs généraux français qui pratiquent devant eux l’art difficile de la retraite, comme s’ils l’avaient inventé. Ils se replient en bon ordre. Voilà une consolation dans nos malheurs. Il est entendu que les Prussiens doivent trouver leur tombeau sous les murs de Paris ; ils commettent la sottise de vouloir s’attaquer à la Ville-Lumière, mais c’est une faute qu’ils vont payer cher. Pourtant, pour plus de précautions, on organise la résistance en province. Le Gouvernement, dont le borgne qu’on appelle Léon est l’un des principaux personnages, choisit pour cette besogne les hommes les plus compétents. C’est ainsi qu’Albert Curmont vient de recevoir la mission d’aller former un camp en Bretagne. Il y a des cas, a-t-on dit, où c’est le poste qui honore l’homme. Le Gouvernement de la Défense Nationale a voulu faire une règle de cet aphorisme. Les hommes qu’il choisit ont tous besoin d’être honorés. M. Curmont fils est parti de Versailles en grande pompe, chargé des bénédictions républicaines de M. Curmont père, au bruit des applaudissements républicains d’une population, hier encore férocement bonapartiste, qui l’accompagne de ses vœux.

Le 12 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu’il vient d’être évacué sur l’hôpital de Melun. Il va mieux.

Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands se rapprochent de plus en plus de Paris. Une fièvre patriotique s’empare de la population de la ville. L’enthousiasme est à son comble. La nuit dernière, vers dix heures, des bandes ont passé devant la maison, en insultant ma grand’mère.

— Mort aux espions prussiens ! À bas la vieille Prussienne !

Le 14 septembre, nous recevons une lettre de mon père. Il nous apprend qu’il vient d’être évacué sur l’hôpital de Chartres. Il va mieux.

Les journaux annoncent, presque en même temps, que les Allemands arriveront sûrement devant Versailles dans quelques jours. M. Curmont se frotte les mains.

— Laissez-les seulement s’installer ici, dit-il, et vous verrez combien de temps les troupes de Paris, renforcées par les recrues que mon fils va leur envoyer de Bretagne, mettront à les en faire sortir.

Mais M. Freeman est d’un autre avis. Il dit qu’il serait honteux, absolument honteux, de ne point défendre la ville. Et il assure que c’est en défendant le territoire pied par pied qu’on pourra lasser les Allemands, et les obliger à la retraite. La foule, que fait vibrer un grand enthousiasme patriotique, se range à son avis. On exalte M. Freeman ; on dit que c’est vraiment beau pour un Anglais d’aimer autant la France ; on loue très fort l’énergie britannique. M. Curmont lui-même se voit obligé d’avouer que M. Freeman a raison. Il ne peut pas trouver assez d’éloges pour lui. Il déclare que plus tard, quand Versailles aura repoussé les Prussiens, il faudra se souvenir du dévouement de M. Freeman. Il laisse entendre, à demi voix, qu’il se chargera de lui faire obtenir la croix de la Légion d’honneur.

Pour défendre la ville, il faut des fusils ; et pour avoir des fusils, il faut des fonds. M. Freeman les offre.

On prend son argent.