Les Écrivains/Maurice Maeterlinck (1902)

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E. Flammarion (Deuxième sériep. 253-259).


MAURICE MAETERLINCK


La semaine qui commence appartient à Maurice Maeterlinck. Et la noble agitation que son nom va créer et répandre dans les esprits et dans les âmes, étouffera vite celle que la politique, avec ses grossièretés électorales, le mensonge de ses affiches, le hurlement de ses réunions, entretient parmi les pauvres hommes de France. Oh ! si j’étais M. Jules Lemaître, comme je regretterais d’avoir si vainement échangé mon fauteuil d’orchestre contre la chaise de paille des réunions publiques !… Nous aurons, cette semaine, la joie très douce et très forte, non d’aimer davantage Maurice Maeterlinck, ce qui est impossible, mais de l’admirer, dans l’enthousiasme de tous, et de l’acclamer sous la triple face de son délicieux et puissant génie de poète, de philosophe et de dramaturge.

Le Temple enseveli, un livre où, d’une main légère et caressante, mais d’un cœur ferme, il s’avance à travers les obscurités de la conscience humaine, et fait la lumière dans les profondeurs de nous-mêmes… livre d’un visionnaire que le mystère attire et inquiète, que la nature émerveille et que passionne la vérité… Il vient s’ajouter glorieusement à ces livres déjà glorieux : le Trésor des humbles, Sagesse et destinée, et cette miraculeuse Vie des abeilles, où le miracle est que la science la plus stricte et la plus scrupuleuse observation du naturaliste aient, pour une fois, emprunté la forme et le langage de la poésie la plus haute !…

Nous aurons, mercredi, au théâtre de l’Opéra-Comique, Pelléas et Mélisande, une légende belle et triste, comme celle de Paolo et de Francesca, un poème d’un accent lyrique si nouveau, si émouvant et si simple, que M. Debussy paraphrase en une adorable musique, et que M. Albert Carré encadre dans une mise en scène où il est impossible d’allier à plus de pittoresque et à plus d’art la compréhension et le respect d’une œuvre… deux fois chef-d’œuvre !… J’ai pu assister à une répétition de Pelléas et Mélisande et, après trois jours, j’en garde une impression bouleversante… comme d’une hantise j’en garde aussi une lumière, très vive et très douce, et qui, loin de se dissiper, entre en moi, à chaque minute, davantage, me baigne, me pénètre… Maurice Maeterlinck permettra t-il à mon amitié, jalouse de son bonheur autant que de sa gloire, de le défendre contre lui-même, et contre ces lettres publiées récemment, et de lui dire, avec cette tranquillité facilement prophétique que donne la certitude éblouissante de la beauté réalisée… que Pelléas et Mélisande sera un grand et juste triomphe… Je ne me souviens pas d’avoir entendu quelque chose de plus absolument exquis, de plus absolument poignant aussi… N’était le scrupule où je suis de ne point déflorer une œuvre qui ne m’appartient pas encore, puisqu’elle n’a point été livrée au public, avec quelle joie je voudrais exprimer tout ce que j’ai ressenti de sensations neuves et profondes, et infiniment pures, et vraiment humaines, en écoutant chanter ces pauvres petites âmes, douloureuses et charmantes, et qui, dans leur balbutiement, contiennent tout le charme du rêve et toute la douleur de la vie !… Il y avait, ce soir-là, dans la salle, une trentaine de personnes, toutes différentes de sensibilité et d’idées… quelques-unes, même, facilement portées à l’ironie, et qui considèrent volontiers l’émotion comme une tare, ou comme une faiblesse… Eh bien ! toutes étaient sous le même charme angoissant ; toutes avaient au cœur la même émotion, et, durant les trois derniers tableaux, toutes pleuraient les mêmes larmes… Par conséquent, je ne me trompais pas d’être ému à ce point… Mon admiration et mon émotion n’étaient point les dupes de mon amitié… Cela était ainsi. Et votre héroïsme, mon cher Maeterlinck, qui va jusqu’à la haine de votre œuvre, qui souhaite si ardemment, avec une telle ferveur d’injustice, la chute de cette œuvre admirable, ne pourra pas tenir plus longtemps contre cette évidence, et contre ces larmes des plus chers de vos amis, qui n’ont point l’habitude, croyez-moi, de pleurer à de petites niaiseries et à des pauvretés sentimentales, comme on en entend sur tant de théâtres !… Et, rien ne pourra faire, non plus, que le nom de M. Debussy, en qui vous avez trouvé le seul interprète de votre génie, plus qu’un interprète, une âme créatrice fraternellement pareille à la vôtre, ne rayonne à côté de votre nom, comme le nom d’un maître glorieux !… En sortant de cette répétition, ébloui, si fier d’être votre ami, et que vous m’ayez fait l’honneur de me dédier cette œuvre, je me disais : « Comme c’est triste que Maurice Maeterlinck soit obligé de renier publiquement son génie si pacifiquement pur, si harmonieusement beau ! » Et j’étais tenté de m’écrier, comme un des personnages de votre poème, et en vous aimant davantage : « Si j’étais Dieu, j’aurais pitié du pauvre cœur des hommes ! »

Enfin, quelques jours après Pelléas et Mélisande, nous aurons Monna Vanna, que M. Lugné-Poë aura l’honneur de représenter comme il eut l’honneur, contre toutes les hostilités des pédants et les railleries des sots, de représenter, pour notre joie, les principaux chefs-d’œuvre d’Ibsen. Cela soit dit, pour qu’on n’oublie pas ce que nous devons à l’initiative éclairée et généreuse de M. Lugné-Poë… Nous lui devons encore cette inoubliable soirée de Monna Vanna, qu’il prépare avec tant de soin scrupuleux, et tant de désintéressement…

Entre la Princesse Maleine, que j’ai relue, hier, et qui demeure un chef-d’œuvre aussi délicieux qu’aux premiers jours de notre enthousiasme, et Monna Vanna, un autre chef-d’œuvre, mais très différent, il s’est passé dans la vie de Maurice Maeterlinck un fait considérable et qui n’est pas si quotidien qu’on le croit, parmi les hommes… Il a vécu. C’est bien toujours le même Maeterlinck, épris d’inconnu et qui aime à descendre dans les profondeurs inexplorées de l’âme, mais un Maeterlinck développé, agrandi, mûri par la vie et par tout ce que la vie peut apporter à une imagination vive, tendre et ardente, comme la sienne, et à un aussi grand cœur que le sien, de joies et de douleurs encore inéprouvées.

Dans la Princesse Maleine, qui a la grâce estompée, imprécise des contes anciens, êtres et choses s’effacent parfois, s’impersonnalisent sur des fonds de légende, parmi des paysages et des architectures de rêve. Dans Monna Vanna, les êtres et les choses se concrètent, se dessinent, nettement, en traits vifs, sur des fonds de réalité. C’est une femme et des hommes aux prises avec l’amour et ses contradictions, et qui exhalent, véritablement, une odeur de chair. La passion qui, dans la Princesse Maleine, et dans Pelléas, balbutie de petites plaintes, discute, crie, hurle et veut dans Monna VannaMonna Vanna est une œuvre pleine, forte, qui n’a plus les douceurs évanouies de la fresque et de la tapisserie, et qui montre la rudesse des reliefs. Elle est circonscrite dans une époque précise, dans un lieu déterminé. Son action se déroule sur un repli de l’histoire… Elle a l’ampleur, la tenue sévère, la solidarité, la clarté des tragédies classiques. Et elle atteint, par bien des scènes, par une beauté violente et profonde, par la somptuosité farouche de la passion, à la splendeur des plus grands chefs-d’œuvre… Mais ici, encore, je suis tenu à une désolante réserve et à crier mon admiration, sans y joindre tous les témoignages et tous les exemples qui la pourraient, aux yeux des incrédules — car vous en avez, comme Hugo, comme Shakespeare — justifier…

Et je n’ai pas voulu autre chose, mon cher Maeterlinck, au seuil de cette semaine, qui sera toute pleine de votre nom, et tout embellie de vos œuvres, je n’ai pas voulu autre chose que de saluer d’un mot amical et fervent le Temple Enseveli, que vous m’avez dédié, Pelléas et Mélisande, à qui, autrefois, vous m’aviez fait la grande joie d’associer mon nom, et cette rouge et superbe Monna Vanna, que vous m’avez permis de lire avant les autres, et qui, si le culte de la beauté existe encore, chez nous, sera acclamée, frénétiquement, comme une victoire.

Voilà une grande et noble et triple joie que nous vous devons, en attendant toutes celles que votre génie nous réserve, pour l’avenir… celui qu’il n’est point besoin d’aller demander aux magiciennes de la main, des cartes et du marc de café…

1902.