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Yvette (éd. Conard, 1910)/Misti

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YvetteLouis Conard, libraire-éditeur (p. 271-283).
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MISTI

SOUVENIRS D’UN GARÇON.

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J’avais alors pour maîtresse une drôle de petite femme. Elle était mariée, bien entendu, car j’ai une sainte horreur des filles. Quel plaisir peut-on éprouver, en effet, à prendre une femme qui a ce double inconvénient de n’appartenir à personne et d’appartenir à tout le monde ? Et puis, vraiment, toute morale mise de côté, je ne comprends pas l’amour comme gagne-pain. Cela me dégoûte un peu. C’est une faiblesse, je le sais, et je l’avoue.

Ce qu’il y a surtout de charmant pour un garçon à avoir comme maîtresse une femme mariée, c’est qu’elle lui donne un intérieur, un intérieur doux, aimable, où tous vous soignent et vous gâtent, depuis le mari jusqu’aux domestiques. On trouve là tous les plaisirs réunis, l’amour, l’amitié, la paternité même, le lit et la table, ce qui constitue enfin le bonheur de la vie, avec cet avantage incalculable de pouvoir changer de famille de temps en temps, de s’installer tour à tour dans tous les mondes, l’été, à la campagne, chez l’ouvrier qui vous loue une chambre dans sa maison, et l’hiver chez le bourgeois, ou même dans la noblesse, si on a de l’ambition.

J’ai encore un faible, c’est d’aimer les maris de mes maîtresses. J’avoue même que certains époux, communs ou grossiers, me dégoûtent de leurs femmes, quelque charmantes qu’elles soient. Mais quand le mari a de l’esprit ou du charme, je deviens infailliblement amoureux fou. J’ai soin, si je romps avec la femme, de ne pas rompre avec l’époux. Je me suis fait ainsi mes meilleurs amis ; et c’est de cette façon que j’ai constaté, maintes fois, l’incontestable supériorité du mâle sur la femelle, dans la race humaine. Celle-ci vous procure tous les embêtements possibles, vous fait des scènes, des reproches, etc. ; celui-là, qui aurait tout autant le droit de se plaindre, vous traite au contraire comme si vous étiez la providence de son foyer.

Donc, l’avais pour maîtresse une drôle de petite femme, une brunette, fantasque, capricieuse, dévote, superstitieuse, crédule comme un moine, mais charmante. Elle avait surtout une manière d’embrasser que je n’ai jamais trouvée chez une autre !… mais ce n’est pas le lien… Et une peau si douce ! J’éprouvais un plaisir infini, rien qu’à lui tenir les mains… Et un œil… Son regard passait sur vous comme une caresse lente, savoureuse et sans fin. Souvent je posais ma tête sur ses genoux ; et nous demeurions immobiles, elle penchée vers moi avec ce petit sourire fin, énigmatique et si troublant qu’ont les femmes, moi les yeux levés vers elle, recevant ainsi qu’une ivresse versée en mon cœur, doucement et délicieusement, son regard clair et bleu, clair comme s’il eût été plein de pensées d’amour, bleu comme s’il eût été un ciel plein de délices.

Son mari, inspecteur d’un grand service public, s’absentait souvent, nous laissant libres de nos soirées. Tantôt je les passais chez elle, étendu sur le divan, le front sur une de ses jambes, tandis que sur l’autre dormait un énorme chat noir, nommé « Misti », qu’elle adorait. Nos doigts se rencontraient sur le dos nerveux de la bête, et se caressaient dans son poil de soie. Je sentais contre ma joue le flanc chaud qui frémissait d’un éternel « ron-ron », et parfois une patte allongée posait sur ma bouche ou sur ma paupière cinq griffes ouvertes, dont les pointes me piquaient les yeux et qui se refermaient aussitôt.

Tantôt nous sortions pour faire ce qu’elle appelait nos escapades. Elles étaient bien innocentes, d’ailleurs. Cela consistait à aller souper dans une auberge de banlieue, ou bien, après avoir dîné chez elle ou chez moi, à courir les cafés borgnes, comme des étudiants en goguette.

Nous entrions dans les caboulots populaires et nous allions nous asseoir, dans le fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée acre, où restait une odeur de poisson frit du dîner, emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné posait devant nous deux cerises à l’eau-de-vie.

Elle, tremblante, apeurée à ravir, soulevait jusqu’au bout de son nez, qui la retenait en i’air, sa voilette noire pliée en deux ; et elle se mettait à boire avec la joie qu’on a en accomplissant une adorable scélératesse. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d’une faute commise, chaque gorgée du rude liquide descendait en elle comme une jouissance délicate et défendue.

Puis elle me disait à mi-voix : « Allons-nous-en. » Et nous partions. Elle filait vivement, la tête basse, d’un pas menu, entre les buveurs qui la regardaient passer d’un air mécontent ; et quand nous nous retrouvions dans la rue, elle poussait un grand soupir comme si nous venions d’échapper à un terrible danger.

Quelquefois elle me demandait en frissonnant : « Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-ce que tu ferais ? » Je répondais d’un ton crâne : « Mais je te défendrais, parbleu ! » Et elle me serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus, peut-être, d’être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre pour elle, même ces hommes-là, avec moi !


Un soir, comme nous étions attablés dans un assommoir de Montmartre, nous vîmes entrer une vieille femme en guenilles, qui tenait à la main un jeu de cartes crasseux. Apercevant une dame, la vieille aussitôt s’approcha de nous en offrant de dire la bonne aventure à ma compagne. Emma, qui avait à l’âme toutes les croyances, frissonna de désir et d’inquiétude, et elle fit place, près d’elle, à la commère.

L’autre, antique, ridée, avec des yeux cerclés de chair vive et une bouche vide, sans une dent, disposa sur la table ses cartons sales. Elle faisait des tas, les ramassait, étalait de nouveau les cartes en murmurant des mots qu’on ne distinguait point. Emma, pâlie, écoutait, attendait, le souffle court, haletant d’angoisse et de curiosité.

La sorcière se mit à parler. Elle lui prédit des choses vagues : du bonheur et des enfants, un jeune homme blond, un voyage, de l’argent, un procès, un monsieur brun, le retour d’une personne, une réussite, une mort. L’annonce de cette mort frappa la jeune femme. La mort de qui ? Quand ? Comment ?

La vieille répondait : « Quant à ça, les cartes ne sont pas assez fortes, il faudrait v’nir chez moi d’main. J’vous dirais ça avec l’marc de café qui n’trompe jamais. »

Emma, anxieuse, se tourna vers moi :

— Dis, tu veux que nous y allions demain. Oh ! je t’en prie, dis oui. Sans ça, tu ne te figures pas comme je serai tourmentée.

Je me mis à rire :

— Nous irons si ça te plaît, ma chérie.

Et la vieille donna son adresse.

Elle habitait au sixième étage, dans une affreuse maison, derrière les Buttes-Chaumont. On s’y rendit le lendemain.

Sa chambre, un grenier avec deux chaises et un lit, était pleine de choses étranges, d’herbes pendues, par gerbes, à des clous, de bêtes séchées, de bocaux et de fioles contenant des liquides colorés diversement. Sur la table, un chat noir empaillé regardait avec ses yeux de verre. Il avait l’air du démon de ce logis sinistre.

Emma, défaillant d’émotion, s’assit, et aussitôt :

— Oh ! chéri, regarde ce minet comme il ressemble à Misti.

Et elle expliqua à la vieille qu’elle possédait un chat tout pareil, mais tout pareil !

La sorcière répondit gravement :

— Si vous aimez un homme, il ne faut pas le garder.

Emma, frappée de peur, demanda :

— Pourquoi ça ?

La vieille s’assit près d’elle familièrement et lui prit la main :

— C’est le malheur de ma vie, dit-elle.

Mon amie voulut savoir. Elle se pressait contre la commère, la questionnait, la priait : une crédulité pareille les faisait sœurs par la pensée et par le cœur. La femme enfin se décida : « Ce chat-là, dit-elle, je l’ai aimé comme on aime un frère. J’étais jeune alors, et toute seule, couturière en chambre. Je n’avais que lui. Mouton. C’est un locataire qui me l’avait donné. Il était intelligent comme un enfant, et doux avec ça, et il m’idolâtrait, ma chère dame, il m’idolâtrait plus qu’un fétiche. Toute la journée sur mes genoux à faire ron-ron, et toute la nuit sur mon oreiller ; je sentais son cœur battre, voyez-vous.

« Or il arriva que je fis une connaissance, un brave garçon qui travaillait dans une maison de blanc. Ça dura bien trois mois sans que je lui aie rien accordé. Mais vous savez, on faiblit, ça arrive à tout le monde ; et puis, je m’étais mise à l’aimer, moi. Il était si gentil, si gentil, et si bon. Il voulait que nous habitions ensemble tout à fait, par économie.

Enfin je lui permis de venir chez moi, un soir. Je n’étais pas décidée à la chose, oh ! non, mais ça me faisait plaisir à l’idée que nous serions tous les deux une heure ensemble.

« Dans le commencement, il a été très convenable. Il me disait des douceurs qui me remuaient le cœur. Et puis, il m’a embrassée, madame, embrassée, comme on embrasse quand on aime. Moi, j’avais fermé les yeux, et je restais là saisie dans une crampe de bonheur. Mais, tout à coup, je sens qu’il fait un grand mouvement, et il pousse un cri, un cri que je n’oublierai jamais. J’ouvre les yeux et j’aperçois que Mouton lui avait sauté au visage et qu’il lui arrachait la peau à coups de griffe, comme si c’eût été une chiffe de linge. Et le sang coulait, madame, une pluie.

« Moi je veux prendre le chat, mais il tenait bon, il déchirait toujours ; et il me mordait, tant il avait perdu le sens. Enfin je le tiens et je le jette par la fenêtre, qui était ouverte, vu que nous nous trouvions en été.

« Quand j’ai commencé à laver la figure de mon pauvre ami, je m’aperçus qu’il avait les yeux crevés, les deux yeux !

« Il a fallu qu’il entre à l’hospice. Il est mort de peine au bout d’un an. Je voulais le garder chez moi et le nourrir, mais il n’a pas consenti. On eût dit qu’il m’haïssait depuis la chose.

« Quant à Mouton, il s’était cassé les reins dans la tombée. Le concierge avait ramassé le corps. Moi je l’ai fait empailler, attendu que je me sentais tout de même de l’attachement pour lui. S’il avait fait ça, c’est qu’il m’aimait, pas vrai ? »

La vieille se tut, et caressa de la main la bête inanimée dont la carcasse trembla sur son squelette de fil de fer.

Emma, le cœur serré, avait oublié la mort prédite. Ou, du moins, elle n’en parla plus ; et elle partit ayant donné cinq francs.

Comme son mari revenait le lendemain, je fus quelques jours sans aller chez elle.

Quand j’y revins, je m’étonnai de ne plus apercevoir Misti. Je demandai où il était.

Elle rougit et répondit :

— Je l’ai donné. Je n’étais pas tranquille. Je fus surpris.

— Pas tranquille ? Pas tranquille ? À quel sujet ?

Elle m’embrassa longuement, et, tout bas :

— J’ai eu peur pour tes yeux, mon chéri.


Misti a paru dans le Gil-Blas du mardi 22 janvier 1884, sous la signature : Maufrigneuse.