La Pipe de cidre (recueil)/Monsieur Quart

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La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 114-120).


Monsieur Quart


On enterrait hier Monsieur Quart.

Ce fut une émouvante formalité.

Ne voulant pas me distinguer par une abstention unique qui eût été sévèrement jugée, en ce petit pays très impressionnable, très jaloux de son particularisme, je fis comme tout le monde, et j’accompagnai le vénérable Monsieur Quart à sa dernière demeure.

Au cimetière, sous une pluie de neige, fine et glacée, qu’accélérait obliquement un aigre vent du nord-ouest, M. le maire prit la parole, ce qui n’arrive jamais que dans les exceptionnelles occasions de la nécrologie locale, par exemple à la mort d’un conseiller municipal, ou d’un chevalier du Mérite agricole.

Bien que, par système, Monsieur Quart n’eût été rien de tel, et même que, par tempérament, il n’eût été rien du tout, personne ne fut étonné de ce considérable honneur ajouté à l’insolite pompe de ces funérailles, qui rappelaient celles de M. Thiers, en petit. On sentait que quelque chose de national planait au-dessus des liturgies plus humbles et des cortèges moindres.

Après avoir, d’une voix ânonnante et consécratoire, célébré toutes les vertus privées de Monsieur Quart, M. le maire, en veine d’éloquence, conclut comme suit :

« Il ne m’appartient pas, Mesdames et Messieurs, de juger la vie de Monsieur Quart. D’autres, plus autorisés que moi, rendront à cet admirable concitoyen ce mérité et suprême hommage. Si Monsieur Quart, que nous pleurons tous, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes et de la Ville que, grâce à votre confiance, j’ai l’honneur d’administrer, par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance, ou par l’éclat d’une intelligence supérieure et l’utilité d’une coopération quelconque — pécuniaire ou morale — au développement de notre petite vie municipale, qu’il me soit permis néanmoins — et je crois être l’interprète des sentiments unanimes de notre chère population — qu’il me soit permis, dis-je, de rendre à la mémoire de Monsieur Quart la justice qui lui est due !

« Oui, Messieurs, Monsieur Quart, en qui je veux voir plus qu’un homme, — un principe social — nous aura toujours donné l’exemple, le haut et vivifiant exemple d’une vertu — ah ! bien française, celle-là ! — d’une vertu merveilleuse entre toutes, d’une vertu qui fait les hommes forts et les peuples libres : l’Économie !

« Monsieur Quart aura été, parmi nous, le vivant symbole de l’épargne… de cette petite épargne, courageuse et féconde, que nulle déception n’atteint, que nul malheur ne lasse et qui, sans cesse trompée, volée, ruinée, n’en continue pas moins d’entasser, pour les déprédations futures et au prix des plus inconcevables privations, un argent dont elle ne jouira jamais, et qui jamais ne sert, n’a servi et ne servira qu’à édifier la fortune, et à assouvir les passions… des autres.

« Abnégation merveilleuse ! Tire-lire idéale, ô bas de laine !

« Ce sera l’honneur de Monsieur Quart, dans une époque troublée comme la nôtre, d’être demeuré fidèle, per fas et nefas, comme dit le poète, à des traditions nationales et gogotesques, où notre optimisme se réconforte, si j’ose m’exprimer ainsi, car, comme l’a écrit un grand philosophe, dont je ne sais plus le nom : « l’épargne est la mère de toutes les vertus, et le principe de toutes les richesses nationales. »

« Et, maintenant, Joseph-Émile Quart, adieu ! »

Malgré ses réticences et ses obscurités, ce discours me fut comme une soudaine illumination. Je compris tout de suite la signification humaine de Monsieur Quart, son importance sociale, et les sentiments correspondants de la foule qui l’admirait et le pleurait, comme un héros. Tout cela me parut d’un enchaînement solide et d’une implacable logique. Je trouvai Monsieur Quart harmonique à la foule, la foule harmonique à Monsieur Quart, et le maire harmonique à celui-ci et à celle-là ! Et je rougis de ne pas avoir compris cela plus tôt !…

Monsieur Joseph-Émile Quart était d’une construction physique lumineusement évocatrice de son âme. Courtaud, gras et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre bien tendu, sous le gilet ; et son menton, sur le plastron de la chemise, s’étageait congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune. Sous ses paupières boursouflées, ses yeux jetaient l’éclat triste et froid d’une pièce de dix sous.

Il représentait exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’absolument impersonnel, improductif et inerte ; quelque chose de mort qui marche, parle, digère, gesticule et pense, selon des mécanismes soigneusement calculés… quelque chose, enfin, qu’on appelle un petit rentier !

Et, je revis Monsieur Quart sortant de sa maison, chaque jour, à midi, descendant, sur le trottoir de gauche, la rue de Paris, allant jusqu’au quarante-cinquième arbre, sur la route de Bernichette ; puis rentrant, chez lui, par le trottoir de droite, ayant fait le même nombre de pas que la veille, et n’ayant dépensé de mouvements musculaires et d’efforts cérébraux que ce que pouvait lui en permettre le petit compteur intérieur, réglé et remonté par l’État chaque matin, qui lui tenait lieu d’âme !

La foule s’écoula lentement, du cimetière, en proie à une tristesse visible. Je rejoignis le maire qui s’essuyait la bouche, encore enduite de la salive épaisse de ses paroles. Nous jetâmes une dernière pelletée de terre gelée dans la fosse où l’on avait descendu le cercueil de Monsieur Quart. Et nous revînmes ensemble vers la ville.

— Oui, mon cher monsieur, me dit le maire, notre Quart fut un héros, et l’on élève des statues à des gens qui ne le valent pas ; à des écrivains, par exemple, à des philosophes et des savants qui troublent la vie des hommes et la compliquent d’inutiles pensées, et de gestes plus inutiles encore… Il y aurait eu bien plus à dire, sur la tombe de cet admirable Monsieur Quart, que ce que j’ai dit… Mais que voulez-vous !… Cette foule n’aurait rien compris !… Ce qui me touche dans le cas de Monsieur Quart, c’est que jamais il ne goûta la moindre joie, jamais il ne prit le moindre plaisir… Même au temps de sa richesse, il ne connut — ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois — une heure de bon temps. Il se priva de tout et vécut, à côté de son argent, plus misérable et plus dénué que le vagabond des grandes routes… Dans ses promenades quotidiennes, il ne dépassait pas le quarante-cinquième arbre de l’avenue de Bernichette. De même, dans toutes les directions de la connaissance et de la fantaisie humaines, il n’a point dépassé le quarante-cinquième arbre. Il ne voulut accepter ni un honneur, ni une responsabilité, quelle qu’elle fût, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations et des charges qui l’eussent distrait de son œuvre. Il économisa !… Il épargna !… Voilà son œuvre !… Rien ne l’arrêta, ni les vols domestiques, ni les conversions de la Rente, ni les catastrophes financières !… Et comme il avait, en toutes choses, des idées justes et saines !… Un jour, il me vit donner un sou à un pauvre qui semblait mourir de faim. « Pourquoi donner de l’argent aux pauvres ? me dit-il… Vous encouragez leurs vices, vous facilitez leurs instincts de gaspillage et de débauche… Croyez-vous donc que les pauvres économisent ?… Ils boivent, mon cher Monsieur, ils boivent votre argent !… Moi, je n’ai jamais rien donné… Jamais je ne donnerai rien… » Il avait de ces paroles profondes !…

Le temps laissé à l’admiration, il ajouta :

— En effet, Quart conforma rigoureusement sa conduite et ses principes de morale sociale… Il ne donna jamais rien… On lui prit tout… les Lots turcs, le Panama et d’autres choses !… Il est mort ruiné !… S’il avait vécu plus longtemps, nous eussions été obligés de le prendre à l’hospice, comme un indigent !… Quelle admirable existence !…

Nous étions arrivés devant la porte du maire, qui, me serrant la main, conclut mélancoliquement :

— Gambetta a dit que les temps héroïques étaient passés !… Eh bien ! il ne savait pas ce que c’est qu’un petit rentier.