Mont-Revêche/13

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Michel Lévy frères (p. 147-162).



XIII


Il est des situations fatales où, longtemps arrêté sans méfiance au bord d’un précipice, on met enfin le pied sur un sable fin qui semblait n’attendre que l’occasion de s’écrouler et devons entraîner dans sa chute ; des jours malheureux où, en croyant tout réparer, tout étayer autour de soi, on fait tout écrouler sur sa tête. Dutertre était dans un de ces jours néfastes et sur une de ces pentes irrésistibles ; au premier effort qu’il allait tenter pour tout sauver, il allait tout voir se dissoudre autour de lui.

Éveline, étonnée de l’air solennel de son père, et préoccupée des impertinences froides de Thierray (elle n’avait pas eu le dernier, comme on dit aux petits jeux), se sentit saisie de méfiance et d’humeur dès la première parole.

— Ce que me disait M. Thierray ? répondit-elle ; à quoi cela avait rapport ? Vraiment, je n’en sais plus rien déjà, cher père, et je ne conçois pas que cela vous occupe.

— Pardonne-moi, ma fille, reprit Dutertre, il est fort naturel que je m’occupe du soin de ta dignité, et il m’a semblé que M. Thierray n’en tenait pas assez de compte.

— C’est possible, père : ce bel esprit a trop d’esprit, et il en abuse. Mais je ne m’en inquiète guère, et je sais le remettre à sa place.

— Éveline, mon enfant, ces paroles que tu dis blessent un peu mon oreille.

— Ah ! fit Éveline avec une légère teinte d’impertinence et en commençant à détacher ses magnifiques cheveux blonds devant son miroir ; car, dans son dépit, elle n’oubliait pas qu’elle n’avait qu’une heure pour les recherches accoutumées de sa parure.

— Oui, ma fille, écoutez-moi, dit Dutertre un peu sévère ; relevez vos cheveux et asseyez-vous près de moi. C’est votre ami le plus sérieux, c’est votre père qui vous parle.

— Ah ! mon Dieu ! c’est un sermon ! dit Éveline avec une humeur marquée. Mon cher petit père va me gronder comme une morveuse ! Qu’ai-je donc fait pour changer ainsi son charmant caractère, et que se passe-t-il aujourd’hui entre nous ?

Et, passant de l’impatience à la câlinerie avec sa mobilité et sa souplesse accoutumées, Éveline embrassa et caressa son père, autant pour le désarmer que pour se débarrasser d’une explication embarrassante.

Dutertre accueillit ses chatteries avec sa bonté ordinaire, mais sans enjouement.

— Ma bonne Éveline, dit-il, je n’aime pas plus à faire des remontrances que tu n’aimes à les entendre. Je ne t’en ai pas accablée jusqu’à cette heure.

— C’est à cause de cela que je ne comprends rien à celle-ci, reprit Éveline croyant avoir repris le dessus. Ayant été fort gâtée peut-être, jamais blâmée et pas du tout surveillée, je m’étais arrogé le droit de me croire parfaite, et voilà que vous voulez me déranger dans mes illusions sur moi-même ! Voyons, papa, c’est cruel. Je suis habituée à vos épigrammes, car vous êtes fort taquin, aussi, vous ! Mais je les prends en bonne part, au lieu que vos remontrances… Vraiment, je ne sais pas de quelle couleur elles peuvent être, et j’ai peur de n’y rien comprendre du tout.

— Éveline, voilà bien des paroles pour ne pas m’écouter. Écouter serait pourtant le seul moyen de comprendre, et je ne parlerai pas de choses bien mystérieuses. Tu es trop libre et trop irréfléchie, ma fille, je te l’ai dit mille fois en riant, je te le dis pour la première fois avec tristesse.

— Comment ! mon père, vous voilà triste parce que je suis gaie ? Je crois rêver ! Quel malheur va donc m’atteindre ? quelle menace pèse donc sur moi ? Je croyais que mon bonheur vous rendait heureux ; j’étais habituée à voir toutes mes folies vous plaire, tous mes enfantillages vous réjouir, et vous voilà avec un front rembruni et un œil presque dur ! Est-ce ma faute, à moi, si M. Thierray est un fat, et puis-je l’empêcher de me dire des impertinences de mauvais goût ?

— Ma chère Éveline, si Thierray était un fat et un impertinent de mauvais goût, je serais fort coupable de l’avoir introduit dans ma famille ; je ne me le pardonnerais pas, croyez-le bien : mais, comme je le connais, au contraire, pour un homme d’esprit, de jugement et de très-bonne compagnie, je dois croire que vous le faites manquer à ses instincts et à ses habitudes par des provocations très-innocentes, je le sais, mais parfois hors de sens et de mesure. J’ai entendu tout à l’heure, sans le vouloir, sans y songer, des fragments de dialogue entre vous, qui m’ont fait monter le rouge au visage, non pas qu’il manquassent de décence dans les idées ou dans les expressions, mais parce qu’ils accusaient en vous une volonté insensée de vous emparer du cœur de ce jeune homme, tandis qu’il affectait de vous montrer que son cœur était fort capable de vous résister. C’est là une situation humiliante pour une femme, et j’aurais cru que vous aviez plus de fierté.

— Ainsi, je manque de fierté ! dit Éveline pourpre de colère et de honte. Je m’abaisse à faire la cour à un homme qui ne veut pas de moi ! Je rampe à ses pieds, je l’implore, je le provoque ! Voilà ce que je fais, ou du moins ce que mon père pense de ma conduite !

Et la jeune fille orgueilleuse et violente fondit en larmes, retira brusquement sa main de celle de son père, et marcha dans la chambre avec agitation.

— Je suis fâché de vous trouver plus irritée que reconnaissante envers moi, dit Dutertre ; croyez pourtant qu’il m’en coûte beaucoup de vous blesser ainsi, et que le calme où vous me voyez me fait plus de mal que l’exaltation où vous êtes.

— Mon père, s’écria Éveline en accourant à lui et en l’embrassant, ne me traitez pas de la sorte ! Si vous vous mettiez à me gronder, j’en deviendrais folle ; si vous vous mettiez à me haïr, j’en mourrais. Je vous le dis encore, je ne suis pas habituée à votre courroux, à votre froideur envers moi. Je suis un enfant gâté, un enfant qui ne sait pas souffrir, ne me tuez pas !

Et l’étrange fille, en proie à une véritable douleur, mais sans repentir aucun, pleurait avec véhémence et se regardait comme une victime.

Dutertre, touché de tant de sensibilité, mais surpris et effrayé de découvrir si peu de conscience dans ce caractère incomplet, tâcha de s’y prendre par un raisonnement des plus simples et pour ainsi dire terre à terre.

— Écoute, folle enfant, lui dit-il, je ne te gronde pas, je ne veux pas t’humilier ; je veux t’éclairer et te préserver justement de l’humiliation dont l’idée t’est si pénible. Parle-moi franchement : aimes-tu ce jeune homme ?

— Moi ? Pas du tout, Dieu merci ! s’écria Éveline, furieuse contre Thierray pour lui avoir attiré cette scène.

— Eh bien, tant pis ! répondit Dutertre ; car il a du mérite, un nom honorable dans les arts, du talent, une grande délicatesse de sentiments et une véritable élévation d’idées et de caractère.

— Vous croyez ? dit Éveline, à qui cet éloge de Thierray ne déplut pas. Je ne sais pas tout cela, moi ; je ne l’ai pas examiné à ce point.

— Mais, moi, reprit Dutertre, je devais l’examiner, et je l’ai fait. Je devais prendre sur lui des informations minutieuses et sûres ; enfin, avant de l’introduire chez moi, je devais m’assurer que c’était un homme d’honneur, que personne au monde n’avait le droit de faire rougir. C’est là le premier point, le point essentiel dans la société. Quant aux détails, je ne me crois point infaillible dans l’observation, et je ne crois, pas non plus que Thierray soit sans défauts ; mais, comme je n’ai jamais pensé qu’il existât sur la terre un seul homme à l’abri de tout travers et de toute imperfection, j’ai jugé que, dans le cas où le spectacle de notre heureuse famille le ferait penser au mariage, et dans le cas où une de mes filles apprécierait ses qualités, Thierray serait un des hommes avec lesquels on a d’aussi bonnes chances que possible pour un avenir à deux.

— Ainsi, mon père, dit Éveline, c’est un prétendant que vous nous avez amené là ?

— Non, ma fille ; c’est vous qui en avez fait un prétendant peut-être, par l’attention que vous lui avez accordée ; moi, je l’ignore. Je ne choisis pas pour vous ; je n’ai jamais formé, je ne formerai jamais de projet qui pourrait blesser vos inclinations et vous enlever votre initiative. Dans cette société, très-difficile à traverser, parce qu’elle est à la fois très-exigeante et très-corrompue, j’ai cherché à vous ouvrir une voie aussi douce et aussi sûre que possible, en vous laissant, à toutes trois, sur le point capital du mariage, une grande liberté de choix. Mais ce respect de vos droits les plus délicats, cette confiance dans votre jugement, ne devaient pas me rendre aveugle et téméraire. Je ne devais pas vous lancer sans réflexion dans un monde plein de hasards et de dangers, parce qu’il est plein de vices fardés et d’apparences menteuses. Je devais faire ce que j’ai fait : vous tenir dans une retraite agréable, où je ne laisserais pénétrer que des hommes sûrs, incapables de vous tromper, de vous rechercher lâchement pour vos richesses, et où vous seriez libres de choisir, non pas dans une foule d’aspirants, mais parmi un petit nombre aussi bien épuré qu’il m’était possible de le faire. Là s’est borné mon rôle ; et je ne sais pas ce que, dans ma situation vis-à-vis de vous, j’eusse pu faire de plus pour concilier la tendresse avec la prudence, mon besoin de vous voir heureuses avec mon devoir de vous faire respecter.

— Je comprends tout cela, mon père, dit Éveline, qui avait écouté avec assez d’attention, et je suis fâchée que vous ne m’ayez pas jugée plus tôt assez raisonnable pour l’entendre. Je vous confesse que nous avons eu parfois du dépit, Nathalie et moi, de nous voir ainsi reléguées à la campagne et de n’aller à Paris qu’à de rares et courtes occasions, comme de petites filles de province qui vont embrasser leur papa, acheter des robes neuves et voir la girafe au Jardin des Plantes. Mais nous avions tort, je le reconnais, puisque nous n’étions pas les victimes oubliées de vos préoccupations industrielles et politiques, mais bien les victimes privilégiées de votre sollicitude et de votre prudence paternelles.

— Tu ne t’en crois pas moins une victime, ma chère enfant, car tu maintiens le mot.

— Passons, mon papa. L’année est longue, il y a des jours de pluie où l’on s’ennuie à la campagne malgré qu’on en ait ; et puis on ne croit pas toujours, pour se résigner, à ces dangers du monde qu’on ne connaît pas. Mais revenons à votre M. Thierray. Nous sommes libres de faire attention à lui si bon nous semble ; voilà votre conclusion, quant à lui. Mais, quant à moi, je comprends moins qu’auparavant la leçon un peu dure que vous m’avez donnée. Si je suis libre de l’aimer, je suis libre de vouloir m’en faire aimer, et la manière dont je m’y prendrai, bonne ou mauvaise, hardie ou timide, savante ou maladroite, ne regarde que moi.

— Et je serai indiscret et déplacé, moi, ton père, si je te dis que tu prends la mauvaise voie et que tu compromets ton bonheur futur par un système faux et fâcheux ?

— Permettez, papa, dit Éveline redevenue folâtre et railleuse, vous avez tous les droits possibles comme excellent père, et, de plus, vous êtes compétent comme homme à succès dans le monde ; mais…

— Qu’est-ce que cela, Éveline ? dit Dutertre étonné et mécontent ; quelle est la portée de semblables expressions dans votre bouche, et quand c’est à votre père qu’elles s’adressent ? Que savez-vous de ma vie dans le monde ? et qui vous a appris ce que peut être l’animal ridicule désigné par vous sous le titre d’homme à succès ?

— Mon Dieu ! papa, si vous vous fâchez pour un mot, il ne faut plus que je vous réponde. Voyons, c’est donc une impertinence que j’ai dans l’esprit, quand je me représente mon père tel qu’il est, c’est-à-dire un homme de quarante-deux ans, qui n’a pas un cheveu blanc, pas une ride au front, pas une dent de moins ; la santé, la force de la première jeunesse, une beauté idéale, une âme enthousiaste, des manières charmantes : enfin un type si parfait, si attrayant, qu’il fait tort à tous les adorateurs de ses filles ?

— Je crois, Dieu me pardonne, dit Dutertre avec un sourire triste, que tu es coquette, c’est-à-dire flagorneuse et moqueuse, même avec ton père !

— Allons, allons, papa, ne le prenez pas ainsi. Quand ma bonne Grondette parle de vous, elle dit que, lors de votre premier mariage, vous étiez le plus charmant, le plus aimable enfant qu’elle eût rencontré, et qu’à présent, vous êtes encore le plus beau et le plus brave homme qu’elle ait jamais connu : et Grondette a raison : notre jeune mère, la plus belle et la plus jolie femme de France peut-être, n’est-elle pas, d’ailleurs, là pour attester à tous les yeux que vous êtes plus capable d’inspirer l’amour que pas un des freluquets sur lesquels vous nous permettez de faire main basse ? Donc, je maintiens que vous êtes un homme à succès.

— Encore ? dit Dutertre haussant les épaules. Il se sentait presque offensé de ces adulations hypocrites, où perçait je ne sais quel esprit de critique et, partant, de révolte.

— Oui, dit Éveline toujours audacieuse, vous connaissez encore l’amour, vous l’éprouvez, vous l’inspirez, parce que vous êtes jeune et beau, et vous paraissez aussi compétent que possible pour nous donner une théorie sur l’art de se faire aimer. Mais, quelque versé que vous soyez dans cet art, laissez-moi vous dire qu’il n’y a pas de système applicable à tout le monde, et que chacun doit trouver celui qui lui est propre. Laissez-moi chercher ou expérimenter le mien sur Thierray, in animâ vili, que vous importe ?

In animâ vili ? C’est Nathalie qui t’apprend ce latin-là ! Voilà bien du mépris pour ce pauvre Thierray, et il ne mérite certes pas d’être traité comme l’esclave sur qui on essaye l’effet de certains poisons. S’il en est ainsi, ma fille, comme je ne suis pas chargé de vous fournir de pareils sujets, et que Thierray, peu habitué à remplir un pareil office, pourrait bien oublier son savoir-vivre, et s’échapper malgré lui jusqu’à vous donner quelque dure leçon dont je ne pourrais être le témoin impartial, je vais le congédier doucement sous quelque prétexte, ou plutôt vous envoyer faire un petit voyage de santé chez une de vos tantes, jusqu’à ce que votre victime se soit éloignée d’elle-même.

Et Dutertre se leva, craignant sa faiblesse, et voulant laisser Éveline sur cette petite anxiété.

Mais Éveline le retint, et, recommençant ses pleurs, elle se plaignit, sans suite et sans raison, d’être humiliée, traitée comme une enfant, menacée d’une pénitence et déshéritée de la douce indulgence, par conséquent de la tendresse de son père. L’heure s’écoulait. Éveline n’était pas habillée, ses beaux cheveux tombaient en désordre sur ses épaules, ses yeux étaient gonflés, ses joues enflammées par les larmes ; elle sentait que la cloche du dîner allait sonner, et l’humiliation de paraître abattue et comme vaincue devant Thierray, la crainte qu’il ne devinât ce qui s’était passé l’exaspérait tellement, qu’elle eut presque une attaque de nerfs.

Au bruit de ses sanglots, Nathalie, qui, de la chambre voisine, écoutait cette scène depuis le commencement, entra comme surprise et effrayée, et affecta de prodiguer à sa sœur des soins qui n’étaient pas indispensables, et qui, certes, eussent été moins empressés en toute autre circonstance.

La présence de Nathalie, devant qui elle était doublement humiliée, rendit cependant à Éveline toute sa fierté d’emprunt. Bonne mais irascible, aimante mais déraisonnable, Éveline chercha un appui dans cet inévitable témoin de sa honte enfantine.

— Oui, répondit-elle aux hypocrites questions de la muse de Puy-Verdon, mon père me gronde ; mon père me raille ; il blesse mon amour-propre avec le sang-froid d’une mortelle indifférence. Tu avais raison, Nathalie, notre père ne nous connaît plus, il ne nous aime plus !

— Taisez-vous, malheureuse enfant ! s’écria Dutertre, qui sentit le vertige et vit le bord de l’abîme dans le sourire amer de Nathalie : que Dieu vous pardonne un tel blasphème, si vous n’êtes pas folle !

Nathalie eut, pour envenimer le mal, des airs d’une douceur terrible et des à-propos d’une mortelle conciliation.

— Eh ! non, mon père, dit-elle, ce n’est pas vous que nous accusons ! Éveline accepterait tout de vous seul ! mais, si elle a été mal élevée, si elle n’a pas été élevée du tout, ce n’est pas sa faute. La pauvre enfant est susceptible… Tenez, elle en souffre beaucoup, et elle croit que vous ne voulez plus rien faire pour la calmer et la consoler ; mais elle se trompe, n’est-ce pas, mon père ? vous nous aimez toujours, et personne ne nous enlèvera votre amour et votre protection ?

— Nathalie, dit Dutertre, pâle et le cœur serré, je ne te comprends pas !

— Pardon, mon père, vous me comprenez. Nous ne sommes pas aimées de tout le monde ici ! C’est bien naturel, nous ne saurions nous en plaindre. Mais songez que nous ne sommes pas bien coupables d’avoir les défauts de notre âge et de notre isolement. Nous manquons de frein habituel, et il en faut peut-être un à la jeunesse ; mais il le faut légitime, et une belle-mère n’est pour nous qu’une étrangère dont nous n’avons pas voulu subir la contrainte. Nous n’avons pas eu souvent le bonheur de vivre sous vos yeux, et quelque bien élevée, quelque convenable que soit madame Olympe à notre égard, son âge ne comporte pas l’autorité. Passez-nous donc nos travers, ayez patience avec nous, puisque nous avons si peu de temps dans l’année pour jouir de votre présence, et songez qu’il nous faut quelque courage, à nous aussi, pour accepter notre situation.

— De quoi donc vous plaignez-vous, mes filles ? dit Dutertre avec une force douloureuse. Où sont les souffrances, les malheurs de votre destinée ? Êtes-vous opprimées, persécutées par ma femme ? Dites, dites ! Si vous avez des sujets de plainte, je les écouterai, ici, tout de suite ; je les vérifierai, et je vous ferai justice dans le secret d’un tribunal de famille. Mais je ne veux plus d’insinuations, plus de réticences ; elles me tuent ! Parlez, mais parlez sans détour, vite, et avec le courage de la franchise.

Nathalie ne s’attendait pas à voir son père aborder la question avec cette netteté d’intention. Ne comprenant pas la grandeur et la pureté de son amour pour Olympe, elle croyait, à le voir éviter délicatement jusqu’à ce jour tout motif de rivalité domestique, qu’il rougissait de cet amour comme d’une faiblesse, et qu’il lui serait facile de le placer ainsi vis-à-vis d’elle sur un pied d’infériorité. En le trouvant ferme et résolu, elle battit en retraite, observa que la cloche du dîner sonnait, que ce n’était pas le moment d’une explication, et que, d’ailleurs, elle reculerait toujours devant la crainte de blesser et d’affliger son père.

— Vous pouvez m’affliger, dit Dutertre, si votre cœur est injuste ; me blesser, je vous en défie. Je ne comprends pas ce que l’amour-propre aurait à faire ici. Vous vous expliquerez ce soir, toutes les deux, quand nous serons seuls. Je ne veux pas m’endormir une nuit de plus sur le malentendu qui règne entre nous. Relevez vite vos cheveux, Éveline, et descendez. Vous, Nathalie, suivez-moi.

Nathalie, pour ne pas obéir et pour ne pas résister, passa la première, descendit d’un pas ferme, et alla s’asseoir à table avec un visage froid.

Éveline se récria sur l’impossibilité de se montrer dans le négligé et dans le trouble où elle se trouvait.

— Eh bien, répondit Dutertre, restez ; je dirai que vous avez un peu de migraine. Mais vous vous calmerez et vous descendrez dans une heure. Je l’exige.

Il descendit à son tour, mais il lui fallut toutes les forces de sa volonté et de son organisation pour cacher sa souffrance intérieure. Olympe n’y fut pas trompée. Elle regarda Amédée avec inquiétude comme pour l’interroger. Un pressentiment sinistre s’empara d’elle en voyant que son neveu évitait ses regards et que son mari souriait avec effort. Elle s’effraya davantage quand elle apprit ; qu’Éveline était souffrante ; mais, habituée à concentrer toutes ses pensées, toutes ses émotions, elle parut ne pas se douter que le moment terrible était venu et que la glace, sinon encore rompue, venait du moins de craquer sous ses pieds.

Éveline, restée seule, ruminant sa colère, s’apprêtait à déchirer quelque robe ou à casser quelque porcelaine pour se soulager, lorsque Caroline vint la trouver.

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a, petite sœur ? dit l’enfant, chez qui les doux et patients instincts de la maternité semblaient être une prédominance de l’âme ; nous avons pleuré ; nous boudons, parce que nous avons gâté nos yeux bleus ! Allons, de l’eau fraîche, et cela passera vite.

— Laisse-moi, Benjamine, dit l’autre en la repoussant, je ne suis pas en train de rire.

— C’est bon ! c’est bon ! répondit la petite sans se troubler, nous connaissons ça : tu t’es mise en colère parce que ton chignon ne tenait pas, ou parce que le fichu que tu veux est, comme de coutume, le seul qui ne soit pas prêt. Voyons, quel chiffon est-ce qu’il te faut ? Je vais le repasser, s’il ne l’est pas. J’ai toujours des fers dans ma chambre, et ce sera fait en un tour de main, sans que Grondette s’en doute.

— Sotte que tu es ! reprit Éveline. Il s’agit bien de chiffons ! papa vient de me faire une scène.

— Oh ! je le crois bien ! dit la Benjamine en riant, il est si méchant, ce papa que nous avons ! C’est un homme terrible ! Je parie qu’il t’a battue ! Pauvre sœur ! faut-il pleurer avec toi, ou aller battre ce méchant père qui fait pleurer son petit lion crépu ?

— Tu m’impatientes, tu m’ennuies ! s’écria Éveline. Va-t’en, grande niaise ! Que viens-tu faire ici ? On dîne sans toi, et je parie qu’on te fait chercher partout !

— Oh ! que non pas, dit Caroline. J’ai bien le temps de dîner ! J’ai demandé à notre mère la permission de venir t’habiller, et me voilà.

— Notre mère ! dit Éveline avec amertume.

Caroline, qui en comprenait peut-être plus qu’elle ne voulait le laisser croire, et qui avait l’admirable bon sens de repousser toutes les explications dangereuses ou pénibles, ne parut pas entendre cette exclamation, et, sans rien dire, commença à relever d’une main adroite et légère les beaux cheveux d’Éveline, après avoir renvoyé la femme de chambre curieuse qui se présentait pour remplir cet office, et Grondette, qui venait s’inquiéter de la migraine de sa diablesse ; c’est ainsi que la vieille villageoise appelait familièrement Éveline qu’elle avait nourrie.

Éveline, nonchalante et préoccupée, se laissa coiffer et habiller par sa jeune sœur, qui, toujours babillant, se répondant à elle-même quand Éveline ne daignait pas lui répondre, et disant des riens comme un oiseau qui gazouille, réussit à endormir son dépit et à la ramener à l’admiration d’elle-même.

— À présent, lui dit-elle après l’avoir menée devant son miroir, où Éveline donna machinalement le point lumineux à son image, en attachant certain bijou et en rajustant certain nœud, nous allons respirer un peu notre flacon, et puis nous allons sourire, embrasser cette sotte de Benjamine et descendre au dessert. C’est encore un beau moment pour faire une entrée ! Tout le monde est gai, papa cause, maman sourit. Éveline paraît, on lui demande de ses nouvelles. Elle donne un bon baiser à maman, et puis à papa ; elle dit qu’elle est mieux, elle va s’asseoir avec beaucoup de grâce, elle mange un peu, elle rit un peu, elle a beaucoup de succès, et tout le monde est content.

— Qu’il faut de patience pour te supporter, Benjamine ! Dis-moi, tu seras donc toujours idiote ? Songes-tu que tu as seize ans et qu’on va peut-être te parler bientôt de mariage ?

— Oh ! moi, je n’aime pas cela, le mariage ! dit Benjamine. C’est bon pour vous qui êtes de grandes princesses. Mais, moi, je ne veux pas quitter ma mère, jamais, entends-tu bien ?

— Tu l’aimes donc bien ? dit Éveline. Allons, jusqu’à la Cendrillon qui l’aime plus que nous !

— Pour une fille d’esprit, vous dites des bêtises, répliqua la petite en s’agenouillant devant elle pour lui lacer ses bottines de satin noir. Vous faites tout votre possible pour vous rendre haïssable, et votre grand dépit vient de ce que vous ne pouvez pas empêcher qu’on ne vous adore malgré tout.

— Pauvre Cendrillon ! dit Éveline en attirant la tête brune de l’enfant sur ses genoux et en caressant ses cheveux flottants, naturellement bouclés comme ceux de son père. Tu seras heureuse, toi ! parce que tu es bête comme une oie et bonne comme un ange.

— Bah ! je ne suis peut-être pas si bête que tu crois, répondit Caroline en se relevant avec la légèreté d’un oiseau.

Elle fit rapidement un peu d’ordre dans la chambre pour épargner ce soin à Grondette ; puis elle prit sa sœur sous le bras et la força à descendre en courant et en sautant dans les grands escaliers en spirales adoucies du château. Un chat qu’elles éveillèrent en sursaut fit un bond fantastique en fuyant devant elles : ce fut pour Benjamine l’occasion d’un immense éclat de rire, et sa dolente sœur, entraînée par la contagion de ce rire frais et sonore qui était chez Caroline comme l’hymne harmonieux de la virginité de l’âme, se présenta devant ses parents et devant Thierray avec le visage animé d’un naïf et cordial enjouement. Le front de Dutertre s’éclaircit. Olympe respira. Amédée remercia Éveline d’un regard amical, Thierray se demanda quelle pluie ou quelle rosée avait assoupli ces traits si beaux, dilaté ces yeux si brillants, et la trouva plus charmante qu’elle ne lui avait encore semblé. Nathalie éprouva pour la versatilité du caractère de sa sœur un profond dédain.

— Tu vois bien, mère ! murmurait la Cendrillon à l’oreille d’Olympe : quand je te disais que je la ramènerais bien belle et bien gaie !