Notre-Dame-d’Amour/XXIX

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Flammarion (p. 331-341).


XXIX

Notre-Dame-d’Amour


Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène :

— Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait d’arriver, — mère, toute ma vie je resterai veuve ! Et j’aurai, avec la douleur d’avoir perdu mon mari, une autre douleur encore : je ne peux plus croire à Notre-Dame-d’Amour ! Pourtant, depuis que je suis toute petite, j’avais foi en elle, je n’ai jamais manqué de la prier, chaque matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait ? Et Jean, que lui avait-il fait ! Ne l’avait-elle protégé de la haine de Martégas, qu’afin de le faire mourir plus méchamment tué par son cheval, le jour de la noce ? pourquoi ?… Il n’y a pas de bon Dieu, mère ! il n’y a pas de Bonne Mère !

Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu’elle perdait, en même temps qu’un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu’elle croyait avoir dans le ciel.

— Non ! non ! il n’y a pas de Bonne Mère ! non ! il n’y en a pas ! il n’y en a pas !

Les deux femmes étaient assises tout près l’une de l’autre. La vieille prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au ciel ses yeux creux.

— Ne dis pas de mal…. Dieu t’entend, ne dis pas de mal ! Le curé des Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime ; il m’a parlé, et je sais ce que je dois faire. C’est pourtant bien dur, mais je le ferai. Notre-Dame est bonne… on ne sait pas tout. Si on savait « les raisons pourquoi », on se résignerait toujours. Le mal qui nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m’a dit comme ça : « Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard, ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes ! » Il a raison, le curé…. Les hommes, c’est faible. Ayez pitié de nous, Notre-Dame-d’Amour !…

La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une sorte d’exaltation mystique. Elle reprit :

— Tu ne sais pas, petite ? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d’autres s’en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à Notre-Dame-d’Amour. Là, personne n’y touchera plus ; on n’oserait prendre ce qui est à Elle…. Viens avec moi, Zanette.

— Non ! non ! je n’irai plus ! je n’y veux plus aller. Allez-y seule, mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là, à côté.

Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs, posée le cuir en dessous, les panneaux en l’air, écartés.

La selle dormait là, sur les sacs.

La vieille femme s’en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut….

— Qu’y a-t-il, mère ?

— Regarde !

Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un petit caillou à pointes aiguës.

— Oh ! mon Dieu ! cria Zanette. Oh ! mon Dieu ! est-il possible ! oh ! je comprends ! je devine !… Cela vient pour sûr de cette Rosseline !

La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de légendes et de chansons très anciennes :

— Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle…. C’est son âme !…

Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une résolution sans merci se voyait « dans toute elle ».

— Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d’elle !

— Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille…. Regarde ce pauvre cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison : on ne sait pas tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu…. Rien n’arrive que par la permission de là-haut…. Viens tout de suite, viens avec moi…. Prends la clef de la chapelle, j’ai une chose à te dire, que je ne dois dire que là.

Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame d’or.

La vieille s’agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute révoltée, en fit autant.

La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée, ses yeux levés brillant sous l’arcade sourcilière profonde, prononça, en manière de prière et de lamentation funèbre :

— Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu’on n’a jamais entendu dire qu’aucun de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous !… Puis-je laisser cette petite, qui aujourd’hui a droit de me nommer sa mère, que je garderai de tout mal, et que je marierai, j’espère, à quelque autre de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils, — puis-je la laisser, cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que vous lui retiriez votre bénédiction à jamais ? Non ! non ! Et mon fils ne l’a pas voulu. Hélas ! et il faut, il faut, pour la punition de mes fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de mon propre enfant, de mon malheureux enfant !

Zanette étouffait, croyant deviner déjà.

La vieille femme poursuivit :

— Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu’il meure, par le moyen de cette femme… à qui, en votre nom, nous devons pardonner… c’est qu’il avait commis une faute d’amour. Il avait, devant moi, juré sur l’image, et sur le rameau bénit. Il n’a pas tenu sa parole. Et il a dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il a dit en mourant : « J’ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher, j’ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma fiancée, monsieur le curé, que je n’étais pas sûr de moi. Mieux vaut peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus grands malheurs ! » Il a dit cela, il l’a dit ! Et j’ai voulu, à cette petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d’Amour !…

Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée.

La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices corses :

— Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils l’aimait, et que, tout en l’aimant de tout son cœur, en désirant avec amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir l’autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans avoir horreur de lui-même !

Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le regard de Rosseline, à l’arrivée en Arles, le jour du mariage…. Ce frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce jour-là, la taille du cavalier…. Elle comprenait tout maintenant ! Si Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l’avait si visiblement protégé, c’est qu’il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans son cœur à Rosseline… tandis que, le jour même du mariage, il avait, sous le regard de cette femme, tressailli d’amour coupable, aux côtés mêmes de sa fiancée !

La vieille se lamentait toujours :

— Il courait à la faute ! il serait retourné au péché mortel ! Et vous, qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu’il meure, qu’il meure pour son salut plutôt que de vivre pour le péché !… Vous me l’avez repris, ô Notre-Dame-d’Amour ! que votre volonté soit faite, que votre saint nom soit béni…. Il ne peut venir de vous que de la justice, ô Notre-Dame-d’Amour…. Qui sait où cette femme l’aurait conduit ! Hélas ! où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte !

Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait l’histoire du pauvre chien qu’elle avait tant pleuré, lorsqu’elle était toute petite. Et voici qu’à son tour, à l’exemple de la vieille, elle parlait, en même temps qu’elle, en se lamentant comme elle, et elle répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et ses gémissements :

— Pardon ! pardon, de vous avoir reniée, d’avoir douté de vous, ô Notre-Dame ! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de lui, mais vous au moins, vous, vous me restez !… Je vous serai fidèle, ô Notre-Dame ! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie !… O bonne Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd’hui, comme autrefois ma mère m’avait vouée aux Saintes Maries qui m’avaient délivrée d’une mauvaise fièvre…. L’amour pour moi a été méchant ; je n’en veux plus !… La vie bonne sera pour d’autres, ô Notre-Dame. Ma petite sœur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour…. Eh bien, alors, ses enfants, ô Madame ! deviendront les miens, je vous promets qu’ils seront comme miens…. Ainsi, je vous serai à jamais dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère !

Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l’enfant, la voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives :

— Protégez-nous, ô Notre-Dame-d’Amour !…

— Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d’Amour….

— Sauvez, s’il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d’Amour !…

— Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d’Amour !…

— Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d’Amour !…

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