Où en est la révolution française ?

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Où en est la révolution française ?
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 872-898).
OU EN EST
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

SIMPLES NOTES SUR LA SITUATION ACTUELLE

Il semble que ce qui coûte le plus au cœur de l’homme contemporain, c’est de se rendre à la vérité. De toutes nos infortunes, celle-là est peut-être la plus grande, car c’est celle qui les engendre toutes, qui en explique l’incessante renaissance et la désastreuse succession. Avant d’être détrompés par l’expérience, nos chimères pouvaient avoir pour nous la valeur de réalités, nous pouvions en vivre naïvement, et il était innocent autant que flatteur d’y croire : elles ne nous avaient pas encore faussé secours et raison au point où nous voyons qu’elles l’ont fait; mais à cette heure les dernières illusions sont tombées. À cette patience que n’avaient pu lasser trois et quatre douloureuses expériences, a succédé le plus profond désenchantement; nous voilà pour toujours sceptiques et défians, nous jusqu’à présent si obstinément crédules. Cependant ce mécompte ne nous rend pas plus accessibles à la vérité : comme nous n’avions pas cru en elle, elle nous est déplaisante; nous détournons les yeux pour ne la point voir, et nous gardons en sa présence le farouche silence des vaincus. Plutôt que de lui donner accès en nous, nous préférerons y loger le vide. Il nous en coûte autant de nous sauver que de périr, et c’est ce déplorable endurcissement, qu’il vaudrait mieux nommer dureté envers nous-mêmes, qui se révèle dans le singulier état d’opinion que nous traversons aujourd’hui et qui en fait le caractère. Cet état d’opinion est unique. C’est, croyons-nous, la première fois qu’on aura vu mentir cette loi qui appartient au monde moral encore plus qu’au monde physique : la réaction est toujours égale à l’action. Il me souvient encore de l’année 184S. Quelle marée montante d’indignation après les tristes journées de juin ! quel choc en retour après ce coup de foudre! quelle vigoureuse poussée de toutes les forces sociales! La réaction non-seulement suivit immédiatement l’action, mais encore la dépassa de beaucoup. Trois ans d’une colère infléchissable répondirent à quelques heures d’alarmes, et il semblait qu’il n’y aurait jamais assez de fureurs pour venger cette agression. La menace d’un danger possible, voilà ce qui causa la réaction de 1848. — Nous sortons d’une bien autre secousse, la menace est devenue fait, le danger est devenu catastrophe. Une émeute non plus militante, mais triomphante, a pendant deux longs mois et demi déroulé son carnaval sinistre à travers la capitale, qu’on n’a pu lui arracher qu’au prix de flots de sang et par des ruines sans fin. Nos rues obstruées de décombres appellent notre pitié sur les malheurs privés de la foule anonyme de nos concitoyens engloutis sous les désastres d’une apocalypse burlesque autant que cruelle; nos monumens incendiés nous racontent les outrages qu’a subis la majesté nationale violée. Ce n’était pas assez que la catastrophe fût sanglante et ruineuse, les dieux pleins de malice ont encore voulu qu’elle fut humiliante à l’excès. Jamais grande civilisation ne fut souffletée par d’aussi petites mains. Ce qu’il y a eu de plus minuscule au monde depuis que l’histoire existe, ce sont les héros et les acteurs de la révolution de 1871. Lilliput a eu pouvoir d’opérer des ruines colossales qui d’ordinaire sont l’œuvre de Brodingnac en délire. Ce fameux bronze de la colonne, deux fois impérissable au dire de M. Hugo, fait qu’il était de gloire et d’airain, n’a pu tenir contre un paradoxe de rapin, et le vent du cabotinage a fait flamber comme paille la résidence de nos rois. Une farce des Bouffes-Parisiens s’épanouissant en mélodrame de la Porte-Saint-Martin, voilà quelle est exactement cette révolution de la commune qu’un artiste définissait encore assez bien devant nous en l’appelant la révolution des fruits secs. Eh bien ! nulle réaction n’a suivi cet inqualifiable assaut. Les âmes n’ont eu ni sursaut, ni tressaillement; une sorte de stupeur où le désir du silence se combine avec la paralysie de l’effroi est le seul sentiment qu’elles semblent connaître. Quelques hochemens de tête accompagnés de quelques timides interjections de tristesse, voilà toute la réaction de 1871. Et ce sera tout, selon toute apparence. D’où vient cela? Est-ce que nous avons tellement dégénéré en vigueur morale dans ce court espace de vingt années que nous ne sommes plus capables d’aucune indignation? Non, quelque chose de plus profond se cache sous cette stupeur silencieuse : c’est que nous n’avons plus foi en nos principes, et que les uns n’osent pas et les autres ne veulent pas avouer leur incrédulité. En 1848, nous avions encore assez de foi en nos principes pour éprouver colère et indignation contre les insensés qui les exposaient à de si grands dangers; en 1871, l’attachement qu’ils nous inspirent tient à l’embarras de les remplacer et à la honte d’avouer qu’ils nous ont trompés. Nous en voulons moins à la commune d’avoir détruit une confiance qui était fort mince que de la contrainte violente qu’elle a exercée sur notre orgueil. En d’autres temps, réagir c’était nous sauver sans nous condamner; dans les circonstances présentes, c’est nous sauver peut-être, mais en nous condamnant : aussi le respect humain politique cloue-t-il nos lèvres et fait-il hésiter notre décision, et voilà au vrai l’état d’opinion où nous sommes arrivés.

Mais si nous restons muets, les ruines parlent, et éloquemment. Dans le nombre, il en est deux dont le langage, plus saisissant encore que celui de toutes les autres, est fait pour tirer les larmes des yeux les plus secs et pour remuer les imaginations les plus lentes. Une tristesse glaciale remplit la belle place Vendôme, d’où l’on dirait que la vie s’est retirée depuis qu’elle est veuve de sa colonne. Ce piédestal séparé de son glorieux trophée est véritablement funèbre ; on dirait un grand tombeau. Et c’est en toute réalité un tombeau avec ses bas-reliefs chargés d’uniformes vides, de drapeaux sans capitaines et d’armes sans combattans. La Prusse triomphante aurait voulu élever un monument en raillerie de nos défaites qu’elle n’aurait jamais aussi bien trouvé que cet étrange sarcophage sur lequel il semble qu’on lise écrit : « Ci-gît la gloire de la France. » Un tombeau involontairement élevé par le génie de la destruction, voilà pour la France moderne. Plus touchant encore peut-être est le vieil Hôtel de Ville, aussi gracieux encore sous ses ruines qu’il apparaissait grand lorsqu’il était debout. Avec ces légions d’évêques, de prévôts des marchands, d’hommes d’armes et de conseil qui se dressent encore sur sa façade, noircis, mutilés, décapités, il ressemble au spectre de l’ancienne France, dont la civilisation fut à la fois si majestueuse et si douce. Quinze siècles d’efforts, de travaux, de génie, sont là déshonorés par la flamme. La France ancienne, la France nouvelle, frappées également par des mains brutales qui ne distinguent pas, gisent couchées dans la même poussière.

Pourquoi serions-nous moins hardis que ces ruines? Pourquoi nous aussi ne parlerions-nous pas ouvertement, et ne dirions-nous pas tout haut ce que nous pensons tout bas, bien mieux ce que nous avouons dans toute conversation où se rencontrent deux Français possédant le sentiment de l’histoire nationale et quelque peu soucieux des destinées futures de leur pays?


I.

Ce que nous pensons tout bas, les uns en se soumettant docilement à la vérité, les autres en rechignant contre les clartés de l’évidence, c’est que la banqueroute de la révolution française est désormais un fait accompli, irrévocable. Il n’est pas une seule de ses promesses que la révolution n’ait été impuissante à tenir, il n’est pas un seul de ses principes qui n’ait engendré le contraire de lui-même, et produit la conséquence qu’il voulait éviter. La liberté! elle n’a jamais pu nous la donner qu’avec intermittence, et elle nous l’a toujours donnée sans franchise. L’égalité! elle l’a compromise par une interprétation brutalement matérialiste qui, renversant les rôles, reconstruit au profit de la pauvreté et de l’ignorance les privilèges de la science et du rang. Pour toute fraternité, elle ne nous a fait connaître jusqu’à présent que celle de Caïn pour Abel, et il ne semble pas qu’elle se dispose à enchaîner prochainement nos cœurs de sympathies plus douces. Le règne de la loi, seule souveraine absolue selon ses doctrines ! nous avons vu vingt fois la révolte l’interrompre. La souveraineté nationale! nous avons vu comment s’en jouent les minorités factieuses qui ont créé en leur faveur un nouveau droit tout aussi redoutable, mais beaucoup moins net et moins intelligible que le vieux droit à l’insurrection. Les droits de la conscience ! nous savons avec quel respect ils ont été traités. L’unité nationale, cette œuvre patiente des siècles achevée par la convention, cette unité par laquelle la révolution française, quelle que fût l’étendue des gouffres creusés par elle, se rejoignait et se soudait sans effort à la tradition séculaire de la France, nous l’avons vu nier et menacer par cette doctrine soudainement sortie de terre sous le nom de commune, qui ne demandait rien moins que la désagrégation de toutes les molécules nationales. L’idée de patrie, naguère si puissante ! la prédominance des nouveaux intérêts créés par la révolution, et qui sont d’ordre trop exclusivement économique, l’a singulièrement affaiblie, le cosmopolitisme des nouvelles doctrines populaires la nie, ou l’ignore, ou se tait sur son compte, ou n’a l’air d’y tenir que médiocrement. La suprématie politique de la France! la révolution l’a perdue pour avoir trop voulu l’étendre, tantôt par une propagande armée à outrance, tantôt en se proposant à l’imitation des peuples et en leur soufflant à l’oreille le mauvais conseil d’une funeste émulation. Prenez n’importe laquelle de ses idées les meilleures, les plus célébrées, et vous trouverez qu’elle a produit des résultats infiniment plus désastreux que le mal qu’elle se proposait de guérir. Par exemple elle a voulu affranchir la personne humaine des servitudes de la condition et du despotisme de la famille, et elle a créé cet état monstrueux de l’individualisme où l’homme, atome égoïste autant que faible, libre, mais impuissant, sans autre loi que lui-même, mais sans secours contre lui-même, tourbillonne autour des autres atomes, ses frères, se heurtant fréquemment à eux, ne s’y agrégeant jamais qu’accidentellement ou passagèrement. Justement préoccupée d’empêcher que l’autorité dégénérât jamais en tyrannie individuelle, elle a voulu réserver à l’état la souveraineté entière, et elle a créé une hiérarchie mobile de fonctionnaires dont le déplacement perpétuel compromet la bonne administration du pays et ruine les moyens d’action du pouvoir. Jalouse de substituer les droits du mérite et du travail aux privilèges de la naissance, elle n’a voulu admettre que des fonctions salariées, et elle s’est créé une race de serviteurs tièdes ou calculateurs qui lui ont donné juste autant qu’ils recevaient, et dont le zèle a presque toujours été en proportion des espérances. Elle a voulu soumettre le pouvoir ecclésiastique au pouvoir civil, et son fameux concordat, vanté comme une œuvre de sagesse et d’habileté, n’a abouti qu’à nous donner une église soumise et tolérée, encore plus haïe du préjugé populaire que si elle était une église d’état. De quelque côté qu’on regarde, l’avortement est complet, et l’enfant qu’elle a mis au monde, allaité par des doctrines d’une santé si douteuse, suçant le pus avec le lait, meurt de ce qui le fait vivre et vit de ce qui le fait mourir.

Aucun de ses principes n’a tenu ce qu’il promettait; mais ce n’est encore là que la moitié de la banqueroute; le pire de la ruine le voici : c’est que nous sommes désormais incapables de satisfaire, au moyen de ses doctrines, aux exigences de notre peuple. Bons ou mauvais, ces principes ont aujourd’hui épuisé leurs dernières conséquences; on peut défier la tête pensante la plus ingénieuse d’en tirer le plus petit corollaire ayant quelque valeur. Disons en toute assurance que le cycle de doctrines ouvert par le XVIIIe siècle a maintenant accompli sa dernière évolution; une nouvelle période s’ouvre, dont les doctrines sont peut-être nées déjà, mais dont le souffle dirigeant est encore incertain. Les marges sont pleines, le texte a tout envahi; il n’y a plus place pour le moindre iota. Cela étant, comment ferons-nous pour parer aux exigences des situations, lorsque notre peuple, toujours docile aux habitudes que lui a données la révolution française, viendra nous demander reformes et progrès? Comment lui ferons-nous comprendre que les doctrines les plus fécondes ont leurs limites tout comme les plus maigres, que l’esprit humain atteint très vite ces limites, si lointaines qu’elles soient, et qu’une fois qu’elles sont atteintes, il faut de toute nécessité ou s’y tenir ou rétrograder, par conséquent qu’il n’y a plus de possible que le statu quo le plus immobile ou le voyage en sens inverse de celui qu’on a parcouru? Par exemple, quel est le progrès politique possible après le suffrage universel? Notre peuple aura beau venir nous demander des droits, nous serons bien forcés de lui répondre qu’il n’y en a plus, et que nous lui avons tout donné. Nous relevons tous de lui, nous dépendons tous de ses choix et de ses caprices ; il peut remplir de ses enfans les sièges de la représentation nationale et les conseils de nos villes; le sort de la nation est à la merci de ses lubies. Quant à l’égalité sociale, je ne sais trop quel pas en avant on peut faire sans reconstituer sous de nouvelles formes l’ancienne inégalité. Il existait encore, il y a peu d’années, quelques lois de police sociale qu’on pouvait regarder comme restrictives de la liberté du travail; on se rappelle comment ces entraves furent écartées d’une main légère par un homme politique dont le cœur léger est devenu célèbre depuis. Tous peuvent donc librement défendre les conditions de leur existence, tous peuvent débattre librement les conditions de leur travail et faire triompher leurs prétentions, parfois contre la justice, souvent contre l’intérêt général, toujours contre l’ordre public. Qu’est-ce donc qu’on pourra bien promettre au peuple aux prochains mouvemens révolutionnaires, et si par malheur on lui promet quelque chose, qu’est-ce qu’on pourra bien lui tenir? Cette situation est extrêmement sérieuse, car la loi d’un état démocratique étant la mobilité et le changement, le jour où l’aliment manque à cette mobilité, où le changement ne trouve plus de prétexte, je ne dirai pas légitime, mais seulement spécieux, cet état doit, ou bien se fixer dans l’immobilité du statu quo, ce qui est contraire à sa nature, ou bien se précipiter dans une anarchie aveugle et furieuse qui est nécessairement sa fin. Ainsi non-seulement nous sommes engagés dans une voie que la vérité nous oblige à reconnaître mauvaise, mais nous ne pourrions, le voulussions-nous, faire un pas de plus dans cette voie, toute mauvaise qu’elle est. La révolution française est donc obligée de s’arrêter, non faute de désir, mais parce que le chemin lui manque, et qu’elle est allée jusqu’au bout d’elle-même.

Mais ce fait qui pour tout individu pensant est aujourd’hui irrévocable, nous parviendrons difficilement, si nous y parvenons jamais, à en persuader nos multitudes. La révolution, qui pour nous est lettre close, est à peine commencée selon elles. Comme pour nous, la révolution est pour elles une déception ; mais, tandis que cette grande expérience manquée nous a conduits par degrés à une sage désespérance et nous a placés en face des lois de l’inexorable nature, qui ne tient compte des illusions et des désirs de l’homme, les multitudes au contraire n’ont pas lâché prise et se sont raidies contre l’évidence qu’elles ne voient même pas et contre la force des choses dont elles ne veulent pas admettre l’inéluctabilité. Il en résulte un phénomène unique dans l’histoire du monde, c’est que l’irritation révolutionnaire grandit toujours davantage à mesure que la révolution a moins de raisons d’être. D’ordinaire les mouvemens politiques s’apaisent de plus en plus à mesure qu’ils s’éloignent de leur point de départ et qu’ils ont reçu satisfaction; mais nous semblons marcher au rebours de cette loi, car plus le temps s’écoule, et plus les colères bouillonnent; plus les satisfactions données sont complètes et plus les passions sont irréconciliables. Nous avons vu nos contemporains entasser en quelques jours plus de ruines que la révolution française n’en a fait en dix années, et cependant les meneurs de la commune n’avaient pas les excuses des hommes de 93 : ils ne s’attaquaient pas à un ordre de choses séculaire; la société sur laquelle ils se sont rués avec une fureur qui leur a fait trouver le crime chose naturelle et légitime est une société ouverte de toutes parts, nivelée jusqu’au ras du sol, désarmée contre elle-même, sans distinctions de classes, sans magistratures puissantes, sans influences protectrices, sans lois rigoureuses, une société où le visage sévère de la religion n’a pas même le privilège du masque de croquemitaine sur les enfans, où la justice a consenti à émousser son âpreté, qui ne connaît aucun genre d’obéissance, où nulle domination n’a pu pousser la moindre racine. Quant aux prétentions qu’ils élevaient sur cette pauvre société, quant aux tyrannies qu’ils avaient à lui reprocher, aux bienfaisantes institutions qu’ils avaient à leur substituer, ils n’ont jamais pu s’en expliquer clairement, et il est douteux qu’ils eussent à cet égard une explication quelconque à donner. Ils sont montés à l’assaut de portes ouvertes avec la même force que s’il s’était agi d’emporter des tours d’airain. Ainsi voilà une société absolument démocratique qui est attaquée au nom de la démocratie comme aucune société aristocratique ne le fut jamais, et dans laquelle les mauvaises passions de l’envie, de la haine et de la colère se sont alimentées des satisfactions mêmes qui auraient dû les éteindre! Faut-il renoncer à chercher l’explication d’une situation si anormale dans des causes morales, pour s’adresser à la médecine, qui nous apprend que dans les maladies nerveuses l’agitation est d’autant plus extrême que le malade est plus près du terme fatal? Cette situation relève en effet de la physiologie, car c’est un fait d’imagination, une véritable hallucination mystique qui nous conduit à l’abîme. Pour nous tous lettrés, la révolution française est chose d’ordre rationnel; pour le peuple, c’est un fait d’imagination, un mirage magique où il voit distinctement un nouveau ciel et une nouvelle terre qu’il salue de cris de joie dans ses bons jours, qu’il s’irrite de ne pouvoir atteindre dans ses jours de désespoir. C’est donc à l’imagination qu’il faut s’adresser, et non à la raison, si l’on veut avoir la clé véritable de notre périlleuse situation.

Nos philosophes du dernier siècle ont mal connu la nature de l’homme en général lorsqu’ils crurent qu’il suffisait de faire appel à la raison pour que l’empire de la vérité fût à jamais assuré. Hélas! la raison entre bien pour une partie dans la composition de l’homme moral; mais cette partie n’est tout au plus qu’un tiers de son être, et ce tiers même n’a quelque force que chez l’homme élevé au-dessus de sa nature originelle par la méditation, l’étude et la sagesse. Nos philosophes ne s’aperçurent jamais de ce fait si considérable et pourtant encore fort mal connu, c’est que les pensées et les sentimens, par conséquent l’âme morale de chacun de nous, sont déterminés par notre condition. Nous pensons selon le hasard de notre naissance; nous sentons selon notre profession; nous appelons vérité non ce qui est vrai en soi, mais ce qui flatte notre ambition; nous appelons erreur ce qui contrarie nos convoitises. Ce qui est juste, ce n’est pas pour nous ce qui est conforme à la nature générale des choses, c’est ce qui est conforme à la nature locale, qu’on me permette cette expression, des circonstances au milieu desquelles nous nous agitons; ce qui est injuste, ce n’est pas ce qui est contraire au bon ordre des sociétés, c’est ce qui est contraire à l’arrangement de notre petit monde. Presque tous nous avons un esprit de paroisse, de clocher, de métier, soit que nous soyons des ruminans ruraux, soit que nous soyons de beaux esprits urbains. Cette fatalité est tellement celle de notre nature, que les classes même qui ont le plus de puissance pour y échapper, les aristocraties par exemple, en portent elles-mêmes le poids. Les prétentions que les diverses catégories d’hommes mettent en avant sont de véritables préjugés qui ne relèvent que fort rarement de la raison, ou, pour parler plus nettement encore, ce sont autant d’erreurs qui sont filles de la passion ou de l’intérêt. Il est donc impossible d’amener les hommes à la raison et à la justice, à moins de supposer une humanité composée d’ascètes et de gymnosophistes qui se soient élevés au-dessus de toutes les circonstances où vivent enveloppés leurs frères plus charnels, parce que, lorsque ces mots adorables seront prononcés, chacun les entendra dans le sens des rêves que lui aura suggérés sa condition, des ressentimens qu’il en aura gardés, des espérances qu’il y aura puisées, c’est-à-dire dans autant de sens erronés. C’était fort justement que les philosophes du dernier siècle prétendaient que les sociétés n’avaient jamais été fondées sur la raison. Si elles avaient dû attendre cette base, elles n’auraient jamais pris naissance; mais elles furent établies pour que toutes ces erreurs fissent bon ménage ensemble, pour qu’une vérité relative naquît de leur pondération et de leur équilibre, et que l’antagonisme forcé de ces sentimens pleins de partialité s’endormît dans un esprit d’amour, s’il était possible, ou sinon de paix contrainte et imposée par la force.

On a fait appel à la raison, et c’est la passion qui a répondu. Il n’en pouvait être autrement, puisque en vertu de sa nature l’homme ne pense que selon ce qu’il sent, et qu’il sent selon la tyrannie du sort et la fatalité de la condition. Les hommes n’ont pu se dépouiller d’eux-mêmes pour remplir l’attente de nos philosophes, et cependant les espérances de la révolution française étaient de telle sorte qu’elles ne pouvaient se réaliser que si la raison seule répondait à l’appel de la raison. La révolution ne voulait pas de l’homme imaginatif, dont elle se défiait comme du créateur de toutes les superstitions, elle voulait encore moins de l’homme des appétits, qu’elle rejetait comme le complice de tous les genres de despotisme; mais voyez la déception, ce sont les deux seuls hommes qui soient accourus, en sorte que l’imagination et l’intérêt se sont chargés comme devant de la besogne d’une société dont l’idéal premier les excluait absolument. Chaque condition a mis le bien public dans la satisfaction de ses intérêts propres, et toutes ont placé le but à atteindre dans l’accomplissement de leurs rêves.

Si les philosophes du dernier siècle se trompèrent sur la nature de l’homme en général, ils ne soupçonnèrent même pas celle du peuple. Comment d’ailleurs l’auraient-ils connue? Pendant les deux siècles qui séparent la révolution française des guerres de religion, cette âme populaire était restée profondément cachée, ensevelie qu’elle était sous les splendeurs de la monarchie. On avait oublié entièrement ce mélange effrayant et presque monstrueux de grandeurs et de faiblesses également dangereuses, de beauté parfois divine et de bestiale misère. On ne savait pas que le peuple fait une apocalypse de toutes les scènes où il est appelé à prendre part, et qu’il n’y a que ces spectacles gigantesques qui répondent à ses instincts. Quand je vois la légère sérénité avec laquelle ces hommes du XVIIIe siècle, si éclairés, mais de lumières si froides, si humains, mais d’une humanité si purgée de tout atome du puissant limon dont nous fûmes formés, évoquèrent ce formidable élément, il me semble voir le génie de la prose correcte, méthodique, fille de l’abstraite intelligence, solliciter imprudemment l’alliance de la plus redoutable poésie. Et la poésie frénétique eut bien vite noyé la prose raisonnable. Quelques mois ne s’étaient pas écoulés que les principes du XVIIIe siècle étaient devenus absolument méconnaissables. Constitutionnels, girondins, philosophes, ne comprirent plus leurs propres paroles quand elles leur revinrent transformées par la puissante sonorité de l’écho populaire. Fidèle à sa nature éternelle, le peuple, dès le premier jour, accepta la révolution comme un credo, et fit une religion de la transformation politique qu’on le conviait à réaliser. Révolution, raison, fraternité, justice, furent autant de mots magiques, autant de sésame ouvre toi, autant de charmes contre la misère, de formules contre l’inégalité, qu’il se prit à réciter avec une sombre ferveur; il crut à cette seconde bonne nouvelle comme il avait cru dix-huit siècles auparavant à la première, avec la même ardeur naïve, la même foi parfaite, la même docilité à mouler son âme sur le patron de sa croyance. Il rejeta le christianisme avec le même esprit qui le lui avait fait aimer; il transporta à la révolution la même obéissance sans discussion qu’il avait accordée à la monarchie, et sa foi sans partage se plut à la revêtir de la même majesté sacro-sainte qu’avaient revêtue ses rois oints de la sainte ampoule. Quelque chose de terrible et de grand, qui dépassait de beaucoup les horizons du XVIIIe siècle, apparut tout à coup aux hommes de cette époque, et les éblouit sans les éclairer. Ils furent surpris et irrités; ils ne comprirent pas. Un seul, le gai girondin Riouffe, dans les mémoires qu’il écrivit en attendant la mort, qui heureusement ne vint pas, eut assez de présence d’esprit au milieu de l’effroyable crise, assez de pénétration malgré la légèreté de ses principes, pour reconnaître, définir et nommer l’étrange phénomène, mais sans se rendre compte du jour soudain qu’il ouvrait sur l’éternelle nature humaine.

Il nous est arrivé d’écrire ici même, il y a quelques années, que le peuple était toujours de nature millénaire. En tout temps, en tout lieu, il l’a été, mais nulle part au degré où il l’est en France depuis 89. La révolution a été pour lui en toute réalité ce grand jugement des nations qui devait précéder le règne des mille années, et depuis lors il attend l’apparition du messie promis avec une constance que les plus cruels démentis n’ont pu ébranler. Comme les disciples de Papias, il prend toutes les figures dans le sens le plus strict et le plus charnel, et accepte toutes les promesses vagues qu’on lui fait comme des paroles données. Les droits métaphysiques le touchent peu, les bienfaits moraux portent un visage trop abstrait pour qu’il puisse les reconnaître; quand on lui annonce la liberté, il ouvre les yeux pour la voir : quand on lui parie d’égalité, il étend les bras pour l’étreindre; mais ses yeux n’ont rien vu, mais ses bras n’ont étreint qu’un air insubstantiel, et il se détourne en grondant sourdement. On lui a dit que le règne de la justice allait arriver, et il s’est mis sur le pas de sa porte pour attendre cet auguste avènement. La justice n’a point paru, et il est rentré déçu en criant qu’on la lui cachait. Cependant il ne perd point courage : sa confiance dans cet avènement promis est aussi robuste que son irritation contre les intrigans et les trompeurs qui l’empêchent de s’accomplir. Trois fois, quatre fois, la même scène se renouvelle; mais voyez la méchante aventure : il y a toujours là quelque magicien malfaisant qui retarde l’arrivée de la reine ou lui cache la vue de son peuple. Alors l’irritation grandit avec chaque déception. Ce fut d’abord un abattement taciturne et un mutisme soupçonneux, puis une scène de violens reproches mêlés de menace, puis une horrible crise nerveuse avec accompagnement de blasphèmes et de poings levés vers le ciel, puis la résolution furieuse d’un espoir désespéré, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, et c’est à cette dernière scène que nous venons d’assister. Voilà comment les années, loin de calmer cette agitation bientôt séculaire, ne font au contraire que lui ajouter de nouveaux vents et de nouvelles trombes, — voilà comment la révolution continue toujours alors qu’elle est depuis longtemps parachevée et complète. Elle ne peut plus être dans les faits, elle est toujours dans les cerveaux, et elle y est d’autant plus puissamment que la réalité se refuse davantage à ses exigences. L’imagination s’est éprise d’un mirage, et que peuvent, pour lutter contre les promesses de cette illusion, les biens acquis et les oasis découvertes? La terre de bénédiction est là, devant nos yeux; encore quelques heures, et nous y touchons. — Et l’on se met en marche par les déserts sans eau, à travers les plaines arides où blanchissent les ossemens des caravanes qui nous ont précédés, à travers les vallées solitaires où gisent les ruines des villes mortes et des nations disparues.

De cette disposition millénaire avait découlé tout naturellement cette croyance que la révolution était éternelle et invincible comme Dieu, dont elle avait pris la place. Elle avait vaincu définitivement tous ces monstres si froids, sans entrailles devant la souffrance, sans sympathie devant nos efforts et nos aspirations humaines, que nous, philosophes, nous nommons nécessité, force des choses, logique des idées, êtres en effet sans humanité, et qui s’inquiètent de nos misères à peu près comme la foudre s’inquiète du clocher sur lequel elle s’abat, ou la mer des continens qu’elle recouvre. Par un privilège tout divin, la révolution devait échapper à ces vicissitudes de la durée qui atteignent toutes les choses de ce monde; née tout armée de la raison comme Minerve du cerveau de Jupiter, elle devait jouir d’une jeunesse éternelle que la lassitude n’atteindrait pas. Partout où elle serait attaquée, elle n’aurait qu’à se montrer, et ses ennemis seraient dispersés. Partout où on comploterait, elle n’aurait qu’à faire un geste pour changer en confusion les trames ourdies. Quant à sa beauté, il va sans dire qu’elle était irrésistible, et qu’en tous lieux les peuples, comme autant de Paris, devaient tomber à ses pieds et la déclarer la seule souveraine digne de régner sur leurs cœurs. La force surhumaine de Pallas Athénée, la beauté de Vénus, l’acuité d’ouïe de la princesse Fine-Oreille, l’esprit délié du Petit-Poucet, s’unissaient dans cette personne incomparable. Hélas ! il y a eu un moment où cette croyance si caressée a reçu des démentis terribles. Cette révolution qui ne devait pas connaître la défaite, elle était vaincue. Loin d’entendre l’herbe pousser comme la princesse Fine-Oreille, elle n’avait pas même entendu les coups de tonnerre redoublés qui lui annonçaient ses futurs désastres. Loin d’égaler le Petit-Poucet en dextérité, elle était venue se placer d’elle-même sous la dent de l’ogre. Loin de démêler ses ennemis, elle n’avait fait presque depuis son origine que leur prêter main-forte et frapper ses véritables amis. Enfin, dernière déception, la plus douloureuse de toutes, elle se croyait aimée, et il lui fallait reconnaître que les sentimens qu’elle inspirait universellement étaient fort différens de ceux de l’adoration. La déception a été douloureuse pour nous tous, mais elle a dû être terrible à un degré que nous ne soupçonnons pas dans ces régions où l’on vit de confiance, où l’on ignore les différens degrés de puissance et les limites des choses. Il faut être juste envers tous, même envers la triste commune, et on ne peut méconnaître que le sentiment qui a donné force et surtout appui à ce mouvement, c’est l’effarement produit par cette déception. Hélas! pitié au nom de la justice même : la révolution, ce n’est pour nous qu’une grande expérience politique manquée, mais pour le peuple c’est une religion qui tombe.

Pour résumer en quelques mots tout ce qui précède, voici l’exposé net de notre situation : une révolution qui ne peut plus avancer d’un seul pas et qui ne peut plus nous fournir aucune ressource pour nous protéger contre les fureurs qu’elle déchaîne; une constitution de société dont la mobilité est nécessairement la loi, puisqu’elle est démocratique, et qui ne peut plus rien accorder à la mobilité sous peine de se suicider violemment; enfin un peuple dont l’imagination est hantée par un fantôme, et qui nous demande avec frénésie de faire marcher cette révolution condamnée désormais à rester immobile. Une telle situation dans toutes les langues du monde s’appelle une impasse. Comment faire pour en sortir? Plus triste que cette situation elle-même est l’état moral dans lequel elle nous laisse. La révolution n’était une religion que pour le peuple sans doute; cependant elle faisait une très grande partie de la vie morale de notre nation, même dans les classes les plus éclairées. Tous nous vivions partiellement de ses espérances : si les racines de l’arbre paraissaient à quelques-uns plonger dans un terrain aride et ingrat, ceux-là espéraient arriver à changer la nature de ce maigre sol par des transports de bonnes terres et de riches engrais; d’autres, sans rien espérer de l’arbre en lui-même, comptaient avec assurance sur le succès d’une opération de greffage intelligemment faite pour obtenir les fruits savoureux que la sève à la fois rare et corrosive du XVIIIe siècle ne pourrait jamais à elle seule lui donner; d’autres enfin se raccrochaient à telle ou telle branche dont le feuillage plus touffu contrastait avec la stérilité des rameaux voisins. Celui-ci se consolait de voir rester si malingre le principe de liberté en contemplant la santé robuste du principe d’égalité; celui-là se contentait de ce certain esprit vague d’humanité qui nous distingue comme tenant lieu de la fraternité absente. J’accorde, — comme le veut une opinion inflexible chez quelques personnes et admise sans discussion par une foule trop affairée pour avoir le temps de peser la portée de ses négations, — que nous avons perdu sans retour toute foi en cette monarchie et en cette église dont les œuvres séculaires, tout entamées qu’elles sont, constituent néanmoins le meilleur de ce qui nous reste; mais au moins à défaut de cette foi nous avions la révolution française. Elle ne remplissait point, il est vrai, fort étroitement nos âmes, elle y laissait des vides assez nombreux pour que bien des hôtes pussent s’y loger; cependant elle suffisait pour occuper en partie nos intelligences et satisfaire nos imaginations. Si tout cela fait défaut, qui donc en France pourra se vanter de posséder une vie morale? qui, si ce n’est quelques milliers de chrétiens obstinés qui n’ont pas besoin de la révolution parce qu’ils la retrouvent dans la religion, et quelques centaines de philosophes, c’est-à-dire d’hommes dont les principes existaient longtemps avant que la révolution fût née, et subsisteront encore lorsque son nom sera depuis longtemps efface de la mémoire humaine.

Ah! s’il est quelque part quelque révolutionnaire dont l’âme soit susceptible d’autres flammes que des flammes desséchantes de l’ambition, d’autres émotions que des fiévreuses émotions de la rauque dispute, il me semble que celui-là, dans ses heures de patriotique tristesse, peut s’écrier : O heureux ceux qui sont morts en pleine, restauration ou après juillet 1830! Ceux-là ont pu s’endormir on toute confiance et avec leurs illusions entières. Et heureux aussi ceux qui sont morts après Waterloo ! Le deuil dont leur âme fut assombrie ne flétrit pas leur foi, et ce deuil lui-même fut au moins consolé par la perspective d’une paix brillante et féconde et l’espoir d’une concorde durable. »


II.

Si le révolutionnaire mélancolique et sensible dont je viens de supposer l’existence joint à ces aimables qualités une toute petite dose de cette bonne foi qui est la mère des salutaires inquiétudes de conscience, il me semble qu’à ces deux interjections il pourrait encore ajouter celle-ci : « mais plus heureux que ces deux hommes est celui qui a pu s’endormir dans l’éternité en se disant : Je n’ai participé à février 1848 ni de fait ni d’intention; ah ! que la terre doit être légère à celui-là, et que ses os doivent mollement reposer ! »

La date à jamais néfaste de février 1848, voilà le point de départ véritable de nos malheurs; ce fut dans la plus stricte réalité le Waterloo intérieur de la France. Ce jour-là, la révolution française fut véritablement vaincue par son triomphe même, car ce jour commence l’ère de sa phase descendante et de ses déviations. Jusqu’alors l’histoire de la révolution française était claire et parfaitement intelligible. C’était bien toujours, il est vrai, un phénomène excessif; mais les phases de ce phénomène s’étaient déduites en droite ligne, avec logique, avec suite; la révolution tenait encore dans les grandes routes de la nature et du sens commun. A partir de février 1848 s’ouvre pour elle une carrière d’aventures excentriques où elle se lance sans pouvoir dire ni où elle va ni ce qu’elle veut, et en brisant le trône de juillet elle perd le seul moyen qui lui restât de Si sauver, de durer et peut-être de grandir encore.

Les sociétés ne se comportent pas autrement que les individus. Il leur faut longtemps pour grandir, longtemps pour faire l’apprentissage de leurs forces et pour s’assurer qu’elles pourront vivre; seulement ce temps d’éducation et de croissance, qui se compte par années pour l’individu, se compte par siècles pour les sociétés. Que de soins, que de sollicitude prudente ne faut-il pas pour les conduire jusqu’à l’adolescence; quelles longues générations de précepteurs dévoués, ingénieux et savans pour faire leur éducation! Plus que toute autre, la jeune société issue de la révolution avait besoin de tous ces appuis. Sa naissance avait été sanglante et douloureuse à l’excès, l’enfant s’échappait avec peine des flancs d’une mère épuisée par une trop longue fécondité; alors un chirurgien de génie l’avait délivré en renouvelant la célèbre opération césarienne, et au risque de tuer la mère, qui dut en partie la vie à la sollicitude bienveillante qu’elle inspirait aux voisins parmi lesquels elle avait si longtemps vécu. L’enfant ainsi sauvé par miracle avait beaucoup à faire pour dissiper les préventions qu’inspirait sa physionomie ardente, mais farouche : on le trouvait taquin, exigeant, méchant à l’occasion, et on ne se gênait pas pour le dire; mais la protection de sa mère le couvrait encore; elle avait répandu tant d’éclat, semé tant de bienfaits, reçu tant d’hommages, elle était si riche de nobles souvenirs, elle tenait une si grande place dans la mémoire des hommes, qu’on pardonnait aisément à son rejeton. Cette société acceptée avec tant de peine et après de si violentes disputes avait à prouver qu’elle pouvait vivre, que les pronostics fâcheux de sa naissance étaient de pures superstitions, que les dangers menaçans qu’elle avait fait courir à l’ordre politique européen, que les outrages qu’elle avait fait subir à l’ordre moral de nos antiques civilisations n’étaient après tout que les brusqueries légitimes d’un enfant qui croit qu’on veut lui ravir la lumière et l’air, et qui joue des poings pour ne pas se laisser priver de ces biens précieux, mais qui, une fois rassuré, retrouvera le calme et le sang-froid. Il lui fallait vivre avec sagesse pour dissiper ces préventions, rassembler et développer ses forces, fonder sa richesse future et ses futurs moyens de défense, surtout pour se créer ce bénéfice du temps, plus précieux que les plus belles conquêtes, et sans lequel il n’est point d’établissement définitif. Une société qui a vécu deux ou trois siècles sans que son existence ait été sérieusement mise en question est une société à peu près inébranlable, l’habitude lui crée des titres au respect que toutes les ambitions du monde n’oseront jamais violer ouvertement : mais lorsqu’une société se remet périodiquement en question, à de courtes distances, l’habitude ne peut se fonder, parce que, l’espèce de prescription par laquelle elle s’acquiert ne pouvant jamais être atteinte, cette interruption périodique laisse toujours l’avenir incertain. Enfin une société n’est fondée réellement que lorsqu’elle s’est créé des mœurs conformes à ses principes, parce qu’alors elle a pris corps et chair, que ses désirs sont devenus faits, et que ses idées, après avoir triomphé de tous les dissolvans de la discussion et de la critique, se sont incarnées en coutumes. Pour s’établir d’une manière inattaquable, il fallait donc la durée à la révolution, et la durée elle ne pouvait l’obtenir qu’en consentant à se fixer dans un moyen terme où elle trouverait son équilibre; sa politique pendant un siècle au moins devait être le repos à outrance, la paix à outrance. — Condition impossible, nous dira-t-on peut-être; comment obtenir d’un peuple aussi mobile et aussi rebelle que le peuple français ce long repos d’un siècle? A cela nous répondrons que la nature n’a nul souci de savoir si le peuple français est ou n’est pas mobile, et que la logique des choses veut que ses lois soient exécutées, que ces lois nous plaisent ou non. La sagesse d’une nation consiste précisément à reconnaître quelles sont les conditions qui lui sont nécessairement imposées par les circonstances de son origine et de son âge, le caractère de ses élémens, et à s’y conformer; mais, si par hasard elle refuse d’obéir à ces lois parce qu’elles contrarient ses passions et qu’elle préfère en établir d’arbitraires qui flatteront davantage ses caprices, ces lois nécessaires n’en recevront pas moins leur exécution, dût tout un peuple leur être contraire. Les puissances métaphysiques qui gouvernent le monde n’ont rien à craindre des multitudes hostiles : il n’y a pas de minorité factieuse qui puisse les intimider, ni de majorité dont l’ordre leur fasse suspendre leurs résolutions.

En renversant le trône de juillet, la révolution française se retira donc à la fois toute sécurité et tout moyen d’affermissement. Elle agit à peu près avec la prudence d’un homme qui, pour assurer à son action plus de liberté, commencerait par se retrancher le toit qui abrite sa tête et le plancher qui soutient ses pieds. Elle avait cause gagnée aux yeux du monde, elle se remit volontairement en question ; les hostilités qu’elle avait soulevées étaient les unes éteintes, les autres endormies, elle ressuscita les premières et réveilla les secondes; les contradictions et les critiques qu’elle avait eu à subir s’étaient usées à force de se répéter ou s’étaient tues à force d’être démenties, elle leur donna raison rétrospectivement et leur rendit une valeur en quelque sorte posthume. Dans la vie réelle, nous taxerions d’insensé l’homme qui, sous prétexte de rester fidèle à son origine, voudrait revenir à son point de départ en se privant de tous les bénéfices acquis depuis le moment où il se serait mis en route: c’est cependant à peu près ainsi qu’agit la révolution française lorsque pour la seconde fois elle proclama la république, morte jadis sans avoir éveillé un seul regret. Cette origine, dont elle se rapprocha tout à coup si violemment, la prudence cependant lui aurait conseillé de laisser au temps le soin de l’embellir par ces procédés de transformation dont il partage le secret avec la distance. Le temps aurait adouci de ses teintes délicates les couleurs trop crues, attendri ce qui était trop violent, changé en mélancolie ce qui était amertume; tout ce qui était crime, il l’aurait effacé; tout ce qui était vertu, il l’aurait au contraire fait resplendir. Ajoutez enfin que toute société issue d’une révolution a le plus grand intérêt non-seulement à faire oublier ses origines, mais à s’en éloigner le plus possible, car pendant qu’elle en est encore trop près, elle est toujours menacée par les passions mêmes qui lui ont donné naissance; elle se sent à leur merci, sans autorité légitime pour les réprimer, sans logique pour leur répondre. Une société révolutionnaire doit être immanquablement renversée par la révolution, si elle ne manœuvre pas de façon à se rendre légitime à son tour, et elle ne peut se rendre légitime que par le bénéfice de la durée. S’il eût été dans l’essence de la révolution française de posséder quelque sagesse, son instinct lui aurait dit que la conservation devait être son unique souci, et le parti républicain n’aurait jamais existé en France.

Même à l’heure où nous sommes, il peut sembler paradoxal de dire que le moyen terme de juillet 1830 était la dernière planche de salut pour la révolution française, et cependant rien n’est plus vrai. C’était la dernière planche de salut, car l’établissement de juillet méritait à peine le nom de moyen terme, tant il confinait au radicalisme. Au fond, qu’avait fait la révolution en 1830? Elle avait rompu cet équilibre qui doit toujours exister entre les différentes parties d’une société, cet équilibre que la restauration avait merveilleusement représenté dans ses bons jours, et qu’elle seule était capable de maintenir. Elle avait porté la société tout entière sur un seul point d’elle-même, comme un conquérant qui transporterait tous les habitans d’un royaume dans une seule province. Elle avait éliminé tous les élémens qui n’étaient pas strictement siens, et s’était réduite à ses propres ressources. La substitution de la république à la monarchie ne changeait rien aux conditions essentielles qu’elle s’était créées en juillet 1830. Qu’était cette substitution en effet? Un changement dans le nom de la forme, non dans les choses. En passant de la restauration à la monarchie de juillet, la société française avait subi un changement considérable, aussi considérable qu’il y en ait dans l’histoire d’aucun peuple; mais en passant de la monarchie de juillet à la république elle se retrouvait dans la même situation que la veille; il n’y avait rien de changé en France, sinon qu’elle contenait quelques Français de moins. La monarchie constitutionnelle de 1830, n’ayant pouvoir et action que par les parties démocratiques de la société, n’était donc autre chose que la république avec un frêle garde-fou pour préserver contre l’abîme. Le mot de Lafayette montrant Louis-Philippe au peuple : « voilà la meilleure des républiques, » était mieux qu’un mot de politique désireux de dorer la pilule pour faire accepter ses projets; c’était un mot de philosophe qui constate le caractère vrai d’une situation. Substituer la république au gouvernement de Louis-Philippe, ce n’était rien faire absolument qu’une puérile simplification de forme. Le bon sens populaire ne s’y trompa point, et refusa de croire qu’une pareille conquête valût le jeu si sérieux d’une révolution. Puisqu’on s’est décidé à renverser un gouvernement, il faut qu’il y ait à cela une cause importante, pensa-t-il, et cette cause importante, ce doit nécessairement être nous. Si les mêmes élémens doivent gouverner, à quoi bon une révolution, puisqu’ils gouvernaient déjà ? J’oserai dire qu’il y eut un certain degré de force dans la logique instinctive qui poussa le peuple à l’insurrection.

Eh quoi ! me dira-t-on, pourrez-vous nier que février 1848 ne soit un développement nouveau de la révolution ? et le suffrage universel, n’est-ce donc pas une conquête de la démocratie ? Le suffrage universel, voilà en effet la grande innovation de 1848 ; elle est précieuse, car c’est ce que la révolution française pouvait inventer de plus efficace pour se détruire. En proclamant le suffrage universel, elle a fait l’action la plus impolitique ou la plus généreuse du monde, car ou bien elle a placé des armes entre les mains de ses ennemis sans savoir ce qu’elle faisait, ou bien elle a eu l’intention d’abdiquer en faveur de la nation et de s’en remettre enfin à ses décisions. L’action généreuse n’ayant point été dans ses intentions, reste l’action impolitique ; mais, impolitique ou généreuse, cette action n’en devait pas moins tourner contre elle ; c’était son suicide qu’elle décidait. Elle détruisait ainsi la domination exclusive qu’elle s’était assurée en juillet 1830, puisqu’elle reconnaissait des droits à tout ce qui n’était pas elle, et qu’en conséquence elle déclarait apte à la renverser ou à lui succéder tout élément qui pourrait s’assurer du nombre. Ce n’est point ce qu’elle voulait faire, mais la logique est inexorable, et les faits se chargèrent bientôt de le lui démontrer. Chacun des élémens qui composent la société parla non plus pour les intérêts de la république, mais pour les siens qu’il avait seul mission de défendre. Les déceptions se multiplièrent, et alors on vit ce spectacle étrange, le suffrage universel attaqué et nié par le seul parti qui l’ait jamais réclamé. Tardives récriminations ! patere legem quam ipse fecisti, c’est l’axiome irréfutable par lequel on répondra toujours aux partis qui auront forgé des armes qui se retourneront contre eux-mêmes. Vous aviez mis en avant le suffrage universel, non parce que vous lui reconnaissiez la valeur d’un principe, mais parce qu’il vous paraissait la plus meurtrière des machines de guerre ; votre bélier sape votre propre forteresse et vous punit de votre tactique en la retournant contre vous, cela est de toute équité et justifie la Providence. C’était le gouvernement de juillet qui était révolutionnaire en ne s’adressant pas au suffrage universel, et c’est vous qui avez été réactionnaires sans le savoir en le proclamant. Ainsi même dans ce qu’il a fait de plus favorable en apparence à la révolution, 1848 l’a fait encore dévier de sa ligne de conduite logique, et l’a remise à la protection du hasard.

Cependant la déviation la plus énorme fut dans la manière dont le mot démocratie devait être entendu en France. On sait comment le second empire sortit du suffrage universel inauguré par la république. Rien n’était plus logique, et je n’ai jamais bien pu comprendre l’opposition violente des républicains an gouvernement de Napoléon III. Il nous aurait semblé au contraire que la démocratie entendue à la façon impériale devait être le but de leurs désirs, car sans cela à quel propos renverser le gouvernement de Louis Philippe? Je ne connais en effet que deux manières d’entendre la démocratie : ou bien la démocratie est constituée par la direction perpétuellement changeante des classes moyennes, ou bien elle est constituée par le pouvoir d’un souverain qui pèse également sur tous. Il y a bien une troisième forme de démocratie, le pouvoir théocratique, la république telle qu’elle exista chez les Juifs de Moïse à Saül, telle qu’elle fut instituée par Calvin, méditée par Knox, appliquée par les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire l’homme libre sous la monarchie invisible de Dieu; mais par ce temps de Caussidière et de Sobrier ce n’était pas cette démocratie qui préoccupait les esprits, pas plus qu’elle ne les préoccupe par ces jours de Raoul Rigault et de Ferré. Il faut donc s’en tenir aux deux premières : or nous venons de voir que la monarchie de juillet était aussi près de la république que possible, si elle n’était pas la république même. Le peuple français conclut avec raison que, puisqu’on n’avait pas voulu du pouvoir de Louis-Philippe, on ne pouvait pas vouloir davantage de la république, les deux gouvernemens ayant exactement la même manière de comprendre la démocratie. Il fallait donc de toute nécessité avoir recours à la seconde interprétation, à celle qui fut autrefois inventée par le plus intelligent de tous les hommes, Jules César, et ressuscitée dix-huit siècles plus tard par un homme de race italienne qui en avait le secret dans le sang, et qui sut la fondre avec génie dans les traditions monarchiques de la France.

Je sais bien que le peuple en général, surtout le peuple socialiste, ne l’entendait ni de cette manière, ni de cette autre; mais c’est tant pis pour les docteurs qui se sont chargés de faire son éducation politique, et qui lui ont donné des idées si peu nettes des choses. Pauvre peuple! l’éducation politique qu’il reçoit ne vaut pas mieux la plupart du temps que l’éducation d’un chimiste qui serait faite de nos jours par un chercheur de la pierre philosophale, ou l’éducation d’un astronome par un partisan de l’astrologie. Qu’on lui enseigne que la société française est une société essentiellement démocratique, on lui enseignera un fait de toute évidence; mais qu’on lui enseigne que la république est le gouvernement naturel de la démocratie, on lui enseignera un fait de toute fausseté. Ce n’est pas la république, c’est bien plutôt la monarchie qui est le gouvernement naturel aux démocraties. La république est une des plus nobles formes de gouvernement qui existent, peut-être la plus noble; mais elle est par excellence la forme politique propice aux aristocraties. Elle est d’essence tellement aristocratique qu’on peut prédire que dans tout pays démocratique où elle s’établira, ou bien elle aboutira au bout d’un temps plus ou moins long à une oligarchie très sévèrement exclusive, ou bien elle sera renversée par le peuple, qui lui substituera la monarchie. Ce double fait, qui se reproduit invariablement dans l’histoire des républiques, et qui ne peut pas ne point se reproduire, car il est dans la nature fatale des choses, se laisse lire surtout en caractères d’une précision toute classique dans la double histoire de Venise et de Florence. A Venise, la république a reposé longtemps sur des bases toutes démocratiques; cependant, par le seul jeu des institutions, cette démocratie s’usa de siècle en siècle, et finit par aboutir au coup d’état nocturne qui élimina des magistratures de la république les trois quarts des citoyens. A Florence, le fait contraire a lieu, le peuple, soupçonneux comme l’est le nôtre, ne croit jamais la démocratie assez protégée, et procède par larges voies d’exclusion; il use trois ou quatre couches successives d’aristocraties afin de rapprocher de plus en plus la république de ses rangs; il use et proscrit d’abord l’aristocratie militaire d’origine germanique, puis la noblesse citoyenne d’origine plus strictement florentine, puis celle des hautes classes moyennes, les Albizzi. Quand il a successivement tout éliminé, comme il ne reste plus rien que lui, alors il s’élimine à son tour, et, embarrassé qu’il est de lui-même, il remet le poids de son propre fardeau sur les épaules des Médicis. Dans les Provinces-Unies, société démocratique s’il en fut, le peuple n’a jamais pu supporter la république, et toutes les fois qu’elle y a dominé, il a toujours conspiré pour remettre le pouvoir aux héritiers de la maison d’Orange. En Angleterre, le parti républicain ne fut jamais populaire; c’est le parti whig, exclusivement composé des élémens les plus oligarchiques de la nation. L’exemple le plus frappant peut-être de l’antipathie naturelle au peuple pour la république, c’est un des plus anciens, celui de Rome. La république romaine n’était point exclusivement aristocratique : c’était un véritable gouvernement mixte où les divers élémens sociaux avaient été pondérés avec une sagesse admirable. Ce fut dans l’ordre des républiques ce que le gouvernement anglais est dans l’ordre des monarchies; pourtant, même sous cette forme mixte, où tous ses droits étaient garantis, où il possédait ses magistratures propres, la république fut toujours pesante au peuple, et il n’eut de soulagement à l’antipathie qu’elle lui inspirait que lorsqu’il eut créé l’imperator. Je n’insiste pas sur le caractère à la fois théocratique et oligarchique de la Genève de Calvin. Restent les États-Unis, le grand argument des théoriciens qui voient dans la république la forme naturelle à la démocratie. Je pourrais faire remarquer d’abord que cet exemple, fût-il heureusement choisi, ne détruirait aucun des précédens ; mais il se trouve que cet exemple lui-même confirme l’universelle expérience de l’histoire. Dans les états du sud, jusqu’à nos jours, la république a été une aristocratie aussi véritable qu’il y en ait eu chez aucun peuple, aristocratie d’origine, de fait, de principe et de mœurs. Les états du nord sont démocratiques, mais cette démocratie a eu pour fondement le terrible élément du calvinisme, et qui ne sait ce que cet élément a donné de régularité méthodique et de discipline volontaire au peuple américain? Une seconde cause s’est unie à cette première pour assurer l’avenir de la démocratie du nord : la prédominance exercée pendant deux siècles par les populations rurales aux mœurs simples et fortes sur les populations des villes encore dans leur enfance. Eh bien! malgré des conditions si avantageuses, qui oserait dire que la république aux États-Unis ait traversé toute sa période d’épreuves? Les États-Unis n’ont que quatre-vingts ans d’existence, et qu’est-ce qu’un laps de temps si court dans la vie d’une nation? Ce qui est certain déjà, c’est que la grande république n’est plus ce qu’elle était il y a seulement vingt ans; nous l’avons vue s’altérer sous nos yeux mêmes. Ceux qui vivront dans cinquante ans pourront dire si elle a démenti la loi établie par l’expérience historique, et qui peut se formuler à peu près ainsi : lorsque la république sera la forme politique d’une société de substance démocratique, il arrivera invariablement un de ces deux phénomènes : ou bien la république disciplinera cette société, et alors elle engendrera l’aristocratie, ou bien la substance de cette société fera éclater sa forme, et on verra la démocratie aboutir à la monarchie.

République et démocratie ne sont pas deux termes nécessairement corrélatifs; voilà ce qu’on aurait dû enseigner au peuple, et c’est le contraire qu’on lui a prêché. De cette fatale confusion viennent une grande partie de nos désastres. Le peuple s’est habitué à prononcer avec amour un mot qui exprime précisément toutes les choses dont il ne veut pas chez nous, toutes les choses qui l’indignent et l’effarent, c’est-à-dire le règne de l’individualité humaine, le triomphe légitime des privilégiés de la nature, les droits de l’intelligence et de la science, le jeu libre des influences sociales, le pouvoir inflexible et presque cruel de la loi, en sorte que, lorsqu’il crie vire la république, il faut entendre tout le contraire de ce qu’implique ce mot. Vive la république, pour lui cela signifie à bas les bourgeois, tandis que pour tout homme sensé ce même mot signifie vivent les bourgeois et tout ce qui leur ressemble de près ou de loin.

Cette singularité nous conduit à poser cette question : voici quatre-vingts ans que la révolution française est venue au monde, et cependant le peuple ne connaît pas encore la valeur exacte des termes qu’elle emploie. À qui la faute en revient-elle ? n’est-ce pas au parti qui s’est toujours posé comme le représentant exclusif de la révolution, et qui s’est toujours réservé le monopole de l’éducation politique du peuple ? Comment le peuple est-il si mal instruit, et d’où sortent toutes les formules fausses qu’il a engrangées dans son cerveau comme la plus précieuse des moissons ? Par exemple, lorsqu’il prononce le mot de démocratie, le peuple entend par là un gouvernement issu des couches inférieures de la nation, fait par elles toutes seules et à leur profit exclusif, interprétation puérile encore plus qu’erronée, car elle repose sur une équivoque. Il s’agit de s’entendre sur le sens qu’on doit donner au mot peuple. Comment se fait-il que ses docteurs jurés ne lui aient pas encore expliqué que ce mot peuple doit s’entendre dans le sens de populus et non dans le sens de plebs, et par conséquent que souveraineté, du peuple signifie souveraineté de la nation et non pas souveraineté des couches inférieures de la population ? S’ils le lui ont dit, comment se fait-il qu’après quatre-vingts ans d’éducation le peuple n’ait pas encore compris un principe aussi évident ? Et s’il l’a compris, comment expliquer des révoltes comme celles de mai et de juin 1848, comme celle de la commune de 1871 ? Si au contraire ils ne lui ont pas expliqué ce principe, quel jeu jouent-ils donc, et quel but poursuivent-ils ? Nous avons bien le droit de le demander, car certainement ce but ne peut être la démocratie ; mais, s’il consiste à précipiter les citoyens les uns contre les autres et à les faire s’égorger, nul moyen n’est mieux trouvé qu’un tel absurde malentendu. Nous savons combien les querellas de mots sont terribles, que de disputes peut soulever une diphthongue, et que de flots de sang peuvent couler pour la différence qui sépare omousios d’omoiousios. Rien qu’une pareille erreur suffit pour perdre à jamais une doctrine. Comment veut-on que la révolution française engendre autre chose que des ruines lorsque ceux qui se prétendent ses dépositaires en expliquent si bien le sens aux multitudes ?

Autre exemple de formule fausse et encore plus dangereuse que la précédente. La révolution jusqu’à présent accomplie n’est qu’une première étape. Les classes moyennes sont arrivées par cette révolution, le peuple doit arriver à son tour. Parmi les sottises sans nombre dont on a bourré les oreilles du peuple, il n’y en a pas qui ait pénétré dans son cerveau avec plus de force, et qui s’y soit logée avec plus de ténacité. Si par arriver le peuple entendait la conquête de droits politiques, la formule qui l’enivre pourrait se soutenir; mais comme il entend surtout par là la conquête des biens sociaux, l’exercice du pouvoir et les avantages qui en résultent, la prise de possession soudaine d’une vie morale supérieure et des voluptés qui en découlent, il faut bien lui dire qu’il n’y a jamais eu de classe qui soit arrivée dans le sens qu’il donne à ce mot, pas plus les classes moyennes que d’autres. Ce sont les individus qui arrivent à ces avantages sociaux que sous-entend la formule, et non les classes en bloc. Sous ce rapport, le peuple n’a pas à porter envie aux classes moyennes, ces dernières prises en masse n’étant pas et ne pouvant pas être plus avancées que lui. Çà et là, grâce aux étoiles propices, on voit par exemple un teinturier devenir riche; cet homme pourra se dire arrivé, mais tous les teinturiers en bloc resteront comme devant dans la médiocrité de fortune. De temps à autre il se trouve qu’un épicier est un très bel esprit; s’ensuit-il que le corps général des épiciers soit arrivé au bel esprit, puisse y arriver ou ait la prétention d’y arriver? Faut-il au contraire donner à ce mot arriver un sens plus modeste, l’entendre dans le sens de la conquête des droits politiques, de l’égalité sociale, alors le peuple est aussi avancé que les classes moyennes, car il est arrivé à ces biens le même jour qu’elles et à la même heure, et dès lors sa formule reste sans objet. Et puis ce mot de classes moyennes, qui présente un sens dans une société aristocratique, n’en a plus aucun dans une société démocratique, et si on continue à l’employer, c’est plutôt par habitude que pour toute autre cause. Les classes moyennes design nt non une caste, mais une collection numérique d’unités humaines: c’est une expression en quelque sorte arithmétique. Aucun des caractères qui constituent la caste ne distingue cette collection d’individus venus de tous les points de l’horizon, sortis des conditions les plus différentes, divers d’aptitudes et d’inclination, d’inégale éducation, sans mœurs communes, sans liens étroits. Les classes moyennes ne connaissent pas la stabilité, car aucune loi ne leur confère le privilège d’immobiliser les biens qu’elles ont acquis; elles ne connaissent pas davantage la solidarité, chacun est responsable de ses propres actes, s’élève par son mérite, tombe par ses fautes. Parfois on voit un individu se détacher du groupe d’hommes dont il fait partie, parvenir à la richesse, au renom, à l’influence; quelquefois son éclat dure de longues années, d’autres fois il ne fait que briller un instant et disparaît de nouveau dans la nuit : voilà le bourgeois. Or d’où sort-il à l’origine? Du peuple, et où rentrera-t-il à la fin? Dans le peuple. Ce que le peuple oppose à la démocratie, c’est la démocratie même.

La république serait à jamais fondée parmi nous, si le peuple était disposé à admettre cette doctrine qui s’impose avec la clarté de l’évidence : la démocratie, ce sont les classes moyennes. Qu’est-ce que les classes moyennes en effet, sinon la végétation naturelle du peuple, sinon le peuple trié, classé, arrivé à éclosion et à floraison? Ces végétations populaires établissent des différences considérables entre les citoyens, mais aucune inégalité essentielle; il y a bien des degrés entre le cèdre superbe qui peut fournir à lui seul la matière de tout un vaisseau et l’humble graminée qui pousse à ses pieds, mais l’un et l’autre appartiennent également au même règne de la nature. Il y a bien des différences entre un savant magistrat et l’artisan dont il juge les procès; appartiennent-ils pour cela à deux classes séparées? Évidemment non, à moins qu’on n’admette que l’inégalité résulte de la différence des occupations. La révolution française croyait assez justement avoir fondé l’égalité lorsqu’elle avait dit que tous les citoyens étaient également aptes à remplir les fonctions publiques, et elle pensait que ces mots se comprenaient assez d’eux-mêmes. Tous les Français sont également aptes à remplir les fonctions publiques, cela veut-il dire que tout Français pris à tort et à travers doit être porté à n’importe quelle charge, qu’un maçon peut administrer, quoique maçon, ou un charpentier rendre la justice, quoique charpentier? Non, cela veut dire que, s’il se rencontre dans les rangs des maçons ou des charpentiers un homme que ses études personnelles, son mérite, son grand sens, rendent apte à exercer de telles fonctions, sa naissance et sa profession ne lui seront point des obstacles insurmontables. Cet homme ainsi séparé de la foule sera une de ces végétations populaires dont je parlais; mais en quoi différera-t-il du peuple? Tous ceux qui se trouveront dans le même cas que lui arriveront bien peut-être, par suite de la nature de leurs fonctions et des habitudes qu’elles engendreront, à faire bande à part, mais on peut les défier de faire jamais caste à part. De tels hommes ne seront-ils pas le peuple même, jugeant, administrant, gouvernant? Et si cela est, en quoi l’état de choses que je décris diffère-t-il de l’état même de notre société? Dans les démocraties les plus absolues, la partie du peuple à qui reviendra la direction des affaires générales ne pourra donc jamais être d’autre nature, le bon sens le dit assez. J’ai presque honte d’insister sur des choses si évidentes par elles-mêmes; mais puisque notre peuple n’admet qu’avec peine ces vérités trop vraies, et même qu’il les nie. il faut bien en conclure que sa manière d’entendre la démocratie n’est rien moins que républicaine, et se tourner pour la comprendre du côté de la monarchie.

Si la direction de la démocratie n’appartient pas aux classes moyennes, il faut de toute nécessité qu’elle appartienne à la dictature monarchique. Or c’est là, il faut bien nous l’avouer, la forme de gouvernement qui se rapproche le plus du triste idéal démocratique rêvé par notre peuple, et qui lui donne satisfaction dans une assez juste mesure sans offenser la justice et le sens commun. Ce peuple en effet est profondément monarchique même dans ses erreurs et ses folies, surtout dans ses erreurs et ses folies. La monarchie est toujours en lui à son insu, sinon comme un élément de santé, au moins comme une maladie; elle fait partie de son sang, et il ne peut pas s’en débarrasser; il a voulu l’expulser hors de lui comme principe de vie, et elle y est restée comme principe de mort. Il n’en a plus voulu comme inspiration de ses vertus et de sa raison, elle s’en est vengée en se dissimulant pour inspirer ses déréglemens et ses fièvres. Examinez l’une après l’autre ses pires erreurs, et dans toutes vous trouverez l’esprit de l’antique monarchie et de l’antique église, mais leur esprit dépouillé de tout ce qui l’ennoblissait, leur esprit dégénéré et tombé en putréfaction, ou réduit à ses élémens d’ordre inférieur. Il crache sur l’autorité, mais il adore la force, qui est l’élément terrestre de l’autorité. Il prétend rejeter toute hiérarchie, mais il marche au commandement d’un obscur sectaire avec une obéissance passive dont les armées les plus disciplinées n’offrent pas d’exemple. Il refuse sa croyance à l’église, mais il n’a pas abdiqué pour cela son aptitude à la foi aveugle, et il ne refuse rien de sa raison au plus infime prédicateur de clubs. Il pense sur l’individualité humaine et la liberté comme pensait l’église : l’église s’en méfiait comme d’élémens d’orgueil et de révolte; il les redoute et les hait comme germes possibles d’aristocratie et comme élémens d’usurpation. Tout lui porte ombrage, il regrette le pouvoir qu’il est obligé de déléguer, et à peine l’a-t-il délégué, qu’il croit l’avoir perdu, et qu’il lui semble s’être donné des maîtres. Pour être partisan effréné d’une chimérique égalité, ne croyez pas qu’il soit ennemi des gouvernements de faveur et de privilège; il veut bien de l’égalité pour le reste de la nation, mais à la condition que le pouvoir soit constitué par lui seul et pour lui seul. Un gouvernement de prolétaires qui dicterait des lois à la nation tout entière ne lui semble un rêve ni trop audacieux, ni trop monstrueux. C’est à ces instincts d’absolutisme que répond la dictature monarchique. Nous avons appris par une expérience récente et prolongée ce qu’est cette dictature. Le souverain élu par le vote populaire concentre en lui les pouvoirs de la nation entière, en sorte qu’il peut agir au nom de cette délégation contre toute fraction opposante, quelque nombreuse qu’elle soit. Ce que le pouvoir général de la loi est dans une république, le pouvoir du souverain l’est dans cette forme de monarchie, mais avec plus de force encore. Cette dictature est nécessairement démocratique, même avec excès, car, le souverain pouvant peser également sur tous, cette pression générale a pour conséquence une égalité presque absolue, et comme il est toujours forcé de se souvenir qu’il est la créature du plus grand nombre, il se trouve par nécessité encore plus que par politique le protecteur des petits. Eh bien! cette seconde manière d’entendre la démocratie, nous en sortons à peine, et nous n’avons qu’a consulter nos souvenirs pour dire si elle a mieux réussi que la première.

Ainsi voilà maintenant quatre-vingts ans que dure la révolution française, et nous savons moins qu’au premier jour où il faut placer la démocratie et quelle forme politique lui convient naturellement. Les deux grandes manières de l’entendre et de la pratiquer tour à tour essayées n’ont pas mieux réussi l’une que l’autre à fixer un mouvement qui paraît être indisciplinable. On s’est efforcé de faire vivre la révolution française en bonne intelligence avec les parties de la société qui se réclamaient d’une autre origine qu’elle; ce fut l’entreprise de la restauration : on sait combien elle fut laborieuse et comment elle échoua. En juillet 1830, la révolution prit le parti de vivre sans compromis et sans alliance embarrassante, elle s’interdit de chercher désormais appui ailleurs qu’en elle-même, et cette hardiesse n’a pas eu un meilleur sort que la prudente entreprise qui l’avait précédée. La république fut proclamée, mais la république, qui n’était autre chose qu’une dangereuse extension du gouvernement qu’elle venait de renverser, succomba bien vite à son tour, en partie sous l’effroi que son nom a toujours inspiré en France, en partie sous l’action de la même antipathie mal raisonnée qui avait armé le peuple contre la monarchie de juillet. Le gouvernement mixte de la restauration ayant sombré, la démocratie par les classes moyennes ayant échoué sous ses deux formes, le gouvernement constitutionnel et la république, restait la démocratie par la dictature monarchique. Nous l’avons vue s’effondrer à son tour en ne nous laissant que des ruines. Ainsi, de quelque côté que nous nous tournions, nous n’apercevons que des mécomptes : aussi hésitons-nous à espérer pour l’avenir dans les moyens de salut qui nous ont si mal réussi dans le passé. Voici donc qu’aujourd’hui la sagesse consiste pour nous à vivre au jour le jour, à nous interdire de penser trop sévèrement au lendemain, à ne pas retourner la tête en arrière par crainte d’effaroucher les passions ombrageuses, à ne pas regarder trop en avant par crainte d’enflammer des espoirs trop présomptueux. Si la démocratie nous avait réduits simplement à ne vouloir qu’elle-même, tout serait bien encore; mais elle nous a conduits à ce point, que nous ne savons quelle forme lui donner, et que même nous n’osons pas lui en choisir une, toutes les formes connues ayant été essayées sans succès. Nous voilà forcés de faire halte dans le provisoire tout en sachant qu’il ne peut être définitif, amenés à redouter une solution définitive, comme une nouvelle aventure dont les désastres possibles nous effraient à bon droit. L’honnêteté autant que la prudence nous commande de prendre l’empirisme pour guide, sans prévoir ni regretter, de ne vouloir que pour l’heure présente. Tenons donc, même sans grande confiance, la république pour fondée; mais la révolution va-t-elle s’arrêter là, et se fixera-t-elle par hasard dans le provisoire, elle qui n’a pu se fixer dans aucune des solutions qu’on avait tenues pour définitives? Est-ce cette surprise qu’elle nous réserve? L’équilibre si longtemps cherché va-t-il enfin sortir de ce qui ne semblait devoir être d’abord qu’un temps d’arrêt? S’il en était ainsi, la dernière de ses aventures en serait aussi la plus originale et la plus bienfaisante : notre devoir est de l’espérer sans y compter, et d’y travailler comme si la réalisation en devait être infaillible.


EMILE MONTEGUT.