Ode Au Reverendissime Cardinal Du Bellay

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Texte établi par Léon SéchéRevue de la Renaissance2 (p. 45-49).

AU REVERENDISSIME CARDINAL DU BELLAY

ODE XVII

Cestuy-là qui s’estudie
Représenter en ces vers
Tous les accidens divers
De l’humaine tragédie,
Celuy encores descrive
Tous les flots tumultueux,
Qui retournent à la rive
D’Euripe l’impétueux.
L’air, le feu. la terre et l’onde.

Et les astres conjurez
Nous rendent peu asseurez
Contre l’orage du monde.
Le sort cruel nous dévore
Par non revocable loy :
Mais rhomnie n’a point encore
Plus grand ennemy que soy.
Tout autre animal apporte,
Plus grande commodité,
Armant sa nativité
D’une detfence plus forte.
L’homme seul à sa naissance,
Par gemissemens et pleurs
Tesmoigne son impuissance,
Présage de ses malheurs.
Mais si la Nature amere
Aux hommes tant seulement,
Nous est éternellement
Trop plus marastre que mère,
Il ne faut pourtant que l’homme
Entre tous les animaux
Seul misérable ,se nomme
Esclave de mille maux.
L’ame en l’univers enclose
Baillant nourriture aux cieux,
A l’onde, à la terre, aux yeux,
Qui esclairent toute chose,
N’est-ce pas Dieu qui embrasse
Les membres de ce grand corps,
Agitant toute la masse
Par amiables discors ?
Geste Ame de la Nature
Forma le dernier de tous
L’Animal, qui est plus doux,
Et plus noble créature :
Afin qu’il fust seul capable,
D’un sens plus divin et haut,
Estant aussi plus coulpable,
Si la raison luy défaut.
La providence divine
Mist en nous ses petits feux

Nous l’aisant sentir par eux
Le lien de nostre origine.
Ainsi de raison l’usage,
Qui n’est en autre animal,
Fait que l’homme, qui est sage,
Discourt le bien et le mal.
Mais le gros fardeau moleste,
Dont nostre esprit est vestu,
Tarde souvent la vertu
De l’âme qui est céleste.
De là provient la liesse,
La douleur et le souci,
La peur et la hardiesse,
La haine et l’amour aussi.
De là provient la furie
De toutes les passions
Qui sur nos affections
Exercent leur seigneurie :
Si la raison seule guide
De nos esprits aveuglez,
Souvent rehausse la bride
Aux appetis déréglez.
Un chacun durant sa vie
Porte un domestique Dieu,
Qui toujours et en tout lieu
Secrettement le convie,
Voila pourquoy nous ne sommes
D’un mesme désir doutez :
Autant que nous voyons d’hommes,
Autant sont de volontez.
Mais ny la Court, ny les Princes
Ny le fer victorieux
Ny l’honneur laborieux
De commander aux provinces,
Ny les Muses, que j’adore
Ny un plus grave sçavoir.
Le souverain bien encore
Ne me feront pas avoir.
Je ne blâme la richesse,
Ny les hommes, ny les biens
Que pourroist bien faire miens

Du Roy la grande largesse.
J’admire la bonne grâce,
La beauté plaist à mes yeux,
J’honore une antique race.
Mais la vertu me plaist mieux.
Tout ce qui est hors de l’homme,
L’homme le désire, afin
De parvenir à la tin
Que suffisante l’on nomme.
Mais la vertu estimable
Plus que tout l’indique honneur
Pour elle-mesme est aymable,
Et non pour autre bonheur.
L’ayant pour ta guide prise,
O l’ornement des prélats
Tu monstre bien que tu l’as
En tes premiers ans apprise :
Fuyant l’alléchante amorce,
Qui nos plus jeunes désirs
Tirent d’une douce force
Aux peu durables plaisirs.
Car sortant du jeu d’enfance
Aux exercices plus forts,
Ta vertu sortit alors
Devant les yeux de la France
Puis d’une aile plus légère
Volant aux peuples divers
La publique messagère
La porte par l’univers.
Quel nombre pourroit suffire
A raconter les dangers,
Qui par les flots estrangers
Ont agité ta navire :
Et celle de ton grand frère,
Qui par l’heur de sa vertu
Rendoit la France prospère,
Et l’Espagnol abbatu ?
Comme du haut des montaignes
Alors que la neige fond,
Deux hardis fleuves se font
Divers cours par les campagnes,

Et puis en une vallée
Venant à se joindre en un
Courent à bride avallée,
Avecques un nom commun :
Ainsi rindonte’ courage
Du vaillant docte Langé
Qui par la mort s’est vangé
De l’oblivieux outrage,
Joignant son nom et sa course
Au tien, qui n’est moins cogneu,
Nous monstre de quelle source
Et l’un et l’autre est venu.