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Le Crime de lord Arthur Savile (recueil)/Old Bishop’s

La bibliothèque libre.
Old Bishop’s
Traduction par Albert Savine.
Stock (Le Crime de lord Arthur Savilep. 226-239).
Nouvelles publiées en Amérique

OLD BISHOP’S



C’était un soir à l’Épatant.

Ce vieux maniaque de Loiselier causait sur un des grands canapés avec lord Stephen Algernon Sydney, l’étrange exilé volontaire, qui a fui de ce côté de la Manche les dénonciations furieuses d’un père, comme on n’en voit guère.

Tout à coup, Algernon Sydney, jetant la cigarette qu’il roulait toujours entre ses doigts, sans jamais l’allumer, éleva la voix :

— Connaissez-vous Nottingham, messieurs ? À moins que vous ne soyez fabricant de dentelles, tisseur de tulle ou marchand de charbon, il y a bien des chances pour que vous me répondiez par la négative ?

— Permettez, interrompit de Cerneval, le globe-trotter que les lauriers de Philéas Fogg ont si souvent empêché de dormir qu’il a réussi, l’an passé, après trois tentatives moins heureuses, à faire son tour du monde en 76 jours 22 heures 37 minutes 9 secondes, permettez, je ne suis ni fabricant, ni tisseur, ni charbonnier et je connais Nottingham. « Nottingham, chef-lieu du comté de ce nom, au confluent de la Leen et de la Trent, à 200 kilomètres N. O. de Londres, ville fort ancienne fortifiée par Guillaume le Conquérant, siège de plusieurs parlements. Fabriques de châles, soieries, lainages, tulles, dentelles, faïences, grains, fer, charbons, fromages et bestiaux. Ruines, château et musée, magnifiques hôpitaux. 193,591 habitants. » Ceci pour vous prouver, mon cher lord, qu’il y a au moins un Français à l’Épatant qui sait sa géographie.

— Croyez bien, mon cher comte, que je n’ai nullement songé à contester vos connaissances géographiques, pas plus que je n’ignore que vous avez parcouru probablement dix fois plus de chemin que je n’en parcourrai dans les années qu’il me reste à vivre, mais la science géographique ou la vue dans l’espace des édifices d’une ville sont choses différentes, et je ne m’attendais pas à trouver ici un homme pour qui la caverne de Robin Hood et The Forest n’ont plus de secrets.

De Cerneval, qui était de méchante humeur, ce soir-là, esquissa un geste railleur :

— Les beaux secrets que ceux de la caverne, disons la grotte de Robin Hood, ou que ceux de cette forêt qui n’est qu’un vulgaire champ de course.

— Un champ de course, mon cher comte, où l’on… flirte à 9 heures du soir, comme on ne flirte pas sur le champ de course de Longchamps, et si je dis flirte, c’est parce que nous sommes en Angleterre, au pays du cant. En Italie, cela s’appellerait autrement. Peu importe, d’ailleurs, car, si l’on y flirte à 9 heures du soir, à la face de la lune et des policemen qui, pour un peu, s’excuseraient de déranger les flirteurs, à minuit on y égorgille ou plutôt on y égorgillait, il y a encore quelques lustres, car les bonnes traditions se perdent partout, vous le savez, mon cher comte, vous qui avez traversé les plazas de Montevideo et les calles de Buenos-Ayres sans redouter le lazzo des caballeros de la noche.

— Si vous nous promenez de la sorte, Algernon, nous visiterons ce soir en votre compagnie les campos-santos de l’Italie, les plazas de la Constitucion de toutes les capitales de l’Amérique du Sud, et nous ne serons pas plus avancés, interjeta à son tour le gros Loiselier, que l’antipathie bien connue de Cerneval pour lord Algernon ne semblait plus amuser. Vous avez une façon de conter parfaitement anglaise, quoiqu’elle ressemble fort à celle de l’Intimé.

Il dit fort posément ce dont on n’a que faire
Et court le grand galop quand il est à son fait,

Et cette façon-là est absolument désagréable à un homme qui digère. Contez, je le veux bien, mais contez d’une manière harmonique, comme disait cet animal de Lippmann.

— Ne vous fâchez pas, Loiselier, ne vous fâchez pas. Se fâcher est encore plus mauvais pour un homme qui digère et, vous le savez, mon cher, à la première colère, c’est l’apoplexie qui vous guette. Ainsi écoutez-moi, calmement, posément, gracieusement, comme si j’étais la gentille Jeanne Printemps ou votre petite farceuse de Melcy. Voyons, la bouche en cul de poule, mon gros père… Je suis, d’ailleurs, au cœur de mon sujet et, quand je vous parle des caballeros de la noche de Montevideo, il faut votre myopie pour me croire éloigné des cavaliers du brouillard de Nottingham, qui sont les héros de mon anecdote, — car ce n’est qu’une anecdote.

Vous le savez, j’ai fréquenté bon nombre de gens mal famés dans mon existence.

Je n’ai pas à ce sujet les préjugés vulgaires.

J’ai plus d’estime pour un Jack l’éventreur quelconque que pour l’opulent bijoutier aux aiguilles. Était-ce un bijoutier, Loiselier ? Ce devait être plutôt un banquier, n’est-ce pas, mon cher ? Je serre plus volontiers la main d’un professionnel que celle d’un escroc comme ce Ladislas Téligny que vous avez expulsé l’autre mois et qui avait dupé jusqu’à monsieur de Cerneval.

J’ai cependant rarement connu dans ce monde fort peu chrétien un personnage qui m’inspirât de prime abord autant d’antipathie que l’ancien geôlier Dickson, mais cette honnête crapule, cent fois pire à coup sûr que le pire de ceux qu’il avait charge de maintenir sur la paille humide des « cachots, » avait un répertoire de souvenirs tous plus attrayants les uns que les autres et quand on l’avait chambré en compagnie de deux ou trois bonnes bouteilles de rhum authentique, il vous en dégoisait une vraie fanfare.

J’ai lu les mémoires de notre bourreau Barry, l’homme qui avait pendu en quinze ans 973 criminels. Eh bien ! c’est de la petite bière à côté des souvenirs de mon Dickson. Je ne parle pas du talent du conteur. Barry ou son teinturier n’en ont aucun. L’éducation des bourreaux est singulièrement négligée de notre temps. Dickson, au contraire, avait au suprême degré le don de la présentation : il faisait vivre les héros de ses historiettes.

Pauvre Dickson, il était comme la vierge de votre poète, celle qui aimait trop le bal, il goûtait trop le rhum, c’est ce qui l’a tué. Moi je goûtais trop ses récits. De la sorte un jour nous avons entamé la cinquième bouteille, Dickson en resta ivre mort et ne s’est plus réveillé.

Ce fut vraiment dommage, car je ne doute pas qu’il n’eut encore matière à quelques semaines de récits, rien qu’avec ses souvenirs du Old Bishop’s de Nottingham où s’était écoulée son enfance près de son geôlier de père.

J’avais pensé à lui élever une statue en face de celle de William Morfield, le philanthrope qui gagnait 400 mille livres sterlings par an à exploiter ses ouvriers et voulait bien leur en restituer 500 sous forme de subventions aux hôpitaux et aux asiles de vieillards.

La municipalité de Nottingham a jugé déplacé ce rapprochement du grand homme local et du grand ivrogne non moins local ; moi, c’est ce rapprochement qui me charmait.

Mon excellent père, dans son mémoire contre moi a mis cette proposition, qu’il qualifie d’infâme, au premier rang des preuves irréfutables de mon immoralité.

Loiselier grimaça un sourire, tandis que de Cerneval partait d’un franc éclat de rire.

— Eh bien ? messieurs, j’en reviens aux cavaliers du brouillard de The Forest. Il y en avait, voici 80 ou 100 ans, je ne sais plus au juste, une demi douzaine confiés aux bons soins du père de mon ami Dickson sous les voûtes épaisses de Old Bishop’s, quand il reçut la visite d’un chirurgien connu de Nottingham.

Il faut vous dire, messieurs, qu’en Angleterre on a un culte obstiné pour ce que l’on appelle les droits personnels.

Chez vous, quand on parle de la dignité humaine, c’est, je crois, à un point de vue tout moral : de l’autre côté du détroit, on place la dignité humaine ailleurs. Simple question de latitude.

Cela n’empêche ni de guillotiner ni de pendre : si je ne vois pas bien au fond la différence pour le guillotiné ou le pendu.

Mais tandis qu’à Paris le corps d’un guillotiné est en quelque sorte livré de droit aux expériences de la faculté, de même que les morts de vos hôpitaux appartiennent aux amphithéâtres d’autopsie, — ce qui est bien plus naturel puisqu’étant miséreux ils sont plus coupables que les scélérats, — en Angleterre on n’oserait disposer sans express consentement du corps d’un pendu.

D’où la nécessité pour les chirurgiens, qui ont le goût de l’étude, de visiter nos prisons et d’y faire leur cour aux gentlemen condamnés, afin de les décider à passer un bon petit acte en forme pour vendre non pas leur âme, mais leur guenille.

C’est là que mène le respect de la dignité du pays de mon vénéré père.

Les cavaliers du brouillard de Old Bishop’s étaient tout aussi pénétrés que notre législation de ce sentiment de la dignité humaine. Ils consentaient à être pendus parce qu’ils ne pouvaient faire autrement, mais vendre leur corps au chirurgien, jamais, monsieur.

Ni or, ni banknotes, ni alléchantes promesses de « beuveries et franches lippées », comme dit votre Rabelais, n’y firent rien : les seigneurs cavaliers furent intraitables et notre chirurgien se retirait tout navré de son insuccès, quand il songea à demander au père Dickson si Old Bishop’s ne contenait aucun condamné à mort.

— Nous en avons encore un, votre Honneur, mais ce n’est pas un gentleman, celui-là !… C’est un failli fils du diable, reprit Dickson, en se grattant l’oreille, comme un homme qui a quelque chose de difficile à dire.

Vous savez, Loiselier, la jolie petite cage d’écureuil, cet amour de moulin où les condamnés se livrent à tour de rôle à une si expressive mimique, vous avez cru peut-être que c’était là un supplice du moyen âge : pas du tout, mon cher. C’est une pénalité moderne, une amélioration. Le supplice ancien était plus cruel ; mais aussi en ces temps reculés il n’y avait pas plus de télégraphistes ad usum principis, que de pages d’opéra pour les financiers de votre genre.

L’estimable prisonnier de Old Bishop’s attendait l’heure du bourreau.

Après son complet insuccès dans les autres cachots, le chirurgien fut tout surpris de trouver dans le « failli fils du diable » un homme à qui il ne répugnait nullement d’accepter trois guinées.

Un quart d’heure plus tard, il quittait la prison avec son parchemin bien en règle.

Trois jours s’écoulèrent.

Le client du chirurgien faisait bombance.

La première guinée s’était fondue comme par enchantement.

Une nouvelle demi-couronne venait de descendre dans le creuset sous forme de liquides aussi variés qu’alcoolisés, qu’absorbait le gosier du prisonnier.

À le voir si bien boire, Dickson, aussi ivrogne que sa progéniture, sentait crouler son mépris pour le « failli fils du diable ».

Le soir, ne pouvant plus retenir sa langue et surtout sa gorge qui brûlait de convoitise, il se décida à lier conversation avec son hôte et comme une politesse en vaut une autre, les nouveaux amis se partagèrent dès lors des rasades.

— Mais enfin, disait mélancoliquement Dickson tandis qu’ils vidaient ensemble la dernière bouteille, maintenant tout est bu et il vous faudra supporter la pensée que ce ladre de chirurgien va charcuter votre chair. Cela me déchire le cœur, mon pauvre ami, sanglota Dickson avec un attendrissement d’ivrogne.

— Pas si bête, repartit le client du chirurgien. Ma sentence porte : « sera étranglé pour être ensuite brûlé au lieu des exécutions. » Je connais les lois, mon cher ami, il ne dépend de personne, même du banc du roi, d’en changer les dispositions. Le chirurgien disséquera mes cendres si bon lui semble. J’entends être brûlé et je serai…

Le petit La Salcète entra comme une bombe, son chapeau sur l’oreille à son habitude.

— Vous bavardez, messieurs, et l’Opéra-Comique flambe.

En un clin d’œil, tout le monde fut debout et, comme c’est ce soir-là que lord Stephen Algernon Sydney eut la tête broyée par une poutre en travaillant à tirer des flammes le petit sujet Cavanier première, nous n’avons jamais su ni comment mourut le malin client du chirurgien de Nottingham, ni ce qu’il fallait penser de l’abominable réputation que le père de lord Algernon avait faite à son fils et qu’en un si fier mépris du cant anglais, il affichait avec une sorte de bravade.