On ne badine pas avec l’amour (1884)/Acte II
ACTE DEUXIÈME.
Scène première.
Seigneur, votre père est au désespoir.
Pourquoi cela ?
Vous n’ignorez pas qu’il avait formé le projet de vous unir à votre cousine Camille.
Eh bien ? Je ne demande pas mieux.
Cependant le baron croit remarquer que vos caractères ne s’accordent pas.
Cela est malheureux ; je ne puis refaire le mien.
Rendrez-vous par là ce mariage impossible ?
Je vous répète que je ne demande pas mieux que d’épouser Camille. Allez trouver le baron et dites-lui cela.
Seigneur, je me retire : voilà votre cousine qui vient de ce côté.
Déjà levée, cousine ? J’en suis toujours pour ce que je t’ai dit hier ; tu es jolie comme un cœur.
Parlons sérieusement, Perdican ; votre père veut nous marier. Je ne sais ce que vous en pensez ; mais je crois bien faire en vous prévenant que mon parti est pris là-dessus.
Tant pis pour moi si je vous déplais.
Pas plus qu’un autre, je ne veux pas me marier : il n’y a rien là dont votre orgueil puisse souffrir.
L’orgueil n’est pas mon fait ; je n’en estime ni les joies ni les peines.
Je suis venue ici pour recueillir le bien de ma mère ; je retourne demain au couvent.
Il y a de la franchise dans ta démarche ; touche là et soyons bons amis.
Je n’aime pas les attouchements.
Donne-moi ta main, Camille, je t’en prie. Que crains-tu de moi ? Tu ne veux pas qu’on nous marie ? eh bien ! ne nous marions pas ; est-ce une raison pour nous haïr ? ne sommes-nous pas le frère et la sœur ? Lorsque ta mère a ordonné ce mariage dans son testament, elle a voulu que notre amitié fût éternelle, voilà tout ce qu’elle a voulu. Pourquoi nous marier ? voilà ta main et voilà la mienne, et pour qu’elles restent unies ainsi jusqu’au dernier soupir, crois-tu qu’il nous faille un prêtre ? Nous n’avons besoin que de Dieu.
Je suis bien aise que mon refus vous soit indifférent.
Il ne m’est point indifférent, Camille. Ton amour m’eût donné la vie, mais ton amitié m’en consolera. Ne quitte pas le château demain ; hier, tu as refusé de faire un tour de jardin, parce que tu voyais en moi un mari dont tu ne voulais pas. Reste ici quelques jours, laisse-moi espérer que notre vie passée n’est pas morte à jamais dans ton cœur.
Je suis obligée de partir.
Pourquoi ?
C’est mon secret.
En aimes-tu un autre que moi ?
Non ; mais je veux partir.
Irrévocablement ?
Oui, irrévocablement.
Eh bien ! adieu. J’aurais voulu m’asseoir avec toi sous les marronniers du petit bois et causer de bonne amitié une heure ou deux. Mais si cela te déplaît, n’en parlons plus ; adieu, mon enfant.
Dame Pluche, tout est-il prêt ? Partirons-nous demain ? Mon tuteur a-t-il fini ses comptes ?
Oui, chère colombe sans tache. Le baron m’a traitée de pécore hier soir, et je suis enchantée de partir.
Tenez, voilà un mot d’écrit que vous porterez avant dîner, de ma part, à mon cousin Perdican.
Seigneur mon Dieu ! est-ce possible ? Vous écrivez un billet à un homme ?
Ne dois-je pas être sa femme ? je puis bien écrire à mon fiancé.
Le seigneur Perdican sort d’ici. Que pouvez-vous lui écrire ? Votre fiancé, miséricorde ! Serait-il vrai que vous oubliiez Jésus ?
Faites ce que je vous dis, et disposez tout pour notre départ.
Scène II.
Cela est certain, on lui donnera encore aujourd’hui la place d’honneur. Cette chaise que j’ai occupée si longtemps à la droite du baron sera la proie du gouverneur. Ô malheureux que je suis ! Un âne bâté, un ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout de la table ! Le majordome lui versera le premier verre de malaga, et lorsque les plats arriveront à moi, ils seront à moitié froids, et les meilleurs morceaux déjà avalés ; il ne restera plus autour des perdreaux ni choux ni carottes. Ô sainte Église catholique ! Qu’on lui ait donné cette place hier, cela se concevait ; il venait d’arriver ; c’était la première fois, depuis nombre d’années, qu’il s’asseyait à cette table. Dieu ! comme il dévorait ! Non, rien ne me restera que des os et des pattes de poulet. Je ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénérable fauteuil où je me suis renversé tant de fois gorgé de mets succulents ! Adieu, bouteilles cachetées, fumet sans pareil de venaisons cuites à point ! Adieu, table splendide, noble salle à manger, je ne dirai plus le bénédicité ! Je retourne à ma cure ; on ne me verra pas confondu parmi la foule des convives, et j’aime mieux, comme César, être le premier au village que le second dans Rome.
Scène III.
Puisque ta mère n’y est pas, viens faire un tour de promenade.
Croyez-vous que cela me fasse du bien, tous ces baisers que vous me donnez ?
Quel mal y trouves-tu ? Je t’embrasserais devant ta mère. N’es-tu pas la sœur de Camille ? Ne suis-je pas ton frère comme le sien ?
Des mots sont des mots et des baisers sont des baisers. Je n’ai guère d’esprit et je m’en aperçois bien sitôt que je veux dire quelque chose. Les belles dames savent leur affaire, selon qu’on leur baise la main droite ou la main gauche ; leurs pères les embrassent sur le front, leurs frères sur la joue, leurs amoureux sur les lèvres ; moi, tout le monde m’embrasse sur les deux joues, et cela me chagrine.
Que tu es jolie, mon enfant !
Il ne faut pas non plus vous fâcher pour cela. Comme vous paraissez triste ce matin ! Votre mariage est donc manqué ?
Les paysans de ton village se souviennent de m’avoir aimé ; les chiens de la basse-cour et les arbres du bois s’en souviennent aussi ; mais Camille ne s’en souvient pas. Et toi, Rosette, à quand le mariage ?
Ne parlons pas de cela, voulez-vous ? Parlons du temps qu’il fait, de ces fleurs que voilà, de vos chevaux et de mes bonnets.
De tout ce qui te plaira, de tout ce qui peut passer sur tes lèvres sans leur ôter ce sourire céleste que je respecte plus que ma vie.
Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce qu’il me semble. Regardez donc ; voilà une goutte de pluie qui me tombe sur la main, et cependant le ciel est pur.
Pardonne-moi.
Que vous ai-je fait, pour que vous pleuriez ?
Scène IV.
Seigneur, j’ai une chose singulière à vous dire. Tout à l’heure, j’étais par hasard dans l’office, je veux dire dans la galerie : qu’aurais-je été faire dans l’office ? J’étais donc dans la galerie. J’avais trouvé par accident une bouteille, je veux dire une carafe d’eau : comment aurais-je trouvé une bouteille dans la galerie ? J’étais donc en train de boire un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour passer le temps, et je regardais par la fenêtre, entre deux vases de fleurs qui me paraissaient d’un goût moderne, bien qu’ils soient imités de l’étrusque.
Quelle insupportable manière de parler vous avez adoptée, Blazius ! Vos discours sont inexplicables.
Écoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un moment d’attention. Je regardais donc par la fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom du ciel ! Il y va de l’honneur de la famille.
De la famille ! Voilà qui est incompréhensible. De l’honneur de la famille, Blazius ! Savez-vous que nous sommes trente-sept mâles, et presque autant de femmes, tant à Paris qu’en province ?
Permettez-moi de continuer. Tandis que je buvais un coup de vin, je veux dire un verre d’eau, pour chasser la digestion tardive, imaginez que j’ai vu passer sous la fenêtre dame Pluche hors d’haleine.
Pourquoi hors d’haleine, Blazius ? Ceci est insolite.
Et, à côté d’elle, rouge de colère, votre nièce Camille.
Qui était rouge de colère, ma nièce, ou dame Pluche ?
Votre nièce, seigneur.
Ma nièce rouge de colère ! Cela est inouï ! Et comment savez-vous que c’était de colère ? Elle pouvait être rouge pour mille raisons ; elle avait sans doute poursuivi quelques papillons dans mon parterre.
Je ne puis rien affirmer là-dessus ; cela se peut ; mais elle s’écriait avec force : Allez-y ! Trouvez-le ! Faites ce qu’on vous dit ! Vous êtes une sotte ! Je le veux ! Et elle frappait avec son éventail sur le coude de dame Pluche, qui faisait un soubresaut dans la luzerne à chaque exclamation.
Dans la luzerne ?… Et que répondait la gouvernante aux extravagances de ma nièce ? car cette conduite mérite d’être qualifiée ainsi.
La gouvernante répondait : Je ne veux pas y aller ! Je ne l’ai pas trouvé ! Il fait la cour aux filles du village, à des gardeuses de dindons. Je suis trop vieille pour commencer à porter des messages d’amour ; grâce à Dieu, j’ai vécu les mains pures jusqu’ici ; — et tout en parlant elle froissait dans ses mains un petit papier plié en quatre.
Je n’y comprends rien ; mes idées s’embrouillent tout à fait. Quelle raison pouvait avoir dame Pluche pour froisser un papier plié en quatre en faisant des soubresauts dans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à de pareilles monstruosités.
Ne comprenez-vous pas clairement, seigneur, ce que cela signifiait ?
Non, en vérité, non, mon ami, je n’y comprends absolument rien. Tout cela me paraît une conduite désordonnée, il est vrai, mais sans motif comme sans excuse.
Cela veut dire que votre nièce a une correspondance secrète.
Que dites-vous ? Songez-vous de qui vous parlez ? Pesez vos paroles, monsieur l’abbé.
Je les pèserais dans la balance céleste qui doit peser mon âme au jugement dernier, que je n’y trouverais pas un mot qui sente la fausse monnaie. Votre nièce a une correspondance secrète.
Mais songez donc, mon ami, que cela est impossible.
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouvernante d’une lettre ? Pourquoi aurait-elle crié : Trouvez-le ! tandis que l’autre boudait et rechignait ?
Et à qui était adressée cette lettre ?
Voilà précisément le hic, monseigneur, hic jacet lepus. À qui était adressée cette lettre ? À un homme qui fait la cour à une gardeuse de dindons. Or, un homme qui recherche en public une gardeuse de dindons peut être soupçonné violemment d’être né pour les garder lui-même. Cependant il est impossible que votre nièce, avec l’éducation qu’elle a reçue, soit éprise d’un tel homme ; voilà ce que je dis, et ce qui fait que je n’y comprends rien non plus que vous, révérence parler.
Ô ciel ! ma nièce m’a déclaré ce matin même qu’elle refusait son cousin Perdican. Aimerait-elle un gardeur de dindons ? Passons dans mon cabinet ; j’ai éprouvé depuis hier des secousses si violentes, que je ne puis rassembler mes idées.
Scène V.
« Trouvez-vous à midi à la petite fontaine. » Que veut dire cela ? tant de froideur, un refus si positif, si cruel, un orgueil si insensible, et un rendez-vous par-dessus tout ? Si c’est pour me parler d’affaires, pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce une coquetterie ? Ce matin, en me promenant avec Rosette, j’ai entendu remuer dans les broussailles, il m’a semblé que c’était un pas de biche. Y a-t-il ici quelque intrigue ?
Bonjour, cousin ; j’ai cru m’apercevoir, à tort ou à raison, que vous me quittiez tristement ce matin. Vous m’avez pris la main malgré moi, je viens vous demander de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un baiser, le voilà. (Elle l’embrasse.) Maintenant, vous m’avez dit que vous seriez bien aise de causer de bonne amitié. Asseyez-vous là, et causons. (Elle s’assoit.)
Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un autre en ce moment ?
Vous avez trouvé singulier de recevoir un billet de moi, n’est-ce pas ? Je suis d’humeur changeante ; mais vous m’avez dit ce matin un mot très juste : « Puisque nous nous quittons, quittons-nous bons amis. » Vous ne savez pas la raison pour laquelle je pars, et je viens vous la dire : je vais prendre le voile.
Est-ce possible ? Est-ce toi, Camille, que je vois dans cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux jours d’autrefois ?
Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ?
Ne m’interrogez pas là-dessus, car je ne me ferai jamais moine.
Depuis près de dix ans que nous avons vécu éloignés l’un de l’autre, vous avez commencé l’expérience de la vie. Je sais quel homme vous êtes, et vous devez avoir beaucoup appris en peu de temps avec un cœur et un esprit comme les vôtres. Dites-moi, avez-vous eu des maîtresses ?
Pourquoi cela ?
Répondez-moi, je vous en prie, sans modestie et sans fatuité.
J’en ai eu.
Les avez-vous aimées ?
De tout mon cœur.
Où sont-elles maintenant ? Le savez-vous ?
Voilà, en vérité, des questions singulières. Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne suis ni leur mari ni leur frère ; elles sont allées où bon leur a semblé.
Il doit nécessairement y en avoir une que vous ayez préférée aux autres. Combien de temps avez-vous aimé celle que vous avez aimée le mieux ?
Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire mon confesseur ?
C’est une grâce que je vous demande, de me répondre sincèrement. Vous n’êtes point un libertin, et je crois que votre cœur a de la probité. Vous avez dû inspirer l’amour, car vous le méritez, et vous ne vous seriez pas livré à un caprice. Répondez-moi, je vous en prie.
Ma foi, je ne m’en souviens pas.
Connaissez-vous un homme qui n’ait aimé qu’une femme ?
Il y en a certainement.
Est-ce un de vos amis ? Dites-moi son nom.
Je n’ai pas de nom à vous dire, mais je crois qu’il y a des hommes capables de n’aimer qu’une fois.
Combien de fois un honnête homme peut-il aimer ?
Veux-tu me faire réciter une litanie, ou récites-tu toi-même un catéchisme ?
Je voudrais m’instruire, et savoir si j’ai tort ou raison de me faire religieuse. Si je vous épousais, ne devriez-vous pas répondre avec franchise à toutes mes questions, et me montrer votre cœur à nu ? Je vous estime beaucoup, et je vous crois, par votre éducation et par votre nature, supérieur à beaucoup d’autres hommes. Je suis fâchée que vous ne vous souveniez plus de ce que je vous demande ; peut-être en vous connaissant mieux je m’enhardirais.
Où veux-tu en venir ? parle ; je répondrai.
Répondez donc à ma première question. Ai-je raison de rester au couvent ?
Non.
Je ferais donc mieux de vous épouser ?
Oui.
Si le curé de votre paroisse soufflait sur un verre d’eau, et vous disait que c’est un verre de vin, le boiriez-vous comme tel ?
Non.
Si le curé de votre paroisse soufflait sur vous, et me disait que vous m’aimerez toute votre vie, aurais-je raison de le croire ?
Oui et non.
Que me conseilleriez-vous de faire le jour où je verrais que vous ne m’aimez plus ?
De prendre un amant.
Que ferai-je ensuite le jour où mon amant ne m’aimera plus ?
Tu en prendras un autre.
Combien de temps cela durera-t-il ?
Jusqu’à ce que tes cheveux soient gris, et alors les miens seront blancs.
Savez-vous ce que c’est que les cloîtres, Perdican ? Vous êtes-vous jamais assis un jour entier sur le banc d’un monastère de femmes ?
Oui, je m’y suis assis.
J’ai pour amie une sœur qui n’a que trente ans, et qui a eu cinq cent mille livres de revenu à l’âge de quinze ans. C’est la plus belle et la plus noble créature qui ait marché sur terre. Elle était pairesse du parlement, et avait pour mari un des hommes les plus distingués de France. Aucune des nobles facultés humaines n’était restée sans culture en elle, et, comme un arbrisseau d’une sève choisie, tous ses bourgeons avaient donné des ramures. Jamais l’amour et le bonheur ne poseront leur couronne fleurie sur un front plus beau. Son mari l’a trompée ; elle a aimé un autre homme, et elle se meurt de désespoir.
Cela est possible.
Nous habitons la même cellule, et j’ai passé des nuits entières à parler de ses malheurs ; ils sont presque devenus les miens ; cela est singulier, n’est-ce pas ? Je ne sais trop comment cela se fait. Quand elle me parlait de son mariage, quand elle me peignait d’abord l’ivresse des premiers jours, puis la tranquillité des autres, et comme enfin tout s’était envolé ; comme elle était assise le soir au coin du feu, et lui auprès de la fenêtre, sans se dire un seul mot ; comme leur amour avait langui, et comme tous les efforts pour se rapprocher n’aboutissaient qu’à des querelles ; comme une figure étrangère est venue peu à peu se placer entre eux et se glisser dans leurs souffrances ; c’était moi que je voyais agir tandis qu’elle parlait. Quand elle disait : Là, j’ai été heureuse, mon cœur bondissait ; et quand elle ajoutait : Là, j’ai pleuré, mes larmes coulaient. Mais figurez-vous quelque chose de plus singulier encore ; j’avais fini par me créer une vie imaginaire ; cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous dire par combien de réflexions, de retours sur moi-même, tout cela est venu. Ce que je voulais vous raconter comme une curiosité, c’est que tous les récits de Louise, toutes les fictions de mes rêves portaient votre ressemblance.
Ma ressemblance, à moi ?
Oui, et cela est naturel : vous étiez le seul homme que j’eusse connu. En vérité, je vous ai aimé, Perdican.
Quel âge as-tu, Camille ?
Dix-huit ans.
Continue, continue ; j’écoute.
Il y a deux cents femmes dans notre couvent ; un petit nombre de ces femmes ne connaîtra jamais la vie ; et tout le reste attend la mort. Plus d’une parmi elles sont sorties du monastère comme j’en sors aujourd’hui, vierges et pleines d’espérances. Elles sont revenues peu de temps après, vieilles et désolées. Tous les jours il en meurt dans nos dortoirs, et tous les jours il en vient de nouvelles prendre la place des mortes sur les matelas de crin. Les étrangers qui nous visitent admirent le calme et l’ordre de la maison ; ils regardent attentivement la blancheur de nos voiles ; mais ils se demandent pourquoi nous les rabaissons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces femmes, Perdican ? Ont-elles tort, ou ont-elles raison ?
Je n’en sais rien.
Il s’en est trouvé quelques-unes qui me conseillent de rester vierge. Je suis bien aise de vous consulter. Croyez-vous que ces femmes-là auraient mieux fait de prendre un amant et de me conseiller d’en faire autant ?
Je n’en sais rien.
Vous aviez promis de me répondre.
J’en suis dispensé tout naturellement ; je ne crois pas que ce soit toi qui parles.
Cela se peut, il doit y avoir dans toutes mes idées des choses très ridicules. Il se peut bien qu’on m’ait fait la leçon, et que je ne sois qu’un perroquet mal appris. Il y a dans la galerie un petit tableau qui représente un moine courbé sur un missel, à travers les barreaux obscurs de sa cellule glisse un faible rayon de soleil, et on aperçoit une locanda italienne, devant laquelle danse un chevrier. Lequel de ces deux hommes estimez-vous davantage ?
Ni l’un ni l’autre et tous les deux. Ce sont deux hommes de chair et d’os ; il y en a un qui lit et un autre qui danse ; je n’y vois pas autre chose. Tu as raison de te faire religieuse.
Vous me disiez non tout à l’heure.
Ai-je dit non ? Cela est possible.
Ainsi vous me le conseillez ?
Ainsi tu ne crois à rien ?
Lève la tête, Perdican ! quel est l’homme qui ne croit à rien ?
En voilà un ; je ne crois pas à la vie immortelle. — Ma sœur chérie, les religieuses t’ont donné leur expérience ; mais, crois-moi, ce n’est pas la tienne ; tu ne mourras pas sans aimer.
Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir ; je veux aimer d’un amour éternel, et faire des serments qui ne se violent pas. Voilà mon amant. Elle montre son crucifix.
Cet amant-là n’exclut pas les autres.
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne souriez pas, Perdican ! Il y a dix ans que je ne vous ai vu, et je pars demain. Dans dix autres années, si nous nous revoyons, nous en reparlerons. J’ai voulu ne pas rester dans votre souvenir comme une froide statue ; car l’insensibilité mène au point où j’en suis. Écoutez-moi ; retournez à la vie, et tant que vous serez heureux, tant que vous aimerez comme on peut aimer sur la terre, oubliez votre sœur Camille ; mais s’il vous arrive jamais d’être oublié ou d’oublier vous-même, si l’ange de l’espérance vous abandonne, lorsque vous serez seul avec le vide dans le cœur, pensez à moi qui prierai pour vous.
Tu es une orgueilleuse ; prends garde à toi.
Pourquoi ?
Tu as dix-huit ans, et tu ne crois pas à l’amour !
Y croyez-vous, vous qui parlez ? vous voilà courbé près de moi avec des genoux qui se sont usés sur les tapis de vos maîtresses, et vous n’en savez plus le nom. Vous avez pleuré des larmes de joie et des larmes de désespoir ; mais vous saviez que l’eau des sources est plus constante que vos larmes, et qu’elle serait toujours là pour laver vos paupières gonflées. Vous faites votre métier de jeune homme, et vous souriez quand on vous parle de femmes désolées ; vous ne croyez pas qu’on puisse mourir d’amour, vous qui vivez et qui avez aimé. Qu’est-ce donc que le monde ? Il me semble que vous devez cordialement mépriser les femmes qui vous prennent tel que vous êtes, et qui chassent leur dernier amant pour vous attirer dans leurs bras avec les baisers d’un autre sur les lèvres. Je vous demandais tout à l’heure si vous aviez aimé ; vous m’avez répondu comme un voyageur à qui l’on demanderait s’il a été en Italie ou en Allemagne, et qui dirait : Oui, j’y ai été ; puis qui penserait à aller en Suisse, ou dans le premier pays venu. Est-ce donc une monnaie que votre amour, pour qu’il puisse passer ainsi de mains en mains jusqu’à la mort ? Non, ce n’est pas même une monnaie ; car la plus mince pièce d’or vaut mieux que vous, et dans quelques mains qu’elle passe, elle garde son effigie.
Que tu es belle, Camille, lorsque tes yeux s’animent !
Oui, je suis belle, je le sais. Les complimenteurs ne m’apprendront rien ; la froide nonne qui coupera mes cheveux, pâlira peut-être de sa mutilation ; mais ils ne se changeront pas en bagues et en chaînes pour courir les boudoirs ; il n’en manquera pas un seul sur ma tête lorsque le fer y passera ; je ne veux qu’un coup de ciseau, et quand le prêtre qui me bénira me mettra au doigt l’anneau d’or de mon époux céleste, la mèche de cheveux que je lui donnerai, pourra lui servir de manteau.
Tu es en colère, en vérité.
J’ai eu tort de parler ; j’ai ma vie entière sur les lèvres. Ô Perdican ! ne raillez pas, tout cela est triste à mourir.
Pauvre enfant, je te laisse dire, et j’ai bien envie de te répondre un mot. Tu me parles d’une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste ; tu dis qu’elle a été trompée, qu’elle a trompé elle-même et qu’elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne ?
Qu’est-ce que vous dites. J’ai mal entendu.
Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non ?
Je le crois.
Il y a deux cents femmes dans ton monastère, et la plupart ont au fond du cœur des blessures profondes ; elles te les ont fait toucher, et elles ont coloré ta pensée virginale des gouttes de leur sang. Elles ont vécu, n’est-ce pas ? et elles t’ont montré avec horreur la route de leur vie ; tu t’es signée devant leurs cicatrices, comme devant les plaies de Jésus ; elles t’ont fait une place dans leurs processions lugubres, et tu te serres contre ces corps décharnés avec une crainte religieuse, lorsque tu vois passer un homme. Es-tu sûre que si l’homme qui passe était celui qui les a trompées, celui pour qui elles pleurent et elles souffrent, celui qu’elles maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu’en le voyant elles ne briseraient pas leurs chaînes pour courir à leurs malheurs passés, et pour presser leurs poitrines sanglantes sur le poignard qui les a meurtries ? Ô mon enfant ! sais-tu les rêves de ces femmes qui te disent de ne pas rêver ? Sais-tu quel nom elles murmurent quand les sanglots qui sortent de leurs lèvres font trembler l’hostie qu’on leur présente ? Elles qui s’assoient près de toi avec leurs têtes branlantes pour verser dans ton oreille leur vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les ruines de ta jeunesse le tocsin de leur désespoir, et font sentir à ton sang vermeil la fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles sont ?
Vous me faites peur : la colère vous prend aussi.
Sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ? Elles qui te représentent l’amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu’il y a pis encore, le mensonge de l’amour divin ? Savent-elles que c’est un crime qu’elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t’ont fait la leçon ! Comme j’avais prévu tout cela quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main ; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes ; tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les nonnes t’ont plaqué sur les joues, me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu ; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t’asseoir sur l’herbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé ; elles t’ont mise dans le vrai chemin ; il pourra m’en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur cela de ma part : le ciel n’est pas pour elles.
Ni pour moi, n’est-ce pas ?
Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.