On ne badine pas avec l’amour (1884)/Acte III
ACTE TROISIÈME.
Scène première.
Indépendamment de votre ivrognerie, vous êtes un bélître, maître Blazius. Mes valets vous voient entrer furtivement dans l’office, et quand vous êtes convaincu d’avoir volé mes bouteilles de la manière la plus pitoyable, vous croyez vous justifier en accusant ma nièce d’une correspondance secrète.
Mais, monseigneur, veuillez vous rappeler…
Sortez, monsieur l’abbé, et ne reparaissez jamais devant moi ; il est déraisonnable d’agir comme vous le faites, et ma gravité m’oblige à ne vous pardonner de ma vie.
Je voudrais bien savoir si je suis amoureux. D’un côté, cette manière d’interroger tant soit peu cavalière, pour une fille de dix-huit ans ; d’un autre, les idées que ces nonnes lui ont fourrées dans la tête auront de la peine à se corriger. De plus, elle doit partir aujourd’hui. Diable ! je l’aime, cela est sûr. Après tout, qui sait ? peut-être elle répétait une leçon, et d’ailleurs il est clair qu’elle ne se soucie pas de moi. D’une autre part, elle a beau être jolie, cela n’empêche pas qu’elle n’ait des manières beaucoup trop décidées, et un ton trop brusque. Je n’ai qu’à n’y plus penser ; il est clair que je ne l’aime pas. Cela est certain qu’elle est jolie ; mais pourquoi cette conversation d’hier ne veut-elle pas me sortir de la tête ? En vérité, j’ai passé la nuit à radoter. Où vais-je donc ? — Ah ! je vais au village.
Scène II.
Que font-ils maintenant ? Hélas ! voilà midi. — Ils sont à table. Que mangent-ils ? que ne mangent-ils pas ? J’ai vu la cuisinière traverser le village avec un énorme dindon. L’aide portait les truffes, avec un panier de raisin.
Ô disgrâce imprévue ! me voilà chassé du château, par conséquent de la salle à manger. Je ne boirai plus le vin de l’office.
Je ne verrai plus fumer les plats ; je ne chaufferai plus au feu de la noble cheminée mon ventre copieux.
Pourquoi une fatale curiosité m’a-t-elle poussé à écouter le dialogue de dame Pluche et de sa nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au baron tout ce que j’ai vu ?
Pourquoi un vain orgueil m’a-t-il éloigné de ce dîner honorable, où j’étais si bien accueilli ? Que m’importait d’être à droite ou à gauche ?
Hélas ! j’étais gris, il faut en convenir, lorsque j’ai fait cette folie.
Hélas ! le vin m’avait monté à la tête quand j’ai commis cette imprudence.
Il me semble que voilà le curé.
C’est le gouverneur en personne.
Oh ! oh ! monsieur le curé, que faites-vous là ?
Moi ! je vais dîner. N’y venez-vous pas ?
Pas aujourd’hui. Hélas ! maître Bridaine, intercédez pour moi ; le baron m’a chassé. J’ai accusé faussement Mlle Camille d’avoir une correspondance secrète, et cependant Dieu m’est témoin que j’ai vu ou que j’ai cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je suis perdu, monsieur le curé.
Que m’apprenez-vous là ?
Hélas ! hélas ! la vérité. Je suis en disgrâce complète pour avoir volé une bouteille.
Que parlez-vous, messire, de bouteilles volées à propos d’une luzerne et d’une correspondance ?
Je vous supplie de plaider ma cause. Je suis honnête, seigneur Bridaine. Ô digne seigneur Bridaine, je suis votre serviteur !
Ô fortune ! est-ce un rêve ? Je serai donc assis sur toi, ô chaise bienheureuse !
Je vous serai reconnaissant d’écouter mon histoire, et de vouloir bien m’excuser, brave seigneur, cher curé.
Cela m’est impossible, monsieur ; il est midi sonné, et je m’en vais dîner. Si le baron se plaint de vous, c’est votre affaire. Je n’intercède point pour un ivrogne. (À part.) Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, arrondis-toi.
Misérable Pluche ! c’est toi qui payeras pour tous ; oui, c’est toi qui es la cause de ma ruine, femme déhontée, vile entremetteuse, c’est à toi que je dois cette disgrâce. Ô sainte université de Paris ! on me traite d’ivrogne ! Je suis perdu si je ne saisis une lettre, et si je ne prouve au baron que sa nièce a une correspondance. Je l’ai vue ce matin écrire à son bureau. Patience ! voici du nouveau. (Passe dame Pluche portant une lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.
Que signifie cela ? C’est une lettre de ma maîtresse que je vais mettre à la poste au village.
Donnez-la-moi, ou vous êtes morte.
Moi, morte ! morte !
Oui, morte, Pluche ; donnez-moi ce papier.
Qu’y a-t-il ? Que faites-vous, Blazius ? Pourquoi violenter cette femme ?
Rendez-moi la lettre. Il me l’a prise, seigneur ; justice !
C’est une entremetteuse, seigneur. Cette lettre est un billet doux.
C’est une lettre de Camille, seigneur, de votre fiancée.
C’est un billet doux à un gardeur de dindons.
Tu en as menti, abbé. Apprends cela de moi.
Donnez-moi cette lettre ; je ne comprends rien à votre dispute ; mais, en qualité de fiancé de Camille, je m’arroge le droit de la lire. Il lit. « À la sœur Louise, au couvent de ***. » (À part.) Quelle maudite curiosité me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec force, et je ne sais ce que j’éprouve. — Retirez-vous, dame Pluche ; vous êtes une digne femme et maître Blazius est un sot. Allez dîner ; je me charge de mettre cette lettre à la poste.
Que ce soit un crime d’ouvrir une lettre, je le sais trop bien pour le faire. Que peut dire Camille à cette sœur ? Suis-je donc amoureux ? Quel empire a donc pris sur moi cette singulière fille, pour que les trois mots écrits sur cette adresse me fassent trembler la main ? Cela est singulier ; Blazius, en se débattant avec la dame Pluche, a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de rompre le pli ? Bon, je n’y changerai rien. (Il ouvre la lettre et lit.) « Je pars aujourd’hui, ma chère, et tout est arrivé comme je l’avais prévu. C’est une terrible chose ; mais ce pauvre jeune homme a le poignard dans le cœur ; il ne se consolera pas de m’avoir perdue. Cependant j’ai fait tout au monde pour le dégoûter de moi. Dieu me pardonnera de l’avoir réduit au désespoir par mon refus. Hélas ! ma chère, que pouvais-je y faire ? Priez pour moi ; nous nous reverrons demain et pour toujours. Toute à vous du meilleur de mon âme. — Camille. » Est-il possible ? Camille écrit cela ? C’est de moi qu’elle parle ainsi ! Moi au désespoir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela était vrai, on le verrait bien ; quelle honte peut-il y avoir à aimer ? Elle a fait tout au monde pour me dégoûter, dit-elle, et j’ai le poignard dans le cœur ? Quel intérêt peut-elle avoir à inventer un roman pareil ? Cette pensée que j’avais cette nuit est-elle donc vraie ? Ô femmes ! cette pauvre Camille a peut-être une grande piété ! c’est de bon cœur qu’elle se donne à Dieu, mais elle a résolu et décrété qu’elle me laisserait au désespoir. Cela était convenu entre les bonnes amies avant de partir du couvent. On a décidé que Camille allait revoir son cousin, qu’on le lui voudrait faire épouser, qu’elle refuserait, et que le cousin serait désolé. Cela est si intéressant, une jeune fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur d’un cousin ! Non, non, Camille, je ne t’aime pas, je ne suis pas au désespoir, je n’ai pas le poignard dans le cœur, et je te le prouverai. Oui, tu sauras que j’en aime une autre avant de partir d’ici. Holà ! brave homme ! (Entre un paysan.) Allez au château ; dites à la cuisine qu’on envoie un valet porter à Mlle. Camille le billet que voici. (Il écrit.)
Oui, monseigneur.
Maintenant à l’autre. Ah ! je suis au désespoir ! Holà ! Rosette, Rosette !
C’est vous, monseigneur ! Entrez, ma mère y est.
Mets ton plus beau bonnet, Rosette, et viens avec moi.
Où donc ?
Je te le dirai ; demande la permission à ta mère, mais dépêche-toi.
Oui, monseigneur.
J’ai demandé un nouveau rendez-vous à Camille, et je suis sûr qu’elle y viendra ; mais, par le ciel, elle n’y trouvera pas ce qu’elle compte y trouver. Je veux faire la cour à Rosette devant Camille elle-même.
Scène III.
Mademoiselle, je vais au château porter une lettre pour vous ; faut-il que je vous la donne, ou que je la remette à la cuisine, comme me l’a dit le seigneur Perdican ?
Donne-la-moi.
Si vous aimez mieux que je la porte au château, ce n’est pas la peine de m’attarder.
Je te dis de me la donner.
Ce qui vous plaira. (Il donne la lettre.)
Tiens, voilà pour ta peine.
Grand merci ; je m’en vais, n’est-ce pas ?
Si tu veux.
Je m’en vais, je m’en vais.
Perdican me demande de lui dire adieu, avant de partir, près de la petite fontaine où je l’ai fait venir hier. Que peut-il avoir à me dire ? Voilà justement la fontaine, et je suis toute portée. Dois-je accorder ce second rendez-vous ? Ah ! (Elle se cache derrière un arbre.) Voilà Perdican qui approche avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose qu’il va la quitter ; je suis bien aise de ne pas avoir l’air d’arriver la première.
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près de lui ? Me demande-t-il un rendez-vous pour y venir causer avec une autre ? Je suis curieuse de savoir ce qu’il lui dit.
Je t’aime, Rosette ! toi seule au monde tu n’as rien oublié de nos beaux jours passés ; toi seule tu te souviens de la vie qui n’est plus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; donne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le gage de notre amour.
Vous me donnez votre chaîne d’or ?
Regarde à présent cette bague. Lève-toi et approchons-nous de cette fontaine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés l’un sur l’autre ? Vois-tu tes beaux yeux près des miens, ta main dans la mienne ? Regarde tout cela s’effacer. (Il jette sa bague dans l’eau.) Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu ; l’eau qui s’était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience, nous reparaissons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n’y aura plus une ride sur ton joli visage : regarde ! c’était une bague que m’avait donnée Camille.
Il a jeté ma bague dans l’eau.
Sais-tu ce que c’est que l’amour, Rosette ? Écoute ! le vent se tait ; la pluie du matin roule en perles sur les feuilles séchées que le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par le soleil que voilà, je t’aime ! Tu veux bien de moi, n’est-ce pas ? On n’a pas flétri ta jeunesse ; on n’a pas infiltré dans ton sang vermeil les restes d’un sang affadi ? Tu ne veux pas te faire religieuse ; te voilà jeune et belle dans les bras d’un jeune homme. Ô Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c’est que l’amour ?
Hélas ! monsieur le docteur, je vous aimerai comme je pourrai.
Oui, comme tu pourras ; et tu m’aimeras mieux, tout docteur que je suis et toute paysanne que tu es, que ces pâles statues fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à la place du cœur, et qui sortent des cloîtres pour venir répandre dans la vie l’atmosphère humide de leurs cellules ; tu ne sais rien ; tu ne lirais pas dans un livre la prière que ta mère t’apprend, comme elle l’a apprise de sa mère ; tu ne comprends même pas le sens des paroles que tu répètes, quand tu t’agenouilles au pied de ton lit ; mais tu comprends bien que tu pries, et c’est tout ce qu’il faut à Dieu.
Comme vous me parlez, monseigneur !
Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; lève-toi, tu seras ma femme et nous prendrons racine ensemble dans la sève du monde tout-puissant.
Scène IV.
Il se passe assurément quelque chose d’étrange au château ; Camille a refusé d’épouser Perdican ; elle doit retourner aujourd’hui au couvent dont elle est venue. Mais je crois que le seigneur son cousin s’est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre fille ne sait pas quel danger elle court en écoutant les discours d’un jeune et galant seigneur.
Vite, vite, qu’on selle mon âne !
Passerez-vous comme un songe léger, ô vénérable dame ? Allez-vous si promptement enfourcher derechef cette pauvre bête qui est si triste de vous porter ?
Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai pas ici.
Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez inconnue dans un caveau malsain. Nous ferons des vœux pour votre respectable résurrection.
Voici ma maîtresse qui s’avance. (À Camille qui entre.) Chère Camille, tout est prêt pour notre départ ; le baron a rendu ses comptes, et mon âne est bâté.
Allez au diable, vous et votre âne ; je ne partirai pas aujourd’hui.
Que veut dire ceci ? Dame Pluche est pâle de terreur ; ses faux cheveux tentent de se hérisser, sa poitrine siffle avec force et ses doigts s’allongent en se crispant.
Seigneur Jésus ! Camille a juré !
Scène V.
Seigneur, il faut que je vous parle en particulier. Votre fils fait la cour à une fille du village.
C’est absurde, mon ami.
Je l’ai vu distinctement passer dans la bruyère en lui donnant le bras ; il se penchait à son oreille et lui promettait de l’épouser.
Cela est monstrueux.
Soyez-en convaincu ; il lui a fait un présent considérable, que la petite a montré à sa mère.
Ô ciel ! considérable, Bridaine ? En quoi considérable ?
Pour le poids et pour la conséquence. C’est la chaîne d’or qu’il portait à son bonnet.
Passons dans mon cabinet ; je ne sais à quoi m’en tenir.
Scène VI.
Il a pris ma lettre, dites-vous ?
Oui, mon enfant, il s’est chargé de la mettre à la poste.
Allez au salon, dame Pluche ; et faites-moi le plaisir de dire à Perdican que je l’attends ici. (Dame Pluche sort.) Il a lu ma lettre, cela est certain ; sa scène du bois est une vengeance, comme son amour pour Rosette. Il a voulu me prouver qu’il en aimait une autre que moi, et jouer l’indifférent malgré son dépit. Est-ce qu’il m’aimerait, par hasard ? (Elle lève la tapisserie.) Es-tu là, Rosette ?
Oui, puis-je entrer ?
Écoute-moi, mon enfant ; le seigneur Perdican ne te fait-il pas la cour ?
Hélas ! oui.
Que penses-tu de ce qu’il t’a dit ce matin ?
Ce matin ? Où donc ?
Ne fais pas l’hypocrite. — Ce matin à la fontaine, dans le petit bois.
Vous m’avez donc vue ?
Pauvre innocente ! Non, je ne t’ai pas vue. Il t’a fait de beaux discours, n’est-ce pas ? Gageons qu’il t’a promis de t’épouser.
Comment le savez-vous ?
Qu’importe comment je le sais ? Crois-tu à ses promesses, Rosette ?
Comment n’y croirais-je pas ? il me tromperait donc ? Pour quoi faire ?
Perdican ne t’épousera pas, mon enfant.
Hélas ! je n’en sais rien.
Tu l’aimes, pauvre fille ; il ne t’épousera pas, et la preuve, je vais te la donner ; rentre derrière ce rideau, tu n’auras qu’à prêter l’oreille et à venir quand je t’appellerai.
Moi qui croyais faire un acte de vengeance, ferais-je un acte d’humanité ? La pauvre fille a le cœur pris. (Entre Perdican.) Bonjour, cousin, asseyez-vous.
Quelle toilette, Camille ! À qui en voulez-vous ?
À vous, peut-être ; je suis fâchée de n’avoir pu me rendre au rendez-vous que vous m’avez demandé ; vous aviez quelque chose à me dire ?
Voilà, sur ma vie, un petit mensonge assez gros, pour un agneau sans tache ; je l’ai vue derrière un arbre écouter la conversation. (Haut.) Je n’ai rien à vous dire qu’un adieu, Camille ; je croyais que vous partiez ; cependant votre cheval est à l’écurie, et vous n’avez pas l’air d’être en robe de voyage.
J’aime la discussion ; je ne suis pas bien sûre de ne pas avoir eu envie de me quereller encore avec vous.
À quoi sert de se quereller, quand le raccommodement est impossible ? Le plaisir des disputes, c’est de faire la paix.
Êtes-vous convaincu que je ne veuille pas la faire ?
Ne raillez pas ; je ne suis pas de force à vous répondre.
Je voudrais qu’on me fît la cour ; je ne sais si c’est que j’ai une robe neuve, mais j’ai envie de m’amuser. Vous m’avez proposé d’aller au village, allons-y, je veux bien, mettons-nous en bateau ; j’ai envie d’aller dîner sur l’herbe, ou de faire une promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de lune, ce soir ? Cela est singulier, vous n’avez plus au doigt la bague que je vous ai donnée.
Je l’ai perdue.
C’est donc pour cela que je l’ai trouvée ; tenez, Perdican, la voilà.
Est-ce possible ? Où l’avez-vous trouvée ?
Vous regardez si mes mains sont mouillées, n’est-ce pas ? En vérité, j’ai gâté ma robe de couvent pour retirer ce petit hochet d’enfant de la fontaine. Voilà pourquoi j’en ai mis une autre, et je vous dis, cela m’a changée ; mettez donc cela à votre doigt.
Tu as retiré cette bague de l’eau, Camille, au risque de te précipiter ? Est-ce un songe ? La voilà ; c’est toi qui me la mets au doigt ! Ah ! Camille, pourquoi me le rends-tu, ce triste gage d’un bonheur qui n’est plus ? Parle, coquette et imprudente fille, pourquoi pars-tu ? pourquoi restes-tu ? Pourquoi, d’une heure à l’autre, changes-tu d’apparence et de couleur, comme la pierre de cette bague à chaque rayon de soleil ?
Connaissez-vous le cœur des femmes, Perdican ? Êtes-vous sûr de leur inconstance, et savez-vous si elles changent réellement de pensée en changeant quelquefois de langage ? Il y en a qui disent que non. Sans doute, il nous faut souvent jouer un rôle, souvent mentir ; vous voyez que je suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout mente dans une femme, lorsque sa langue ment ? Avez-vous bien réfléchi à la nature de cet être faible et violent, à la rigueur avec laquelle on le juge, aux principes qu’on lui impose ? Et qui sait si, forcée à tromper par le monde, la tête de ce petit être sans cervelle ne peut pas y prendre plaisir, et mentir quelquefois par passe-temps, par folie, comme elle ment par nécessité ?
Je n’entends rien à tout cela, et je ne mens jamais. Je t’aime Camille, voilà tout ce que je sais.
Vous dites que vous m’aimez, et vous ne mentez jamais ?
Jamais.
En voilà une qui dit pourtant que cela vous arrive quelquefois. (Elle lève la tapisserie ; Rosette paraît dans le fond, évanouie sur une chaise.) Que répondrez-vous à cette enfant, Perdican, lorsqu’elle vous demandera compte de vos paroles ? Si vous ne mentez jamais, d’où vient donc qu’elle s’est évanouie en vous entendant me dire que vous m’aimez ? Je vous laisse avec elle ; tâchez de la faire revenir.
Un instant, Camille, écoutez-moi.
Que voulez-vous me dire ? c’est à Rosette qu’il faut parler. Je ne vous aime pas, moi ; je n’ai pas été chercher par dépit cette malheureuse enfant au fond de sa chaumière, pour en faire un appât, un jouet ; je n’ai pas répété imprudemment devant elle des paroles brûlantes adressées à une autre ; je n’ai pas feint de jeter au vent pour elle le souvenir d’une amitié chérie ; je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou, je ne lui ai pas dit que je l’épouserais.
Écoutez-moi, écoutez-moi !
N’as-tu pas souri tout à l’heure quand je t’ai dit que je n’avais pu aller à la fontaine ? Eh bien ! oui, j’y étais et j’ai tout entendu ; mais, Dieu m’en est témoin, je ne voudrais pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu de cette fille-là, maintenant, quand elle viendra, avec tes baisers ardents sur les lèvres, te montrer en pleurant la blessure que tu lui as faite ? Tu as voulu te venger de moi, n’est-ce pas, et me punir d’une lettre écrite à mon couvent ? tu as voulu me lancer à tout prix quelque trait qui pût m’atteindre, et tu comptais pour rien que ta flèche empoisonnée traversât cette enfant, pourvu qu’elle me frappât derrière elle. Je m’étais vantée de t’avoir inspiré quelque amour, de te laisser quelque regret. Cela t’a blessé dans ton noble orgueil ? Eh bien ! apprends-le de moi, tu m’aimes, entends-tu ; mais tu épouseras cette fille, ou tu n’es qu’un lâche !
Oui, je l’épouserai.
Et tu feras bien.
Très bien, et beaucoup mieux qu’en t’épousant toi-même. Qu’y a-t-il, Camille, qui t’échauffe si fort ? Cette enfant s’est évanouie ; nous la ferons bien revenir, il ne faut pour cela qu’un flacon de vinaigre ; tu as voulu me prouver que j’avais menti une fois dans ma vie ; cela est possible, mais je te trouve hardie de décider à quel instant. Viens, aide-moi à secourir Rosette.
Scène VII.
Si cela se fait, je deviendrai fou.
Employez votre autorité.
Je deviendrai fou, et je refuserai mon consentement, voilà qui est certain.
Vous devriez lui parler et lui faire entendre raison.
Cela me jettera dans le désespoir pour tout le carnaval, et je ne paraîtrai pas une fois à la Cour. C’est un mariage disproportionné. Jamais on n’a entendu parler d’épouser la sœur de lait de sa cousine ; cela passe toute espèce de bornes.
Faites-le appeler, et dites-lui nettement que ce mariage vous déplaît. Croyez-moi, c’est une folie, et il ne résistera pas.
Je serai vêtu de noir cet hiver ; tenez-le pour assuré.
Mais, parlez-lui, au nom du ciel ! C’est un coup de tête qu’il a fait ; peut-être n’est-il déjà plus temps ; s’il en a parlé, il le fera.
Je vais m’enfermer pour m’abandonner à ma douleur. Dites-lui, s’il me demande, que je suis enfermé, et que je m’abandonne à ma douleur de le voir épouser une fille sans nom.
Ne trouverai-je pas ici un homme de cœur ? En vérité, quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude. (Entre Perdican.) Eh bien, cousin, à quand le mariage ?
Le plus tôt possible ; j’ai déjà parlé au notaire, au curé, et à tous les paysans.
Vous comptez donc réellement que vous épouserez Rosette ?
Assurément.
Qu’en dira votre père ?
Tout ce qu’il voudra ; il me plaît d’épouser cette fille ; c’est une idée que je vous dois, et je m’y tiens. Faut-il vous répéter les lieux communs les plus rebattus sur sa naissance et sur la mienne ? Elle est jeune et jolie, et elle m’aime ; c’est plus qu’il n’en faut pour être trois fois heureux. Qu’elle ait de l’esprit ou qu’elle n’en ait pas, j’aurais pu trouver pire. On criera, on raillera ; je m’en lave les mains.
Il n’y a rien là de risible ; vous faites très bien de l’épouser. Mais je suis fâchée pour vous d’une chose : c’est qu’on dira que vous l’avez fait par dépit.
Vous êtes fâchée de cela ? Oh ! que non.
Si, j’en suis vraiment fâchée pour vous. Cela fait du tort à un jeune homme, de ne pouvoir résister à un moment de dépit.
Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela m’est bien égal.
Mais vous n’y pensez pas ; c’est une fille de rien.
Elle sera donc de quelque chose, lorsqu’elle sera ma femme.
Elle vous ennuiera avant que le notaire ait mis son habit neuf et ses souliers pour venir ici ; le cœur vous lèvera au repas de noces, et le soir de la fête vous lui ferez couper les mains et les pieds, comme dans les contes arabes, parce qu’elle sentira le ragoût.
Vous verrez que non. Vous ne me connaissez pas ; quand une femme est douce et sensible, fraîche, bonne et belle, je suis capable de me contenter de cela, oui, en vérité, jusqu’à ne pas me soucier de savoir si elle parle latin.
Il est à regretter qu’on ait dépensé tant d’argent pour vous l’apprendre ; c’est trois mille écus de perdus.
Oui ; on aurait mieux fait de les donner aux pauvres.
Ce sera vous qui vous en chargerez, du moins pour les pauvres d’esprit.
Et ils me donneront en échange le royaume des cieux, car il est à eux.
Combien de temps durera cette plaisanterie ?
Quelle plaisanterie ?
Votre mariage avec Rosette.
Bien peu de temps ; Dieu n’a pas fait de l’homme une œuvre de durée : trente ou quarante ans, tout au plus.
Je suis curieuse de danser à vos noces !
Écoutez-moi, Camille, voilà un ton de persiflage qui est hors de propos.
Il me plaît trop pour que je le quitte.
Je vous quitte donc vous-même, car j’en ai tout à l’heure assez.
Allez-vous chez votre épousée ?
Oui, j’y vais de ce pas.
Donnez-moi donc le bras ; j’y vais aussi.
Te voilà, mon enfant ! Viens, je veux te présenter à mon père.
Monseigneur, je viens vous demander une grâce. Tous les gens du village à qui j’ai parlé ce matin m’ont dit que vous aimiez votre cousine, et que vous ne m’avez fait la cour que pour vous divertir tous deux ; on se moque de moi quand je passe, et je ne pourrai plus trouver de mari dans le pays, après avoir servi de risée à tout le monde. Permettez-moi de vous rendre le collier que vous m’avez donné, et de vivre en paix chez ma mère.
Tu es une bonne fille, Rosette ; garde ce collier, c’est moi qui te le donne, et mon cousin prendra le mien à la place. Quant à un mari, n’en sois pas embarrassée, je me charge de t’en trouver un.
Cela n’est pas difficile, en effet. Allons, Rosette, viens, que je te mène à mon père.
Pourquoi ? Cela est inutile.
Oui, vous avez raison, mon père nous recevrait mal : il faut laisser passer le premier moment de surprise qu’il a éprouvée. Viens avec moi, nous retournerons sur la place. Je trouve plaisant qu’on dise que je ne t’aime pas quand je t’épouse. Pardieu ! nous les ferons bien taire.
Que se passe-t-il donc en moi ? Il l’emmène d’un air bien tranquille. Cela est singulier : il me semble que la tête me tourne. Est-ce qu’il l’épouserait tout de bon ? Holà ! dame Pluche, dame Pluche ! N’y a-t-il donc personne ici ? (Entre un valet.) Courez après le seigneur Perdican ; dites-lui vite qu’il remonte ici, j’ai à lui parler. (Le valet sort.) Mais qu’est-ce donc que tout cela ? Je n’en puis plus, mes pieds refusent de ne soutenir.
Vous m’avez demandé, Camille ?
Non, — non.
En vérité, vous voilà pâle ; qu’avez-vous à me dire ? Vous m’avez fait rappeler pour me parler ?
Non, non. — Ô Seigneur Dieu !
Scène VIII.
M’avez-vous abandonnée, ô mon Dieu ? Vous le savez, lorsque je suis venue, j’avais juré de vous être fidèle ; quand j’ai refusé de devenir l’épouse d’un autre que vous, j’ai cru parler sincèrement devant vous et ma conscience, vous le savez, mon père ; ne voulez-vous donc plus de moi ? Oh ! pourquoi faites-vous mentir la vérité elle-même ? Pourquoi suis-je si faible ? Ah ! malheureuse, je ne puis plus prier !
Orgueil, le plus fatal des conseillers humains, qu’es-tu venu faire entre cette fille et moi ? La voilà pâle et effrayée, qui presse sur les dalles insensibles son cœur et son visage. Elle aurait pu m’aimer, et nous étions nés l’un pour l’autre ; qu’es-tu venu faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos mains allaient se joindre ?
Qui m’a suivie ? Qui parle sous cette voûte ? Est-ce toi, Perdican ?
Insensés que nous sommes ! nous nous aimons. Quel songe avons-nous fait, Camille ? Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous a voulu tromper l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi encore y mêler les nôtres ? Ô mon Dieu ! le bonheur est une perle si rare dans cet océan d’ici-bas ! Tu nous l’avais donné, pêcheur céleste, tu l’avais tiré pour nous des profondeurs de l’abîme, cet inestimable joyau ; et nous, comme des enfants gâtés que nous sommes, nous en avons fait un jouet. Le vert sentier qui nous amenait l’un vers l’autre avait une pente si douce, il était entouré de buissons si fleuris, il se perdait dans un si tranquille horizon ! Il a bien fallu que la vanité, le bavardage et la colère vinssent jeter leurs rochers informes sur cette route céleste, qui nous aurait conduits à toi dans un baiser ! Il a bien fallu que nous nous fissions du mal, car nous sommes des hommes. Ô insensés ! nous nous aimons.
Oui, nous nous aimons, Perdican ; laisse-moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui nous regarde ne s’en offensera pas ; il veut bien que je t’aime ; il y a quinze ans qu’il le sait.
Chère créature, tu es à moi !
C’est la voix de ma sœur de lait.
Comment est-elle ici ? je l’avais laissée dans l’escalier, lorsque tu m’as fait rappeler. Il faut donc qu’elle m’ait suivi sans que je m’en sois aperçu.
Entrons dans cette galerie ; c’est là qu’on a crié.
Je ne sais ce que j’éprouve ; il me semble que mes mains sont couvertes de sang.
La pauvre enfant nous a sans doute épiés ; elle s’est encore évanouie ; viens, portons-lui secours ; hélas ! tout cela est cruel.
Non, en vérité, je n’entrerai pas ; je sens un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, Camille, et tâche de la ramener. (Camille sort.) Je vous en supplie, mon Dieu ! ne faites pas de moi un meurtrier ! Vous voyez ce qui se passe ; nous sommes deux enfants insensés, et nous avons joué avec la vie et la mort ; mais notre cœur est pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui trouverai un mari, je réparerai ma faute, elle est jeune, elle sera heureuse ; ne faites pas cela, ô Dieu ! vous pouvez bénir encore quatre de vos enfants. Eh bien ! Camille, qu’y a-t-il ?
Elle est morte. Adieu, Perdican !