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Pensées de Marc-Aurèle (Couat)/Texte entier

La bibliothèque libre.


Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul Fournier,
1904


PENSÉES


DE


MARC-AURÈLE


TRADUCTION
d’Auguste COUAT
RECTEUR DE L’ACADÉMIE DE BORDEAUX


ÉDITÉE PAR
Paul FOURNIER
MAITRE DE CONFÉRENCES À LA FACULTÉ DES LETTRES DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

Bordeaux :
FERET & FILS, ÉDITEURS, 15, COURS DE L’INTENDANCE
Lyon : Henri GEORG, 36-42, passage de l’Hôtel-Dieu
Marseille : Paul RUAT, 54, rue Paradis ; Montpellier : C. COULET, 5, Grand’Rue
Toulouse : Édouard PRIVAT, 14, rue des Arts


Paris :
A. FONTEMOING, Libraire des Écoles françaises d’Athènes et de Rome
rue Le Goff
___
1904



Dans l'ouvrage, la traduction est accompagnée de notes philosophiques, historiques et linguistiques du traducteur et de l'éditeur, qui ne sont pas reprises dans cette présentation provisoire.


l’accompagner dans ses voyages. Ceux que des obligations quelconques avaient éloignés de lui le retrouvaient toujours le même ; dans les délibérations, il cherchait attentivement et avec persévérance le parti à prendre, au lieu d’éviter toute peine[1] en se contentant de ses premières impressions. Il était fidèle à ses amis sans manifester ni lassitude ni engouement ; en toute occasion, il était maître de lui et d’humeur sereine. Il prévoyait et réglait d’avance les plus petites choses, sans faire d’embarras ; il arrêtait les acclamations et les flatteries dont il était l’objet. Économe des biens de l’empire, il réglait avec vigilance les dépenses des chorégies et ne craignait pas d’en être blâmé. Il n’avait aucune superstition à l’égard des Dieux, et, à l’égard des hommes, il ne cherchait point à plaire à la foule et à se rendre populaire ; en tout, il était sobre, ferme, sans affecter le manque de goût et sans se montrer avide de nouveautés. Il usait sans vanité et sans façon des biens qui contribuent à la douceur de la vie, et que la fortune[2] prodigue en abondance. Il s’en servait [naturellement] quand ils se présentaient et n’en éprouvait pas le besoin quand il ne les avait pas. Nul n’aurait pu dire de lui qu’il fût un sophiste, un goujat, ou un pédant. On voyait en lui un homme

Livre II

1

Se dire à soi-même, dès le matin[3] : je vais me rencontrer avec un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fourbe, un envieux, un égoïste. Ils ont tous ces vices par suite de leur

Livre IV

1

Quand notre maître intérieur est d’accord avec la nature, les événements de la vie le trouvent disposé à se plier

Livre V

1

Le matin, quand tu as de la peine à te réveiller, aie cette pensée présente à l’esprit : je m’éveille pour faire œuvre

Livre VI

1

La matière[4] de l’univers est docile et ductile ; mais la raison qui la gouverne n’a en elle aucun motif de faire du mal ;

Livre VII

1

Qu’est-ce que le vice[5] ? — C’est ce que tu as vu bien souvent. À propos de tout événement rappelle-toi de même que c’est absolument rien[6]. Comprends bien cette vérité, et tu es debout ; tu peux revivre. Recommence à voir les choses comme tu les voyais [autrefois][7] ; c’est là revivre.

3

Vaines et pompeuses processions, spectacles représentés sur la scène, défilés de troupeaux grands et petits, combats singuliers, c’est un os que l’on jette aux chiens, de la nourriture qu’on lance aux poissons dans les viviers, ce sont des agitations de fourmis[8] traînant leur fardeau, des fuites de souris effarées, des marionnettes qu’un fil fait aller[9]. Assistes-y donc avec des dispositions bienveillantes, et sans te rengorger avec dédain. Mais sache que chacun vaut ce que valent les choses pour lesquelles il se passionne[10].

52

Que l’on soit[11] plus habile lutteur[12] que toi, mais non plus dévoué au bien commun, ni plus modeste, ni plus intrépide[13] en face des événements, ni plus indulgent pour l’aveuglement du prochain.

53

Quand on peut accomplir un acte conforme à la raison commune aux Dieux et aux hommes, on n’a rien à craindre : car on ne doit appréhender aucun dommage, dès qu’on peut trouver profit à diriger[14] son énergie dans la bonne voie, celle que marque[15] la constitution.

54

Partout et toujours il dépend de toi de te contenter pieusement des conjonctures présentes, de traiter avec justice les hommes avec lesquels tu es présentement en rapport, de mettre tout ton art à éclaircir l’idée présente en ce moment à ton esprit, afin qu’il ne s’y glisse rien dont tu ne sois parfaitement sûr[16].

55

Ne regarde pas autour de toi dans le principe directeur d’autrui[17] ; mais regarde en face de toi où te conduit la nature, la nature universelle par ce qui t’arrive, ta nature propre par

Livre VIII

1

Voici qui doit encore te conduire au mépris de la vaine gloire. Tu ne peux plus faire que tu aies vécu toute ta vie en philosophe, du moins depuis ta jeunesse. Beaucoup d’autres hommes ont vu et tu as vu toi-même combien tu étais loin de la philosophie. Te voilà confondu[18]. Il t’est difficile maintenant d’acquérir la réputation d’un philosophe ; les faits mêmes s’y opposent[19]. Si tu as bien reconnu ce qui est essentiel, laisse là tout souci de paraître ; qu’il te suffise de vivre le reste de ta vie comme le veut ta nature[20]. Réfléchis à ce qu’elle veut, et ne te laisse détourner par aucune autre pensée ; après bien des tentatives, après avoir beaucoup erré à l’aventure, tu n’as trouvé nulle part le bien vivre. Tu ne l’as trouvé ni dans la dialectique[21], ni dans la richesse, ni dans la réputation, ni dans la jouissance, ni nulle part. Où est-il donc ? Dans une conduite conforme aux volontés de la nature humaine. Et comment suivras-tu cette conduite[22] ? En ayant des principes arrêtés d’où découleront tes tendances et tes actes. Quels principes ? Ceux qui concernent le bien et le mal, à savoir qu’il n’y a point de bien pour l’homme, en dehors de ce qui le rend juste, tempérant, courageux, libre, et point de mal en dehors des vices contraires à ces vertus.

2

À chacune de tes actions demande-toi : qu’est-elle par rapport à moi ? N’aurai-je pas lieu de m’en repentir ? Encore un instant, et je serai mort, et tout aura disparu. Si mon action présente est celle d’un être intelligent, animé de l’esprit de solidarité, soumis aux mêmes lois que Dieu, pourquoi chercherai-je autre chose ?

3

Qu’est-ce qu’Alexandre, César et Pompée, à côté de Diogène, d’Héraclite et de Socrate ? Ceux-ci voyaient les choses ; ils en connaissaient le principe efficient[23] et la matière ; leur principe dirigeant était toujours le même[24]. Les autres, au contraire, que de choses ils devaient prévoir, que de servitudes ils devaient subir !

4

Tu aurais beau crever d’indignation, ils n’en continueront[25] pas moins à faire la même chose.

5

D’abord, ne te trouble pas ; tout se passe conformément à la nature universelle ; avant peu tu ne seras rien, ni nulle part[26], comme Hadrien, comme Auguste. Ensuite, considère attentivement la réalité, reconnais-la, et, te souvenant que tu dois être un homme de bien, sachant ce que réclame la nature humaine, fais-le sans te retourner, et dis ce qui te paraîtra le plus juste ; que ce soit seulement avec bienveillance, avec modestie, avec franchise.

6

La nature universelle a pour fonction de déplacer et de changer ce qui est, en prenant ici ce qu’elle rapporte là[27]. Tout évolue[28]. Ne t’en effraie pas[29] cependant ; il n’y a rien de nouveau ; tout est accoutumé ; et tout aussi est réparti également[30].

7

Toute nature est contente de bien suivre sa voie. Une nature raisonnable suit bien sa voie lorsque, dans ses représentations[31], elle n’acquiesce[32] à rien de faux ni d’incertain ; quand elle ne se porte[33] en ses mouvements qu’à des actes de solidarité ; quand elle n’a d’inclination ni d’aversion que pour des objets qui dépendent d’elle ; lorsque enfin elle accueille avec empressement tout ce qui lui est attribué par la nature universelle. C’est qu’elle en est une partie, comme la [nature de la] feuille est une partie de [celle de] la plante. Mais la nature de la feuille fait partie d’une nature insensible, sans raison, et qui peut être asservie ; la nature de l’homme, au contraire, est une partie d’une nature indépendante, intelligente et juste, qui distribue[34] équitablement à chacun, suivant son mérite, la durée, la matière, le principe efficient et formel[35], l’action, les circonstances extérieures[36]. Cherche à découvrir cette égalité, non en comparant toujours les vies détail par détail, mais en comparant[37] à la fois tout ce qu’a reçu l’un avec l’ensemble de ce qu’a reçu l’autre[38].

8

Tu n’as pas besoin de lire[39]. Mais tu as le loisir de réprimer ton orgueil ; tu as le loisir de vaincre le plaisir et la douleur ; tu as le loisir de t’élever au-dessus de la vaine gloire ; tu as le loisir de supporter sans colère les sots et les ingrats ; que dis-je ? de t’occuper d’eux.

9

Que personne ne t’entende plus blâmer la vie qu’on mène à la cour, pas même toi[40].

10

Le repentir est un reproche que l’on s’adresse pour avoir négligé une chose utile ; or le bien ne saurait être qu’une chose utile : et l’honnête homme s’en doit préoccuper[41]. Mais aucun honnête homme n’ira jamais se repentir d’avoir négligé le plaisir ; le plaisir n’est donc ni une chose utile ni un bien.

11

Qu’est ceci en soi-même et par sa propre constitution ? Quelle en est la substance et la matière ? Quel en est le principe efficient et formel[42] ? Que fait-il dans le monde ? Combien de temps dure-t-il ?

12

Quand tu as de la peine à te réveiller[43], rappelle-toi qu’il est conforme à ta constitution et à la nature humaine[44] d’accomplir des actes de solidarité. Le sommeil, au contraire, t’est commun avec les êtres sans raison : or ce qui est conforme à la nature de chacun lui est plus propre, plus naturel[45] et, par suite, plus agréable.

13

Ne manque jamais d’examiner chacune de tes représentations[46], autant que possible, au point de vue de la physique, de la morale et de la dialectique[47].

14

Qui que ce soit que tu rencontres, commence par te dire immédiatement à toi-même : quels principes cet homme a-t-il sur le bien et le mal ? Car s’il a tels principes sur le plaisir et la douleur et sur ce qui les fait naître, sur la gloire, l’obscurité, la mort, la vie, je n’aurai ni à m’étonner ni à trouver étrange qu’il fasse telle action. Je me rappellerai qu’il ne peut pas agir autrement[48].

15

Rappelle-toi que s’il est honteux de s’étonner qu’un figuier porte des figues[49], il ne l’est pas moins de s’étonner que le monde porte tels événements qui sont ses fruits naturels. De même, il serait honteux pour un médecin et pour un pilote[50] de s’étonner, l’un qu’un tel ait la fièvre, l’autre qu’il s’élève un vent contraire.

16

Souviens-toi que tu n’aliènes ta liberté ni en changeant d’avis ni en suivant qui te redresse[51]. Cette action, en effet, est encore tienne, puisque, en l’accomplissant, tu suis le mouvement de ton âme, ton jugement, et, pour tout dire, ta raison[52].

17

Si cela dépend de toi, pourquoi le fais-tu ? Si cela dépend d’un autre, qui accuses-tu ? Les atomes ou les dieux ? Folie dans les deux cas. Il ne faut accuser personne. Si tu le peux, corrige l’auteur du fait ; si tu ne le peux pas, corrige le fait lui-même. Mais si tu ne peux pas même cela, à quoi te sert-il[53] d’accuser ? Il ne faut rien faire inutilement.

18

Ce qui est mort[54] ne tombe pas hors de l’univers. S’il y reste, c’est pour [y] changer et se dissoudre en ses parties, éléments qui composent l’univers et toi-même. Ces éléments eux-mêmes changent et ne murmurent pas.

19

Chaque être, cheval, vigne, est né pour quelque chose. Pourquoi t’en étonner ? Le soleil lui-même te dira : je suis né pour une certaine œuvre, et ainsi les autres dieux ! Toi donc, pour quoi es-tu né ? Pour le plaisir ? Vois si ta raison admet cette réponse[55].

20

Comme un joueur qui lance une balle, la nature poursuit un but dans chacun de ses actes, dans la fin non moins que dans le commencement et dans la durée de chaque être. Quel bien y a-t-il, d’ailleurs, pour la balle à monter en l’air, ou quel mal à descendre ou même à tomber ? Quel bien y a-t-il pour une bulle d’eau à se former[56], ou quel mal à se dissoudre ? Il en est de même d’une lampe[57].

21

Retourne le corps[58] et vois ce que font de lui la vieillesse, la maladie, les plaies[59].

Celui qui loue et celui qui est loué ; le panégyriste et l’objet du panégyrique ont une vie également courte. Et, en outre, même dans un coin de cette contrée où ils se trouvent, tous les hommes ne sont pas d’accord entre eux ; chacun n’est même pas d’accord avec soi-même. Et la terre tout entière n’est elle-même qu’un point[60].

22

Fais attention à l’objet de ta représentation, à ton jugement, à ton action, au sens de tes paroles[61].

22 bis

C’est justement que tu te trouves dans cet état ; mais tu aimes mieux devenir un homme de bien demain que de l’être aujourd’hui[62].

23

Si j’accomplis quelque action, je l’accomplis en la rapportant au bien des hommes. M’arrive-t-il[63] quelque chose ? Je le reçois en le rapportant aux dieux et à la source de tout, au principe d’où se déroule la chaîne[64] des événements.

24

Tel que te paraît un bain, c’est-à-dire de l’huile, de la sueur, de la saleté, une eau grasse, un mélange d’ordures, telle est toute partie de la vie, tel tout objet[65].

25

Avant Lucilla[66] mourut Vérus[67], puis ce fut Lucilla ; avant Secunda[68], Maximus[69], puis Secunda ; avant Épitynchanus, Diotime, puis Épitynchanus ; avant Antonin, Faustine, puis Antonin. Avant Celer[70], Hadrien, puis Celer. Et partout de même[71]. Et ces hommes à l’esprit pénétrant et divinateur, ou enivrés des fumées de l’orgueil, où sont-ils ? Où sont, par exemple, ces esprits pénétrants, Charax[72], Démétrius[73] le platonicien, Eudémon[74], et leurs pareils ? Tout cela était éphémère ; tout cela est mort depuis longtemps. Quelques-uns n’ont pas même laissé un bref souvenir ; d’autres sont devenus des légendes ; d’autres sont même déjà sortis de la légende. Rappelle-toi donc cette alternative : ou bien[75] le composé dont tu es fait devra se disperser ; [ou bien] ton souffle devra s’éteindre, ou prendre la place nouvelle qui lui aura été marquée.

26

La joie de l’homme est de faire ce qui appartient à l’homme. Il appartient à l’homme d’être bon pour ses semblables, de mépriser les mouvements[76] des sens, de discerner parmi les vraisemblances[77], de contempler la nature universelle et ce qui arrive suivant ses lois.

27

Trois relations[78] : l’une avec le vase corporel qui nous entoure[79], l’autre avec la cause divine d’où vient tout ce qui arrive à tous, la troisième avec ceux qui vivent en même temps que nous.

28

Ou la douleur est un mal pour le corps, et c’est à lui de le proclamer[80] ; ou elle en est un pour l’âme. Mais l’âme a le pouvoir de conserver sa sérénité et son calme en ne jugeant pas que la douleur est un mal. En effet, tout jugement, toute tendance, tout désir, toute aversion est en nous ; ainsi il ne peut venir du dehors jusqu’à nous aucun mal[81].

29

Efface les idées qui se présentent à toi, en te disant sans cesse : il dépend de moi que mon âme n’ait ni méchanceté, ni désir, ni rien qui la trouble. Je n’ai qu’à considérer toute chose en elle-même, et à faire de chacune le cas qu’elle mérite. Rappelle-toi que la nature t’a donné ce pouvoir.

30

Si tu adresses la parole au Sénat ou à qui que ce soit, fais-le avec modestie et netteté[82], parle un langage sain.

31

La cour d’Auguste, sa femme, sa fille, ses petits-fils, ses descendants, sa sœur, Agrippa, ses parents, ses proches, ses amis, Aréos[83], Mécène, ses médecins, ses sacrificateurs, enfin tout ce qui composait cette cour est mort. Considérant maintenant[84] d’autres groupes, par exemple celui des Pompéiens, pense non à chaque mort individuelle, mais à l’inscription qu’on lit sur les tombeaux : le dernier de sa race ; réfléchis aux efforts qu’ont faits ceux qui venaient avant ceux-ci pour laisser un successeur : et qu’il faut, malgré tout, que quelqu’un soit le dernier. Ainsi tu en arriveras à considérer la mort de toute une race.

32

Arrangeons notre vie action par action, satisfaits si chacune produit tout ce qu’elle peut. Or, nul ne peut nous empêcher de le lui faire produire. — Mais quelque obstacle extérieur m’arrêtera. — Il n’en est point pour la justice, la tempérance, la raison. — Mais peut-être que mon activité, sur d’autres points, sera entravée. — Par ta résignation à l’obstacle même, par la douceur avec laquelle tu te plies aux circonstances données, immédiatement tu engages une autre action qui s’accorde avec cet arrangement de la vie dont je parlais[85].

33

Recevoir sans orgueil, quitter avec détachement.

34

As-tu vu quelquefois une main ou un pied coupé, une tête tranchée, gisant loin du reste du corps ? Tel est l’état dans lequel se met, autant qu’il est en lui, celui qui repousse ce qui lui arrive, qui se retranche du monde, ou qui commet un acte contraire à la solidarité. Tu t’es rejeté hors de l’unité voulue par la nature, car tu n’étais qu’une partie[86], et voilà que tu t’es retranché du tout. Mais voici qui est admirable : il t’est possible de rentrer dans cette unité. Dieu n’a permis à aucune autre partie, séparée et retranchée du tout, de s’y rajuster de nouveau. Vois donc quelle bonté, quels égards il a eus pour[87] l’homme. Il a fait dépendre de lui d’abord de ne pas se séparer du tout ; une fois séparé, il lui a permis[88] de revenir s’y souder et y reprendre sa place à côté des autres parties.

35

La nature universelle[89] a donné à chaque être doué de raison ses diverses facultés ; entre autres, nous en avons reçu celle que voici. De même qu’elle accommode et range à la destinée, pour en faire une partie d’elle-même, tout ce qu’elle trouve sur sa route et tout ce qui lui résiste[90], de même l’être raisonnable peut faire de tout obstacle une matière à sa propre action[91] et s’en servir[92], quel qu’ait été son premier dessein.

36

Ne te trouble pas en te représentant l’ensemble de ta vie. Ne considère pas combien de peines et combien lourdes te surviendront[93] probablement ; mais, à propos de chacun des événements présents, demande-toi : Qu’y a-t-il d’insupportable, [d’intolérable] dans ce que je fais ? Tu rougiras de le confesser. Rappelle-toi ensuite que ni l’avenir ni le passé ne pèsent sur toi, mais seulement le présent. Or, il se rapetisse de plus en plus, si tu le réduis à sa vraie mesure, et si tu fais honte à ta pensée de ne pouvoir résister à ce rien[94].

37

Est-ce que Panthée ou Pergame sont encore maintenant assis auprès du tombeau de Vérus[95] ? Et Chéréas[96] ou Diotime auprès de celui d’Hadrien ? Supposition ridicule. Eh quoi ? S’ils y étaient assis, leurs maîtres s’en apercevraient-ils ? Et s’ils s’en apercevaient, en éprouveraient-ils du plaisir ? Et s’ils en éprouvaient du plaisir, les autres[97] seraient-ils immortels ? N’était-il pas prévu d’abord par le destin qu’à leur tour ils deviendraient l’une une vieille femme, l’autre un vieillard, et qu’ensuite ils mourraient ? Que devaient donc devenir les maîtres après la mort des serviteurs ? Ordure que tout cela, et pourriture dans un sac.

38

Si tu as la vue perçante, tâche d’avoir dans tes jugements les yeux les plus clairvoyants[98].

39

Je ne vois dans la constitution de l’être raisonnable aucune vertu contraire à la justice, mais j’en vois une contraire au plaisir, la tempérance.

40

Supprime ton jugement[99] au sujet de ce qui te semble pénible et tu es parfaitement à l’abri. — Qui, tu ? — La raison. — Mais je ne suis pas raison[100]. — Soit. Que ta raison donc ne s’afflige pas elle-même. Mais s’il y a quelque autre chose en toi qui souffre, laisse-l’en juger pour son propre comptes[101].

41

Ce qui fait obstacle à la sensation est un mal pour la nature animale. Ce qui fait obstacle à la tendance est également un mal pour la nature animale. Et il y a de même des obstacles qui sont des maux pour la constitution de la plante[102]. Par conséquent, ce qui fait obstacle à la raison est un mal pour la nature raisonnable. Applique-toi toutes ces observations. La douleur ou le plaisir t’atteignent-ils[103] ? C’est à la sensation[104] d’y pourvoir. Quelque chose a-t-il fait obstacle à la tendance ? Si tu[105] ne l’as point soumise à certaines réserves, c’est cela[106] d’abord qui est un mal pour l’être raisonnable. Mais si tu regardes comme indifférente une aventure commune[107], tu n’as pas encore souffert de dommage, tu n’as pas rencontré d’obstacle. Les opérations propres à ta raison ne sont ordinairement[108] entravées que par toi seul, car ni le feu, ni le fer, ni un tyran, ni une calomnie, ni rien ne peut l’atteindre. Quand la sphère est achevée, elle demeure ronde[109].

42

Je ne mérite pas de me faire de la peine à moi-même, car jamais je n’en ai fait volontairement à autrui.

43

À chacun ses joies. La mienne est de tenir mon principe dirigeant en bonne santé, de ne me détourner d’aucun homme ni de rien de ce qui arrive aux hommes, de regarder et d’accueillir toute chose avec des yeux bienveillants, et d’en user selon ce qu’elle vaut.

44

Vois à ne t’accorder à toi même que le présent. Ceux qui préfèrent la gloire [posthume] ne s’avisent pas que les hommes à venir seront pareils à ceux d’aujourd’hui, qu’ils ont de la peine à supporter ; ceux-là aussi seront mortels. Que t’importent donc en définitive les échos de leur voix ou l’opinion qu’ils peuvent avoir de toi ?

45

Prends-moi, jette-moi où tu voudras ! Là aussi mon génie conservera sa sérénité ; je veux dire qu’il se contentera d’être et d’agir d’accord avec la loi de sa propre constitution[110].

45 bis[111]

Ceci vaut-il donc la peine que mon âme soit en mauvais état, inférieure à elle-même, rapetissée, troublée, pleine de désirs et de craintes[112] ? Trouveras-tu même quelque chose qui vaille ce prix ?

46

À aucun homme il ne peut rien arriver qui ne soit un événement humain ; ni à un bœuf rien qui ne soit fait pour un bœuf ; ni à une vigne rien qui ne soit propre à une vigne ; ni à une pierre rien qui ne soit fait pour une pierre. Si donc il n’arrive à tout être que des événements habituels et naturels, pourquoi t’indigner ? Car la nature universelle ne te destinait rien d’insupportable[113].

47

Quand tu es affligé par une chose extérieure à toi, ce n’est pas cette chose qui le pèse, mais ton jugement sur elle. Or, il t’est possible de l’effacer immédiatement. Que si la cause de ton affliction est dans ta disposition intérieure, qui t’empêche de rectifier tes principes[114] ? Si enfin tu es affligé parce que tu n’accomplis pas tel acte qui te paraît bon, pourquoi ne l’accomplis-tu pas plutôt que de t’affliger ? — Mais quelque chose de plus fort que moi s’y oppose. — Alors ne t’afflige point, car la cause de ton impuissance ne dépend pas de toi. — Mais il ne vaut pas la peine de vivre si je ne fais pas cela. — Sors donc de la vie sans amertume, ainsi que meurt celui qui accomplit ce qu’il a résolu, et sans en vouloir à ce qui t’a fait obstacle[115].

48

Souviens-toi que le principe dirigeant est invincible quand il se replie en lui-même et se suffit[116] à lui-même ; quand il ne fait pas ce qui lui déplaît, même [si sa résistance est] sans raison. Qu’est-ce donc quand il juge les choses d’après la raison et après mûr examen ? L’intelligence libre de passions est une acropole ; l’homme n’a rien de plus solide où il puisse se réfugier et être toujours imprenable. Celui qui n’a pas vu cela est ignorant ; celui qui l’a vu et qui ne cherche pas ce refuge est malheureux.

49

Ne te dis rien de plus à toi-même que ce que te rapportent les représentations qui s’offrent d’abord à toi. On t’a rapporté qu’un tel dit du mal de toi ; voilà ce qu’on t’a rapporté, mais non que tu en es blessé. Tu vois[117] que ton petit enfant est malade. Tu le vois ; mais qu’il soit en danger, tu ne le vois pas. C’est ainsi qu’il faut t’en tenir à tes premières représentations[118] et n’y rien ajouter de toi-même ; ainsi il n’y a rien[119]. Ou plutôt ajoutes-y, mais en homme qui a l’expérience de ce qui arrive dans l’univers.

50

Ce concombre est amer. — Laisse-le. — Il y a des buissons sur le chemin. — Laisse-les ; cela suffit. Ne dis pas en outre : pourquoi de pareilles choses existent-elles dans le monde ? Tu prêterais à rire à un naturaliste, de même que tu prêterais à rire à un charpentier et à un cordonnier si tu te plaignais de voir dans leur atelier des copeaux et des rognures[120]. Encore ces ouvriers ont-ils où jeter ces débris ; mais la nature universelle n’a rien en dehors d’elle. Ce qu’il y a d’admirable dans son art, c’est qu’enfermée dans les limites qu’elle s’est tracées, elle transforme en elle-même[121] ce qu’elle contient qui semble dépérir, vieillir et devenir inutile. De tout cela elle fait des choses nouvelles, pour n’avoir besoin ni de matière[122] empruntée au dehors ni d’un endroit où jeter sa pourriture. Elle se contente de l’espace et de la matière qui lui appartiennent, et de l’art qui lui est propre.

51

Dans tes actes point d’indolence ; point de désordre dans tes entretiens ; sache te retrouver parmi tes représentations[123] ; que ton âme ne soit pas toute contractée, puis toute emportée par la joie ; ne t’embarrasse pas d’affaires dans la vie[124].

51 bis[125]

Ils tuent, ils distribuent la chair des victimes, ils lancent des malédictions. Quel rapport y a-t-il entre ces actes et le fait de conserver ta pensée pure, [raisonnable,] modérée, juste ? Si un homme se tenant près d’une source claire et douce l’invectivait, l’eau appétissante ne cesserait pas pour cela de jaillir. Il aurait beau y jeter de la boue, de l’ordure, elle disperserait vite ces immondices et entraînerait tout sans en être souillée. Comment donc te procureras-tu une source intarissable ? En conservant[126] à toute heure de ta vie ta liberté, en restant bienveillant, simple, modeste[127].

52

Celui qui ne sait pas ce qu’est l’univers ne sait pas où il est. Celui qui ne sait pas pour quelle fin[128] existe l’univers ne sait ni qui il est ni ce qu’est l’univers[129]. Celui qui a négligé de s’enquérir d’une de ces choses ne pourrait même pas[130] dire pour quelle fin il existe lui-même. Que penses-tu donc de celui qui fuit [les reproches et les injures] ou recherche[131] [les éloges et] les applaudissements d’hommes qui ne savent ni où ils sont ni ce qu’ils sont ?

53

Tu veux être loué par un homme, qui se maudit lui-même trois fois dans une heure ? tu veux plaire à un homme, qui ne se plaît pas à lui-même ? Peut-il, en effet, se plaire à lui-même, celui qui se repent de presque tout ce qu’il fait ?

54

Il ne faut pas seulement s’unir par le souffle à l’air qui nous enveloppe, mais aussi par la pensée à l’intelligence qui embrasse tout ! La force intelligente n’est pas moins répandue en tout lieu et n’est pas moins à la portée de l’homme capable de se l’assimiler que l’aérienne[132] à la portée de celui qui peut la respirer.

55

Pas plus que le vice en général ne fait de mal à l’univers, le vice d’un individu ne peut nuire à un autre. Il ne peut nuire, en effet, qu’à celui à qui a été donné le pouvoir de s’en délivrer dès qu’il le voudra[133].

56

Le libre arbitre[134] du voisin est indifférent au mien comme sa respiration et son corps. Car, bien que nous soyons précisément nés les uns pour les autres, nos principes dirigeants ont pourtant leur autonomie personnelle ; autrement le vice du voisin deviendrait mon propre mal. Dieu ne l’a pas voulu, afin qu’il ne fût au pouvoir d’aucun autre que je fusse malheureux.

57

Le soleil semble se répandre partout, et il est, en effet, répandu partout, mais sans s’écouler[135]. Cet épanchement est le résultat d’une tension. Aussi donne-t-on aux rayons du soleil le nom d’ἀκτῖνες[136], du verbe ἐκτείνεσθάι (s’étendre). Ce qu’est un rayon, tu peux t’en assurer en regardant la lumière du soleil qui pénètre par une étroite ouverture dans une chambre noire ; elle se dirige en ligne droite[137] et va pour ainsi dire s’appuyer[138] sur le corps solide qu’elle rencontre et qui intercepte le passage de l’air situé de l’autre côté ; là, elle s’arrête, sans glisser, sans tomber. Ainsi doit s’épancher et se répandre la pensée[139], sans se laisser couler, mais en se tendant ; ainsi elle doit peser sur les obstacles qu’elle rencontre, sans violence, sans emportement ; il ne faut pas qu’elle tombe, mais qu’elle se tienne droite, éclairant l’objet qui la reçoit. Ce qui refuse de la réfléchir[140] se prive de sa lumière.

58

Celui qui craint la mort craint ou de ne plus sentir ou de sentir autrement. Mais si l’on cesse de sentir, on ne doit plus sentir aucun mal ; si l’on acquiert une autre sensibilité, on devient un autre animal[141], et l’on ne cesse pas de vivre.

Livre IX

1

Celui qui commet l’injustice est impie. En effet, la nature universelle a créé les êtres raisonnables les uns pour les autres[142] ; elle a voulu qu’ils s’entr’aidassent les uns les autres selon leur mérite, et qu’ils ne se fissent jamais aucun tort. Celui qui transgresse cette volonté[143] de la nature est évidemment impie envers la plus antique des divinités.

Celui qui ment est également impie à l’égard de la même divinité. En effet, la nature universelle comprend toute réalité. Or, tout être est parent[144] de toute réalité. En outre, la nature impie. Je dis que la nature les admet également. Cela signifie que ces choses arrivent également à tous les êtres qui naissent et se succèdent, comme la conséquence logique[145] d’un antique décret de la Providence, qui, ayant à l’origine décidé à un certain moment d’organiser ce monde, conçut telle et telle raisons[146] et détermina telle et telle forces génératrices des êtres à venir, avec leur existence, leurs métamorphoses, leur succession, telles que nous les voyons.

2

Il serait digne d’un homme supérieur[147] de sortir du milieu des hommes sans avoir même goûté au mensonge, à l’hypocrisie, à la luxure et à l’orgueil. Il y a encore une ressource, si l’on échoue[148], c’est de mourir dégoûté de tout cela. Préférerais-tu demeurer auprès du vice, et l’expérience ne te persuade-t-elle pas encore de t’enfuir loin de cette peste ? La corruption de la pensée est une peste [en effet, et bien] plus terrible que celle qui altère et corrompt l’air dont nous sommes enveloppés. Celle-ci n’est que la peste des êtres vivants en tant qu’êtres vivants ; l’autre est la peste de l’homme, en tant qu’homme.

3

Ne méprise pas la mort ; fais-lui, au contraire, bon visage, parce qu’elle est aussi voulue par[149] la nature. La dissolution de notre être[150] est un fait naturel, tout comme la jeunesse et la vieillesse, comme grandir, être adulte, avoir des dents, de la barbe, des cheveux blancs, comme la procréation, la grossesse, l’enfantement et les autres phénomènes qui arrivent avec les saisons de la vie. L’homme se conforme donc à la raison, lorsqu’au lieu de se montrer vis-à-vis de la mort mal disposé[151], emporté, orgueilleux, il l’attend comme un des actes de la nature[152]. Et de même que tu attends en ce moment le jour où ton enfant sortira du ventre de ta femme, accueille de même l’heure où ton âme s’échappera de son élytre. Mais veux-tu une règle, sans doute assez vulgaire, capable néanmoins de fortifier ton cœur[153] ? Ce qui te rendra surtout bienveillant pour la mort, c’est d’examiner les objets qui t’entourent, et dont tu vas te séparer, c’est de te dire avec quelles mœurs ton âme ne sera plus mêlée. Ne t’irrite pas cependant le moins du monde contre ceux-ci[154] ; tu dois, au contraire, t’intéresser à eux et les traiter avec douceur, mais en te rappelant que ces hommes dont tu vas être délivré n’ont pas les mêmes dogmes[155] que toi. Un seul motif, si même il pouvait y en avoir un, était capable de t’attirer vers la vie et de t’y rattacher, c’eût été de vivre avec des hommes professant les mêmes dogmes[156]. Mais tu vois maintenant comme tu es las des désaccords qui te séparent de ceux avec qui tu vis. Tu en arrives à t’écrier : Viens plus vite, ô mort, de peur que je ne finisse par m’oublier moi-même !

4

Celui qui commet une faute la commet contre lui-même, celui qui commet une injustice la commet contre lui-même[157] en se rendant méchant.

5

On est injuste souvent par ce que l’on ne fait pas autant que par ce que l’on fait.

6

Il suffit que notre jugement présent soit et se sache vrai[158], que notre action présente soit une action de solidarité, que notre disposition présente nous fasse accueillir favorablement tout ce qui nous vient de la cause universelle.

7

Efface[159] tes représentations, contiens les mouvements de ton âme[160], étouffe tes désirs ; sois maître de[161] ton principe dirigeant.

8

Une seule âme vivante a été répartie entre les animaux dépourvus de raison, une seule âme intelligente[162] distribuée entre les animaux raisonnables. Il n’y a qu’une terre pour toutes les choses terrestres[163] ; une seule lumière nous éclaire et nous respirons le même air, nous tous qui vivons et qui y voyons.

9

Tout ce qui participe à une nature[164] commune est attiré vers son semblable. Ce qui est de nature terrestre rampe vers la terre, ce qui est humide coule vers ce qui est humide ; pareillement, ce qui est aérien. C’est à ce point qu’il faut des obstacles pour en maintenir de force la séparation. Le feu s’élève dans l’air, attiré par le feu élément[165], et il conserve sur la terre une telle aptitude à confondre sa flamme avec celle d’un autre feu que toute matière tant soit peu sèche s’enflamme aisément, et d’autant mieux qu’elle est moins mêlée d’éléments qui s’opposent à l’incandescence. Par conséquent, tout ce qui participe à une [commune] nature intelligente est aussi attiré vers son semblable, et l’est même davantage. Car plus l’intelligence l’emporte sur tout le reste, plus elle est disposée à se mêler et à se confondre avec ce qui est de même origine qu’elle. Voilà pourquoi l’on remarque déjà chez des animaux, privés de raison des essaims, des troupeaux, une éducation des petits et des espèces d’amours[166] ; c’est que déjà il y avait en eux des âmes ; c’est qu’on peut découvrir en ces êtres plus avancés un instinct qui travaillait à les réunir et qui n’existait pas encore[167] dans la plante, la pierre, ni le bois. Chez les animaux doués de raison, il y a des gouvernements, des amitiés, des maisons, des associations et, pendant la guerre, des traités et des armistices. Parmi les êtres encore plus parfaits, et qui sont éloignés les uns des autres, il y a cependant une sorte d’unité, par exemple parmi les astres[168]. Ainsi, le progrès des êtres arrive à créer entre eux la sympathie, même quand ils sont séparés les uns des autres[169]. Vois pourtant ce qui se passe autour de toi. Les êtres intelligents ont seuls oublié cette bienveillance et ces liens réciproques ; il n’y a que chez eux qu’on ne découvre pas ce concours sympathique[170]. Néanmoins, les hommes ont beau se fuir : ils sont repris ; la nature est la plus forte. Observe, et tu remarqueras ce que je viens de dire. On verrait plutôt un objet fait de terre détaché de tout élément terrestre, qu’un homme entièrement séparé de tout homme.

10

L’homme porte son fruit, comme Dieu, comme le monde[171] ; chaque être porte son fruit dans sa saison. Peu importe que l’usage n’emploie ce mot qu’à propos de la vigne ou de choses semblables. La raison a aussi son fruit commun à tous et propre à chacun[172] ; de ce fruit en naissent d’autres de même nature que la raison elle-même.

11

Si tu le peux, dissuade-les[173] ; sinon rappelle-toi que c’est pour ce cas que la bienveillance t’a été donnée. Les Dieux eux-mêmes[174] sont pleins de bienveillance pour de tels hommes ; ils sont même assez bons parfois pour leur venir en aide, soit qu’ils désirent la santé, la richesse ou la gloire. Tu peux en faire autant ; ou bien dis-moi qui t’en empêche.

12

Travaille, non comme un malheureux, non pour te faire plaindre ou admirer. N’aie point d’autre volonté que d’agir ou de te contenir[175] comme la raison l’exige pour le service de la cité.

13

Aujourd’hui même je suis sorti des difficultés qui m’embarrassaient, ou plutôt j’ai écarté ces difficultés, car elles n’étaient pas au dehors, mais au dedans de moi-même, dans mes jugements[176].

14

Tout ceci[177] est devenu banal par l’usage, la durée en est éphémère, la matière vile. Tout est maintenant comme du temps de ceux que nous avons ensevelis.

15

Les choses restent à notre porte les unes sur les autres, ne sachant et ne révélant rien d’elles-mêmes. Qui est-ce qui nous les fait connaître ? Le principe dirigeant.

16

Le bien et le mal de l’être raisonnable et sociable résident dans son activité et non dans sa sensibilité, de même que dans son activité et non dans sa sensibilité résident ses vices et ses vertus.

17

Lancez une pierre ; elle ne sent pas plus de mal à tomber que de bien à monter[178].

18

Pénètre dans leur[179] for intérieur[180], et tu verras quels juges tu redoutes, et comment ils se jugent eux-mêmes.

19

Tout est dans un changement continuel. Toi-même tu ne cesses pas de changer[181] et de mourir par quelque côté ; il en est de même de l’univers tout entier.

20

Il faut laisser là[182] les fautes des autres.

21

La fin d’une action, le repos et pour ainsi dire la mort d’un désir et d’un jugement ne sont point un mal. Repasse maintenant la suite des âges de la vie, l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, la vieillesse ; tous les changements[183] de l’un à l’autre sont autant de morts. Y a-t-il là rien de terrible ? Repasse maintenant la vie que tu menais avec ton grand-père, puis avec ta mère, ensuite avec ton père ; enfin, après avoir découvert en toi bien d’autres différences, et d’autres changements, [et d’autres morts partielles], demande-toi : y avait-il là rien de terrible ? Il n’y a donc rien non plus de terrible[184] dans un arrêt, dans un repos, dans un changement de la vie tout entière.

22

Considère sans tarder ton propre principe dirigeant[185], celui de l’univers et celui de cet homme : le tien, pour t’en faire une raison pénétrée de justice[186] ; celui de l’univers, afin de te rappeler de quel tout tu fais partie[187] ; celui de cet homme, afin que tu sache s’il agit par ignorance ou avec réflexion, et que tu réfléchisses en même temps à la parenté qui vous unit.

23

Comme tu es toi-même né pour contribuer à parfaire l’organisme social, ainsi, que chacune de tes actions contribue à parfaire[188] la vie de la société. Toute action qui ne se rapporte[189] pas immédiatement ou de loin à cette fin commune est dans ta vie un élément de discorde et de sédition ; elle en rompt l’unité, de même que dans un peuple l’homme qui, pour sa part, s’écarte de l’unanime accord des volontés.

24

Colères et jeux d’enfants, petites âmes portant des cadavres[190], cela ne fait-il pas assez bien comprendre l’évocation des morts [dans l’Odyssée][191] ?

25

[Va droit[192] à la détermination du principe efficient et formel. Considère-le, abstraction faite de la matière. Suppute ensuite tout le temps que peut exister l’individu ou la chose en question][193].

26

Tu as souffert mille peines parce qu’il ne te suffisait pas que ton principe dirigeant fît ce pour quoi il a été constitué[194] : mais en voilà assez[195].

27

Les autres te blâment-ils, te haïssent-ils, parlent-ils de toi de telle ou telle manière, pénètre au fond de leurs âmes[196] et regarde ce qu’ils sont. Tu verras qu’il ne faut pas te tourmenter afin qu’ils aient de toi une opinion quelconque. Néanmoins, sois bon pour eux ; ils sont tes amis d’après la nature. Les Dieux aussi[197] les aident de toute façon, par des songes, par des oracles[198], à obtenir précisément ces biens qui leur tiennent à cœur[199].

28

Le monde tourne toujours dans le même cercle, en haut, en bas, de siècle en siècle[200]. Ou bien l’intelligence universelle se met en mouvement pour chaque objet particulier, et, s’il en est ainsi, tu dois suivre ce mouvement ; ou bien elle s’est mise en mouvement une fois pour toutes, et chaque événement est la conséquence de cette impulsion unique : et alors pourquoi te troubler ? ou enfin… Autant vaut parler des atomes, des indivisibles[201]. Bref, s’il y a un Dieu, tout va bien ; s’il n’y a que le hasard, tâche de ne pas t’abandonner toi-même au hasard.

Bientôt la terre nous recouvrira tous ; puis elle changera elle-même ; puis les choses changeront à l’infini ; puis encore à l’infini[202]. Contemple ces marées [des changements et] des métamorphoses[203] et leur marche rapide ; tu mépriseras alors tout ce qui est mortel[204].

29

La cause universelle est comme un torrent ; elle emporte tout. Qu’ils sont simples, ces pauvres hommes d’État, qui s’imaginent agir en philosophes[205] ! Les morveux[206] ! Fais donc, ô homme, si jamais tu dois le faire[207], ce que la nature réclame [maintenant][208] de toi. Entreprends l’œuvre qui t’est donnée[209] et ne regarde pas autour de toi si on le sait. N’espère pas la république de Platon. Sois satisfait si les choses font un pas en avant, et considère ce résultat comme un succès. Qui pourra, en effet, changer les principes sur lesquels se règlent les hommes ? Et pourtant, en dehors de ce changement, y a-t-il autre chose que servitude, gémissements, convictions feintes ? Et maintenant, parle-moi d’Alexandre, de Philippe, de Démétrius de Phalère. Je les suivrai[210] s’ils ont compris la volonté de la nature universelle, s’ils ont su être leurs propres pédagogues. S’ils n’ont, au contraire, été que des acteurs tragiques, personne ne m’a condamné à les imiter. L’œuvre de la philosophie est simple et modeste ; ne me pousse pas à l’orgueil.

30

Regarde de haut ces troupeaux innombrables, ces innombrables cérémonies, toutes ces traversées entreprises sur des mers orageuses ou tranquilles, cette variété de gens qui naissent, vivent autour de loi, et meurent. Pense aussi à tous les autres qui ont vécu autrefois, et à ceux qui vivront après toi, et à ceux qui vivent en ce moment chez les peuples barbares. Que d’hommes ne connaissent même pas ton nom ! Combien l’oublieront bien vite ! Combien, après t’avoir loué peut-être aujourd’hui, te dénigreront demain ! Conclus que rien n’a aucun prix, ni la mémoire des hommes, ni la gloire, ni quelque autre chose que ce soit.

31

Ne te laisse jamais troubler[211] par les événements qui proviennent de la cause extérieure[212] ; observe la justice dans toutes les actions dont la cause[213] est en toi ; je veux dire[214] que le but de toutes tes tendances et de toutes tes actions doit être précisément d’agir pour la cité, parce que cela est conforme à ta nature.

32

Tu peux supprimer nombre de causes vaines de trouble qui n’existent que dans ton jugement[215]. Tu te mettras largement à l’aise en embrassant par la pensée le monde entier, en réfléchissant à la durée éternelle, aux transformations rapides de toutes choses, en toutes leurs parties, en voyant combien est court le temps qui sépare, pour chaque être, la naissance de la dissolution, tandis que le temps antérieur à la naissance est infini, et sans terme également[216] celui qui suivra la dissolution.

33

Toutes les choses que tu vois périront bientôt et ceux qui les auront vues périr périront bientôt à leur tour. L’homme mort à l’extrême vieillesse en sera au même point que celui dont la mort aura été prématurée.

34

Que sont les âmes[217] de ces hommes ? De quoi se préoccupent-ils ? Quels sont les mobiles de leur amitié et de leur estime ? Suppose que tu vois leurs âmes toutes nues. Ils croient nuire par leurs blâmes ou se rendre utiles[218] par leurs louanges. Quelle présomption !

35

La perte de la vie n’est qu’une transformation. Ces transformations plaisent à la nature universelle dont la sagesse a fait naître toutes les choses, les a fait naître de toute éternité suivant le même type et ne cessera d’en produire de semblables à l’infini. Que dis-tu donc ? Que tout a été et sera toujours mal, et que parmi tant de Dieux il ne s’en est pas trouvé un qui eût la puissance d’y remédier, et que le monde est condamné à une suite indéfinie de misères !

36

La pourriture est le fond de la matière dont se compose chaque être vivant ; c’est de l’humeur, de la poussière, des os, de la puanteur. D’autre part, les marbres[219] ne sont que les callosités de la terre ; l’or et l’argent en sont les sédiments ; nos vêtements ne sont que des poils de bêtes ; la pourpre n’est que du sang, et de même pour tout le reste. Le souffle vital n’est, lui-même, pas autre chose ; il change en passant d’un être à l’autre[220].

37

En voilà assez de cette vie misérable, et de toutes ces plaintes, et de toutes ces singeries ! Qu’est-ce qui te trouble ? Qu’y a-t-il de nouveau dans tout cela ? Qu’est-ce qui te met hors de toi ? Le principe efficient et formel[221] ? Vois ce qu’il est. La matière ? Vois aussi ce qu’elle est. En dehors du principe efficient et de la matière, il n’y a rien. Hâte-toi plutôt d’être au regard des Dieux plus simple et meilleur. C’est la même chose d’avoir observé ce monde pendant cent ans ou pendant trois ans[222].

38

S’il a commis une faute, c’est là qu’est le mal[223]. Mais peut-être n’en a-t-il pas commis.

39

Ou bien il n’y a qu’une intelligence, source unique de tout, d’où proviennent les événements qui atteignent les choses faisant comme un corps unique[224], et il ne convient pas que la partie se plaigne de ce qui lui arrive dans l’intérêt du tout ; ou bien il n’y a que des atomes et, par suite, rien que désordre et dispersion. Pourquoi donc te troubler ? Dis à ton principe dirigeant[225] : tu n’es plus qu’une bête brute, faite pour la mort et la corruption ; tu joues ton rôle, tu fais partie du troupeau et tu te repais avec lui.

40

Ou les Dieux ne peuvent rien, ou ils peuvent quelque chose. S’ils ne peuvent rien, pourquoi les prier[226] ? S’ils peuvent quelque chose, au lieu de leur demander d’écarter de toi ceci ou cela, ou de te le procurer, pourquoi ne les pries-tu pas plutôt de faire que tu n’éprouves ni crainte, ni désir, ni chagrin, à propos de ceci ou de cela[227] ? En effet, s’ils peuvent venir en aide aux hommes, ils le peuvent aussi en ce point. Mais peut-être diras-tu : « Les Dieux m’ont accordé ce pouvoir. » Eh bien, ne vaut-il pas mieux user librement de ce qui est en ton pouvoir que de te porter[228], en t’abaissant au rôle d’un esclave, vers ce qui ne dépend pas de toi ? Qui t’a dit, d’ailleurs, que les Dieux ne nous aident pas également pour ce qui est en notre pouvoir ? Commence donc par les prier à ce propos, et tu verras. Un tel fait cette prière : Comment pourrais-je posséder cette femme ? Toi, tu feras celle-ci : Comment pourrais-je ne pas désirer posséder cette femme ? Un autre : Comment me débarrasser de ceci ? Et toi : Comment n’avoir pas besoin de m’en débarrasser ? Un autre : Oh ! si je pouvais ne pas perdre mon enfant ! Et toi : Oh ! si je pouvais ne pas craindre de le perdre ! En un mot, dirige dans ce sens tes prières et observe ce qui arrivera.

41

Épicure dit : « Quand j’étais malade, je ne m’entretenais pas des souffrances de mon[229] corps, et je ne parlais jamais de ce sujet à ceux qui venaient me voir. Je continuais comme auparavant à philosopher sur la nature[230] ; je m’appliquais à savoir comment notre pensée, tout en participant à ces mouvements intérieurs de la chair[231], pouvait demeurer tranquille et conserver ce qui est son bien propre. Je ne permettais pas non plus aux médecins de se flatter de leur importance ; ma vie était encore calme et heureuse. » Imite son exemple, dans la maladie[232] et dans toutes les autres circonstances. C’est une recommandation commune à toutes les écoles de ne point s’écarter de la philosophie au milieu de tous les accidents et de ne point partager les propos frivoles des ignorants et des profanes. Il faut être uniquement attentif à ce que l’on fait et à l’instrument avec lequel on le fait

42

Lorsque tu t’es heurté à l’impudence d’un homme, demande-toi immédiatement : est-il possible qu’il n’y ait pas d’impudents dans le monde ? Ce n’est pas possible. Ne demande donc pas l’impossible. Cet homme est, en effet, un de ces impudents qui existent nécessairement dans le monde. Fais-toi le même raisonnement à propos des scélérats, des traîtres et de toutes les espèces de gens vicieux. En te rappelant qu’il est impossible que de telles gens n’existent pas, tu seras plus bienveillant pour chacun d’eux. Il est bon aussi de te demander immédiatement quelle vertu la nature a donnée à l’homme contre tel vice. Elle lui a donné, en effet, comme contre-poison, la douceur contre l’ingratitude, et contre chaque autre vice une vertu particulière. Enfin, tu peux instruire et ramener dans le droit chemin celui qui s’en est écarté, car toute faute égare l’homme et l’éloigne du but de la vie. D’ailleurs, as-tu éprouvé un dommage ? Mais aucun de ceux contre qui tu t’irrites n’a jamais rien fait de tel que ta pensée[233] en valût moins ; or, c’est en cela seulement que consiste tout mal, tout dommage. Qu’y a-t-il donc de mauvais et d’étrange pour toi à ce que l’ignorant[234] agisse en ignorant ? Vois plutôt si tu ne devrais pas te reprocher à toi-même de n’avoir pas prévu qu’un tel homme commettrait une telle faute. La raison t’avait donné le moyen[235] de comprendre que [vraisemblablement] cet homme commettrait cette faute, mais tu l’as oublié et tu t’étonnes qu’il l’ait commise. C’est surtout lorsque tu reproches à quelqu’un son ingratitude ou son manque de foi qu’il faut faire ce retour sur toi-même. C’est évidemment ta faute ou d’avoir cru qu’un homme doué d’un tel caractère[236] garderait sa foi, ou, en lui rendant service, de l’avoir fait incomplètement et sans penser recueillir[237] immédiatement par ton action elle-même [tout] le fruit du bienfait. Que veux-tu de plus quand tu fais du bien à un homme ? Ne te suffit-il pas d’avoir agi conformément à ta nature, et cherches-tu à en tirer un salaire[238] ? C’est comme si l’œil voulait être récompensé d’y voir et les pieds de marcher. De même que ces organes ont été créés pour une certaine fonction, et qu’en la

Livre X

1

Quand donc, ô mon âme, seras-tu bonne, simple, une, nue, plus visible que le corps qui t’enveloppe ? Quand donc auras-tu le goût d’une disposition affectueuse[239] et tendre ? Quand donc seras-tu satisfaite, sans besoins, sans regrets, sans désirer aucun plaisir, aucun objet de ton plaisir, animé ou inanimé ? Quand ne souhaiteras-tu ni le temps, pour prolonger autant que possible tes jouissances, ni le lieu, ni tel séjour, ni telle température plus douce, ni même tel milieu plus sociable ? Quand donc, au contraire, contente de ton état présent, heureuse de tout ce que tu possèdes, te persuaderas-tu que tu as reçu des Dieux tout ce qu’il te faut, que tout est bien [en ce qui te concerne], et sera toujours bien à l’avenir, selon leur volonté, selon ce qu’il leur plaira d’accorder pour la conservation de l’être parfait, qui comprend toute bonté, toute justice, toute beauté, qui produit, conserve[240] et contient tout, qui reprend, pour en faire sortir d’autres êtres semblables, tous ceux que la mort a dissous ? Quand donc seras-tu capable de vivre dans la cité des Dieux et des hommes sans te plaindre d’eux et sans qu’ils te condamnent ?

2

Observe ce que réclame de toi la nature, en tant que[241] ce n’est qu’une simple nature qui te gouverne ; puis fais-le, accepte-le, si ta nature d’être vivant ne doit pas en souffrir. Observe ensuite ce que réclame ta nature d’être vivant et accepte-le sans réserve, si ta nature d’être raisonnable ne doit pas en souffrir. La raison mène, d’ailleurs, droit à la solidarité. Suis ces règles et ne cherche rien de plus.

3

Tout ce qui t’arrive est tel que tu es [naturellement] capable ou incapable de le supporter. S’il t’arrive des choses[242] telles que tu sois [naturellement] capable de les supporter, ne te fâche point, mais supporte-les comme tu en es capable. Si elles sont telles que tu sois [naturellement] incapable de les supporter, ne te fâche point ; elles épuisent tes forces, mais s’anéantissent elles-mêmes en même temps. Rappelle-toi, toutefois, que tu es [naturellement] capable de supporter tout ce qu’il dépend de ton jugement de rendre supportable et tolérable, en te représentant que tel est ton intérêt ou ton devoir[243].

4

S’il se trompe, avertis-le avec bonté, et montre-lui son erreur. Si tu n’y réussis pas, accuse-toi toi-même, ou mieux ne t’accuse même pas[244].

5

Quelque chose qui t’arrive, elle t’avait été préparée à l’avance de toute éternité ; l’enchaînement des causes comprenait de tout temps [dans la même trame] ce que tu devais être et cette chose qui devait t’arriver[245].

6

Qu’il n’y ait que des atomes ou une nature[246], ceci doit être établi d’abord : je suis une partie du tout que gouverne la nature, et ensuite je suis lié par un rapport[247] de parenté avec les parties de même espèce que moi. Me rappelant, en effet, que je ne suis qu’une partie, je ne verrai d’un mauvais œil rien de ce qui m’est attribué par le tout, car rien de ce qui est utile au tout ne peut être nuisible à la partie. Le tout ne contient rien qui ne lui soit utile ; c’est là une propriété commune à toutes les natures, et celle de l’univers s’est arrangée, en outre, de manière à n’être forcée par aucune cause extérieure[248] à engendrer quelque chose qui lui fût nuisible. Me rappelant donc que je suis une partie d’un tel tout, je ferai bon visage à tout ce qui m’arrivera. En raison de ce que je suis lié par un rapport de parenté avec les parties de même espèce que moi, je ne ferai rien de contraire aux lois de la solidarité ; bien plus, je m’attacherai à ce qui est de même espèce que moi, je dirigerai tous mes efforts vers le bien commun et je les détournerai de ce qui lui est hostile. Ces choses ainsi faites, la vie doit s’écouler heureuse. On regarde, en effet, comme heureux le citoyen qui s’avance dans la vie en étant utile à ses concitoyens et qui accueille avec empressement toute part que lui fait la cité.

7

Toutes les parties du tout qu’est le monde[249] sont nécessairement condamnées à la destruction ; mais, par ce mot, je veux dire le changement[250]. Si cette nécessité est un mal pour elles, l’univers est donc mal ordonné[251], puisque ses parties, s’acheminant vers cette transformation, sont faites[252] pour être finalement détruites de mille manières. La nature se serait ainsi appliquée à faire [elle-même] du mal aux parties dont elle est constituée, et en les exposant au mal et en les obligeant à y tomber : ou bien cette destruction aurait lieu sans qu’elle s’en aperçût ! Les deux hypothèses sont invraisemblables. Veux-tu[253], laissant là le rôle de la nature, t’en tenir à cette explication : « C’est ainsi »[254] ? Même alors, il serait ridicule de prétendre que les parties de l’univers sont faites pour changer, et en même temps de s’en étonner et de s’en indigner, comme si ces changements étaient contraires aux lois de la nature[255] : d’autant plus que la dissolution aboutit aux éléments mêmes dont chaque chose est composée. Ou bien, en effet, les éléments assemblés en moi se dispersent[256], ou bien ils font retour, l’élément solide à la terre, le volatil à l’air[257] ; et tous sont repris dans la raison universelle, soit que l’univers doive être consumé après une période déterminée, soit qu’il se renouvelle par d’éternels échanges[258]. Et par cet élément solide et cet élément volatil n’entends pas ceux qui se trouvaient dans le corps à la naissance. Ils n’y sont entrés qu’hier ou avant-hier par la nourriture et la respiration[259]. C’est seulement ce que le corps a reçu qui change, non ce que la mère avait enfanté[260]. — Suppose, d’ailleurs, qu’un lien très fort t’unisse encore à cet enfant : je ne vois pas ce que cela pourrait faire au raisonnement qui précède[261].

8

Quand tu te seras appliqué les mots suivants : bon, délicat, sincère, prudent, confiant, magnanime, prends garde d’avoir pris de faux noms, et, si tu les perds, reviens-y au plus vite. Souviens-toi que prudent signifie l’examen pénétrant et attentif de chaque objet ; confiant, le consentement volontaire à tout ce qui nous est attribué par la nature universelle ; magnanime, le pouvoir, pour la partie pensante de nous-mêmes, de se tenir au-dessus des mouvements doux ou violents de la chair[262], au-dessus de la réputation, de la mort et de tout le reste. Si tu demeures fidèle à ces noms, sans désirer que les autres te les donnent, tu seras un autre homme et tu entreras dans une autre vie. Rester tel que tu as été jusqu’ici, te tourmenter et t’avilir dans l’existence que tu mènes, est le fait d’un homme [vraiment] dépourvu de sentiment, qui se cramponne à la vie, semblable à ces belluaires déjà à demi dévorés, qui, couverts de blessures et de sang, demandent cependant d’être conservés jusqu’au lendemain pour être livrés de nouveau aux mêmes griffes et aux mêmes morsures. Embarque-toi donc, comme sur un esquif, sur ces quelques noms. Si tu peux y rester, restes-y comme si tu avais été transporté dans de nouvelles îles des Bienheureux ; si tu sens que tu vas tomber, que tu n’es plus maître de toi, réfugie-toi résolument[263] dans quelque coin où tu rentreras en possession de toi-même, ou encore sors définitivement de la vie, sans colère, simplement, librement, modestement, ayant du moins fait quelque chose dans ta vie, puisque tu l’auras ainsi quittée[264]. Tu seras puissamment aidé à te souvenir de ces noms par le souvenir des dieux ; ils ne veulent pas être flattés, mais ils veulent que tous les êtres raisonnables leur ressemblent, que le figuier[265] remplisse sa fonction de figuier, le chien sa fonction de chien, l’abeille sa fonction d’abeille, l’homme sa fonction d’homme.

9

Un mime, la guerre, la crainte, l’indolence, la servitude effaceront peu à peu de ton esprit [tous] ces dogmes[266] sacrés que, faute de philosophie[267], tu négliges comme tu les conçois. Il faut voir et agir en tout de façon à accomplir ce qui est exigé par les circonstances, tout en exerçant notre faculté d’observation[268] et en conservant au fond de nous-mêmes, sans le dissimuler d’ailleurs, le fier contentement que donne la science[269] de chaque chose. Quand donc, en effet, jouiras-tu du plaisir d’être simple, grave, du plaisir de connaître chaque chose, ce qu’elle est dans sa réalité matérielle[270], quelle place elle occupe dans le monde, combien de temps elle doit durer, de quoi elle est composée, à qui elle doit appartenir, qui peut la donner ou l’enlever ?

10

Une araignée est fière d’avoir pris une mouche, celui-ci un lièvre, cet autre une sardine dans son filet, cet autre des sangliers, cet autre des ours, cet autre des Sarmates[271]. Tous ces hommes ne sont-ils pas des brigands, si tu regardes leurs principes ?

11

Fais-toi une méthode d’observation, et sans cesse examine[272] comment toutes les choses se transforment les unes dans les autres ; exerce-toi à cette étude spéciale. Rien n’est mieux fait pour élever l’âme[273]. Il s’est affranchi de son corps, celui qui a considéré[274] qu’il faudra [bientôt] tout quitter en quittant les hommes, et il s’abandonne entièrement à la justice en tous ses actes, à la nature universelle pour tous les événements qui lui arrivent[275]. Il ne se demande même pas ce qu’on dira de lui, ce qu’on pensera de lui, ce qu’on fera contre lui. Deux choses lui suffisent : agir présentement selon la justice, aimer la part qui lui est présentement faite. Il est libre d’affaires[276] et de préoccupations ; il n’a qu’une volonté, marcher à l’aide de la loi dans le droit chemin et suivre dans ce chemin les traces de Dieu[277].

12

Quel besoin de te livrer aux conjectures[278], quand tu peux te rendre compte de ce que tu dois faire ? Si tu le vois, porte-toi de ce côté de bonne humeur, sans te retourner en arrière ; si tu ne le vois pas, attends, recours à de sages conseillers. Si tu rencontres quelque obstacle sur ton chemin[279], procède suivant la raison et d’après les moyens dont tu disposes, en t’attachant à ce qui te paraît juste. Il est [en effet très] beau de réussir dans ce dessein puisqu’il est [si] facile d’y échouer[280]. L’homme qui suit la raison en tout est à la fois tranquille et prêt à l’action[281] : il porte une âme sereine et sérieuse cependant[282].

13

Demande-toi, à l’instant même où tu te réveilles, s’il t’importera qu’un autre blâme ce que tu auras fait de juste et d’honnête[283] ? Cela t’importera peu. As-tu oublié ce que sont ces gens qui montrent tant d’arrogance[284] en louant ou en blâmant les autres, comment ils se conduisent au lit, à table, ce qu’ils font, ce qu’ils cherchent à éviter, ce qu’ils poursuivent, ce qu’ils volent, ce qu’ils ravissent[285], non avec les pieds ou les mains, mais avec la partie la plus auguste d’eux-mêmes, source, pour qui le veut, de la bonne foi, de la pudeur, de la vérité, de la loi, mère enfin de notre bon génie ?

14

L’homme qui s’est instruit, l’homme qui est modeste dit à la nature, qui nous donne et nous reprend toutes choses : « Donne-moi ce que tu voudras, reprends-moi tout ce que tu voudras. » Et il ne parle pas ainsi par orgueil, mais dans un sentiment d’obéissance et d’amour pour la nature.

15

C’est peu de chose que le temps qui te reste à vivre. Vis comme si tu étais sur une montagne[286]. Il importe peu, en effet, que l’on vive ici ou là, pourvu que l’on soit partout dans le monde[287] comme dans une cité. Que les hommes voient et reconnaissent en toi un homme véritable, vivant conformément à la nature. S’ils ne peuvent le supporter, qu’ils te tuent. Cela vaut mieux que de vivre comme eux.

16

Ne discute[288] pas sur ce que doit être un honnête homme ; sois-le.

17

Figure-toi sans cesse la durée totale et la matière totale[289] ; chaque partie n’est, par rapport à la matière[290], qu’un grain de figue[291] et, par rapport au temps, qu’un tour de vrille.

18

En examinant avec soin chaque objet, dis-toi qu’il est en train de se dissoudre, de se transformer, de se décomposer [en quelque sorte] et de se disperser ; enfin, songe que chaque chose meurt, [si je puis ainsi dire,] par le fait qu’elle est née.

19

Vois ce qu’ils sont, d’une part, quand ils mangent, dorment, s’accouplent, vont à la selle, etc. ; puis, au contraire, quand ils font les hommes[292], se pavanent, s’irritent, blâment sans mesure. Il n’y a qu’un moment, de combien de besoins ils étaient esclaves, et par quels actes ils y cédaient[293] ! Et tout à l’heure ils y reviendront !

20

Ce que la nature universelle apporte à chacun lui est utile[294], et utile au moment où elle le lui apporte.

21

« La terre aime la pluie ; le vénérable éther aime aussi la pluie[295]. » Le monde aime à créer les êtres à venir. Je dis donc au monde : « J’aime ce que tu aimes. » N’emploie-t-on pas aussi, même en parlant des choses, les mots : « aimer à, » au sens d’« avoir coutume[296] » ?

22

Ou tu vis là où tu es, et tu t’y es habitué ; ou tu te transportes ailleurs, et tu l’as voulu ; ou tu meurs, et ta tâche est remplie. En dehors de cela il n’y a rien. Aie donc bon courage.

23

Que ceci soit toujours évident à tes yeux : ce qu’est la cour pour toi (?), un champ l’est pour cet autre[297] ; vivre ici ou au sommet d’une montagne, ou au bord de la mer, ou en quelque lieu que ce soit, c’est, en somme, la même chose. Tu arriveras tout droit au mot de Platon : « … enfermé dans un parc sur la montagne, et tirant le lait de ses brebis[298]. »

24

Quel est le principe qui commande en moi ? Qu’en fais-je à présent ? À quel objet est-ce que je l’applique présentement ? Serait-il dépourvu d’intelligence ? Se serait-il violemment détaché de tous sentiments de solidarité ? Serait-il mêlé à cette misérable chair et confondu avec elle au point d’obéir à toutes ses impulsions[299] ?

25

Celui qui fuit de chez son maître est un déserteur. La loi est notre maîtresse ; par suite, celui qui la viole est un déserteur. Mais celui qui s’afflige, qui s’irrite, qui s’effraie, ne veut pas que se soit produit dans le passé ou se produise dans le présent ou dans l’avenir tel événement prescrit par l’ordonnateur de toutes choses, la loi, qui répartit à chacun ce qui lui revient. Donc, celui qui s’effraie, ou s’afflige, ou s’irrite, est un déserteur[300].

26

L’homme s’en va, laissant sa semence dans la matrice ; puis une autre cause[301] s’en empare, agit à son tour et achève de former l’enfant. Quel point de départ et quel résultat ! Mais de la nourriture a été introduite dans le gosier du nouveau-né ; alors une autre cause[302], s’en emparant à son tour, lui donne la sensation et la tendance, en un mot, la vie, des forces et toutes les facultés si nombreuses et si merveilleuses du vivant. Contemplons ces phénomènes derrière le voile si épais qui les recouvre, et nous reconnaîtrons aussi clairement[303] que si nous la voyions de nos yeux la force[304] qui les produit, comme nous voyons celle qui fait tomber les corps et celle qui les élève.

27

Ne cesse pas de te dire que toutes choses ont toujours été telles qu’elles sont aujourd’hui, et qu’elles seront telles encore dans l’avenir. Mets-toi devant les yeux toutes les comédies et toutes les scènes semblables que tu connais par ta propre expérience et par l’histoire, toute la cour d’Hadrien, toute celle d’Antonin, toute celle de Philippe, d’Alexandre, de Crésus. Ces spectacles étaient tous pareils ; les acteurs seuls ont changé.

28

Figure-toi bien que celui qui s’afflige ou s’irrite à propos de quoi que ce soit ressemble au porc que l’on égorge et qui regimbe et crie. De même celui qui, étendu sur son lit, gémit en silence sur les liens qui nous enchaînent. L’obéissance volontaire à tout ce qui lui arrive est le privilège réservé à l’animal raisonnable ; l’obéissance, volontaire ou non[305], est une nécessité pour tous.

29

Examine en détail chacune de tes actions et demande-toi si l’obligation d’y renoncer te rend la mort redoutable.

30

Quand tu te heurtes à la faute d’un autre, détourne-toi d’elle pour observer les fautes semblables que tu commets : par exemple si tu considères comme un bien l’argent, le plaisir, la gloire, ou autre chose de ce genre. Cet examen te fera vite oublier ta colère ; tu reconnaîtras que cet homme subit une violence : que pourrait-il donc faire ? Ou, si tu le peux, délivre-le de ce qui lui fait violence[306].

31

Quand tu vois Satyrion, imagine-toi un Socratique, Eutychès ou Eumène ; quand tu vois Euphrate, imagine-toi Eulychion ou Silvanus ; quand tu vois Alciphron, imagine-toi Tropéophore ; en voyant Xénophon, pense à Criton ou à Sévérus[307] ; en te considérant toi-même, figure-toi quelqu’un des Césars, et, à propos de chaque personne, celle à qui elle ressemble. Que cette réflexion te vienne ensuite à l’esprit : Où sont-ils ? Nulle part, ou n’importe où[308]. En t’appliquant à regarder ainsi les choses humaines, tu verras qu’elles ne sont qu’une fumée[309], un rien, surtout si tu te rappelles que ce qui a une fois changé ne reparaîtra plus dans la durée infinie[310]. Pourquoi donc te tourmenter[311] ? Ne te suffit-il donc pas de parcourir décemment cette courte existence ? Quelle matière, quel sujet de réflexion tu laisses échapper[312] ! Qu’est-ce, en effet, que tout cela, sinon une occasion d’exercer notre raison par l’examen attentif et philosophique de la vie ? Tiens donc bon jusqu’à ce que tu te sois pénétré de toutes ces vérités, de même qu’un estomac robuste s’assimile tous les aliments et qu’un feu brillant transforme en flamme et en clarté tout ce qu’on y jette[313].

32

Qu’il ne soit permis à personne de dire vrai en disant de toi que tu n’es ni simple ni bon ; que quiconque te juge ainsi en ait menti ; cela dépend de toi. Qui peut, en effet, t’empêcher d’être simple et bon ? Sois seulement décidé à ne plus vivre si tu n’es pas tel[314]. Car la raison ne te commande pas de vivre si tu ne l’es pas.

33

Telle matière[315] nous étant donnée, qu’est-il possible de dire ou de faire de plus raisonnable ? Quoi que ce soit, tu peux le faire ou le dire. Ne donne pas pour prétexte que tu en es empêché. Tant que tu ne feras pas, avec la matière qui t’est fournie et qui tombe sous ton action, ce qui convient[316] à ta constitution d’homme[317] ; tant que tu ne seras pas aussi sensible à ce plaisir que l’homme efféminé est sensible à la volupté, tu ne cesseras point de gémir. Il faut considérer comme une jouissance toute action possible conforme à notre nature propre. Or, ces actions sont possibles en toute circonstance[318]. Un cylindre ne peut pas toujours se mouvoir de son mouvement propre, pas plus que l’eau, le feu et les autres corps gouvernés par une nature ou une âme dépourvue de raison[319] ; ils trouvent beaucoup d’obstacles et d’entraves. Mais l’esprit et la raison peuvent poursuivre leur marche à travers toutes les difficultés, suivant leur nature et leur volonté. Persuadé de cette facilité avec laquelle ta raison peut se porter partout, comme le feu s’élève dans l’air, comme la pierre tombe, comme le cylindre roule sur une pente, ne demande rien de plus. Les autres obstacles[320] ou bien ne sont que pour le corps, ce cadavre[321] ; ou bien, si notre jugement et notre raison ne se relâchent point[322], ils ne blessent pas, ils ne font aucun mal : si l’on en souffrait, on serait par là même avili. Tout [malencontreux] accident qui arrive à un autre être ou à un autre objet quelconque[323] enlève de sa valeur à ce qui le subit ; l’homme, au contraire, s’il est permis de le dire, vaut davantage et mérite plus de louanges quand il sait tirer parti de toutes les difficultés. En un mot, souviens-toi que rien de ce qui ne nuit pas à la cité universelle ne nuit au citoyen, et que ce qui ne nuit pas à la loi ne nuit pas à la cité ; or, aucun de ces incidents que l’on impute à la mauvaise chance ne nuit à la loi. Ne nuisant pas à la loi, il ne nuit donc ni à la cité ni au citoyen.

34

À celui sur qui ont pu mordre[324] les dogmes vrais, la moindre chose et la plus ordinaire suffit pour rappeler qu’il ne doit éprouver ni chagrin ni crainte. Par exemple ces vers : « Parmi les feuilles, les unes sont jetées à terre par le vent… : ainsi la race humaine[325]. » Ce sont, en effet, des feuilles que tes enfants ; feuilles aussi, tous ceux qui t’acclament et te louent avec conviction, ou bien, au contraire, te maudissent ou te blâment et te raillent secrètement ; feuilles, enfin, ceux qui, après ta mort, se transmettront ta mémoire. Tout cela « naît au printemps »[326] ; puis le vent le fait tomber, et la forêt produit d’autres feuilles à la place des anciennes. La brièveté est le sort commun à tout, et pourtant tu recherches ou tu fuis les choses de la vie, comme si elles devaient être éternelles. Dans peu de temps, tu fermeras toi-même les yeux ; et bientôt un autre pleurera celui qui t’aura conduit au tombeau.

35

Un œil sain doit voir tout ce qui est visible et ne pas dire : « Je voudrais voir du vert. » Ceci convient, en effet, aux yeux malades. Une ouïe ou un odorat sain doit être capable d’entendre ou de sentir tout ce qui peut être entendu ou senti. Un estomac sain doit être prêt à accepter toute espèce de nourriture, comme une meule tous les objets qu’elle est destinée à moudre. De même, une intelligence saine doit être préparée à tous les événements. Celle qui dit : « Que mes enfants soient sauvés, » ou : « Que tout le monde me loue, quoi que je fasse, » est l’œil qui demande du vert, ou la dent qui réclame des aliments tendres.

36

Personne n’est assez fortuné pour qu’à sa mort aucun des assistants ne se réjouisse de son malheur. S’agit-il d’un homme vertueux et sage ? Il se trouvera bien quelqu’un au dernier moment pour se dire à soi-même : « Nous allons enfin respirer, délivrés de ce pédagogue. Sans doute, il n’était méchant pour aucun de nous, mais je sentais que dans son for intérieur il nous condamnait. » Voilà donc ce que l’on dira de l’homme vertueux. Mais nous, pour combien d’autres raisons beaucoup de gens ne désireraient-ils pas être délivrés par notre mort ? Tu feras ces réflexions à tes derniers moments, et tu t’en iras plus tranquille en te disant : « Voilà donc la vie que j’abandonne ; mes compagnons eux-mêmes[327], pour qui je me suis donné tant de peines, tant de soucis, pour qui j’ai formé tant de vœux, veulent me mettre dehors, espérant que mon départ sera peut-être pour eux une sorte de soulagement. » Pourquoi donc s’obstinerait-on à demeurer ici plus longtemps ? Néanmoins, que cela ne t’empêche pas de partir avec les mêmes sentiments de bienveillance[328] pour eux tous ; sois fidèle à tes habitudes d’attachement, d’indulgence, de bonté. N’aie pas l’air non plus de t’arracher d’eux péniblement[329] ; sépare-t’en comme l’âme, dans une mort heureuse et facile, se dégage du corps. La nature m’avait uni et attaché à eux, maintenant elle brise ce lien ; qu’il soit donc brisé ; je les quitte comme des amis, mais sans violence, sans déchirement ; car cette séparation elle aussi est une loi de nature.

37

À propos de tout ce que font les autres, prends l’habitude, autant que possible, de te demander à toi-même : « Quel but cet homme poursuit-il[330] ? » Mais commence par toi-même, en t’examinant tout le premier.

38

Souviens-toi que ce qui fait mouvoir la marionnette[331], c’est ce qui est caché au dedans de nous : c’est là qu’est le siège de la persuasion, c’est là qu’est la vie, c’est là, si je puis dire, qu’est l’homme. Ne t’imagine pas que ce soit l’espèce de vase qui te renferme, ni ces organes façonnés pour toi. Ils sont comme la hache à deux tranchants qui n’est utile que si elle est attachée à un manche. Toutes ces parties n’ont pas


LIVRE XI


1

Propriétés de l’âme raisonnable : elle se voit, elle se façonne, elle se fait telle qu’elle veut être, elle recueille elle-même le fruit qu’elle porte (ce sont d’autres, au contraire, qui recueillent les fruits des plantes, et il en est de même pour les animaux), elle atteint sa fin propre lorsqu’est arrivé le terme de la vie. Son action n’est point comme une représentation chorégraphique ou dramatique, ou autre, où une coupure fait tout manquer. À tout âge de la vie, à quelque endroit qu’elle s’interrompe, l’âme a rempli, sans que rien y manque, l’objet qu’elle s’était proposé ; et elle peut dire : « J’ai tout ce qui me revenait. » En outre, l’âme embrasse le monde et le vide qui l’entoure ; elle en examine la figure ; elle étend ses regards dans l’infini de la durée ; elle comprend les renaissances périodiques de l’univers, et, en les considérant, elle se rend compte que nos successeurs ne verront rien de nouveau, que nos prédécesseurs non plus n’ont rien vu de plus que nous, — et qu’un homme de quarante ans, pour peu qu’il soit intelligent, a vu, en quelque sorte, toutes les choses qui ont été et toutes celles qui seront, en ce sens qu’elles sont toujours semblables à elles-mêmes. Enfin, le propre de l’âme raisonnable est l’amour du prochain, la sincérité, la pudeur ; elle ne met rien au-dessus d’elle-même, ce qui est aussi propre à la loi. C’est ainsi qu’il n’y a aucune différence entre la raison droite et la raison qui fonde la justice.

2

Tu mépriseras le charme du chant, de la danse et du pancrace quand tu auras décomposé une voix mélodieuse en chacun de ses sons et que tu te seras demandé, à propos de chacun d’eux, si c’est là ce qui te ravit, car tu en auras honte; quand tu auras fait la même chose pour la danse, à propos de chaque mouvement et de chaque attitude ; et de même, enfin, pour le pancrace. Bref, pour tout ce qui n’est pas la vertu ou un effet de la vertu, va droit aux éléments des choses, et, par cette analyse, arrive à les mépriser ; applique le même procédé à la vie tout entière.

3

Quelle âme que celle qui, dès qu’il lui faut se séparer de son corps, est prête ou à s’éteindre, ou à se disperser, ou à subsister ! Il faut que cette disposition soit l’effet de son propre jugement, et non d’une simple obstination, comme chez les chrétiens ; qu’elle se décide après réflexion, avec gravité, de manière à pouvoir en persuader d’autres, et sans étalage tragique.

4

Ai-je agi conformément aux principes de la solidarité ? Je me suis donc rendu service. Que cette pensée soit toujours présente à ton esprit, ne la quitte jamais.

5

Quel est ton art ? D’être homme de bien. Est-il un meilleur moyen d’y parvenir que d’avoir des principes, concernant les uns la nature universelle, et les autres la constitution propre de l’homme ?

6

Les premières pièces représentées furent des tragédies qui rappelaient aux spectateurs les accidents de la vie, en leur montrant qu’ils sont dans l’ordre de la nature et leur enseignant à ne pas s’affliger, quand ils avaient lieu sur une scène plus grande, des événements qui les avaient intéressés sur celle du théâtre. On voit, en effet, que les choses ne doivent pas se passer autrement et que ceux mêmes qui s’écrient : « O Cithéron ! » n’échappent pas à cette loi. Les auteurs de ces drames y expriment aussi certaines vérités utiles, comme celle-ci surtout : « Si les Dieux me négligent, moi et mes [deux] enfants, leur négligence même a une raison. » — Et encore: « Il ne faut pas s’irriter contre les choses. » — Et : « Moissonnez la vie comme l’épi fécond». » — Et d’autres semblables.

Après la tragédie, parut l’ancienne comédie, capable, par sa franchise, de faire utilement la leçon aux hommes et de les rappeler à la modestie par la liberté [même] de son langage. Ce n’est pas pour autre chose que Diogène la lui emprunta.

Considère pourquoi l’on a ensuite adopté ce qu’on appelle la comédie moyenne et, en dernier lieu, la nouvelle, qui peu à peu dégénéra en une imitation adroite de la réalité. Je n’ignore pas qu’il s’y trouve aussi quelques bonnes choses. Mais que voulaient, en définitive, quel but s’étaient proposé les poètes qui ont créé un tel genre de composition dramatique ?

7

Comme il tombe clairement sous le sens qu’il n’y a pas de règle de conduite plus propre à la pratique de la philosophie que celle que tu suis maintenant !

8

Une branche détachée de la branche à laquelle elle adhérait est forcément détachée de l’arbre entier. De même l’homme retranché de la société d’un seul homme est retranché de la société entière. Mais c’est un autre qui coupe la branche, tandis que l’homme se sépare lui-même de son prochain par haine et par aversion ; il ne voit pas qu’il s’est en même temps mis en dehors de toute la cité. Toutefois, Zeus, qui a formé la société, nous a accordé un privilège : nous avons le pouvoir de nous réunir à nouveau à celui à qui nous adhérions et de rentrer dans le tout pour le compléter. Mais si cette division est trop fréquente, le retour et la réintégration dans l’unité sont difficiles. Il y a une différence entre la branche qui a poussé avec les autres, qui a vécu avec elles, et celle qui a été greffée de nouveau sur l’arbre, quoi qu’en disent les jardiniers. Croissons donc ensemble sur le même tronc, sans avoir pour cela les mêmes dogmes.

9

Ceux qui veulent t’empêcher de marcher suivant la raison droite ne réussiront pas à te détourner d’agir sainement. Qu’ils ne t’empêchent pas non plus d’être bienveillant pour eux. Tâche de demeurer ferme dans tes jugements et dans tes actions sans cesser d’être doux pour ceux qui essaient de te faire obstacle ou qui t’importunent. Leur en vouloir est une marque de faiblesse, aussi bien que de renoncer à ce que tu as entrepris et lâcher pied parce que l’on t’a frappé. On déserte son poste en prenant en aversion celui que la nature avait fait notre frère et notre ami, aussi bien qu’en tournant le dos dans la bataille.

10

Il n’y a point de nature inférieure à l’art, car l’art imite la nature. S’il en est ainsi, la nature la plus parfaite de toutes, celle qui comprend toutes choses, ne peut le céder en industrie à l’art. Tous les arts font ce qui est inférieur pour le subordonner à ce qui est supérieur ; la nature universelle ne procède donc pas autrement. Là est l’origine de la justice d’où proviennent les autres vertus, car on ne peut observer la justice si l’on s’attache aux choses indifférentes, si l’on est facile à tromper, téméraire et changeant.

11

Puisque les choses ne vont pas vers toi et que, cependant, tu es tourmenté par le désir ou par la crainte, c’est que, d’une façon quelconque, tu vas vers elles. Que ton esprit reste en reposé et s’abstienne de les juger ; comme elles demeureront elles-mêmes immobiles, on ne te verra plus ni les désirer ni les craindre.

12

L’âme est une sphère parfaite (?) quand elle ne se tend pas dans une direction quelconque ni ne se resserre en elle-même; quand elle ne se tord pas et ne s’affaisse pas, mais quand en elle brille le feu qui lui permet de voir la vérité partout et en elle-même.

13

Quelqu’un me méprisera ? C’est son affaire. Mais moi, je prendrai garde à ne rien faire et à ne rien dire qui mérite le mépris. Quelqu’un me haïra ? C’est son affaire. Mais moi je resterai bienveillant et dévoué pour tout homme, même pour celui-là, prêt à lui indiquer son erreur, sans lui faire de reproches, sans lui faire sentir que je m’efforce de le supporter, mais sincèrement, loyalement, comme en usait le grand Phocion, à moins qu’il ne fît semblant. Tel doit être l’intérieur de notre âme ; il faut que les Dieux n’y voient aucune disposition à s’indigner et à se plaindre. Car quel mal souffres-tu si tu fais maintenant ce qui est conforme à ta nature propre, et si tu reçois ce qui convient en ce moment à la nature universelle, ô homme, qui que tu sois, mis à ce poste pour servir l’intérêt de l’univers ?

14

Ils se méprisent, et ils se flattent les uns les autres; ils veulent se supplanter, et ils se font mutuellement des courbettes.

15

Comme il faut être corrompu et hypocrite pour dire : « J’ai résolu d’agir franchement avec vous !» Homme, que fais-tu ? Une pareille déclaration est déplacée. On te verra bien à l’œuvre. C’est sur ton front que cela doit être inscrit. Cela s’entend tout de suite dans la voix, se lit tout de suite dans les yeux, de même que dans les regards de ses amants celui qu’ils recherchent reconnaît tout de suite leur passion. En un mot, l’homme simple et bon doit être comme celui qui a une mauvaise odeur ; il faut qu’en l’abordant, qu’il le veuille où non, l’on sente qui il est. L’affectation de la franchise est de la duplicité. Rien n’est plus honteux qu’une amitié de loup. Garde-t’en par-dessus tout. L’homme bon, simple, bienveillant porte ces qualités dans ses yeux ; elles n’échappent à personne.

16

Nous trouvons dans notre âme le pouvoir de vivre heureux, pourvu que nous sachions être indifférents aux choses indifférentes. Nous y serons indifférents si nous considérons chacune d’elles à part et dans son ensemble, si nous nous rappelons qu’aucune d’elles ne met en nous l’opinion que nous en avons, ni ne vient vers nous ; elles sont immobiles ; c’est nous qui créons les jugements que nous portons sur elles, et qui les gravons pour ainsi dire en nous-mêmes, quand nous pourrions ne pas le faire, ou, si nous le faisons par mégarde, les effacer [aussitôt]. Rappelons-nous aussi que cette surveillance durera peu et qu’ensuite notre vie sera finie pour jamais. Que peuvent donc les choses avoir de pénible pour nous ? Si elles sont conformes à ta nature, il faut t’en réjouir et les accueillir de bon cœur ; si elles sont contraires à ta nature, cherche ce qui lui est conforme et tâche de l’atteindre, quand même tu n’en recueillerais aucune gloire : il est bien permis à chacun de chercher son bien propre.

17

Examiner l’origine de chaque objet, [les éléments qui le constituent,] ses transformations, le résultat de ces transformations, et comment il ne peut lui arriver aucun mal.

18

Et d’abord, je dois considérer quel rapport m’unit aux hommes ; comment nous sommes nés les uns pour les autres ; puis, à un autre point de vue, comment je suis né pour leur commander, de même que le bélier ou le taureau commande à son troupeau. Remonte plus haut et pars de ceci : si l’univers n’est pas fait d’atomes, c’est la nature qui gouverne tout ; dans ce cas, les êtres inférieurs ont été créés pour les supérieurs, et ceux-ci les uns pour les autres.

Deuxièmement, considérer ce que sont les hommes, à table, dans leur lit, et ainsi de suite ; — principalement, à quelles nécessités leurs principes les assujettissent, et tout ce qu’ils font, avec quel orgueil ils le font.

Troisièmement, si les hommes agissent ainsi avec raison, il ne faut pas s’indigner ; si ce n’est point avec raison, c’est évidemment malgré eux et par ignorance. C’est malgré elle, en effet, que toute âme est privée tant de la vérité que du pouvoir d’attribuer à chaque chose sa vraie valeur. Voilà pourquoi ils s’indignent qu’on les appelle injustes, ingrats, cupides, bref, coupables à l’égard de leur prochain.

Quatrièmement, considère que tu es coupable toi-même et que tu es un homme pareil à eux; si tu t’abstiens de quelques-unes de leurs fautes, tu n’en as pas moins l’aptitude à les commettre, bien que tu les évites par lâcheté, par vanité ou par l’effet de quelque vice semblable.

Cinquièmement, tu ne sais pas même exactement s’ils sont coupables, car on agit souvent par ménagement. Enfin, il faut s’être d’abord beaucoup informé avant de se prononcer en connaissance de cause sur les actes d’autrui.

Sixièmement, quand tu te laisses aller à l’indignation ou à l’impatience, réfléchis que la vie de l’homme a une durée imperceptible et que bientôt nous sommes tous étendus dans le tombeau.

Septièmement, leurs actions ne nous tourmentent pas ; elles n’existent que dans leurs âmes ; ce sont nos jugements sur elles qui nous tourmentent. Supprime-les donc ; aie la volonté de renoncer à juger qu’elles soient un mal pour toi, et ta colère a disparu. Comment donc supprimer ton jugement ? En réfléchissant qu’il n’y a là aucune honte pour toi. En effet, s’il y avait d’autre mal que ce qui est honteux, tu commettrais nécessairement toi-même beaucoup de crimes, tu deviendrais un brigand, un homme capable de tout.

Huitièmement, considère que la colère et le chagrin que nous font éprouver leurs actions sont bien plus pénibles pour nous que les actions mêmes qui nous irritent ou nous chagrinent.

Neuvièmement, que la bienveillance est invincible si elle est sincère, si elle n’est pas une hypocrisie, une grimace. Que pourrait te faire l’homme le plus insolent du monde si tu persistes à le traiter avec bienveillance, si, à l’occasion et à loisir, tu l’exhortes doucement et lui fais la leçon en profitant de la circonstance même où il cherche à te faire du mal ? « Non, mon enfant ; nous sommes nés pour autre chose. Ce n’est pas à moi que tu peux nuire, tu ne nuis qu’à toi-même, mon enfant. » Montre-lui clairement, par une considération générale, que telle est la règle : ni les abeilles n’agissent comme lui les unes envers les autres, ni les animaux qui vivent en troupeaux. Parle-lui sans ironie et sans reproche, mais avec tendresse, d’une âme qui ne soit point ulcérée ; ne parle pas non plus comme à l’école, ni pour être admiré par l’assistance, mais comme s’il était seul, même quand il y aurait quelques témoins.

Retiens ces neuf commandements essentiels comme des présents que tu aurais reçus des Muses ; commence, enfin, pendant que tu vis, à être un homme. Il faut se garder, d’ailleurs, de les flatter aussi bien que de s’irriter contre eux ; dans les deux cas, on agit contrairement au bien de la société et on est conduit à faire du mal. Dans tes accès de colère, rappelle-toi qu’il n’est pas digne d’un homme de s’emporter ; la douceur et le calme sont des vertus à la fois plus humaines et plus viriles. C’est celui qui les possède qui a réellement de l’énergie, de la vigueur et du courage ; non celui qui s’indigne et qui s’impatiente. On a d’autant plus de force qu’on est plus impassible. La colère est, comme le chagrin, un signe de faiblesse. Dans les deux cas, on est blessé et l’on capitule.

Si tu le veux, reçois encore un dixième présent du Musagète. Demander que les méchants ne fassent point de mal est une folie ; c’est demander l’impossible. Mais leur permettre d’être méchants pour les autres et vouloir qu’ils ne le soient pas pour nous, c’est de la déraison et de la tyrannie.

19

Il y a quatre orientations de ton principe directeur dont tu dois toujours te garder avec une attention particulière. Dès que tu surprends ces erreurs, il faut les effacer en te disant, à propos de chacune d’elles : « Cette représentation n’est point nécessaire ; celle-ci contribue à rompre l’accord universel ; cette autre ne vient pas de toi ; or, regarde comme tout à fait absurde de dire ce que tu ne penses pas. » A propos de la quatrième, tu te reprocheras de subordonner et d’asservir la partie la plus divine de toi-même à la partie mortelle et la moins noble, au corps, et à ses émotions, rudes ou douces.

20

Ton souffle et tout ce qu’il y à d’igné en toi qui s’y mêle, quoique faits par la nature pour s’élever, obéissent cependant à la structure de tout ton être et y demeurent, retenus dans l’agrégat. De même, tout ce qui est terrestre en toi, comme tout ce qui est humide, quoique fait pour descendre, se redresse cependant et se maintient dans une place qui ne lui est pas naturelle. Ainsi les éléments se conforment à la loi de l’ensemble dont ils font partie et où ils ont été placés, et ils sont forcés d’y rester jusqu’à ce que le signal [du départ et] de la dissolution leur soit donné. N’est-il donc pas étrange que seule la partie raisonnable de ton être soit désobéissante et s’indigne de la place où elle a été mise ? Elle ne subit pourtant aucune violence ; on ne lui impose que ce qui est conforme à sa nature ; néanmoins, elle ne se soumet pas, mais s’emporte en sens contraire. Tout mouvement vers l’injustice, la licence, la colère, la tristesse, la crainte, n’est qu’une manière de s’écarter de la nature. [Et] lorsque ton principe dirigeant se révolte contre un événement quelconque, [alors aussi] il déserte son poste. Car il a été fait pour la sainteté et la piété non moins que pour la justice. Ces vertus sont aussi des formes de la sociabilité, ou plutôt elles sont antérieures à la justice.

21

Celui qui n’a pas dans la vie un but unique, toujours le même, ne peut pas non plus n’être qu’un seul et même homme jusqu’à sa mort. Mais ce que je viens de dire ne suffit pas : il faut y ajouter quel doit être ce but. Il n’y a pas unanimité d’opinion sur tous les biens quelconques qui paraissent tels au plus grand nombre, mais seulement sur certains biens, je veux dire ceux qui intéressent la société tout entière ; aussi, nous devons nous proposer un but utile à la société et à la cité. Celui qui dirige vers ce but tous ses efforts donnera de l’unité à ses actions et, à ce point de vue, restera toujours le même.

22

Rappelle-toi le rat montagnards et le rat de maison, leur frayeur et leur agitation [éperdue].

23

Socrate appelait les croyances de la plupart des hommes des Lamies, des épouvantails pour les enfants.

24

Les Lacédémoniens, dans leurs spectacles, offraient aux étrangers des sièges à l’ombre ; eux-mêmes s’asseyaient n’importe où.

25

Socrate disait à Perdiccas, qui lui reprochait de ne pas venir chez lui : « J’aurais peur de périr de la mort la plus affreuse. » Il voulait dire : « J’aurais peur de ne pouvoir rendre les bienfaits que j’aurais reçus. »

26

Dans les écrits des Épicuriens, il y avait une recommandation spéciale de toujours avoir présent à l’esprit le souvenir d’un des hommes vertueux d’autrefois.

27

Les Pythagoriciens recommandent de regarder le ciel dès l’aurore, afin de nous rappeler ces êtres qui poursuivent leur œuvre toujours d’après les mêmes lois et toujours de même, et de penser à leur harmonie, à leur pureté, à leur nudité : car un astre n’a point de voile ».

28

Tu te rappelles comment Socrate s’était couvert d’une peau de mouton, un jour que Xanthippe lui avait pris son manteau pour sortir, et ce qu’il dit à ses disciples confus, qui allaient se retirer en le voyant dans cet équipage.

29

Tu ne pourrais être un maître dans l’art d’écrire et de lire avant d’avoir eu toi-même des maîtres. De même, à plus forte raison, dans l’art de vivre.

30

« Tu es né esclave, lu n’as pas la parole. »

31

« Et le rire fut dans mon cœur. »

32

« Ils blâmeront la vertu en termes amers.»

33

Chercher une figue pendant l’hiver est une folie ; c’en est une aussi que de demander son enfant quand on ne peut plus l’avoir.

34

En embrassant son enfant, il faut, dit Épictète, penser en soi-même : « Demain, peut-être, il sera mort. » — Voilà des paroles de mauvais augure. — Pas le moins du monde, répond-il ; elles ne font que désigner une action de la nature : sinon, il serait, de mauvais augure de dire qu’on moissonne les épis.

35

Raisin vert, raisin mûr, raisin sec, tous ces mots indiquent des changements, non vers la non-existence, mais vers une autre existence que l’existence actuelle.

36

Il n’y a pas de brigand qui puisse nous voler notre libre arbitre. C’est un mot d’Épictète.

37

Il disait qu’il fallait connaître l’art d’acquiescer [aux représentations sensibles] et conserver toute son attention en ce qui touche les tendances, pour qu’elles fussent accompagnées de réserves, conformes au bien universel et proportionnées à la valeur des objets ; s’abstenir absolument de tout désir et n’avoir jamais d’aversion pour rien de ce qui ne dépend pas de nous.

38

Ce n’est pas pour la première chose venue, disait-il, que nous luttons, mais pour perdre ou conserver notre raison.

39

Socrate disait: Que voulez-vous? avoir des âmes d’êtres raisonnables ou d’êtres sans raison ? — D’êtres raisonnables. — De quels êtres raisonnables ? bons ou mauvais ? — Bons. — Pourquoi donc ne cherchez-vous pas à les acquérir ? — Parce que nous les avons. — Alors, pourquoi ces combats et ces disputes ?


LIVRE XII


1

Tous ces biens que tu désires et que tu cherches à atteindre par des détours, tu peux les avoir dès maintenant, si tu n’es pas ton propre ennemi. Je veux dire si, laissant là tout le passé et te confiant pour l’avenir à la Providence, tu ne t’occupes que du présent et en disposes suivant la sainteté et la justice. Suivant la sainteté, afin d’aimer ton lot, car la nature l’a préparé pour toi et toi pour lui. Suivant la justice, afin de dire la vérité librement et sans ambages, afin d’agir selon la loi et selon la valeur des choses; afin de n’être arrêté ni par la méchanceté, ni par les jugements, ni par les paroles d’autrui. ni même par aucune sensation de la chair qui t’enveloppe, car cela n’importe qu’à ce qui en souffre. Si donc, au moment quel qu’il soit où il faudra partir, il se trouve qu’oubliant tout le reste, tu as respecté [uniquement] ton principe directeur et le Dieu qui est en toi, et craint non point de cesser de vivre, mais plutôt de n’avoir jamais commencé à vivre conformément à la nature, tu seras un homme digne du monde qui t’a engendré, tu cesseras d’être un étranger dans ta patrie, tu ne regarderas plus avec étonnement les événements de chaque jour comme s’ils étaient inopinés, tu ne seras plus suspendu à ceci ou à cela.

2

Dieu voit à nu toutes les âmes hors de leur vase matériel, de l’écorce et des souillures qui les recouvrent. C’est par son intelligence seule qu’il les atteint, et il ne s’attache qu’à ce qui émane et descend de lui en elles. Si tu prends toi aussi cette habitude, tu supprimeras en toi toute cause de tourment. Celui qui ne cesse de voir la chair qui l’entoure, de fixer son regard sur l’habit, la maison, la renommée, sur tout ce qui n’est qu’enveloppe et mise en scène, sera toujours préoccupé.

3

Tu es composé de trois parties : le corps, le souffle, la raison. Les deux premières ne t’appartiennent qu’en ce sens qu’il faut t’en occuper ; la troisième seule est véritablement tienne. Écarte donc de toi-même, je veux dire de ta pensée, tout ce que font ou disent les autres, tout ce que tu as fait ou dit toi-même, tout ce que tu redoutes pour l’avenir, tout ce qui te vient du corps qui t’enveloppe ou du souffle que la nature t’a donné avec le reste, mais non de ton libre arbitre, tout ce que roule le tourbillon extérieur qui t’environne, afin que ta force intelligente, détachée de la fatalité, pure et libre, puisse vivre par elle-même en agissant selon la justice, en voulant les événements qui lui arrivent, en disant la vérité ; écarte, dis-je, de ce principe qui te dirige les passions qui lui viennent de certains attachements, et l’idée du temps futur ou le souvenir du passé ; rends-toi pareil à la sphère d’Empédocle, « sphère parfaitement ronde, heureuse et fière de sa stabilité ; » ne te soucie de vivre que l’instant où tu vis, c’est-à-dire l’instant présent, et tu pourras passer tout le temps qui te reste jusqu’à la mort noblement, dans la paix morale, en souriant à ton génie.

4

Je me suis souvent demandé avec étonnement pourquoi chacun de nous s’aime plus que tous les autres et attache cependant moins de prix à son propre jugement sur soi-même qu’à celui des autres. Il est certain que si un Dieu ou un maître sage venait nous ordonner de ne jamais rien concevoir ni rien penser en nous-mêmes, sans aussitôt l’exprimer au dehors, le crier même, nous ne le supporterions pas un seul jour. Il est donc vrai que nous appréhendons l’opinion du voisin sur nous-mêmes plus que la nôtre.

5

Comment les Dieux, qui ont tout ordonné avec sagesse et avec bonté, ont-ils seulement oublié le point que voici ? Il y a des hommes que leurs vertus ont comme liés par autant de contrats avec la divinité, et qui sont entrés dans l’intimité des Dieux par leurs actions saintes et pieuses. Cependant, une fois morts, ils ne reviennent plus à l’existence, et leurs âmes sont éteintes pour toujours. Puisque ces choses sont, sache bien que, s’il avait fallu qu’elles fussent autrement, les Dieux les auraient faites autrement. Si cela avait été juste, cela aurait aussi été possible ; si cela avait été conforme à la nature, la nature y aurait consenti. Mais si cela n’est pas, — et cela n’est pas, en effet, — tu dois croire qu’il ne fallait pas que cela fût. Tu vois bien toi-même qu’en adressant aux Dieux cette réclamation tu les fais juges de ta causes. Mais nous ne discuterions pas ainsi avec les Dieux s’ils n’étaient pas très bons et très justes. Et s’ils le sont, ils n’ont pas pu, injustement et sans raison, négliger quelque point dans l’ordre du monde.

6

Exerce-toi même à ce que tu désespères d’accomplir. La main gauche, inhabile pour tout le reste parce qu’elle n’en a pas l’habitude, tient les rênes avec plus de vigueur que la main droite parce qu’elle y est habituée.

7

Rappelle-toi dans quel état du corps et de l’âme la mort doit nous prendre ; la brièveté de la vie, l’immensité de la durée derrière et devant nous, l’infirmité de toute matière.

8

Il faut voir le principe dépouillé de son écorce, et le but de toute action ; ce que c’est que la douleur, le plaisir, la mort, la gloire ; comment on est soi-même cause de ses ennuis; comment aucun homme ne peut être empêché d’agir par un autre homme ; que tout est dans notre jugement.

9

Dans le maniement des dogmes, il faut imiter l’athlète qui concourt pour le pancrace et non le gladiateur ; celui-ci laisse tomber l’épée dont il se sert, et il est tué ; l’autre a toujours son poing, et il lui suffit de le fermer.

10

Il faut considérer la nature des choses en en distinguant la matière, le principe efficient et formel, la fin.

11

Quel pouvoir que celui de l’homme ! Il est libre de ne faire que ce que Dieu doit approuver et d’accepter tout ce que Dieu lui envoie.

12

Ne blâmons pas les Dieux de ce qui arrive dans l’ordre de la nature ; ils ne se trompent, en effet, ni volontairement ni involontairement. Ne blâmons pas non plus les hommes, car ils ne se trompent jamais que malgré eux. Conséquemment, ne blâmons personne.

13

Comme il est ridicule et naïf de s’étonner de quoi que ce soit qui arrive dans la vie !

14

Ou une nécessité fatale, un ordre immuable, ou une Providence que l’on peut fléchir, ou un chaos produit par le hasard et sans direction. Si c’est une nécessité immuable qui mène le monde, pourquoi lui résister ? Si c’est une Providence accessible aux prières, rends-toi digne du secours divin. S’il n’y a qu’un chaos sans direction, réjouis-toi d’avoir en toi-même une raison pour te guider au milieu d’un tel tourbillon. Et si ce tourbillon t’emporte à la dérive, qu’il emporte ta chair, ton souffle, et tout le reste  : il ne pourra pas du moins emporter ta raison.

15

[Quoi !] La flamme d’un flambeau brille jusqu’à ce qu’il soit éteint et ne perd rien de son éclat ; et la vérité, la justice, la tempérance qui sont en toi s’éteindraient avant toi !

16

Si tel homme te fait l’impression d’avoir commis une faute, dis-toi: « Sais-je si c’est une faute ? », et, si c’en est une, dis-toi qu’il s’est condamné lui-même et que c’est comme s’il s’était déchiré les yeux.

Celui qui ne veut pas que le méchant commette de mauvaises actions est comme celui qui ne veut pas que les fruits du figuier contiennent du suc, que les petits enfants vagissent, que le cheval hennisse, et pareillement pour toutes les autres choses nécessaires. Que peut-il faire, en effet, avec une telle disposition ? Si tu as assez d’ardeur, c’est cette disposition qu’il faut guérir.

17

Si cette action ne convient pas, ne la fais pas ; si cette parole n’est pas vraie, ne la dis pas. Que ton âme soit au moins capable de se détourner.

18

Voir toujours et à fond ? la nature de ce qui a fait sur toi une impression, l’examiner dans tous ses détails, en distinguant le principe efficient et formel, la matière, la fin, le temps où il faudra que cette chose cesse.

19

Ne sens-tu pas, enfin, que tu as en toi-même quelque chose de meilleur et de plus divin que ce qui cause tes passions et te fait mouvoir tout d’une pièce comme une marionnette ? Qu’est devenue en ce moment ma pensée ? Est-elle de la crainte, des soupçons, du désir, ou quelque chose de semblable ?

20

En premier lieu, ne jamais agir au hasard et sans but. En second lieu, n’avoir jamais d’autre fin que le bien universel.

21

Rappelle-loi que bientôt lu ne seras plus rien, [ni toi,] ni aucune des choses que tu vois, ni aucun des hommes qui vivent en ce moment. Toutes choses sont nées pour changer, s’altérer et disparaître, afin que d’autres choses, toujours renouvelées, naissent à leur place.

22

Tout est dans le jugement, et le jugement dépend de toi. Supprime donc, quand tu le voudras, ton jugement, et pareil au matelot qui a doublé un cap, tu trouveras le calme, l’immobilité et un port sans tempête.

23

Une action quelconque, qui a pris fin en temps opportun, ne reçoit aucun dommage par le fait qu’elle a pris fin. Celui qui l’a accomplie ne reçoit non plus aucun dommage par le fait qu’elle est finie. De même la vie, qui est l’ensemble de nos actions, quand elle prend fin en temps opportun, ne reçoit aucun dommage par le fait qu’elle a pris fin, pas plus que n’en pâtit celui qui en temps opportun interrompt cette suite d’actions. Ce moment opportun et ce terme sont fixés par la nature, par notre nature particulière dans le cas où nous mourons de vieillesse, et dans tous les cas par la nature universelle. Le changement des parties qui la composent maintient, en effet, l’univers dans sa fraîcheur et dans sa force ; et tout ce qui est utile à l’univers ne saurait être mauvais ni hors de saison. Ainsi la fin de la vie n’est un mal pour aucun de nous, puisqu’elle ne comporte aucune déchéance [morale], qu’elle ne dépend point de nous et qu’elle n’est pas contraire à la solidarité universelle. Au contraire, elle est un bien pour nous, puisqu’elle est opportune, utile à l’univers et conforme à ses lois. Car il porte Dieu en lui-même, celui dont la pensée se porte aux mêmes fins et par les mêmes voies que Dieu.

24

Aie toujours présentes à l’esprit ces trois règles. A propos de chacune de tes actions, te demander si tu as agi au hasard ou autrement que ne l’aurait fait la justice elle-même ; à propos des accidents extérieurs, réfléchir qu’ils arrivent par hasard ou par l’effet de la Providence : or, il n’y a pas à blâmer le hasard ni à se plaindre de la Providence. Deuxièmement, voir ce qu’est chaque être depuis qu’il est à l’état de germe jusqu’au moment où il vit, et depuis le moment où il vit jusqu’à celui où il expire, de quels éléments il est composé et en quels éléments il se dissout. Troisièmement, te dire que si, enlevé tout à coup dans les airs, tu pouvais de là contempler l’humanité et la variété des choses, tu mépriserais les hommes en voyant quelle quantité d’êtres habitent autour d’eux, dans l’air et dans l’éther ; ajouter que chaque fois que tu t’élèverais ainsi, tu ne verrais jamais que les mêmes choses, la même [uniformité] et la même brièveté. Et voilà de quoi l’on s’enorgueillit !

25

Éloigne de toi ton jugement et tu es sauvé. Or, qui peut t’empêcher de l’éloigner ?

26

Lorsque quelque chose te fâche, tu oublies que tout arrive conformément à la nature universelle, que les fautes commises en dehors de toi ne te louchent pas et, en outre, que tout a toujours été ainsi, et le sera et l’est actuellement [partout] ; tu oublies quels liens de parenté rattachent tous les hommes à toute la race humaine, car ils participent tous, non au même sang ni au même germe, mais à la même intelligence. Tu oublies encore que la raison de chacun est Dieu et émane de la divinité, que rien n’appartient en propre à personne, mais que l’enfant, que le corps, que l’âme même de chacun de nous viennent de Dieu ; que tout est dans notre jugement ; qu’enfin chacun ne vit que le moment présent et ne perd que ce moment.

27

Repasse sans cesse dans ta mémoire le souvenir de ceux qui se sont emportés violemment pour quoi que ce soit, de ceux qui se sont signalés par une grande gloire, de grands malheurs, de grandes inimitiés ou par une fortune quelconque, et demande-toi : Qu’est maintenant devenu tout cela ? De la fumée, de la cendre, une légende, ou pas même une légende. Représente-toi à la fois tous ces exemples: Fabius Catullinus dans son champ, Lucius Lupus dans ses jardins, Stertinius à Baies, Tibère à Caprée, Vélius Rufus, bref tous les efforts de la présomption humaine vers un but quelconque, et vois la puérile vanité de tous ces efforts. Combien n’est-il pas plus philosophique d’user de la matière qui nous est donnée pour devenir justes, tempérants, pour suivre les Dieux avec simplicité, car l’orgueil que l’on conçoit de son humilité est de tous le plus déplaisant !

28

A ceux qui te demandent : « Pour honorer les Dieux comme tu le fais, où les as-tu vus, et qu’est-ce qui t’a convaincu de leur existence ?» réponds : « D’abord, ils sont visibles ; et puis, sans avoir jamais vu mon âme, je l’honore néanmoins. De même, je reconnais l’existence des Dieux par l’expérience que je fais à chaque instant de leur puissance, et, par suite, je les vénère. »

29

Voici qui nous sauvera dans notre vie: voir à fond la nature de chaque chose, sa matière, son principe efficient et formel», pratiquer la justice de toute son âme et ne dire que la vérité. Que reste-t-il après cela que de jouir de la vie, en ajoutant l’une à l’autre nos bonnes actions, de façon à ne laisser entre elles que le plus petit intervalle possible ?

30

La lumière du soleil est une, bien qu’elle soit divisée par des murs, des montagnes et mille autres objets. La matière commune est une, bien qu’elle soit divisée entre une multitude de corps individuels. L’âme est une, bien qu’elle se divise entre des natures innombrables par autant de déterminations. L’âme raisonnable est une, bien qu’elle paraisse également divisée. Dans les choses que je viens d’énumérer, tout ce qui n’est pas la pensée, par exemple le souffle et la matière inerte, est dépourvu de sentiment, et étranger aux parties semblables, bien que celles-ci rentrent dans la même unité, et que la pesanteur les entraîne dans le même sens. Au contraire, la pensée tend naturellement vers ce qui est de même origine qu’elle, et s’y attache, sans que cette sympathie et cette union rencontrent aucun obstacle.

31

Que demandes-tu ? Prolonger ta vie ? Tu demandes donc de sentir, de désirer, de grandir, puis de dégénérer, de parler, de penser ? Qu’y a-t-il dans tout cela qui paraisse désirable ? S’il est facile de mépriser chacun de ces [prétendus] avantages, cherche donc le bien suprême, qui est de suivre la raison et Dieu. Mais il est contradictoire de mépriser ces choses et de gémir lorsque la mort nous en prive.

32

Quelle faible partie de la durée infinie et insondable a été attribuée à chacun de nous! Elle s’évanouit bien vite dans l’éternité. Et quelle petite partie de toute la matière ! Et quelle petite partie de l’âme universelle! Et sur quel grain de la terre tout entière rampent tes pas ! Réfléchis à tout cela, et ne t’imagine pas qu’il y ait rien de grand, si ce n’est d’agir suivant ta nature et de supporter ce que t’apporte la nature universelle.

    s’accorder avec le contexte, est celui qu’ont accepté Pierron et Barthélemy-Saint-Hilaire, après Xylander : « le zèle du bien public. » C’est le contexte, en effet, qui seul peut fixer le sens de κοινονοημοσύνη. Un détail qu’on juge à l’ordinaire insignifiant, la ponctuation traditionnelle, — celle que paraît bien exiger le rythme du discours, l’équilibre des phrases, — prend ici une importance décisive : au cours de cette phrase, limitée par deux points en haut, il n’y a pas de ponctuation secondaire, pas de virgule entre les deux καὶ. Cela implique que le premier signifie : « et à la fois ; » ou, en d’autres termes, que le second est l’équivalent de τε καὶ ; ou, en d’autres termes encore, qu’il y a une certaine opposition entre les deux mérites que cette phrase attribue à Antonin, et que cette opposition même est méritoire. La traduction de ce passage devait donc commencer par le mot « malgré », ou toute autre formule concessive. Par malheur, le sens du mot qui s’oppose à κοινονοημοσύνη, est ambigu. Chez le même auteur, ἐφίεσθαι, construit avec le datif d’un nom de personne et un infinitif, a les deux sens d’ordonner (Electre, iiii) et d’autoriser (Philoctète, 619). Ces deux sens, en eux-mêmes assez différents, peuvent devenir tout à fait contraires (défendre de faire… et autoriser à ne pas faire…) quand la proposition qui suit ἐφίεσθαι est négative. C’est le cas ici. Dans les deux propositions négatives qui achèvent la phrase, M. Couat me semble avoir successivement donné les deux sens à ἐφίεσθαι. J’ai cru qu’il fallait choisir, et que la présence de l’adverbe ἐπάναγκες ne permettait pas d’hésiter. Tandis que M. Couat, adoptant d’abord pour ἐφίεσθαι le sens d’ « ordonner », traduisait κοινονοημοσύνη par « affabilité », j’ai traduit le verbe par « autoriser », et conséquemment le substantif par « goût de la société ».]

  1. [Aug. Couat traduit ici la conjecture de Stich : ἀλλ’ οὔτοι προαπέστη.]
  2. [Cf. infra II, 3, dernière note.]
  3. L’examen de conscience dans Marc-Aurèle. C’est le matin, en se levant, qu’il examine les actes qu’il aura à accomplir dans la journée, et qu’il prend des résolutions morales.
  4. [Couat : « substance. » Cf. supra IV, 21, note finale.]
  5. [Var. : « la méchanceté. »]
  6. [Couat : « n’existe pas pour ma pensée. » — Le mot « pour », qui semble répondre exactement au grec πρός, est, en réalité, de sens ambigu. Tout naturellement, la phrase du traducteur nous laisse entendre que « la pensée ne fait nul cas de ce qui est en dehors d’elle ». Or, en grec, la locution οὐδὲν εἷναί πρὸς… ne permet pas une telle équivoque ; elle marque ici le rapport réel, ou plutôt l’absence de tout rapport réel entre le monde extérieur et la pensée, non le jugement de la pensée sur les choses qu’elle veut ignorer. Ici, Marc-Aurèle ne fait que rééditer, sous une forme nouvelle, l’un de ses « dogmes » familiers : « Les choses extérieures ne touchent pas le moins du monde l’âme » (V, 19). Nous avons dit déjà (supra V, 19, voir aux Addenda ; VI, 11, note finale) dans quelles limites son dogme était valable : certes, le psychologue ne peut accepter sans réserves une proposition qui, prise à la lettre, ruinerait les fondements de toute connaissance ; même le moraliste est contraint d’observer qu’en fait il nous arrive souvent, et même malgré nous, d’être ébranlés par le choc des impressions sensibles, et de perdre le rythme « de notre vie morale ». Mais, en droit, le moraliste peut affirmer résolument cet axiome, dans lequel se résume la théorie de la liberté (infra XI, 20, note finale), et sur lequel, par suite, s’appuie toute la morale. Ici, d’ailleurs, Marc-Aurèle en a très nettement apprécié la portée en rappelant que tout jugement se tire des représentations ; quelque forme qu’il donne au dogme, il sera toujours aisé de le comprendre ainsi : « Les choses ne peuvent rien sur l’âme, que la solliciter à les connaître. »

    Son jugement étant toujours libre, et uniforme lorsqu’il est raisonnable, c’est-à-dire vraiment libre, il est certain que « les dogmes — et toute la morale — ne périssent pas ».]

  7. [Couat : « Revois les choses comme tu les voyais. » — Cet imparfait traduit littéralement l’imparfait grec ὡς ἑώρας : mais, au moins en français, il ne désigne pas assez précisément la portion du passé qu’il faut « revivre ». Cf. la fin de la pensée VI, 31, et la note qui la commente.]
  8. [Cf. Sénèque, de Tranq. an., 12 : Inconsultus illis vanusque cursus est ; qualis formicis per arbusta repentibus.]
  9. [Couat : « des contorsions de marionnettes. » — Le verbe νευροσπαστεῖν exprime ordinairement dans les Pensées l’action du désir ou de l’instinct (ὀρμὴ) qui nous mène aveuglément. Ici seulement, il est employé au sens propre. Il y avait quelque intérêt à en donner une traduction littérale : on n’en comprendra que mieux l’acception dérivée.]
  10. [Cf. supra V, 16.]
  11. [Var. : « on peut être plus habile… » — Cette traduction semble justifiée par l’emploi constant dans le texte grec de la négation οὺ ; mais la pensée, ainsi entendue, manque de modestie. Rapprocher l’article V, 5. Je crois qu’il faut sous-entendre ici, au début de la pensée, qui est à peine rédigée, un ou deux mots qui signifieraient : « Puisse-t-on dire de toi : Un tel est plus habile, etc.… » ]
  12. J’ai adopté la leçon καϐϐαλικώτερος, admise par les éditeurs, et la seule intelligible.
  13. Peut-être, au lieu de εὐτακτότερος, faut-il lire ἀταρακτότερος ; le manuscrit A donne ἀτακτότερος.
  14. [Couat : « dès qu’il est possible d’atteindre un but utile en dirigeant… » — Les Stoïciens ne considèrent comme « profit » (ὠφέλεια) que le profit moral, et ils disent (cf. XI, 4) qu’on s’oblige soi-même en obligeant les autres. Cf. infra VII, 74, et la note ; IX, 12, en note.]
  15. [Couat : « dans le sens que marque… » — De cette façon, εὐοδούσης n’est pas traduit.]
  16. [Couat : « d’inintelligible. » — La φαντασία καταληπτική — dont nous avons donné la définition un peu plus haut (VII, 13, avant-dernière note) — est pour les Stoïciens le criterium de la vérité.]
  17. [Couat : « comment se conduisent les autres. » — Cf. supra VI, 18.]
  18. [Πέφυρσαι οὖν. M. Couat, qui a traduit plus haut (VI, 16) πεφύρθαι par « être troublé », est d’accord avec lui-même et se conforme, en somme, à l’usage du mot en écrivant ici : « Te voilà confondu. » Pourtant le passage reste douteux parce que le mot ὥστε qui introduit la phrase suivante établit entre elle et πέφυρσαι οὖν un rapport de conséquence. Est-ce donc parce que Marc-Aurèle est confondu qu’il doit renoncer à la réputation d’un philosophe ? Non ; mais parce qu’il s’est mis en état d’être confondu. Cette distinction semblera peut-être bien subtile ; il est pourtant certain que si, à côté de πέφυρσαι, on pouvait sous-entendre τὸν βίον, et traduire ce verbe par : « Il y a du mélange dans ta vie, » on assurerait plus aisément la liaison des phrases et la suite du sens.]
  19. [Couat : « la réalité s’y oppose. » — Plus loin (X, 31), ὑπόθεσις s’oppose à ὕλη, précisément, comme l’hypothèse ou la chimère à la réalité ; plus loin encore (XI, 7), le même mot désigne la « base » et par suite le « plan » et la « direction » d’une vie. Ce sont là des acceptions divergentes, mais également usuelles d’ὑπόθεσις : on ne les rattache l’une à l’autre qu’en recourant à l’étymologie, qui donne le sens premier. Or, c’est celui qui convient ici. Ὑπόθεσις (littéralement : « fondement » ou « base ») désigne ici « les faits » sur lesquels Marc-Aurèle devrait fonder sa prétention. J’ai dû écourter ci-dessus cette traduction littérale d’un seul mot.]
  20. εἰ κἃν τὸ λοιπὸν τοῦ βίου, ὅσον δήποτε ἡ σὴ φύσις θέλει, βιώσειν.

    Cette phrase est évidemment altérée ; la conjonction εἰ gouverne un verbe à un mode personnel, qui est sans doute βιώσῃ, au lieu de βιώσειν. Il y a une autre incorrection dans la proposition ὅσον δήποτε ἡ σὴ φύσις θέλει. L’idée est qu’il faut vivre conformément aux prescriptions de la nature. Si donc l’on conserve ὅσον δήποτε, qui se rapporterait à λοιπὸν τοῦ βίου et signifierait « le reste de ta vie, quelle qu’en soit la durée », il faut ajouter ὡς avant ἡ σὴ φύσις. C’est le texte qu’a adopté Gataker. Plus simplement encore, on peut changer ὅσον en ὡς ἂν et θέλει enθέλῃ. Les deux corrections sont plausibles, et le sens reste le même. [Mais la dernière, due à Coraï, est incontestablement la meilleure, étant non seulement la plus simple, mais tout à fait conforme aux tendances de la langue commune, qui employait très volontiers ὡς ἅν, et par là s’acheminait du ὡς des Attiques au σὰν des Grecs modernes.]

  21. [Cf. supra VII, 67 : ἀπήλπισας διαλεκτικὸς… ἕσεσθαι, — et toute la dernière phrase.]
  22. Les deux verbes à la 3e personne, ποιήσει et ἕχῃ, supposent un sujet à la 3e personne, le pronom τις, qui a disparu.
  23. [Couat : « la matière et la forme. » — Cf. supra IV, 21, note finale.]
  24. τά ἡγεμονικὰ ἧν αὐτῶν ταὐτά. Le pronom ταὐτά n’est pas clair. Les uns écrivent ταῦτα, d’autres ταὐτά, d’autres enfin τοιαῦτα. Je préfère ταὐτά, qui me paraît plus conforme à la suite des idées ; mais il semble que l’adverbe ἀεὶ serait nécessaire.
  25. [Var. : « Sache qu’ils n’en continueront… » En grec, la phrase n’est pas faite. Le premier mot, ὅτι, est de trop ou suppose la chute d’un verbe principal.]
  26. [Cf. les mêmes mots, infra XII, 21.]
  27. [Couat : « de le prendre et de le transporter de côté et d’autre. » — Cf. supra IV, 36, et la note (aux Addenda).]
  28. [Couat : « Tout est métamorphose. » Var. : « Tout est en mouvement. » — J’aurais admis cette variante, qui est la première version de M. Couat, si le mot « mouvement » pouvait en français, comme κίνησις en grec (supra VI, 17, en note), désigner le changement de forme aussi bien que le changement de lieu. Le mot « changement » lui-même ne serait pas exact, car il n’éveille pas l’idée de direction qui est toujours en τροπαί, ni celle de retour au point de départ que Marc-Aurèle y a mise parfois (cf. X, 7 : τροπὴ τοῦ στερεμνίου εἰς τὸ γεῶδες).

    Nous avons eu l’occasion (supra VII, 16, seconde note) de définir l’expression τροπὴ τοῦ ἡγεμονικοῦ, ou τῆς ψυχῆς ou τῆς διανοίας. Les deux sens, psychologique et physique, que les Stoïciens donnent au mot τροπὴ, pourraient être exprimés graphiquement : le premier par une ligne droite, ordinairement une oblique ; le second par un arc de cercle, et à l’occasion par un cercle entier.]

  29. οὐχ ὤστε φοϐηθῆναι. Les deux mots οὐχ et ὤστε ont été intervertis ; il faut lire : ὤστε οὐχί [et sous-entendre δεῖ.]
  30. [Couat : « la répartition des choses est toujours la même. » — Marc-Aurèle précise sa pensée à l’article suivant lorsqu’il dit que la nature universelle « distribue équitablement à chacun, selon son mérite, la durée, la matière, etc. »]
  31. [Couat : « idée. »]
  32. [Couat : « elle ne s’arrête à rien de faux. » — Cf. supra V, 10, première note.]
  33. [Couat : « quand elle dirige ses désirs uniquement vers des actes de solidarité. » — Le mot « désirs » restreint beaucoup trop le sens d’ὁρμαί. Les ὀρέξεις, « inclinations, » dont il va être question à la phrase suivante, sont encore des ὁρμαί. Cf. supra III, 16, 3e note.]
  34. εἴγε ἴσους. La correction ἤγε, proposée par Casaubon, doit être adoptée.
  35. [Couat : « la durée, la substance, la forme. » — Cf. supra IV, 21, note finale.]
  36. [Couat : « l’énergie, l’accident. » — Les mots ἐνέργεια et σύμϐασις s’éclairent l’un l’autre. La pensée IX, 31, en précisera l’opposition : τἀ ἀπὸ τῆς ἐκτὸς αἰτίας συμϐαίνοντα y représente et y définit σύμϐασις ; et τὰ παρὰ τἡν ἐξ ἡμῶν αἰτίαν ἐνεργούμενα y développe et y définit ἐνέργεια. Mêmes expressions, ou peu s’en faut, aux pensées X, 11, et XII, 24. On peut, enfin, reconnaître la même antithèse au début de l’article VII, 55 : ἡ φύσις σε ὀδεγεῖ, ἤ τε τοῦ ὄλου διὰ τῶν συμϐαινόντων σοι, καὶ ἡ σὴ διὰ τῶν πρακτέων (c’est-à-dire ἐνεργητέων) ὑπὸ σοῦ. Les deux natures qu’y distingue Marc-Aurèle étant d’ailleurs d’accord entre elles, les deux notions de ce que nous devons respectivement à chacune — « activité » et « circonstances » — sont inséparables. De fait, les circonstances ne nous sont données que pour solliciter notre activité, qui ne s’exerce que sur elles. Elles sont « la matière » (IV, 1) de l’action.

    Il est donc naturel de comprendre dans la même énumération l’αἰτία et l’ὔλη d’une part, l’ἐνέργεια et les συμϐάσεις de l’autre, dès qu’on fait tant que distinguer l’αἰτία de l’ἐνέργεια. Nous en avons plus haut (V, 23, 2e note) défini le rapport. C’est, en un sens, celui de la cause efficiente et formelle à la cause finale. La cause matérielle ayant été également nommée à côté de celles-là, le temps, qui est aussi un principe ou une cause pour Marc-Aurèle (supra IV, 21, début de la note finale), trouvait enfin sa place dans l’énumération. Il est même nommé le premier parce que l’inégalité la plus apparente des vies humaines est en leur durée.

    L’énumération du temps, de la matière, du principe efficient, de l’activité et des circonstances est intéressante à un autre point de vue. Les quatre catégories stoïciennes (supra VI, 14, 1re note) sont représentées en ces cinq mots : le substrat, par οὐσία ; la détermination première, par αἲτιον ; les qualités secondes, par χρόνος et ἐνέργεια ; la relation, enfin, par σύμϐασις. Car les « circonstances » ne valent que par rapport à nous et par l’usage que nous en faisons.]

  37. Je lis ainsi cette phrase : μὴ εἰ τὸ ἒν ἴσον εὑρήσεις, comme Casaubon.
  38. [Couat : « mais en comparant à la fois tous les attributs d’une même catégorie avec l’ensemble des attributs d’une autre. » — Un peu plus haut : « les choses une par une, » où j’ai écrit : « les vies détail par détail. » Marc-Aurèle veut dire, selon moi, que si l’on ne comparaît que la durée d’une vie à la durée d’une autre, les événements d’une vie à ceux d’une autre, et la santé et même l’intelligence d’un homme à la santé et à l’intelligence d’un autre, on n’arriverait qu’à la constatation d’une inégalité révoltante. Mais, tout compte fait, la nature a donné autant à chacun, puisqu’à chacun elle a donné du temps, un corps, une âme, une raison agissante, et les événements d’une vie, c’est-à-dire en somme tout ce qu’il faut pour être vertueux. Pour compter ainsi, il faut accepter les dogmes du Portique, se dire que l’action conforme à la vertu seule a du prix et qu’elle nous est toujours permise, que les choses nous sont indifférentes, que le corps même « ne nous touche pas », que la pièce est toujours achevée quand elle s’interrompt, et que deux heures bien employées suffisent.

    Rien dans le texte grec ne me semble exprimer l’idée de « catégories » d’êtres. Il paraît, au contraire, évident que τοῦδε et τοῦ ἑτέρον dans la dernière phrase équivalent à ἑκάστοις, qui est écrit à la fin de la précédente. — L’interprétation de M. Couat, qui remonte à Pierron et qu’on retrouve dans le livre de M. Michaut, aurait d’ailleurs besoin d’être elle-même interprétée.]

  39. ἀναγιγνώσκειν οὐκ ἔξεστιν. Ces mots peuvent s’expliquer de plusieurs manières. Si Marc-Aurèle, selon son habitude, s’adresse à lui-même, ils ont nécessairement le sens que je leur ai donné : Marc-Aurèle a plusieurs fois exprimé l’idée que le philosophe devait agir et non pas lire (II, 2, 3 ; III, 14). Au lieu de ἀναγιγνώσκειν, Nauck a proposé ἀναϐιῶναι, qui est ingénieux, mais hypothétique. Le sens de la pensée serait le suivant : il y a des choses que l’homme ne peut pas faire, par exemple ressusciter ; mais il peut toujours être homme de bien. Je m’en tiens au texte des manuscrits, qui offre un sens acceptable.
  40. Le texte des manuscrits μηδὲ σὺ σεαυτοῦ, et non τοῦ σεαυτοῦ, signifie que Marc-Aurèle ne doit pas mal parler de la vie à la cour, non seulement devant les autres, mais à soi-même.
  41. [Couat : « or l’utile ne saurait se distinguer du bien, et l’honnête homme ne saurait éviter de s’en préoccuper, » — et, en note : « Le progrès naturel du raisonnement me paraît presque exiger que la seconde phrase admette comme premier terme, c’est-à-dire comme sujet, le dernier terme, c’est-à-dire l’attribut, de la précédente. D’autre part, l’ordre des mots χρήσιμον et ἀγαθὸν est fixé par la dernière phrase. Il faut avoir établi que ce qui est utile est un bien pour pouvoir écrire que le plaisir, n’étant pas utile, n’est pas un bien. Cela étant, il convient d’écrire, comme l’a fait Reiske, dans la seconde proposition : τὸ δὲ χρήσιμον ἀγαθὸν τι δεῖ εἶναι, au lieu de τὸ δὲ ἀγαθὸν χρήσιμον. » — Les deux arguments de M. Couat m’ont paru plus spécieux que forts. Ils ne sauraient suffire à légitimer une correction. Je m’en suis tenu au texte des manuscrits, qui est d’ailleurs clair et logique.

    L’identité de l’« utile », du moins de ce qui est vraiment « utile » (supra III, 6, fin), et du « bien » est un dogme pour le Portique. Mais l’utilité n’est qu’un attribut du bien, d’ailleurs le plus important peut-être, en tout cas celui qu’on nomme d’abord, et le plus souvent, puisqu’on a trouvé (Diogène, VII, lix, 98) au moins quatre appellations différentes pour le désigner : συμφέρον, λυσιτελές, χρήσιμον, ὠφέλιμον. Une eût suffi, la dernière, d’autant mieux que la définition qu’on nous donne des trois autres les ramène à celle-là. Pour ne rappeler que celle du mot qu’a choisi Marc-Aurèle en ce passage, le bien est dit χρήσιμον, ὄτι χρείαν ὠφελείας παρέχεται. — En écrivant τὸ δὲ ἀγαθὸν χρήσιμόν τι δεῖ εἶναι, notre auteur n’a donc fait que rapporter une formule consacrée dans l’École, et à laquelle nous n’avons pas à toucher.

    La présente pensée, comme tant d’autres qu’on en peut rapprocher (par exemple, V, 15), implique que la conscience de l’honnête homme est le critérium du bien et de l’utile.]

  42. [Couat : « Quelle en est la substance, la matière, la cause ? » — Cf. IV, 21, note finale. Pour la suite, cf. III, 11, 5e note.]
  43. [Cf. supra V, 1.]
  44. [Cf. supra VI, 44, 4e note.]
  45. [Couat : « plus particulier, plus inné. » — Sur le sens d’οἰκεῖον, cf. supra VI, 19, en note. Pour la traduction de προσφυέστερον, je me suis d’autant moins soucié de dissimuler la tautologie apparente qui est déjà dans le texte grec, que le français donne volontiers au mot « naturel » le sens de « facile », et que par là le troisième adjectif : « plus agréable, » s’expliquera aisément.]
  46. [Couat : « idées. »]
  47. [Ce sont les trois divisions de la philosophie pour les Stoïciens. Les fondateurs de l’École, Zénon et Chrysippe, les rangeaient, au rapport de Diogène Laërce (VII, xxxiii, 39) dans un ordre différent, commençant par la logique pour finir par la morale. D’autres (ibid., 40) disaient que la logique est le squelette ou le système nerveux d’un vivant, dont l’éthique serait les chairs, et la physique l’âme ; ou bien, la coque d’un œuf, dont l’éthique serait le blanc, et la physique le jaune. Ces métaphores indiquent une distribution différente, qui est celle d’Apollodore. D’autres, comme Panétius et Posidonius, nommaient d’abord la physique : c’est l’ordre qu’a suivi Marc-Aurèle. On ne peut que s’en étonner : car la morale est pour lui de beaucoup la plus importante partie de la philosophie ; c’est même la seule qui l’intéresse, ainsi qu’il le déclare à maintes reprises (I, 17, fin ; VII, 67, fin ; VIII, 1). Il eût donc dû la nommer en dernier lieu, comme Zénon et Chrysippe, — ou en premier, comme Sénèque (ad Lucilium, 89).]
  48. [C’est le corollaire du principe socratique : « la vertu est science ; le vice, ignorance, » qu’ont adopté les derniers Stoïciens, — et que repoussaient les premiers, malgré leur déterminisme, pour ne pas laisser d’excuse à la faute : πάντων γὰρ ἁμαρτανόντων παρὰ τὴν ἰδίαν κακίαν… μηδὲ συγγνώμην ἔχειν τοῖς ἁμαρτάνουσιν (Stobée, Ecl., II, 190 ; cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 229. Voir aussi supra p. 48, note 2).]
  49. [Même image, IV, 6, et XII, 16.]
  50. [Cf. VI, 55, une comparaison analogue.]
  51. [Cf. supra IV, 12 ; VII, 7, et l’exemple d’Antonin, I, 16.]
  52. [Et puisque suivre sa raison, ou, comme disent les Stoïciens, « suivre Dieu, » c’est être libre. — Couat : « C’est un résultat de ton action personnelle, s’exerçant suivant tes tendances et ton choix, suivant la décision de ton esprit. » — Sur le sens d’ὁρμή cf. supra III, 16, 3e note.]
  53. πρὸς τί ἕτι σοι φέρει. Au-dessus de ἕτι σοι φέρει, un manuscrit donne συμφέρει, qui doit être la vraie leçon.
  54. [Cf. IV, 21, 1re note (à l’Appendice).]
  55. [Cf. supra V, 1.]
  56. [Couat : « à se maintenir. » — En grec, συνεστώσῃ. M. Mondry-Beaudouin, rendant compte dans la Revue critique de la traduction de M. Michaut, y a déjà corrigé ce faux-sens, qui remonte à Pierron et à Barthélemy-Saint-Hilaire. Nous avons vu (V, 16, 3e note) que σύστασις était synonyme de κατασκευή.

    On se souvient qu’à l’article VII, 23, Marc-Aurèle demandait : quel bien y a-t-il pour un coffre à être construit, quel mal à être démonté ?]

  57. [On achève aisément la comparaison, puis la pensée. La lampe, qu’on l’allume ou qu’on l’éteigne, reste indifférente. Et l’homme, chez qui la vie s’allume, puis s’éteint ?]
  58. [Ce mot a dû être ajouté pour la clarté de la traduction. Marc-Aurèle avait écrit simplement : « Retourne-le. »]
  59. [Couat : « la débauche, » — et, en note :

    « J’ai maintenu le texte des manuscrits πορνεῦσαν, tout en reconnaissant qu’il est fort douteux. Marc-Aurèle dit que le corps de l’homme se dégrade vite par l’effet seul de la vie ; l’idée de la débauche intervient ici d’une manière inattendue et même déplacée. » — C’est la correction de M. Rendall, ἀποπυῆσαν, qui est traduite ci-dessus.]

  60. [Cf. supra IV, 3.]
  61. [Couat : « au sujet présent, ou à ton jugement, ou à ton action, ou au sens de tes paroles. » — Le sens de τὸ ὑποκείμενον nous est donné, entre autres passages, par la pensée VII, 29 : « Divise et partage tout objet (τὸ ὑποκείμενον) en principe efficient et matière. » C’en est, d’ailleurs, pour les Stoïciens l’acception la plus usuelle (supra VI, 14, 1re note). — Plus loin, me rappelant qu’à la pensée VII, 4, où reparaît le mot τὸ σημαινόμενον), Marc-Aurèle s’exhortait à faire attention « à ce qui se dit et à ce qui se fait », j’ai hésité à écrire : « cette » action, « ces » paroles, au lieu de : « ton » action, « tes » paroles. Mais il est probable que les deux pensées sont indépendantes ; et M. Couat, en écrivant : « ton » action, et « tes » paroles, a dû fidèlement interpréter le texte grec : le mot qui précède (δόγματι) ne peut, en effet, désigner qu’une opération de notre pensée, celle d’autrui nous étant fermée, ou ne nous étant connue que par les « actions » et les « paroles » qui la manifestent ; la suite naturelle du sens paraît donc appeler, après « ta » représentation et « ton » jugement, « tes » actions et « tes » paroles.

    On remarquera l’ordre de cette énumération, qui suffirait à fixer le sens des mots. Des représentations se tire le jugement qui (III, 16, dernières lignes de la note finale, à l’Appendice) règle la conduite de la vie, et qui est impliqué en tout ce que nous pouvons faire ou dire. Ce sont ici les représentations que Marc-Aurèle nomme d’abord, c’est par les actes et les paroles qu’il finit ; et ce n’est pas sans raison que, pour désigner l’opération intermédiaire, il choisit, des trois termes qui servaient aux logiciens de l’École (κρίσις, ὑποληψις et δόγμα), celui que, presque seul, on employait en morale. — Cf. infra VIII, 47, note 1.]

  62. On ne voit pas comment le second paragraphe de cette pensée se rattache au premier. Dans tous les cas, la conjonction δέ, qui relie les deux membres de phrase de ce second paragraphe, est sans doute mise là pour γάρ. [C’est pour répondre à la première de ces observations que j’ai distingué de l’article 22 un article 22 bis.]
  63. [Sur les rapports de l’ἐνέργεια (ou πραττόμενα) et de la σύμϐασις (ou συμϐαίνοντα), cf. supra VIII, 7, 6e note.]
  64. [Var. : « d’où sort la série continue des événements. »]
  65. [Cf. supra VI, 13 ; infra IX, 36.]
  66. [Fille de Marc-Aurèle et femme de Vérus, son collègue à l’empire.]
  67. [En 169 ; ce renseignement peut aider à dater le livre VIII des Pensées.]
  68. [Inconnue, comme Diotime et Épitynchanus.]
  69. [Le Stoïcien, supra I, 15.]
  70. [Caninius Celer, rhéteur, maître de Marc-Aurèle.]
  71. [J’ai transposé cette phrase, qui, dans le texte grec, précède celle dont j’ai imprimé la traduction en italiques. Il me paraît, comme à M. Stich, difficile d’admettre que Marc-Aurèle ait interrompu, puis repris l’énumération des noms propres par laquelle commence la pensée.]
  72. [Inconnu.]
  73. [Sans doute Démétrius de Phalère.]
  74. [Astrologue.]
  75. [Couat : « Rappelle-toi donc que le composé dont tu es fait devra se disperser ; ton souffle devra s’éteindre… » — Ni M. Couat, ni Pierron, ni Barthélemy-Saint-Hilaire, ni M. Michaut ne se sont avisés que les conjonctions ἤτοι… ἢ… marquaient une alternative. La première hypothèse qu’envisage Marc-Aurèle est l’hypothèse atomiste ; le mot σκεδασθῆναι en rend témoignage (cf. supra p. 60, note 6) ; les deux suivantes (οϐέσις et μετάστασις, cf. IV, 21, 1re et dernière notes) sont des théories stoïciennes. On remarquera que le mot πνευμάτιον désigne ici à la fois l’âme et le souffle vital (cf. p. 102, note 4).]
  76. [Couat : « les impulsions des sens. » — Cf. supra V, 26, et les notes.]
  77. [Couat : « de discerner les idées plausibles. » — Πιθανὸς n’est pas ἀληθής ; et il y a loin encore de l’idée « plausible » à l’idée sûre. On peut ajouter qu’il n’y a nulle peine à discerner les idées plausibles ; qu’au contraire tout le mérite — et toute la joie — est à les éclaircir et à éviter d’en être la dupe. Ne sont-ce pas précisément les vraisemblances qui nous trompent ?

    Dans la version de M. Couat, « plausible » signifie presque « certain » ; c’est l’équivalent des mots « digne de confiance » ou de « créance », qu’ont écrits les autres traducteurs français. « Plausible » est donc ambigu, tant que le tour de la phrase ne permet pas de comprendre : « plausible, mais seulement plausible ; plausible, mais non assuré. » Il n’en est pas ainsi de πιθανός. L’usage constant de Marc-Aurèle, l’usage ordinaire des autres auteurs grecs a fixé le sens de ce mot. Dans les Pensées, il est toujours possible d’entendre par πιθανότης (IV, 12) une « conviction » — mais non une certitude absolue — qui nous détermine de bonne foi, quand il n’est pas nécessaire de reconnaître que ce nom ou l’adjectif correspondant ne désigne que la « vraisemblance » (VIII, 36), et même la vraisemblance qui nous abuse (III, 2, fin : οὐ πιθανόν, invraisemblable, et pourtant vrai ; V, 6, fin : λογικῇ τινι πιθανότητι παράγεσται, être dupe d’une vraisemblance logique).]

  78. [Couat : « Trois manières d’être : l’une avec le corps… » — Cf. supra VI, 38, 1re note.]
  79. πρὸς τὸ αἴτιον τὸ πεσικείμενον. Gataker a conservé le mot αἴτιον, qui n’a ici aucun sens, et qui ferait double emploi avec αἰτίαν, qui vient plus loin. On a corrigé αἴτιον en ἀγγεῖον (Walkenaer) et σωμάτιον (Corai). Cette dernière correction me paraît la meilleure. — [Les deux, d’ailleurs, donnent à peu près le même sens, puisque Marc-Aurèle désigne volontiers (III, 3 ; X, 38 ; XII, 2) le corps par ἀγγεῖον ou ἀγγειῶδες περικείμενον. J’ai, pour ma part, préféré la conjecture de Walkenaer, en raison de la ressemblance graphique des mots ΑΓΓΕΙΟΝ (peut-être écrit, par iotacisme, ΑΓΓΙΟΝ) et ΑΙΤΙΟΝ. — Cf. Polak, In M. Antonini Commentarios, Hermès XXI, p. 331.]
  80. [Cf. supra VII, 14 ; VII, 16 ; VII, 33, etc.]
  81. [Cf. supra V, 19, et la note, rectifiée aux Addenda.]
  82. Il m’est impossible de comprendre cette phrase en conservant la leçon μὴ. Ce mot signifie clairement, et il est inadmissible que Marc-Aurèle se recommande à lui-même de ne pas parler avec clarté. En admettant même que περιτράνως signifie parfois « avec une élégance affectée », et que ce mot soit opposé à ὑγιεῖ λόγῳ, la construction grecque exigerait ὑγιεῖ δέ. Le plus simple est donc de supprimer la négation μή, où est toute la difficulté, et de la remplacer par καί.
  83. [Le philosophe d’Auguste (Sénèque, ad Marciam, 4, sqq).]
  84. εἶτα ἔπιθι… Πομπηΐον. Il manque probablement quelque chose à cette phrase dont le sens se devine, mais dont la construction est incorrecte.
  85. [Cf. supra IV, 1.]
  86. ἐπεφύκεις γὰρ μέρος. J’ai conservé le mot μέρος, qui est répété plusieurs fois dans ce morceau. Peut-être μέλος vaudrait-il mieux ; d’ailleurs, les mots μέλος et μέρος, employés tour à tour par Marc-Aurèle dans des pensées analogues, ont le même sens. — [Cf. supra IV, 14 : ἐνυπέστης ὡς μέρος.]
  87. [Couat : « quelle bonté il a témoignée à l’homme. » — C’est τετίμηκε que je traduis par « quels égards ».]
  88. [Couat : « Il a fait dépendre de lui que l’extrémité (?) ne fût pas séparée du tout, et qu’après en avoir été détachée elle pût revenir… »]
  89. ὤσπερ τὰς ἅλλας… φύσις. Cette première phrase est tout à fait incorrecte et sûrement altérée. Un des manuscrits donne ἑκάστῳ au lieu de ἕκαστος. Il semble, en effet, qu’il convienne de lire ἑκάστῳ et d’ajouter ou de substituer à un autre mot le verbe dont φύσις est le sujet. Les mots σχεδὸν ὄδον ne sont pas ici à leur place ; on ne s’explique pas cette restriction. C’est bien à tous les êtres que la nature a donné leurs facultés. Il faut donc substituer à ces deux mots le verbe, quel qu’il soit, signifiant donner, distribuer, qui a pour sujet φύσις.

    Les mots ἡ τῶν λογικῶν φύσις doivent aussi être changés en ἡ τῶν ὄλων φύσις, expression familière à Marc-Aurèle ; τῶν λογικῶν, qui se trouve à la ligne précédente, est répété ici par erreur.

    [Le verbe que réclame M. Couat et qui doit, autant que possible, ressembler graphiquement à ΣΧΕΔΟΝΟΣΟΝ, n’est malheureusement pas aisé à trouver. Casaubon avait voulu lire ΕΣΚΕΔΑΣΕΝ ; mais ce mot, dont le sens est si net (cf. supra p. 60, note 6), n’indiquerait-il pas une répartition arbitraire des dons de la nature, faite par le hasard et non par la Providence ? J’aimerais mieux lire ΕΧΟΡΗΓΗΣΕΝ, qui compte autant de lettres que ΣΧΕΔΟΝΟΣΟΝ, et nous présente les mêmes aux mêmes places (Χ, Σ, Ν, sans compter l’initiale : entre un Σ et un Ε lunaires la différence est, en effet, imperceptible). Ma conjecture ne suppose guère, en somme, qu’une seule grosse tache ou un gros trou dans l’archétype, à la place des cinq lettres médianes du mot.]

  90. [Couat : « tout accident et toute contrariété. » — Cf. supra VI, 42.]
  91. [Cf. IV, 1, et VIII, 32. Ainsi, pour les Stoïciens, non seulement la souffrance n’est pas un mal, mais c’est pour le sage une chance heureuse, une occasion d’éprouver et d’exercer sa vertu et d’acquérir ainsi le bien véritable, en suivant les voies mêmes de Dieu.]
  92. [Couat : « et l’utiliser pour le but, quel qu’il soit, qu’il poursuit. » — Ce présent peut-il traduire l’aoriste ἂν ὤρμησε ? En changeant d’action, n’avons-nous pas changé de but ? ou bien si notre but a toujours été et est encore d’agir bien, sans nous préoccuper de la matière de notre action (VI, 50), que signifieraient ici ces mots : « quel qu’il soit, » appliqués au but ? — Je ne vois pas d’autre interprétation possible de ce passage que celle de M. Michaut.]
  93. ἐπιγεγενῆσθαι. Bien que ce parfait puisse, à la rigueur, s’expliquer comme un futur antérieur, le futur serait plus correct et plus clair ; j’ai traduit comme s’il y avait ἐπιγενήσεσθαι, adopté par Gataker.
  94. [Cf. supra II, 14.]
  95. Le nom de Vérus a été restitué par Saumaise. [Nous avons déjà rencontré un peu plus haut (VIII, 25) le nom de Vérus à côté de celui de Diotime. Pergame était un des affranchis du premier ; Panthée, son affranchie et sa maîtresse. C’est elle qu’a célébrée Lucien dans les Portraits.]
  96. Au lieu de Χαυρίας ou Χαϐρίας, j’ai adopté la leçon Καιρέας, proposée par Reiske. [Chéréas ou Chabrias nous est d’ailleurs inconnu.]
  97. [Couat : « s’ils en éprouvaient du plaisir, seraient-ils pour cela immortels ? » — et, à la ligne suivante : « qu’à leur tour les affranchis deviendraient… » — En grec : ἕμελλον οὖτοι ἀθάνατοι εἷναι ; οὐ καὶ τούτουςM. Couat, qui a rigoureusement traduit τούτους, et, à l’avant-dernière phrase, ἐκεῖνοι et τούτων, semble n’avoir pas aperçu le premier pronom, οὖτοι. Peut-être aussi l’a-t-il supprimé délibérément, en considérant qu’ici comme en d’autres passages (cf. surtout IV, 21) Marc-Aurèle professait la doctrine de la survivance temporaire des âmes. Cette correction, si c’en est une, serait, d’ailleurs, assez arbitraire ; et je me demande si la suite des phrases n’est pas beaucoup plus naturelle dans le texte non corrigé. — Par les mots : « les autres seraient-ils immortels ? » entendez : « les autres pourraient-ils éternellement rester près du tombeau du maître ? et le plaisir de celui-ci éternellement durer ? »]
  98. Le texte de cette phrase est inintelligible. Depuis Saumaise jusqu’à Reiske, bien des corrections ont été proposées. L’altération du texte se trouve, à mon avis, dans les deux derniers mots. Je ne crois pas que κρίνων soit altéré ; l’auteur semble avoir opposé ici le regard des yeux à celui de la pensée. Pour obtenir ce sens, il suffirait de corriger φησί. Reiske a proposé φρεσί ; j’aimerai mieux ὅμμασι. Platon a employé l’expression ὅμμα ψυχῆς dans la République (533, D) : j’écrirais donc ὅμμασι σοφωτάτοις.
  99. [Cf. supra IV, 7.]
  100. [L’objection serait plus forte si l’on ajoutait ici, devant « raison », un seul mot : « uniquement. » — Cf. XI, 20, note finale.]
  101. [Cf. supra VII, 14, 16, 33 ; VIII, 28 ; infra VIII, 41, 47 ; XII, 1, etc. — La pensée suivante est le développement de celle-ci.]
  102. [Var. : « Et il y a de même d’autres obstacles et d’autres maux pour toute organisation naturelle. » — Cette version (la seconde) est justifiée par la note suivante :

    « Toutes les éditions donnent, avec la plupart des manuscrits, τῆς φυτικῆς κατα σκευῆς. Le manuscrit A donne φυσικῆς. Je préfère cette leçon. On ne voit pas pourquoi, après avoir parlé de la nature des animaux, Marc-Aurèle parlerait de celle des plantes, pour passer ensuite à celle de l’intelligence. La phrase ἕστι δέ τι ἅλλο κτλ. me paraît avoir un sens général et s’appliquer à toute organisation naturelle. Autrement, il y aurait φυτικῆς φύσεως, comme ζωτικῆς φύσεως. »

    Les mots φύσις (« nature ») et κατασκευὴ (« constitution ») étant à peu près synonymes (supra VI, 44, 4e note), on s’explique que le premier de ces noms soit remplacé à côté d’un adjectif de même racine que lui (φυτικὴ φύσις) par le second ; en revanche, on ne saurait admettre l’expression φυσικὴ κατασκευή (« constitution naturelle »), qui fait en grec un pléonasme intolérable. Ce serait se payer de mots que prétendre la traduire littéralement en français par « constitution physique ».

    Je suis donc revenu à la première version de M. Couat, tout en m’étonnant avec lui que Marc-Aurèle ait nommé la nature de la plante entre celle de l’animal et celle de l’être raisonnable.]

  103. [Nous savons qu’ils ne sauraient « toucher » ou « atteindre » l’âme. — Cf. supra IV, 3, avant-dernière note ; V, 19, et la note rectifiée aux Addenda.]
  104. [C’est-à-dire au corps. — Cf., d’une part, p. 43, note 8, et 97, note 5 ; d’autre part, l’article précédent et les pensées analogues citées à la dernière note.]
  105. [Théorie de l’ὑπεξαίρεσις. — Cf. supra IV, 1 ; V, 20 ; VI, 50 ; VIII, 35.]
  106. [Couat : « voilà d’abord un mal. » — J’ai tenu à affirmer le sens de ἤδη ὤς, et non ἤδη ὡς, que donnent les manuscrits, et qui ne s’explique pas. Si l’on adopte la correction, fort plausible, de Coraï (ἰδίως), on traduira : « C’est cela précisément qui est un mal… »]
  107. [La leçon traditionnelle (τὸ κοινὸν λαμϐάνεις) est inadmissible ; on n’a pu la traduire sans forcer le sens des mots (Michaut : « si tu acceptes le sort commun »), ou sans ajouter au texte dans la proposition suivante (Barthélemy-Saint-Hilaire : « si tu subis le sort commun, tu n’as pas le droit de dire que… ») ; il doit y avoir là une lacune à combler. La traduction de M. Couat indique assez qu’il l’avait aperçue. On peut lire, en n’ajoutant que six lettres entre τὸ et κοινόν : τοῦθ´ ὤς τι κοινόν, qui donne un sens très clair ; c’est la conjecture que se trouve avoir traduite Pierron ; la plus simple mais aussi la plus suspecte, car la chute de ces six lettres ne peut s’expliquer que par un accident matériel, tache ou déchirure, qui eût nécessairement attiré l’attention du copiste ; le vide eût donc été comblé, bien ou mal. Il est plus vraisemblable que l’erreur est imputable au scribe lui-même, et qu’il manque ici soit un mot omis par étourderie et dont le précédent aura pris la finale (par exemple, δοκεῖς après λαμϐάνειν), soit plutôt toute une ligne commençant ou finissant dans l’archétype par le même groupe de lettres que la précédente. Par exemple : εἰ δὲ τὸ κοινὸν [τοῖς τε ἀγαθοῖς καὶ τοῖς κακοῖς ὥς τι ἀδιάφορον] λαμϐάνεις… C’est une phrase analogue qui est traduite ci-dessus. — Si l’on préfère lire εἰ δὲ τὸ κοινὸν λαμϐάνειν δοκεῖς, on traduira : « mais si tu te dis que tu subis (?) le sort commun. »]
  108. [Par le mot εἵωθεν, Marc-Aurèle a dû réserver le cas de maladie, de vieillesse ou de folie.]
  109. [Voir à la pensée XII, 3, le vers d’Empédocle auquel sont empruntés ces mots et le commentaire qu’en donne Marc-Aurèle lui-même.]
  110. [Couat : « d’accord avec sa propre nature. » — Cf. supra IV, à, et la note, et VI, 44, note finale.]
  111. Dans le manuscrit A, les deux paragraphes forment deux pensées détachées. Elles ne me paraissent, en effet, avoir aucun rapport.
  112. On a hésité sur le sens des deux participes συνδυομένη, et ὀρεγομένη. Le premier n’est pas grec, et c’est avec raison que Gataker a proposé συγχεομένη, expression fréquente dans Marc-Aurèle. Le sens de ὀρεγομένη est clair ; il s’oppose à πτυρομένη. On sait l’importance que les Stoïciens donnaient dans leur morale au désir et à la peur.
  113. [Couat : « N’est-il pas vrai que la nature universelle ne t’a rien infligé d’insupportable ? » — Marc-Aurèle lui-même a défini à la pensée V, 8, l’imparfait ἕφερε.]
  114. [Cette pensée accuse nettement la valeur propre du mot δόγμα parmi les divers termes par lesquels les Stoïciens désignent le « jugement ». Κρῖμα, à la première phrase, n’exprime qu’un jugement particulier, que nous portons à un moment donné sur une chose donnée. Le dogme est un jugement fixe, résultant d’expériences antérieures, et promu à la dignité de règle de conduite. Non seulement notre action, mais la « disposition » dans laquelle nous agissons, le fond même de notre être moral dépend de lui. Il peut d’ailleurs, comme tout jugement, être redressé, à la suite d’une expérience nouvelle qui le condamne.]
  115. [Marc-Aurèle n’a consacré à la mort volontaire que de rares et courts passages de ses Pensées ; à vrai dire, les circonstances de sa vie — qui ne pouvait être celle d’un Caton ou d’un Thraséas — ne devaient pas lui en rendre l’idée bien familière. Même le nom stoïcien du suicide (ἐξαγωγὴ) ne se rencontre pas dans son livre. Malgré tout, nous pouvons essayer de rassembler son témoignage sur la question et le confronter avec la doctrine de l’École.

    Toute doctrine stoïcienne du suicide commence par affirmer que la vie et la mort sont choses indifférentes. Il s’agit d’établir que l’acte par lequel on choisit entre elles ne l’est pas. Toute ou presque toute la théorie intermédiaire manque dans les Pensées. Mais on y trouvera le dogme initial et la conclusion. L’un est nettement formulé en plusieurs passages, notamment à la fin de l’article II, 11, et au milieu de l’article V, 29 ; l’autre est impliquée dans cette affirmation du début du livre III que, pour choisir le temps de « se donner congé » (ἐξάγειν ἑαυτόν), comme pour accomplir le devoir en sa perfection, il faut « une raison exercée ».

    Marc-Aurèle n’a guère considéré que deux cas possibles de mort volontaire. Il nous indique l’un aux articles 8 et 32 de son livre X. Là, c’est la seule crainte d’une défaillance qui le fait penser à quitter la vie. « Sois résolu à t’en aller, si tu perds la vertu. À quoi bon vivre sans vertu ? » — À la pensée V, 29, et ici, il s’engage à partir si un obstacle extérieur empêche l’action qu’il a jugée digne de lui : exercice de la raison et accomplissement du devoir, surtout du devoir de solidarité. Cette fois, le suicide est la dernière résistance à une contrainte immorale, et l’affranchissement.

    Ces deux cas sont contestables, et surtout le premier. Si la mort, qui est indifférente, vaut mieux que la déchéance morale, qui est mauvaise, quelque chose vaut mieux que la mort, c’est la vertu. Le suicide par crainte de défaillance n’est qu’une compromission ; c’est déjà une défaillance. Aussi, Marc-Aurèle ne le recommande-t-il que comme un moindre mal à défaut du bien. — Au contraire, il n’est pas douteux qu’à son avis, dans les circonstances qu’il suppose ici même, la mort soit le meilleur et le seul parti à prendre. Il ne s’agit d’ailleurs pas de choisir entre un bien et un mal, ni entre une chose indifférente et un bien : tout comme la mort, la contrainte extérieure que nous pouvons subir doit nous être, semble-t-il, indifférente, puisqu’elle n’affecte que notre action, non notre volonté, et qu’elle peut devenir elle-même (IV, 1) une matière à exercer notre vertu. Mais il y a des degrés dans l’indifférence ; certaines choses, sans être bonnes, sont souhaitables (προηγμένα : cf. la note à la pensée IV, 1 ; ou ἅξια) ; certaines, sans être mauvaises, sont à éviter (ἀποπροημένα ou ἀπάξια : cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 259). Au nombre de ces dernières, il faut compter la contrainte d’un homme de bien qui ne peut accomplir l’acte qu’il juge utile aux hommes. Au nombre des premières, non la mort, mais une belle mort (Stobée, Floril., VII, 24).

    Le mot ἅξιον, que nous trouvons ici même, nous rappelle toute cette théorie. Les mots ᾑ καὶ ὁ ἐνεργῶν ἀποθνῄσκει nous présentent le suicide comme une victoire. Nous pouvons préciser à l’aide de la pensée V, 29, et dire : une victoire de la liberté. C’est la pure doctrine de l’École. On se rappelle l’éloquent monologue que, dans le traité de la Providence (II, 9), Sénèque prête à Calon d’Utique : « Una manu latam libertati viam istud faciet… ; libertatem, quam patriae non potuit, Catoni dabit. » Si quelque chose distingue ici Sénèque de Marc-Aurèle, ce n’est que le ton dont ils ont exprimé les mêmes idées. Sans doute, quand je lis à la pensée V, 29 : « Il y a de la fumée, et je m’en vais : la belle affaire ! » je ne crois pas que ces mots, qui témoignent un tel dédain de la mort, déprécient en quoi que ce soit la mort volontaire. Mais il est certain que, pour parler du suicide, Marc-Aurèle ne s’est jamais mis en frais d’enthousiasme. C’est peut-être que le problème de la liberté n’avait pas pour lui le même intérêt dramatique (cf. infra XI, 20, note finale) que pour d’autres Stoïciens. C’est aussi qu’il n’a jamais eu à prévoir pour lui-même le suicide de Caton. Il n’en était pas moins homme à comprendre le mot héroïque du chef républicain lorsqu’il eut assuré le sort de ses amis et se fut fait apporter son épée : « Maintenant, je suis mon maître. »

    Mais le cas de Caton est rare ; c’est le premier qu’on pense à citer dans l’École quand on traite du suicide, celui sur lequel on n’hésite jamais. Il y eut des maîtres du Portique qui se donnèrent la mort à la suite d’accidents sans importance, et sans avoir, comme Caton, une grande cause à honorer. Zénon, lui-même, étant vieux, se pendit pour un doigt cassé. Or, les Stoïciens ont reconnu légitime et raisonnable (εὔλογος ἐξαγωγή) le suicide de leur fondateur. C’est qu’ils ont estimé que, dans sa sagesse, leur premier maître avait compté et pesé toutes les raisons contraires de mourir ou de demeurer ; ainsi l’on admettait qu’il avait dû considérer l’impossibilité matérielle de continuer à remplir tout son rôle d’homme, le peu de jours dont il tenait quitte le destin, l’heureuse occasion qui lui était offerte, peut-être la dernière, de partir librement, la vertu qu’il exerçait en renonçant à la vie. Mais le besoin de fuir la douleur physique n’avait certainement été pour rien dans son geste ; et il n’avait pas dû s’arrêter un instant à l’idée qu’en devançant l’heure fixée par Dieu il entreprenait sur sa toute-puissance ; les Stoïciens ont cru (cf. dans Sénèque le passage du De Providentia cité un peu plus haut) que rien ne devait plus réjouir les regards de Jupiter qu’une mort vraiment libre.

    On ne pouvait, certes, se proposer avec la même assurance l’exemple de Caton d’Utique et celui de Zénon. C’est que, les motifs qui déterminèrent celui-ci étant beaucoup moins éclatants, le calcul en devait être beaucoup plus délicat ; mal interprétés, ils pouvaient autoriser des morts volontaires qui eussent été déjà des lâchetés. Pour comprendre absolument le suicide philosophique de Zénon, il eût fallu pouvoir entrer dans son âme. Pour essayer seulement de le comprendre, et pour l’imiter, il faut une liberté d’esprit et une assurance de jugement singulières, « une raison exercée, » a dit Marc-Aurèle (III, 1). Ce mot ne s’applique évidemment pas au suicide que prévoit la présente pensée. Il faut en conclure que notre auteur admettait aussi le plus curieux, et, si l’on peut ainsi dire, le plus savant des suicides stoïciens : celui auquel on se résout dans les circonstances les plus banales par des raisons justes et bien déduites.]

  116. [Cf. VII, 28.]
  117. Le texte donne βλέπω. Cette première personne ne s’accorde pas avec ce qui précède. La seconde personne, proposée par Nauck, paraît nécessaire.
  118. [Couat : « impressions, » — de même qu’à la première phrase.]
  119. [Couat : « alors il ne t’arrivera rien. » — Même traduction chez Pierron et M. Michaut du présent γίνεται. Si la catastrophe doit se produire, en quoi la suspension du jugement pourrait-elle l’éviter ? — Cf. supra IV, 7.]
  120. [Les mots τῶν κατασκευαζομένων sont traduits à la phrase suivante par les mots « ces ouvriers ». Littéralement : « les copeaux et les rognures de leur travail. Encore ceux-ci… » Nous avons déjà vu (VI, 40) le verbe κατασκευάζεσθαι appliqué à « un instrument, un outil, un ustensile quelconque ».]
  121. [Couat : « elle transforme en son sein ce qui est en elle et qui semble dépérir. » — J’ai voulu traduire εἰς et ἔνδον. Ce qui rend ce passage difficile, c’est que tout ce que s’assimile la nature (dont Marc-Aurèle a dû comparer l’œuvre à la digestion des vivants) faisait déjà partie d’elle-même. La comparaison est donc nécessairement inexacte. Pour faire bien comprendre la pensée de l’auteur, il faudrait ajouter quelques mots à son texte, dire par exemple : « La nature transforme en parties d’elle-même, et non en objets distincts d’elle, des malériaux qu’elle ne tire pas d’ailleurs, mais trouve en soi. »]
  122. [Couat : « substance. »]
  123. [Var. : « ne laisse pas vagabonder tes idées. »]
  124. [Couat : « ne passe pas ta vie dans les affaires. » — Je n’ai voulu qu’éviter l’amphibologie.]
  125. Cette pensée est, dans toutes les éditions, rattachée à la précédente, avec laquelle elle n’a aucun rapport. Cependant, d’après les manuscrits A et D, elle formerait un article isolé.
  126. La leçon ordinaire (ἕξεις καὶ μὴ φρέαρ ; φὑου σεαυτόν) est évidemment inacceptable. Il faut adopter celle des manuscrits A et D : ἕξεις ; ἂν φυλάσσῃς σεαυτόν, qui est très claire.
  127. [On ne peut guère admettre la leçon courante : μετὰ τοῦ εὐμενῶς, καὶ ἁπλῶς, καὶ ἁπλῶς, καὶ αἰδημόνως. La conjecture de Reiske : εὐμενοῦς… ἁπλοῦς… αἰδήμονος est très claire ; mais, si on l’admet, comment expliquer la faute ?]
  128. πρὸς ὅ τι πέφυκεν ; de même un peu plus bas. Si l’on maintient ces deux membres de phrase, il y a dans le raisonnement une tautologie. Mais le pronom αὐτός, qui se trouve seulement dans le second membre de phrase, indique que dans le premier le verbe πέφυκεν doit avoir un autre sujet. J’écrirais donc la première fois πρὸς ὅ τι πέφυκεν ὁ κόσμος. Le raisonnement de Marc-Aurèle est le suivant : La connaissance de l’univers est la condition de la connaissance de nous-mêmes. La plupart des hommes n’ont pas cette connaissance.
  129. [Et par conséquent : ni qui il est, ni où il est, — comme il va être dit à la dernière phrase.]
  130. [Il est nécessaire de restituer, dans le texte grec, la particule ἂν devant le verbe εἴποι.]
  131. φεύγων ἤδιον n’a aucun sens. La correction qui se présente immédiatement à l’esprit est φεύγων ἢ διώκων. Cette correction est la meilleure de toutes. Marc-Aurèle déclare ici, comme il l’a fait ailleurs (XI, 11), que le sage ne doit s’occuper de la louange des hommes, ni pour la rechercher ni pour la fuir. — [À la pensée XI, 11, il n’est nullement question de la louange des hommes. Ici, on ne comprendrait pas que Marc-Aurèle nous blâmât de la fuir. J’admets, d’ailleurs, la correction de ἤδιον en ἢ διώκων : elle ne suffit pas ; il faut trouver un régime à φεύγων et construire la phrase de telle sorte que τὸν ἔπαινον se rattache naturellement à διώκων et à διώκων seul. Gataker avait senti cette nécessité. Il avait voulu lire : ὁ τῶν κροτούντων ἢ ψόγον φεύγων ἢ ἔπαινων διώκων. Sa correction, qui ne se borne pas à compléter le texte, mais bouleverse l’ordre des mots et en fausse le sens (τῶν κροτούντων ne peut désigner ceux qui blâment), est malheureusement arbitraire. J’ai supposé la chute d’une ligne entre deux mots identiques et restitué : ὁ [τὸν τῶν καταϐοώντων ψόγον ἢ] τὸν τῶν κροτούντων ἔπαινον φεύγων ἢ διώκων. Les mots que j’ai imprimés ci-dessus en italiques correspondent à ceux que je suppose disparus du texte grec.]
  132. [Couat : « que la masse de l’air. » — Il n’y a nulle raison de modifier devant l’adjectif qui traduit ἀερώδης, le substantif qu’on a écrit devant l’adjectif qui traduit νοερά : c’est le même en grec. Il faut interpréter littéralement cette pensée ; elle ne saurait étonner un lecteur accoutumé au matérialisme et au dynamisme stoïciens. D’une part, l’intelligence ou la raison est, pour Marc-Aurèle, en particulier, un élément distinct des quatre traditionnels : terre, eau, air et feu (supra IV, 4, note finale ; VI, 17, voir la note complétée aux Addenda ; infra IX, 9, 2e note) ; sa matière est celle même de l’éther, ou du feu « artiste », qui est à l’extrémité du cercle du monde, et qui enveloppe l’air et le feu moins pur. Nous avons vu d’autre part (IV, 21, 1re note, reportée à l’Appendice) les Stoïciens répartir en deux groupes les éléments : éléments actifs — l’âme du monde — et éléments inertes — le corps du monde. — L’air est déjà un élément actif ; il y a de l’air dans notre âme, au moins dans notre âme animale. C’est cette activité qu’exprime ici le mot δύναμις.]
  133. [Cf. supra V, 22, et la note, rectifiée aux Addenda ; VII, 22, et la note finale.]
  134. [Il est difficile de donner de τὸ προαιρετικὸν une traduction littérale. Ce nom est un de ceux (cf. IV, 22, fin de la note) par lesquels les Stoïciens ont désigné le « principe dirigeant ». La pensée ci-dessus nous présente, d’ailleurs, προαιρετικὸν et ἡγεμονικὸν comme synonymes. — La fonction du principe dirigeant que les Stoïciens nommaient προαίρεσις est définie par Stobée (Ecl., II, 164). Ils entendaient, nous dit-il, par αἴρεσις une volonté réfléchie (βούλησις ἐξ ἀναλογισμοῦ), et par προαίρεσις une αἴρεσις qui en précède une autre (αἴρεσις πρὸ αἱρέσεως), c’est-à-dire un dessein réfléchi et prémédité.]
  135. ἐκκέχυται. Ce mot est expliqué par la suite du raisonnement. Il ne s’agit pas d’épuisement, comme on l’a cru à tort, mais d’écoulement sans direction, pareil à celui d’une eau qui s’en va sur une pente. — [Cf. supra IV, 21, 3e note.]
  136. [Il est à peine utile de relever l’invraisemblance de cette étymologie.]
  137. γίνεται κατ´ εὐθὺ n’est pas clair ; τείνεται, proposé par Coraï, vaut mieux.
  138. Le substantif ἐπέρεισις, qui se trouve plus loin dans le second terme de la comparaison, justifie la correction de Reiske, διερείδεται, au lieu de διαιρεῖται.
  139. [Couat : « ta pensée. » — Voir la note suivante.]
  140. [Couat : « de la suivre. » — Je ne suis pas sûr du sens de cette dernière phrase. Cependant il me semble impossible de traduire παραπέμπειν par « suivre ». Les dictionnaires n’indiquent pas et le contexte n’impose pas cette acception du mot. Chez les meilleurs auteurs, ce verbe s’applique à la montagne qui renvoie un écho ; pourquoi n’exprimerait-il pas aussi la réflexion de la lumière ? Il est vrai que, dans les lignes qui précèdent, il s’agit moins d’un miroir que d’un écran. Faut-il donc, pour donner ici à παραπέμπω un sens qu’il a souvent, celui de « laisser passer », supprimer la négation du texte grec, comme le demande Coraï ? On traduirait alors ainsi la dernière phrase : « Ce qui laisse passer à côté de soi le rayon de la pensée se prive de sa lumière. »

    De toute manière, on n’aboutit qu’à une traduction en somme assez obscure. Elle s’éclaire, elle aussi, quand on rapproche l’article VIII, 54, de celui-ci. « S’unir par la pensée, » disait plus haut Marc-Aurèle, « à l’intelligence qui embrasse tout. » Il dirait ici : « Se laisser pénétrer par l’intelligence qui se répand partout, et la réfléchir comme un miroir. » Les deux textes s’accordent aisément. Je ne doute guère que τὸ παραπέμπον ne désigne ici la raison humaine, reflet de la raison divine. Un peu plus haut, à l’endroit où j’ai corrigé « ta pensée » en « la pensée » (je ne vois pas σου dans le texte grec), j’entends qu’il s’agit de toute pensée, de la nôtre aussi bien que de celle qu’elle réfléchit.]

  141. [Marc-Aurèle a toujours attribué, comme on l’a vu (supra III, 16, 2e note ; V, 26, avant-dernière note), la sensation au corps. À la fin de l’article III, 3, envisageant les mêmes hypothèses qu’ici, il écrit : « Si tu ne dois plus rien sentir, tu cesseras… d’être l’esclave du corps… » Ces divers passages nous donnent le sens des mots αἴσθησις ἑτεροίαν et ἀλλοῖον ζῷον ἔσῃ. Aux trois conceptions de notre destinée future entre lesquelles il se partage ordinairement : dissolution, extinction et déplacement (supra IV, 21, note finale ; VII, 32), Marc-Aurèle ajoute ici la métempsychose.]
  142. [Cf. supra II, 1 ; V, 16 ; V, 30 ; VII, 55 ; VIII, 59, etc.]
  143. [Couat : « Celui qui transgresse l’ordre de la nature. » — Cf. supra IV, 49, 4e note.]
  144. [Couat : « Or, toutes les parties de la réalité sont unies entre elles par des liens étroits. » — Il m’a semblé que peut-être οἰκείως voulait être traduit avec plus de précision ; ensuite que la distinction — si vague qu’elle fût — de τὰ ὅντα et τὰ ὑπάρχοντα pouvait être maintenue dans la traduction. La pensée de Marc-Aurèle est celle-ci : « L’homme ne peut pas plus être indifférent, à plus forte raison hostile, à la réalité, donc à la vérité, qu’à un allié ou à un parent. »]
  145. [Le texte du passage est contesté. M. Couat a traduit la leçon du manuscrit A, qui est devenue celle de M. Stich : κατὰ τὸ ἐξῆς τοῖς γινομένοις καὶ ἐπιγινομένοις ὁρμῇ τινι ἀρχαιᾳ τῆς προνοίας. Dans la vulgate τοῖς manque. Coraï s’est autorisé de cette lacune pour corriger le texte de A, où l’article indispensable aurait été, selon lui, arbitrairement replacé. Il lit : τοῖς κατὰ τὸ ἐξῆς γινομένοις, ce qui fait presque un pléonasme avec les deux mots qui suivent. N’y aurait-il pas là une glose ? M. Rendall l’a pensé.

    Le sens ordinaire de κατὰ τὸ ἐξῆς dans les Pensées ne me paraît guère justifier ces deux corrections. Suivie le plus souvent d’un régime au datif (voir l’Index de M. Stich), cette expression marque moins la succession que la conséquence logique. D’autre part, les dernières lignes du présent article expriment un déterminisme absolu, qui fait tout découler d’un acte initial et unique de la Providence : ce n’est pas la première fois (voir la dernière note au livre VII) que nous rencontrons cette doctrine dans les Pensées. Il est extrêmement vraisemblable que les mots κατὰ τὸ ἐξῆς tiennent lieu ici de la formule habituelle κατ´ ἐπακολούθησιν.

    C’est du moins ainsi que les a interprétés M. Couat. — Je me demande si les mots κατὰ τὸ ἐξῆς n’ont pas été déplacés dans les manuscrits. La phrase serait beaucoup plus claire s’ils précédaient immédiatement ὁρμῇ τινι.]

  146. [Couat : « en conçut l’ordre logique et détermina la loi des puissances génératrices des êtres à venir. » — Évidemment, le mot λόγους et la périphrase qui l’accompagne, δυνάμεις γονίμους, désignent ici les « raisons séminales », que j’ai définies à la seconde note de l’article IV, 14.]
  147. [Sur le sens de χαριέστατος, cf. la 4e note à la pensée VI, 14.]
  148. [Le proverbe δεύτερος πλοῦς (cf. Platon, Phédon, 99 D), dont les mots « si l’on échoue » ne donnent qu’une traduction bien terne, désigne la navigation à la rame, lorsque le vent contraire ne permet pas de tendre les voiles, et par suite tout expédient qui, à défaut du meilleur moyen, permet encore de se tirer d’affaire. — Couat : « Il y a encore une bonne manière de les quitter. »]
  149. [Var. : « parce qu’elle est aussi une des lois de la nature. »]
  150. [Couat : « de notre corps. »]
  151. [Couat : « téméraire. » — C’est ὁλοσχερῶς que M. Couat essaye de traduire ainsi. Pierron avait écrit « méprisant » ; Barthélemy-Saint-Hilaire « oublieux » ; M. Michaut « préoccupé ». Ὁλοσχερῶς ne signifie ni l’un ni l’autre ; il ne signifie rien ici. J’ai admis la conjecture de M. Rendall, δυσχερῶς.]
  152. [Cf. supra III, 7.]
  153. [Couat : « de fortifier particulièrement ton cœur. » — L’adverbe que j’ai supprimé semble traduire pour la seconde fois ἰδιωτικόν, qui l’a été très exactement — et suffisamment — par les mots « assez vulgaire » (cf. supra II, 10, en note).]
  154. [Couat : « contre les hommes. » — Renan (Marc-Aurèle6, p. 480) : « Ce n’est pas qu’il faille te brouiller avec eux ; loin de là. » Sur cet emploi assez fréquent du pronom αὐτῶν, αὐτοῖς, αὐτοὺς dans les Pensées, cf. supra VI, 6, en note. Marc-Aurèle ne désigne ainsi « que d’une manière vague ceux qu’il a en vue. Il paraît bien, ajoute Renan (l. l.), que Commode était du nombre. »]
  155. [Couat : « croyances. » — De même un peu plus bas. Cf. supra VIII, 47, 1re note ; III, 16, note finale (en Appendice) ; VIII, 14, etc.]
  156. τὰ τοιαῦτα δόγματα. C’est avec raison que Gataker a substitué à cette leçon τὰ αὐτὰ δόγματα.
  157. [Cf. supra IV, 26.]
  158. [Couat : « Il suffit de juger et de comprendre actuellement les choses, d’agir actuellement dans un esprit de solidarité, d’être actuellement disposé à accueillir… » Sur le sens de καταληπτικός, cf. supra VII, 13, 3e note.]
  159. [Cf. supra VII, 29.]
  160. [Couat : « tes tendances. » — Cf. supra VIII, 7, 3e note.]
  161. [Var. : « tiens la bride à. »]
  162. [Sur la distinction de l’« âme » et de l’« âme raisonnable », cf. supra III, 16, 1re note. À la fin de la présente pensée, le mot ἔμψυχα est au verbe ἀναπνέομεν dans le même rapport qu’ὁρατικὰ au verbe ὁρῶμεν. On peut donc préciser ici — en ajoutant « vivante » — la traduction de ψυχή, d’autant plus qu’en d’autres passages le même mot signifie « la raison ».]
  163. [Voir la pensée suivante.]
  164. [Var. : « Tout ce qui provient d’une origine commune. » — Cf. supra IV, 4, et la seconde note.]
  165. [Marc-Aurèle, comme on l’a vu (VI, 17, en note rectifiée aux Addenda), distingue le « feu élément » du feu « artiste » ou éther, qui l’entoure et l’emporte dans son mouvement. Le feu terrestre ne se distingue du feu élément que par sa direction.]
  166. [J’ai cité en note à la pensée IV, 22, un texte de Chrysippe qui refusait aux animaux toute « passion », parce que la passion est toujours l’œuvre d’un principe dirigeant. Marc-Aurèle, qui a admis cette doctrine (XI, 20 ; cf. la fin de la 1re note à la pensée III, 16, reportée en Appendice), devait considérer l’amour soit comme le mouvement normal d’une âme raisonnable (supra III, 16, 3e note), soit comme une « passion ». Les animaux ont, d’ailleurs, des instincts qui peuvent — de loin — rappeler les nôtres. Cf. Sénèque (De Ira, I, 3) : « Muta animalia humanis affectibus carent ; habent autem similes illis quosdam impulsus. Alioqui, si amor esset, et odium esset, etc. » Pierron, qui cite ce passage, observe très justement qu’« il n’y a qu’un pas de la théorie des Stoïciens à celle de Descartes sur l’organisation des animaux ».]
  167. [Var. : « c’est que déjà il y avait en eux des âmes et une force qui travaillait à réunir les êtres en ce qu’ils ont de meilleur, telle qu’elle n’existe pas dans la plante… » Cette traduction de τὸ συναγωγὸν ἐν τῷ κρείττονι ἐπιτεινόμενον εὑρίσκετο pourrait, semble-t-il, s’appuyer sur l’expression ἡ ἐπὶ τὸ κρεῖττον ἐπανάϐασις qu’on trouvera plus loin, à condition qu’on l’interprétât comme M. Couat. Mais je doute que la préposition ἐν puisse remplir le rôle de κατὰ ou d’un simple accusatif de relation, et je m’en tiens à la version du premier manuscrit, qui rattache à εὑρίσκετο les mots έν τῷ κρείττονι, et les oppose, comme ένταῦθα, à ἐπὶ φυτῶν κτλ. — Sur la hiérarchie des êtres, cf. supra VI, 14, et les notes.]
  168. [Les astres (cf. VIII, 19) sont des dieux pour les Stoïciens.]
  169. [Couat : « Ainsi le désir de s’élever à un degré supérieur crée une sorte de sympathie même entre des êtres qui sont séparés les uns des autres. » — Le mot ἐπανάϐασις signifie « ascension, progrès », mais non « désir de s’élever » ; et rien, dans les phrases qui précèdent, n’implique l’idée d’un tel désir. Marc-Aurèle s’y arrête successivement aux divers degrés de l’échelle des êtres : plus il s’élève, plus il trouve développé l’instinct de sociabilité. C’est là tout ce qu’exprime la présente phrase. Seulement, au lieu d’écrire qu’« au progrès des êtres correspond le développement de la sympathie », Marc-Aurèle, préférant un tour plus hardi et plus rapide, a dit que « le progrès des êtres développait la sympathie ».

    Nous retrouvons ici, dans une acception nouvelle, un mot auquel Marc-Aurèle (V, 26, 4e note ; VII, 66, note finale rectifiée aux Addenda) a déjà donné deux sens bien distincts : l’un vulgaire, l’autre proprement stoïcien. Les Stoïciens prétendaient, au rapport de Sextus Empiricus, que la « sympathie » ne saurait exister qu’entre les parties d’une unité simple, non entre les unités d’un même total : je traduis ici très librement les motsἡνωμένα, συναπτόμενα, ἐκ διεστώτων, dont on trouvera une définition plus exacte dans une note (la 1re) à la pensée VII, 13. Voici, d’ailleurs, le texte de Sextus (adv. Math., IX, 80) : ἐπὶ μὲν τῶν ἐκ συναπτομένων ἢ διεστώτων οὐ συμπάσχει τὰ μέρη ἀλλήλοις·… ἐπὶ δὲ τῶν ἡνωμένων συμπάθειά τις ἔστιν. Cette première définition est illustrée par de clairs exemples : on disait dans l’École, ajoute Sextus, que le corps tout entier pâtit d’un doigt coupé, tandis que la mort de dix mille hommes dans une bataille n’atteint pas les soldats survivants.

    Or la « sympathie » dont il est question dans la présente pensée est toute différente de celle que nous venons de définir. Marc-Aurèle le reconnaît, en écrivant ici les trois mots καὶ ἐν διεστῶσιν (« quand même ils sont séparés »). Pourtant cette « sympathie » des âmes entre elles est naturelle et légitime. Marc-Aurèle n’est d’ailleurs pas seul à l’affirmer, et la démonstration qu’il en donne ne lui appartient pas en propre ; comme lui, tous les Stoïciens ont conçu la cité des intelligences. D’autres que lui ont même pensé que la « sympathie » pouvait rendre compte de faits très particuliers, et insolites. Ainsi, on lui demandait, dit Plutarque (Plac. phil., V, 12), d’expliquer la ressemblance de l’enfant avec une personne étrangère à la famille, ou avec une œuvre d’art : on disait dans ce cas que la pensée de la mère avait dû être touchée non certes par une « image » détachée d’ailleurs, mais par un « courant », un « rayon » droit et continu (ἀκτίς, cf. supra VIII, 57), qui, émanant de l’âme d’une autre personne ou du principe formel d’une statue ou d’un tableau, l’avait unie à cette forme, ou à cette âme ; et dans l’École cette union temporaire et accidentelle s’appelait encore « sympathie ».

    Comment les Stoïciens ont-ils pu concilier et désigner du même nom deux choses en apparence si différentes : l’union des parties d’un même vivant, l’union des intelligences ? Si l’on admet avec eux que l’univers n’est qu’un vivant, la définition même qu’a rapportée Sextus permet d’affirmer avant toute autre, avant celle d’une âme individuelle pour son corps ou des membres de ce corps entre eux, la « sympathie universelle », même celle de toutes les parties de la matière inerte, en tant qu’elles sont animées et organisées par une raison unique (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 133, note 2) : a fortiori celle de toutes les intelligences qui émanent de cette raison.]

  170. [Couat : « À peine découvre-t-on chez eux ce concours sympathique. » — Il faut ajouter une négation à la phrase grecque pour en tirer ce sens (τὸ σύρρουν ὧδε μόνον οὐχὶ οὺ βλέπεται). Les mots μόνον οὐ signifient « presque », et non « à peine ». La seule interprétation qu’impose le texte lorsqu’on ne veut pas le modifier est celle que j’ai admise, à la suite des autres traducteurs : on disjoint les mots μόνον οὐ, pour grouper le premier avec ὧδε, le second avec βλέπεται.]
  171. [Cf. supra VIII, 15 : ὁ κόσμος τάδε τινὰ φέρει, ὧν ἐστι φορός.]
  172. [Les mots « à tous » et « à chacun » ne sont pas exprimés dans le texte grec, dont M. Couat n’a pu que très légèrement forcer le sens, en les ajoutant. Marc-Aurèle veut dire apparemment que l’ordre que chacun de nous reçoit de sa raison doit être valable pour tous les êtres raisonnables ; que l’action droite — qui est le fruit de la raison — intéresse et son auteur et l’humanité. Le commentaire du mot κοινὸν est, à la pensée VII, 9, la définition de la loi : λόγος κοινὸς πάντων τῶν νοερῶν ζῴων ; le commentaire du mot ἴδιον est, à la pensée XI, 3, dans les mots τὸν καρπόν ὃν φέρει αὐτὴ καρποῦται, « le fruit que porte l’âme raisonnable, c’est elle-même qui le cueille. »]
  173. [Cf. supra V, 28, et VIII, 59.]
  174. [Cf. supra VII, 70.]
  175. [Couat : « de rester en repos. » — Pour comprendre les verbes κινεῖσθαι et ἴσχεσθαι, il est nécessaire de se reporter à la définition du mot ὠφέλεια, que nous a conservée Stobée, et que j’ai citée un peu plus haut (VII, 74, en note). Je n’en retiendrai que les derniers mots : εἶναι γὰρ τὸ ὠφελεῖν ἴσχειν κατ΄ ἀρετήν, καὶ τὸ ὠφελεῖσθαι κινεῖσθαι κατ΄ ἀρετήν. Le véritable intérêt de l’être moral étant dans son action (κινεῖσθαι), il est impossible qu’ἴσχειν, dans la définition rapportée par Stobée, puisse signifier « arrêter » ; par suite, qu’ἴσχεσθαι veuille ici dire « rester en repos ». Ce n’est pas en empêchant mon action qu’on peut m’être utile, c’est en l’empêchant de devenir mauvaise. La passion (πάθος), qui n’est jamais bonne, n’est autre chose qu’un mouvement de l’âme qui n’a pas subi cette retenue salutaire (ὁρμὴ πλεονάζουσα : supra III, 16, 3e note). Au reste (supra VII, 7, et surtout VIII, 16), l’aide d’autrui ne nous enlève ni notre initiative ni le mérite de notre action : c’est ce que les Stoïciens expriment en définissant ὠφελεῖν non par ἴσχειν καὶ κινεῖν, mais par ἴσχειν seul. Au contraire, pour marquer que l’aide d’autrui ne peut nous servir que si nous ne cessons de nous aider nous-mêmes, les Stoïciens définissent ὠφελεῖσθαι, comme ici, par les deux verbes κινεῖσθαι καὶ ἴσχεσθαι κατ΄ ἀρετήν, dont le premier au moins est pour eux un réfléchi, non un passif, et dont le second (voir le texte de Stobée) ne leur semble même pas nécessaire. — Les mots ὡς ὁ πολιτικὸς λόγος ἀξιοῖ, qui terminent la pensée, attestent une fois de plus que l’« utilité » de l’agent moral ne se distingue pas de celle de l’univers.]
  176. [Cf. supra II, 15 ; IV, 7 ; V, 2, etc.]
  177. [Couat : « Tout ce qui nous entoure. » — Cf. supra VII, 2, note 2.]
  178. [Cf. supra VIII, 20.]
  179. [Cf. supra IV, 16 ; IV, 38 ; VI, 6 ; VI, 50 ; VII, 34, et les notes.]
  180. [Cf. supra VIII, 61, et la note.]
  181. [M. Couat traduit par un même mot les deux mots grecs μεταϐολῇ et ἀλλοιώσει : et en effet ils semblent être ici rigoureusement synonymes. On les retrouvera encore associés à la dernière phrase de l’article IX, 29. Voir supra IV, 3, note finale, le sens propre d’ἀλλοίωσις.]
  182. [C’est-à-dire « là où elles sont ». — Cf. supra VII, 29, dernière phrase.]
  183. [Cf. supra IX, 19 ; infra X, 7, etc.]
  184. [Marc-Aurèle ne compte ici pour rien la personne. Cf. supra, les dernières lignes du livre II ; infra, la note finale à la pensée X, 7.]
  185. [Couat : « ta conscience, celle de l’univers… »]
  186. [Couat : « la tienne (= ta conscience), pour qu’elle guide ton intelligence d’après la justice. » Var. : « afin de lui inspirer la justice. » — Cette seconde traduction s’accompagne de la note suivante :

    « ἴνα νοῦν δικανικὸν αὐτὸ (ou αὐτῷ) ποιήσῃς est la leçon des manuscrits. Le sens général en est assez clair, à condition toutefois de changer δικανικόν, qui est absurde ici, en δικαϊκόν : ce dernier mot, synonyme de δίκαιον, se rencontre une fois dans les Pensées (V, 34). Mais cette correction, qui s’impose, ne paraît pas encore suffisante. Il doit y avoir une autre tache dans le texte. Gataker a écrit ποιήσῃ, qui ne rend pas l’explication plus facile. L’altération doit être dans le mot νοῦν, qui ne se comprend pas ici ; la conjecture γοῦν, proposée par Coraï, est la meilleure. »

    La conjecture de M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 149), νῦν, que M. Couat n’a pu connaître, vaut celle de Coraï, — et ne s’impose pas davantage. Νῦν et γοῦν ont ici l’air de chevilles. À tout prendre, peut-être autant vaut-il garder la leçon traditionnelle. L’identité du sens des mots ἡγεμονικὸν et νους pour les Stoïciens est attestée par une foule de textes. Elle ressort en particulier de la seule comparaison de ces deux énumérations : σαρκία, πνευμάτιον, ἡγεμονικόν (supra II, 2), — et σωμάτιον, πνευμάτιον, νοῦς (infra XII, 3). Des expressions composées réunissent assez souvent dans les Pensées les deux mots ἡγεμονικὸν et νοῦς, ou un synonyme de l’un avec un dérivé de l’autre : διάνοια κυϐερνῶσα (VII, 64) ; λογικὸν ἡγεμονικόν (VII, 28) ; νοῦς ἡγέμων (III, 16) ; νοῦς ἡγεμονικός (XII, 14). Dans la phrase ἴνα νοῦν δικαϊκὸν αὐτὸ ποιήσης, où αὐτὸ représente le principe dirigeant (ἡγεμονικόν), νοῦν n’est donc pas illogique ; mais il est parfaitement inutile, bien que certains exemples atténuent la singularité de ce pléonasme. C’est plutôt αὐτὸ que je serais tenté de corriger, et d’autant plus que ce mot n’est pas sûr. Les meilleurs manuscrits donnent αὐτῷ, au datif. Si l’on veut lire σεαυτῷ, il me semble que toutes les obscurités sont dissipées.]

  187. ἄγνοια ἢ γνώμη. Ces deux substantifs restant au nominatif sont le sujet d’un verbe qu’il n’est pas aisé de suggérer. Au contraire, s’ils sont au datif (ἀγνοίᾳ ἢ γνώμῃ), ils deviennent le complément indirect d’un verbe tel que ἀμαρτάνει, si fréquent dans Marc-Aurèle. [La seconde orthographe est celle de Gataker.]
  188. [Sur le sens de συμπληρωτικός, cf. supra IV, 2, en note.]
  189. [Sur le sens d’ἀναφορά, cf. supra III, 11, 5e note ; VII, 4, 2e note.]
  190. [Nous savons par Marc-Aurèle lui-même (IV, 41) que ces mots sont une citation d’Épictète.]
  191. J’ai conservé le texte et le sens généralement adoptés, mais sans les trouver satisfaisants. — [Var. : « La vie humaine ne montre que colères et jeux d’enfants, petites âmes portant des cadavres, comme pour confirmer l’exactitude des peintures de la Nékuia. »]
  192. [Dans le premier manuscrit de M. Couat, cette pensée est ainsi traduite : « Examine la qualité de la forme en la séparant de la matière ; puis détermine le temps que peut durer ce qui a cette qualité particulière. » Ensuite, une rature a couvert ces lignes, qui n’ont pas été remplacées dans le second manuscrit. — M. Couat s’est arrêté devant les mots τὴν ποιὀτητα τοῦ αἰτίου, dans lesquels il s’est refusé à voir une tautologie, mais dont il n’a pas eu le temps de découvrir le rapport. Ce n’est pas du seul texte des Pensées qu’il l’eût pu déduire : le nom de la ποιότης n’y reparaît plus qu’une fois, et en compagnie des mots ἡ ἀξία, « la valeur » (VI, 3). Ils témoignent que l’acception de ποιότης, en cet autre passage, est tout abstraite. Par contre, on trouvera, en dehors des Pensées, certaine explication matérialiste de la « détermination » ou « qualité », qui semble pouvoir définir aussi bien le « principe efficient » ou la « forme ». C’est celle que rapporte Plutarque (de Stoïc. repugn., 43), et que j’ai traduite dans une note antérieure : τὰς δὲ ποιότητας πνεύματα οὔσας καὶ τόνους ἀερώδεις, οἱς ἂν ἐγγένωνται μέρεσι τῆς ὕλης εἰδοποιεῖν ἕκαστα καὶ σχμηματίζειν (supra, page 110 ; voir la partie de la note rectifiée aux Addenda).

    J’ai déjà indiqué incidemment (supra IV, 14, note 2) la différence que je croyais apercevoir entre la ποιότης et l’αἴτιον. Je dois ici préciser et justifier cette doctrine, en l’appuyant, autant que possible, sur le témoignage même de Marc-Aurèle, et, à défaut de celui-ci, sur des textes qui ont été déjà cités au cours de ces notes et confrontés avec les Pensées. Je n’en ajouterai que deux, empruntés au même auteur. L’un est une définition de la ποιότης, celle qu’on peut considérer comme la plus précise et la plus exacte, et dont les autres, et en particulier celle que je rappelais tout à l’heure, ne seront que les corollaires. Elle paraît distinguer nettement les notions de la « détermination » et du « principe efficient et formel », sans pourtant les opposer comme irréductibles entre elles ; les définitions par corollaire dont il vient d’être question sortiront en effet de la conciliation de ces deux concepts :

    Οἱ δὲ στωϊκοὶ τὸ κοινὸν τῆς ποιότητος τὸ ἐπὶ τῶν σωμάτων λέγουσι διαφορὰν εἶναι οὐσίας οὐκ ἀποδιαλήπτην καθ΄ αὐτήν, ἀλλλ΄ εἰς ἓν νόημα καὶ ἰδιότητα ἀπολήγουσαν, οὔτε χρόνῳ οὔτε ἰσχύϊ εἰδοποιουμένην, ἀλλὰ τῇ ἐξ αὐτῆς τοιουτότητι καθ΄ ἣν ποιοῦ ὑφίσταται γένεσις (Scholia in Aristotelem, dans Brandis, t. IV, p. 69 a, ligne 30).

    J’ai dû, avant de l’interpréter, transcrire en entier ce long texte grec, à cause de l’abondance des termes abstraits qui s’y trouvent, et dont je ne pouvais donner qu’une traduction approchée. « Les Stoïciens, dit Simplicius dans son commentaire des Catégories d’Aristote, définissent ainsi dans les êtres corporels la catégorie de la ποιότης : c’est ce qui distingue toute matière, mais n’existe pas en soi et indépendamment de cette matière. Elle se ramène à l’unité du concept d’une propriété, et n’est spécifiée ni par son intensité ni par sa durée, mais par le fait que la matière est ce qu’elle est, et que l’individu que la ποιότης détermine a été formé ainsi. » Simplicius ne manque pas de relever « l’étrangeté d’une définition qui refuse à la ποιότης toute réalité indépendante, et n’en fait qu’une pure abstraction », et d’y opposer la proposition de Plotin (Ennéades, VI, I, 10, p. 575) qui ramène la « détermination » à la « force » : ὤστε εἵη ἃν ἡ ποιότης δύναμις προστιθεῖσα ταῖς σὐσίαις μεθ΄ ἑαυτὰς τὸ ποιαῖς εἶναι. Or, pour Marc-Aurèle, les deux notions de la « force » et du « principe efficient » sont connexes (cf. infra X, 26 et les notes) ; d’ailleurs, le nom même de ce que nous appelons la « cause » donné (nous verrons — IX, 31, 2e note — par quel détour de sens) au principe efficient interne exprime clairement la réalité de chacun de ces deux termes, opposés et solidaires comme la cause et l’effet : le principe efficient et la matière inerte. Parce que la définition conservée par Simplicius ne sépare pas de l’ὕλη, la ποιότης, parce qu’elle rapporte celle-ci à celle-là, mais ne les oppose pas l’une à l’autre, parce qu’elle nous donne enfin la ποιότης pour un pur concept, dirons-nous donc que cette notion et celle que Marc-Aurèle exprime par les mots αἰτία, αἴτίον, αἰτιῶδες sont contradictoires ? Simplicius eût trouvé la définition moins « étrange » (ἀτοπώτερον), s’il se fût rappelé une autre assertion des Stoïciens, qu’il avait rapportée lui-même quelques pages plus haut, et peut-être empruntée au même endroit ; ce sera le second texte que j’ai annoncé. Là (dans Brandis, l. l., t. IV, p. 67 a, ligne 6), Simplicius, après avoir dit que pour les Stoiciens la ποιότης d’un être corporel est toujours corporelle, observe que les philosophes se sont partagés sur l’explication de celle-ci, les uns soutenant qu’elle est non seulement le principe efficient des êtres et de leur individualité distinctive (τοῦ ποιοῖς εἶναι), mais qu’elle se détermine elle-même à les déterminer ainsi (οὓτως δὲ καὶ αὑταῖς τοῦ εἶναι τοιαύταις τὴν αἰτίαν ἐπιφέρουσιν, αὐτοσὐστατοι οὖσαι καὶ εἰς ἑαυτὰς ἐνεργοῦσαι), — les autres qu’elle dépend elle-même d’un autre principe (αἰτία), et celui-ci d’un troisième, et ainsi de suite à l’infini. La première de ces explications, qui affirme l’immanence de la cause, est panthéistique, donc stoïcienne : et l’on y peut voir les notions de l’αἰτία et de la ποιότης si étroitement unies que le nom de l’une y sert à expliquer l’autre. Il est naturel, en effet, que le principe qui organise ou qui maintient soit le même qui définisse. Si, dans le dernier texte que je viens de rappeler, la ποιότης paraît être confondue avec ce principe même et douée d’une activité ou d’une puissance propre, au lieu d’être donnée seulement pour le concept de cette activité, c’est par un abus de langage dont j’aurai à rendre compte. Mais on peut fort aisément corriger cet abus et restituer ainsi une définition moyenne où se concilient les deux que nous a conservées Simplicius, sans en avoir aperçu la parenté. On arriverait à peu près au même résultat en se bornant à changer dans la traduction de l’autre texte « matière » en « principe efficient », et « individu » en « principe efficient de l’individu ». Ces substitutions sembleront légitimes a quiconque aura pris le mot « matière » (οὐσίας) dans son acception la plus large, et se souviendra que pour les Stoïciens le principe efficient lui aussi est matériel. Elles permettront de préciser la nature et la portée de la définition encore toute logique que Simplicius a trouvée étrange pour s’être trop pressé d’identifier une catégorie avec un principe métaphysique : Le moment de la doctrine où elle trouve sa place est antérieur à toute spéculation métaphysique. — Mais lorsque Marc-Aurèle réunit les mots ποιότης τοῦ αἰτίου, ce moment est passé : αἰτίου l’atteste. La définition de la ποιότης que l’on pourrait déduire de cette syntaxe est précisément celle qui fait transition entre les deux que rapporte Simplicius : Marc-Aurèle, en effet, a su garder ici au mot ποιότης son acception propre et première. Non seulement il a séparé, conformément à la définition fondamentale, les deux notions de la détermination et de la durée ; mais le mot ποιότης, ici comme plus haut (VI, 3), n’exprime rien de plus qu’une abstraction, dont toute la réalité est dans son substrat, l’αἲτιον, et dans l’esprit qui la conçoit. Je serais même presque tenté de considérer ici l’expression ποιότης τοῦ αἰτίου comme équivalente à une phrase où pourrait disparaître le mot ποιότης, par exemple à ποῖόν ἐστι τὸ αἲτιον. Quel peut donc être le principe efficient ? Une simple détermination, une nature, une âme ? La hiérarchie des êtres que Marc-Aurèle a fondée plus haut (VI, 14 : voir la seconde note rectifiée aux Addenda) sur l’αἲτιον qui les fait être ou la ποιότης qui les définit me paraît fournir le commentaire naturel de ce passage.

    Il resterait à montrer comment d’autres Stoïciens que Marc-Aurèle ont pu confondre la ποιότης et l’αἲτιον, c’est-à-dire l’attribut et son sujet, et définir la première comme une réalité concrète, et comme une matière. On expliquerait la chose assez aisément en distinguant deux groupes d’objets ou d’êtres individuels : d’abord les êtres qui croissent et vivent, ceux que Marc-Aurèle désigne quelque part (supra VI, 40 : voir la 3e note rectifiée aux Addenda) par les mots (τὰ ὑπὸ φύσεως συνεχόμενα, et qui ont toujours porté en eux-mêmes le principe efficient qui les fait être et croître et qui les conduit à leur fin ; ensuite les objets « dont le fabricant est loin » (ibid.), les œuvres des hommes, auxquelles on pourrait joindre les déchets de la nature, et la pierre, et le bois. L’auteur de ces choses, homme ou nature, qui en est le véritable αἲτιον, a dû, disent les Stoïciens, enfermer en elles et intimement mêler à leur matière un souffle qui les maintient, qui en garde la forme et toutes les qualités, et que l’on appelle fort improprement αἲτιον, parce que dans les vivants et dans les plantes on nomme ainsi le principe de vie opposé à la matière inerte. Or ici la ποιότης exprime toujours exactement toute l’action de cet αἲτιον. Ils sont, en quelque sorte, également immobiles, et ne disparaissent, l’une avec l’autre, qu’à la volonté d’un modeleur qui « changera en chien le cheval de cire : et ce sera pourtant toujours la même cire » (cf. supra, page 141, note 1). — Dans un système matérialiste, on admettra donc aisément la substitution du premier de ces termes au second, c’est-à-dire la conception matérielle de la ποιότης : et même l’inexactitude pourra sembler moindre qu’à donner le nom de « cause » à quelque chose qui ne cause rien.

    Dans les plantes et les êtres, au contraire, le principe efficient, nature ou âme, est toujours en action ; et, tout en agissant, il se renouvelle sans cesse, par la transpiration, la respiration, la transformation des aliments : cette instabilité est formellement proclamée par Marc-Aurèle en plusieurs passages, et notamment à l’article V, 23 (voir la seconde note), et à la fin de la pensée X, 7. Mais en même temps, il est contraint de reconnaître pour un moment, pour l’espace d’une vie, la persistance en nous de quelque chose (τι : X, 7, fin) en quoi réside notre identité. Peut-être même — car le texte n’est pas sûr — a-t-il aussi donné le nom d’ἰδίως ποιὸν à ce principe stable, et presque retrouvé la proposition de Posidonius (Stobée, Ecl., I, 436 = supra, page 56, en note) : παραμένει ἡ ποιότης ἀπὸ τῆς γενέσεως μέχρι τῆς ἀναιρέσεως.

    Il serait malaisé de dire si dans une telle phrase ποιότης désigne encore le concept de notre identité et de tous les attributs qui nous définissent pendant le temps de notre vie, ou si déjà il exprime le fond de notre être, et comme l’âme de notre âme. Il est en revanche assez facile d’expliquer le passage de la première acception à la seconde : il suffira d’invoquer ici encore l’impropriété du mot αἲτιον, — incapable cette fois d’exprimer un principe stable.

    Pour Marc-Aurèle, qui, dans celles de ses Pensées dont le texte est sûr, semble avoir évité de donner à ποιότης un sens concret, il a préféré au moins une fois appeler κατασκεύασασα δύναμις (supra VI, 40) « ce qui est et demeure en nous ».]

  193. [Beaucoup de textes stoïciens (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 95 sqq., et notamment p. 96, note 1) nous donnent les deux expressions ἰδία ποιότης et ἰδίως ποιὸν comme synonymes. Mais τὸ ἰδίως ποιὸν avait aussi un sens concret, et s’employait aussi bien pour désigner l’individu déterminé que la détermination de l’individu. C’est le sens que prend celle locution ici même, où elle se distingue si nettement de ποιότης ; c’est celui qu’elle a probablement (voir la note) à la dernière phrase de l’article X, 7 ; celui que lui donne encore notre auteur la troisième fois où il l’emploie (XII, 30).
  194. [Couat : « créé. » — Cf. supra VI, 44, note 4.]
  195. Le texte donne ἀλλὰ ἁλις, que j’ai traduit littéralement. Mais je crois que ce texte est altéré, et que la conjonction ἀλλὰ annonce la contre-partie de ce qui précède. On peut supposer qu’il y avait : « mais tu lui demandais autre chose. » Je ne propose, d’ailleurs, aucune correction.
  196. [Cf. supra IX, 18, etc.]
  197. [Cf. supra VII, 70, et IX, 11.]
  198. [Marc-Aurèle lui-même, à la fin du livre I, remercie les dieux des avertissements qu’il en a reçus en songe. — Sur leur intervention dans les affaires humaines, cf. supra VII, 75, et la note rectifiée aux Addenda.]
  199. [Couat : « ces biens qu’ils recherchent en s’agitant de tout côté. » — Cette traduction m’a paru forcer le sens de διαφέρεσθαι. — Cf. supra VI, 32, note 1.]
  200. [Ici, Marc-Aurèle affirme avec assurance une doctrine dont il a parfois douté, et qu’il a même contestée (cf. supra V, 13, note finale, complétée aux Addenda).]
  201. [Couat : « toute chose provient d’une autre ; le monde, en effet, ne peut qu’être composé d’atomes ou former un tout indivisible. » — Le texte grec : καὶ τὶ ἐν τινί est inextricable ; Pierron déclare le passage désespéré. Le dernier, à ma connaissance, qui s’y soit attaqué est M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 150). De καὶ τὶ ἐν τινί· τρόπον γάρ τινα ἂτομοι, ἢ ἀμερῆ, il tire le verbe que nous jugeons sous-entendu dans la phrase précédente : κατεκτείνει. Puis, s’offensant de la redondance ἄτονοι ἢ ἀμερῆ, il se refuse à voir une glose dans les mots ἢ ἀμερῆ, parce qu’ἄτομοι n’a pas besoin d’explication, et qu’il est d’ailleurs plus usuel et plus clair qu’ἀμερῆ. Finalement, il corrige ce dernier mot en εἰμαρμένη. Ainsi restauré par lui, le passage peut avoir le sens suivant : « et cette impulsion unique, elle (l’intelligence universelle) la développe dans tous les événements ultérieurs, qui en sont la conséquence : le monde, en effet, ne peut qu’être composé d’atomes ou régi par une destinée. » On peut objecter à cette lecture, d’abord que le verbe κατεκτείνει, si régulièrement formé qu’il soit, si admissible même dans la langue d’un auteur qui semble affectionner les verbes composés de deux prépositions, n’existe pas ailleurs : M. Rendall lui-même l’a reconnu ; ensuite, que Marc-Aurèle, à l’ordinaire, oppose par les deux mots ἤτοι… ἢ… (VII, 75 ; VII, 32 ; XII, 14, et ici même, dans la première partie de la pensée), plutôt que par un simple (cf. pourtant VII, 50) deux alternatives qui s’excluent ; ensuite, que τρόπον… τινὰ, les corrections faites, n’a plus de sens ; enfin, que le mot εἰμαρμένη n’exprime que la seconde des deux hypothèses stoïciennes exposées ici par Marc-Aurèle. — Ces deux dernières objections s’adressent aussi à la conjecture de M. Couat, qui a dû corriger ἀμερῆ en ἀμερές. Comment, d’ailleurs, ce mot pourrait-il désigner le monde ? Il contredit tous les textes qui nous définissent comme des « parties » ou des « membres » du tout. J’ajoute enfin qu’il me paraît impossible de donner un sens à τὶ ἐν τινί.

    Ces mots avaient été ingénieusement corrigés par Coraï en καὶ τί ἐντείνῃ. La même correction, proposée par le même savant, a paru évidente à M. Stich au cours de la pensée X, 31, et M. Polak se demande, non sans raison, pourquoi elle lui a semblé inadmissible ici (Hermès, XXI, p. 332). Je l’ai reprise et traduite. J’ai supposé ensuite la chute de toute une ligne, où devait être exprimée une troisième hypothèse, déjà envisagée par Marc-Aurèle dans une pensée analogue (supra VI, 44 : « ou bien il y a des dieux, mais ils ne délibèrent sur rien »), et qui devait se terminer par les mots : οὗτοι δὲ τί εἰσιν ἐν τίνι ; ou simplement : οὗτοι δὲ τί ἐν τίνι ; — c’est-à-dire par cette idée : « Mais alors, qu’est-ce que le monde et qu’est-ce qu’ils y font ? » La phrase qui suit, où j’ai pu traduire τρόπον τινά, se rattache logiquement à celle-ci. On comprend, d’ailleurs, comment une ligne a pu disparaître entre deux groupes de sons identiques : τί ἐντείνῃ et τί ἐν τίνι. Ce genre de fautes est assez commun.

    Pour la doctrine, comparer surtout les pensées XII, 14, et VII, 75 ; voir la note à cette dernière et la rectification aux Addenda.]

  202. [Comme l’a reconnu Marc-Aurèle lui-même à la fin de la pensée V, 13, l’idée de ces transformations à l’infini n’est nullement contradictoire avec celle des révolutions périodiques auxquelles il faisait (voir la première note) tout à l’heure allusion.]
  203. [Cf. supra IX, 19, en note, et IV, 3, note finale.]
  204. [Ici s’arrête le second manuscrit de M. Couat.]
  205. [Couat : « Combien vulgaires sont toutes ces questions politiques, et pour qui pense en philosophe, toutes ces affaires humaines ! » — M. Couat a dû lire : ὡς οἲεταί τις φιλοσόφως, ἀνθρώπεια πράγματα. La correction ne s’imposait pas.]
  206. [Couat : « quelle sécrétion parasitaire ! » — J’ai préféré le sens de Pierron et de M. Michaut, celui aussi de Renan, qui développe en une phrase le μηξῶν μεστά : « ce sont des bambins dont on débarbouille le nez avec un mouchoir » (Marc-Aurèle et la fin du monde antique6, p. 52).
  207. [Au lieu de τί ποτε, dont le sens est peu satisfaisant, M. Couat a lu εἴ ποτε. — Je préfère cette conjecture à celle de M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, 151) qui prétend corriger une digraphie en lisant : τί ποτε ποιῇς ὃ νῦν…, au lieu de : τί ποτε ; ποίησον, ὃ νῦν… Que signifierait dans la leçon de M. Rendall νῦν en face de τί ποτε ?]
  208. [Le mot νῦν, oublié par M. Couat, me semble avoir ici la même importance que les mots παρούσῃ, et παροῦσα aux pensées VII, 57, et IX, 6, où ils sont chacun exprimés trois fois.]
  209. [La conjecture de M. Couat est ici celle même de M. Rendall (ibid.) : ὄρμησον ὃ ἂν διδῶται, au lieu de : έὰν διδῶται.]
  210. [Couat : « qui sait s’ils ont compris… ? » — Je ne puis retrouver la correction que suppose cette traduction. Le texte (ὄψονται εἰ εἶδον) me semble d’ailleurs inintelligible. J’ai admis la lecture de M. de Wilamowitz, ἔψομαι. Un peu plus haut, en écrivant : « qui pourra changer les principes ? », ce qui suppose la correction dans le texte de μεταϐάλλει en μεταϐαλεῖ, M. Couat s’était rencontré avec lui.]
  211. [ἀταραξία entraîne l’ἀνάθεια : pas de trouble, pas de passions, — et l’absence de passions, c’est la vertu. — Voir la même recommandation au début de la pensée VIII, 5.]
  212. [Couat : « d’une cause extérieure. » — L’article est exprimé en grec ; cette « cause extérieure », c’est la cause universelle, opposée à notre principe efficient ou à notre activité propre, que Marc-Aurèle désigne ici du même nom d’αἰτία (cf. supra V, 23, note 2). L’antithèse de la « cause extérieure » et de la « cause interne » peut aider à relier les divers sens de ce mot. Sauf les cas où il signifie « motif » ou « raison d’agir », nous ne voyons pas que Marc-Aurèle l’ait jamais distingué d’αἴτιον, bien que Chrysippe (dans Stobée, Ecl., I, 338) ait opposé les deux termes en faisant exprimer au premier « la raison qui est dans le second » : αἰτίαν δ΄ εἶναι λόγον αἰτίου, ἢ λόγον περὶ τοῦ αἰτίου ὡς αἰτίου. Nous pouvons donc d’abord définir αἰτία comme tous les Stoïciens ont fait αἴτιον. Zénon, Chrysippe, Posidonius (dans Stobée, ibid.) voient dans la « cause » le pourquoi des choses, ou plutôt le « par quoi », τὸ δι΄ ὄ. L’antécédent invariable peut ainsi porter le nom d’αἴτιον ; mais les exemples que donnent les maîtres du Stoïcisme de la relation de causalité sont moins ceux d’un antécédent et de son conséquent que ceux d’un sujet, ou, comme ils disent, d’un corps (σῶμα), et de son verbe (κατηγόρημα : sur le sens du mot, cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 89, note 2), c’est-à-dire d’une action ; puis d’une qualité du sujet, c’est-à-dire encore d’un corps (supra IX, 25, 1re note), et de l’action qui la manifeste. Ainsi, dit Zénon (dans Stobée, l. l., p. 336), « la sagesse est cause de l’action d’être sage. » On voit comment l’âme a pu être désignée du nom d’αἰτία : elle est, en effet, le principe efficient et formel de l’individu humain, elle est « cause » qu’il est ; et elle est, en outre, la « cause » de ses actions. Nous avons vu dans une note antérieure (IX, 25) comment les Stoïciens avaient été conduits à reconnaître aussi un « principe efficient et formel » dans les choses inertes.

    Ainsi, la « cause » qui intéresse surtout les Stoïciens est la cause interne, dans laquelle ils ont, comme on l’a vu, intégré la forme (IV, 21, note finale). Leur système panthéiste leur a même permis de ramener toutes les causes externes à une seule cause interne totale (supra VII, 10), celle qu’ils appellent ici la « cause extérieure », sans qu’ils perdissent jamais pourtant, chaque fois qu’ils écrivaient le mot αἴτιον, la notion très nette de l’opposition de deux termes, aussi distincts que peut l’être pour nous une cause de son effet. Nous avons vu encore (IX, 25, 1re note) comment le concept de l’αἴτιον avait pu d’abord par là se différencier pour eux de celui de la ποιότης.

    Le terme opposé à la cause, ou « l’effet », s’appelait dans l’École, nous dit Stobée, ἀποτέλεσμα ou συμϐεϐηκός. Quand l’effet est rapporté à la cause universelle, on l’appelle plutôt συμϐαῖνον : ce mot peut ainsi désigner les « circonstances extérieures », qui sont la « matière » de notre action, et servir d’antithèse au mot ἐνέργεια (cf. supra, page 161, note 3).

    Tandis qu’αἴτιον et αἰτία dans les Pensées désignent indifféremment le « principe efficient interne » et la cause extérieure, le mot αἰτιῶδες n’y est employé que dans le premier sens, et toujours en opposition avec le nom du principe matériel.]

  213. [Le sens que nous sommes ici contraint de donner à παρὰ (ἐν τοῖς παρὰ τὴν ἐκ σοῦ αἰτίαν ἐνεργουμένοις) est tout à fait insolite. Faut-il lire διά ? ou remplacer τὴν… αἰτίαν par τῆς… αἰτίας ?]
  214. [Couat : « je veux dire que tes désirs et ton activité doivent tendre au bien commun, conformément à ta nature. »]
  215. [Couat : « ta pensée. » — Cf. supra, IV, 7 ; VIII, 40, etc.]
  216. [Cf. supra V, 23, note 3.]
  217. [Couat : « les consciences. »]
  218. [Couat : « ou rendre service. » — Sur le sens du verbe ὠφελεῖν, cf. les notes aux pensées VII, 74, et IX, 12.]
  219. [Voir supra VI, 13 ; VIII, 24 et 37, des développements analogues.]
  220. [Var. : « il vient de l’humeur et retourne à la pourriture. » — Le début de la pensée, où il n’est question que d’humeur et de pourriture, permet cette interprétation des mots ἐκ τούτων εἰς ταῦτα μεταϐάλλον : mais, outre que ce sens est un peu cherché, la seconde traduction de M. Couat s’accorde mieux, ce me semble, avec un autre passage (II, 2) où Marc-Aurèle a voulu avilir le souffle vital.]
  221. [Couat : « la forme. » — De même à la ligne suivante. — Cf. supra IV, 21, note finale ; IX, 25, 1re note ; IX, 31, note 2.]
  222. [Cf. supra VII, 1 ; infra XI, 1 : « un homme de quarante ans a vu tout ce qui fut et tout ce qui sera. »]
  223. [Même idée et même expression, VII, 29, et IX, 20. Ici. Marc-Aurèle ajoute une restriction admirable.]
  224. [Sur cette doctrine, cf. notamment les notes aux pensées IV, 4, et IX, 31 ; sur le dilemme, cf. VII, 75, et la note rectifiée aux Addenda.]
  225. [Couat : « à ta conscience. » — On a adopté ici la conjecture de Coraï, λέγε, au lieu de λέγεις.]
  226. [Même argument VI, 44 (entre les notes 2 et 3).]
  227. [Cf. une doctrine analogue, à la fin de l’article IV, 49 ; cf. surtout Diogène Laërce, VII, 124 : εὒξεται ὁ σοφός αἰτούμενος τὰ ἀγαθὰ παρὰ τῶν θεῶν. — Voici la définition de la prière « libre », dont a déjà parlé Marc-Aurèle à la pensée V, 7 (voir la note rectifiée aux Addenda) : le mot « librement » se trouvera, d’ailleurs, trois lignes plus bas. — Sur les rapports de Dieu et de l’homme, cf. la note finale du livre VII, rectifiée aux Addenda.]
  228. [Couat : « te porter de côté et d’autre. » — Cf. la note finale à l’article IX, 27.]
  229. [Couat : « du corps. »]
  230. [Couat : « Je continuais à philosopher sur les principes de la nature. » — Sur le sens de τὰ προηγούμενα, voir la note à la pensée IV, 1. — Φυσιολογεῖν ne désigne pas ici, comme à l’article VIII, 13, une partie seulement de la philosophie, mais la philosophie tout entière. On sait que le poème de l’épicurien Lucrèce est intitulé De rerum Natura ; que le maître lui-même, Épicure, n’avait pas composé moins de trente-sept traités sur la Nature (Diogène, X, 27), où, apparemment, devait tenir toute sa doctrine.]
  231. [Nous avons vu (supra V, 26, avant-dernière note) qu’Épicure, comme Marc-Aurèle, attribuait la sensation au corps, et la ramenait aussi à un mouvement. Dans la langue d’Épicure, συμμεταλανβάνειν doit signifier ce que signifie συμπαθεῖν dans celle de Marc-Aurèle.]
  232. [M. Couat, sur les indications de M. Stich, a supprimé les mots ἐν νόσῳ, inutiles devant ἐὰν νοσῇς.]
  233. [Couat : « n’a jamais rien fait qui pût rendre ton âme pire qu’elle n’était. »]
  234. [Cf. supra, p. 140, note 2.]
  235. [Cf. supra, p. 184, note 1.]
  236. [Sur le sens de διάθεσις, cf. supra, p. 92, note 2, et p. 153, note 3.]
  237. [Voir les derniers mots de la pensée VII, 13. Peut-être faudrait-il, ici au lieu de μὴ καταληκτικῶς (« incomplètement »), écrire, comme en cet autre passage : καταληπτικῶς (« sans réfléchir ni comprendre »). — Couat : « et comme si tu ne recueillais pas immédiatement. »]
  238. [Cf. Sénèque, De Beneficiis, IV, 12 : quid reddat beneficium ?… si quicquam praeter ipsas (virtutes), ipsas non expetis.]
  239. [Couat : « le goût de l’affection et de la tendresse. » — J’ai dû traduire διάθεσις.]
  240. [Sur le sens exact de συνέχειν, cf. supra IV, 14, le dernier paragraphe de la seconde note.]
  241. [Couat : « puisque c’est la nature seule qui te gouverne. » — Sur le sens du mot φύσις, sur la gradation de la « simple nature » qui est dans la plante à l’âme raisonnable et sociable, cf. supra VI, 14, note 2, rectifiée aux Addenda. Voir aussi le début de la pensée VI, 16.]
  242. [Sur le sens de τὸ συμϐαῖνον, cf. supra IX, 31, 2e note ; VIII, 7, 6e note.]
  243. [Couat : « de rendre tolérable ou intolérable, selon l’idée que tu te fais de ton intérêt ou de ton devoir. » — La méprise du traducteur à propos d’ἀνεκτὸν est évidente. Sur le rapport des deux notions du συμφέρον et du καθῆκον (l’intérêt et le devoir), cf. la dernière note du livre III reportée en Appendice.]
  244. [Car (supra VIII. 17) « il ne faut rien faire inutilement ».]
  245. [Cf. supra IV, 26.]
  246. [Couat : « s’il n’y a pas seulement des atomes, mais une nature unique. » — M. Couat a dû être choqué de la contradiction des deux premiers mots de la pensée : εἴτε ἄτομοι — avec l’affirmation qui les suit : ὑπὸ φύσεως διοικουμένου. Marc-Aurèle ne disait-il pas un peu plus haut (IX, 39) : « ou il n’y a que des atomes, et tout n’est que désordre et dispersion » ? — J’ai d’ailleurs cherché en vain la correction qu’avait du faire M. Couat, et d’où il a pu tirer sa traduction. — Pour ma part, je ne vois que deux solutions de la difficulté : ou bien rejeter εἴτε ἄτομοι comme une glose absurde, qu’auraient appelée les premiers mots de la pensée, εἴτε φύσις ; ou bien conserver résolument le texte et la contradiction qu’il implique, et dire que Marc-Aurèle n’est pas un physicien, que la morale seule l’intéresse, qu’il affirme d’abord son dogme, et qu’ensuite il choisira, s’il y a lieu, entre les deux physiques, celle qui lui paraîtra le mieux s’accorder avec ce dogme. Nous le verrons, au cours de la pensée suivante, également indifférent, ou feignant de l’être, entre les doctrines de la nature, se donner à la fois trois explications de la « mort » des choses, et ne tenir à chacune qu’autant qu’il y peut trouver une assurance, toujours la même, contre les terreurs de la mort, c’est-à-dire qu’autant qu’il y aperçoit une utilité morale.]
  247. [Couat : « par une sorte de parenté. » — De même dix lignes plus bas. Sur la valeur de πως dans la locution ἔχειν πως… πρός τι, cf. supra, pp. 84, note 1, et 85, note 1.]
  248. [Il n’y a pas de « cause extérieure » à la nature, puisqu’elle est la cause unique, ou mieux l’unique principe efficient. Ici, αἰτία doit être traduit par « cause », au sens le plus usuel du mot. — Cf. supra IX, 31, note 2.]
  249. [Τοῖς μέρεσι τοῦ ὅλου, ὅσα φυμὶ περιέχεται ὑπὸ τοῦ κόσμου. M. Couat a supprimé ici le mot φημὶ, qui n’a pas de sens et que Coraï avait voulu corriger en φύσει. Entre τοῦ ὅλου et ὑπὸ τοῦ κόσνου, φὐσει serait d’ailleurs un pléonasme à peine tolérable. Deux lignes plus loin, le même φημὶ est également absurde : la correction en φὐσει se défend mieux à cette place. M. Couat n’a pas cru devoir l’y admettre davantage. — Je respecte volontiers son scrupule. On peut supposer que φημὶ aura été, les deux fois, écrit par mégarde sous la dictée d’une personne qui, ne se croyant pas entendue, avait répété les derniers mots dictés, en les annonçant par le verbe : « Je dis. »

    Il y a identité de sens absolue entre les expressions τοῦ ὅλου et τοῦ κόσμου. Aussi ai-je rejeté une variante de M. Couat, qui semble impliquer la pluralité des mondes : « Toutes les parties de l’univers dont se compose notre monde. »]

  250. [Et, plus précisément, le changement des éléments, ἀλλοίωσις (cf. supra IV, 3, note finale). C’est la doctrine même d’Héraclite : γῆς θάνατος, ὕδωρ γενέσθαι κτλ. (cf. supra IV, 26). J’admets volontiers, deux lignes plus bas, la correction demandée par Gataker d’ἀλλοτρίωσιν en άλλοίωσιν.]
  251. [Et, par conséquent, ne mérite pas le nom de monde.]
  252. [Κατεσκευασμένων. Noter ici encore le rapprochement des mots κατασκευάζεσθαι et φύσις, et l’idée de finalité impliquée dans celle de « constitution » (supra VI, 44, note finale). Le mot « constituées » accuserait donc ici, plus nettement que tout autre, la contradiction dont Marc-Aurèle tire argument. Mais, M. Couat l’ayant de lui-même ajouté à la phrase suivante, j’ai pu respecter sa traduction.]
  253. [Couat : « Que si, méconnaissant les intentions de la nature, on donnait pour explication de ce fait que c’est un mal nécessaire, ne serait-il pas ridicule… » — Ces lignes traduisent une série de conjectures empruntées aux Adnotationes Mori (Leipzig, 1775). Il m’a paru qu’on pouvait faire l’économie d’une ou deux. Je me suis borné à corriger καὶ ἀφέμενος τῆς φύσεως, qui est inintelligible, en ἀφέμενος τὸ τῆς φὐσεως, et, une ligne plus bas, à accentuer καὶ ὣς.]
  254. [περυκέναι ταῦτα. Ce n’est plus un Stoïcien qui parle, puisqu’il ne conçoit plus la φύσις comme une Providence. L’« explication » (ἐξηγοῖτο) n’explique rien : ce n’est que l’affirmation d’un fait qu’on ne discute pas. Pour celui qui dirait ici πεφυκέναι, la φύσις peut avoir le même sens que pour tant d’Épicuriens qui proclament le hasard et intitulent leurs ouvrages : de la Nature. Seulement, ces Épicuriens ne se donnent pas le ridicule de se contredire en s’étonnant et en s’indignant. — Il était bien difficile de conserver en français deux fois dans la même phrase le rapprochement de φύσις et de πεφυκέναι, et d’écrire : « le rôle de la nature, » puis : « c’est naturel, » puis, une ligne plus loin : « les parties de l’univers sont naturellement destinées à changer, » enfin : « … aux lois de la nature. » Le lecteur, en retrouvant les mêmes mots, eût-il pu soupçonner le changement de langue ?]
  255. [La contradiction consisterait non pas tant à déclarer contraire à la nature ce qui y est conforme, qu’à invoquer le nom de la nature après avoir dit qu’on ne s’occupait pas de son rôle. Aucun artifice de langage (voir la note précédente) ne saurait la dissimuler.]
  256. [Cette première hypothèse est l’hypothèse épicurienne (supra IX, 39) ; et, dans ce cas, les éléments (στοιχεῖα) sont les atomes.]
  257. [Couat : « ou bien ils se transforment. L’élément solide redevient terre, et le volatil, air ; et tous font retour au principe de l’univers. » — Le sens de τροπὴ, (cf. supra VIII, 6, 2e note) est assez nettement indiqué ici par la fin de la phrase précédente et par les mots « sont repris » (ἀναληφθῆναι), qui vont suivre. Il ne s’agit pas d’une « transformation ». La transformation qui, nous a-t-on dit, est vraiment la mort, n’aura lieu pour l’homme qu’une fois son corps rendu à la terre et son âme « transportée » dans les espaces aériens (cf. supra IV, 21) : c’est à ce moment que tous les éléments qui l’ont composé pourront être employés par la nature à des œuvres nouvelles, ou, comme dit Marc-Aurèle, pourront être repris dans la raison — c’est-à-dire dans la raison séminale — universelle, laquelle est recueillie, on l’a vu (supra IV, 14, note 2), dans toute la matière du monde. — « Retour » traduirait plus naturellement et plus exactement τροπή : encore ne faudrait-il pas entendre par là la restitution de tout ce que nous avons reçu à l’élément même où nous l’avons pris. La terre, par exemple, nous a peut-être donné toute la matière du corps qui lui revient ; mais elle nous a donné aussi tant d’aliments que nous avons transformés (supra IV, 21) en souffle et en flamme intérieure ! Entendu ainsi, le « retour » ne serait vrai qu’en partie. J’ai employé ce mot comme on dirait d’un capital qu’il fait retour à tels héritiers, sans considérer s’il leur revient intact ou diminué. Ces explications m’ont semblé d’autant plus nécessaires que, si, en d’autres pensées (supra IV, 4, 2e note), Marc-Aurèle a peut-être méconnu l’importance des άλλοιώσεις dans la vie, rien n’indique qu’ici il n’en ait pas tenu compte. Même lorsqu’il écrit que « la dissolution aboutit aux éléments mêmes dont les choses sont composées », il veut dire seulement ceci : que les quatre éléments, ou les cinq (si l’on met à part la raison), que l’on trouve en l’homme sont ceux mêmes entre lesquels se partage la substance du monde.

    On remarquera que, par un procédé de langage familier aux Stoïciens (cf. IV, 21, 1re note, reportée en Appendice), ces quatre ou cinq éléments semblent ici réduits à deux : la terre, représentant les éléments inertes, et l’air, les éléments actifs.]

  258. [Sur ces deux hypothèses, cf. supra V, 13, note finale ; sur la seconde en particulier, cf. IV, 21, 1re note, reportée en Appendice (fin de l’avant-dernier paragraphe).]
  259. [Cf. supra VI, 15, 3e note : ἀναθυμίασις καὶ… ἀνάπνευσις. Nous avons vu que, pour un Stoïcien, toute la vie pouvait tenir en ces deux mots.]
  260. [« Ce que la mère a enfanté, » en effet, ne change plus, ayant été remplacé depuis longtemps ; ou bien, s’il en reste quelque chose en nous, cela ne changera qu’à la mort : c’est la ποιότης, dont il est question dans la phrase finale.]
  261. [Ici, il y a une lacune dans le cahier de M. Couat. Le texte des manuscrits : ὑπόθου δ΄ὄτι ἐκεῖνό (ou ἐκείνῳ : A) σς λίαν προσπλέκει τῷ ἰδίως ποιᾤ, οὐδὲν ὄντι οἶμαι πρὸς τὸ νῦν λεγόμενον, est, d’ailleurs, inintelligible. Il manque le sujet du verbe προσπλέκει, — à moins qu’on ne le corrige en προσπλέκῃ ; — il est évident que la leçon de la vulgate έκεῖνο est un texte amendé pour répondre à ce besoin. D’autre part, la syntaxe οὐδὲν ὄντι est fort suspecte, malgré l’exemple d’un μηδὲν ὄντες (Apologie de Socrate, 41, e) et d’un μηδὲν ὄντας (Ajax, 1275). Tous les exemples qu’on cite (Kühner-Gerth, Syntaxe, t. I, p. 61) de rupture d’accord entre οὐδὲν ou μηδὲν et le participe dont il est l’attribut concernent l’accord en genre et en nombre, mais non l’accord en cas : ou bien le participe au génitif ou au datif, dont un article indique le cas, est sous-entendu à côté d’οὐδὲν ou μηδὲν invariable, et l’on trouve dans la même proposition une expression comme ὁ οὐδὲν ὤν, qui atténue l’étrangeté ou la hardiesse de ce tour (cf. Ajax, 1231 : ὄ τ΄οὐδέν ὤν τοῦ μηδὲν ἀντέστης ὕπερ). Rien de pareil ici. Aussi ai-je supposé le déplacement, dans nos manuscrits, des deux lettres τι, qui achèvent si malencontreusement le participe ὄν, et qui, une ligne plus haut, pourraient servir de sujet au verbe προσπλέκει. J’écrirais donc : ὐπόθου δ΄ὅτι ἐκείνῳ σέ τι λίαν προπλέκει τῷ ἰδίως ποιῷ, οὐδὲν ὃν κτλ. La correction est discrète et me paraît donner un sens satisfaisant.

    M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 152) propose de lire ici : ὑπὀθου δ΄ὄτι ἐκείνῳ σὺ λίαν προσπλέκῃ τῷ ἰδίως ποιῷ, οὐδὲν ὄντι κτλ., et se refuse, en interprétant le texte ainsi amendé, à réunir les mots ἐκείνῳ et τῷ ἰδίως ποιῷ, qui lui semblent trop éloignés les uns des autres pour pouvoir entrer dans la même syntaxe. De ces datifs, le second exprimerait ce par quoi, le premier ce à quoi nous restons unis. Pour M. Rendall, ἐκείνῳ, c’est ἐκείνῳ ὁ ἡ μήτηρ ἔτεκεν ; — τῷ ἰδίως ποιῷ aurait cette fois le sens abstrait qu’il n’a jamais dans Marc-Aurèle (cf. supra IX, 25, note 2), mais que lui ont donné d’autres Stoïciens, et serait synonyme de τῇ ἰδίᾳ ποιότητι. Dans ma leçon, c’est le mot τι qui exprime l’idée de « ce qui demeure en nous de la naissance jusqu’à la mort ». Nos deux corrections aboutiraient donc au même sens. Je reconnais, d’ailleurs, volontiers que le changement du passif προσπλέκῃ en l’actif προσπλέκει serait la moindre des erreurs imputables à l’iotacisme : même que la séparation des mots ἐκείνῳ et τῷ ἰδίως ποιῷ est assez choquante, si l’on prétend les grouper dans un même accord. Mais je m’étonne davantage de la rencontre des mots οὐδὲν ὄντι que n’a pas songé à éviter M. Rendall : et surtout je reproche à sa conjecture de ne pas porter sa justification en elle-même. Comment συ a-t-il pu devenir σε ? Si la seconde lettre du mot a été effacée dans l’archétype, il était si naturel de la rétablir et si absurde de la changer, qu’on ne peut comprendre l’erreur commise.

    Quoi qu’il en soit, Marc-Aurèle, après avoir défini la vie comme une suite continue de changements, se ravise et reconnaît pourtant que « quelque chose » demeure en nous, et ne change qu’à la mort. La fixité relative de cette « détermination » ou « qualification », à laquelle notre auteur attachait un peu plus d’importance lorsqu’il voyait en elle (supra VI, 40) « la force même qui nous a constitués », ne saurait, sans doute, nous empêcher de considérer le changement comme la nécessité inévitable, à laquelle il est sage de se résigner ; et de ce que cette « détermination » est limitée il ne s’ensuit pas davantage que la nature soit imprévoyante : aussi Marc-Aurèle a-t-il cru pouvoir ici affirmer la réalité de la ποιότης sans nuire « au raisonnement qui précède ». On s’étonne pourtant que l’auteur des Pensées ait méconnu ou dédaigné l’argument que son aveu devait donner à ceux qui craignent la mort. Ce fond stable de l’être, cette force intérieure qui nous constitue et nous définit, ce n’est rien moins que la raison, la conscience et la personnalité. C’est ce qui nous appartient vraiment, ce qui fait que nous nous appartenons nous-mêmes ; c’est ce qui conserve notre passé dans notre présent ; ce qui, de tant de moments fugitifs, de tant de points du temps en chacun desquels Marc-Aurèle n’a voulu voir que la limite de deux néants, crée pour nous la durée, en nous faisant durer. Tous les changements qui renouvellent sans cesse en nous le corps, le souffle, la partie inférieure de l’âme ne sauraient donc nous accoutumer à celui où doit sombrer l’identité personnelle ; et tout le reste de notre matière, dans laquelle Marc-Aurèle a pensé la confondre et la perdre, est sans valeur au prix de celle-ci. C’est pour elle que les hommes craignent en craignant la mort, et leur inquiétude a semblé si légitime aux fondateurs du Stoïcisme qu’ils se sont ingéniés, comme on l’a vu (IV, 21, 1re note, reportée en Appendice), à démontrer sinon l’immortalité, du moins la survivance de la personne. Marc-Aurèle, au contraire, s’est désintéressé de ce problème.

    C’est que, pour lui, l’homme n’est vraiment (il l’a dit, IV, 14) qu’une partie d’un tout. Quand il dit que la nature ne saurait faire de mal aux parties qui la composent, cela signifie seulement qu’elle ne saurait se nuire à elle-même ; il ne conçoit pas un bien pour l’individu hors des volontés générales de la nature, ni même le besoin d’être et de persévérer dans son être pour l’individu en tant qu’individu. Quand tous les hommes ne pensent qu’à l’homme, — les meilleurs à ce qu’il y a de meilleur en lui, mais à lui encore, — Marc-Aurèle les entretient (X, 1) du salut de l’animal parfait et unique. Il est lui-même si exclusivement occupé de la nature et de son œuvre qu’il ne suppose même pas (cf. 6 notes plus haut) que d’autres puissent éviter la contradiction de la nommer, lorsqu’ils se sont résolus à ne pas se soucier de son rôle. C’est elle qu’il vénère (VI, 50) dans la force qui nous a constitués et qui persiste en chacun de nous, encore que son langage semble nous attribuer une nature propre. En réalité, nous ne sommes à ses yeux rien par nous-mêmes. Délibérément, comme l’a noté M. Couat (supra II, 14, note finale), il oublie la conscience humaine, pour établir que le temps n’est rien : il l’oublie encore devant la mort, quand il dit et répète (supra II, 17, fin ; IX, 21, fin) que la dissolution totale de l’être n’est qu’un changement comme ceux qui renouvelaient sa matière pendant la vie. Mais nulle part il n’a plus manifestement qu’ici dédaigné le fantôme de la personne, puisqu’ici il ne l’a comptée pour rien, tout en reconnaissant la réalité de l’individu.]

  262. [C’est-à-dire des plaisirs et des douleurs physiques. Cf. supra V, 26, et les notes.]
  263. [Var. : « avec confiance. »]
  264. [Sur la moralité du suicide stoïcien, cf. supra VIII, 47, note finale. C’est peut-être ici que Marc-Aurèle nous fait voir le plus clairement dans la mort volontaire la ressource suprême de la liberté. Il en parle, d’ailleurs, sans éclat, et en quelques mots, comme d’un acte tout ordinaire et raisonnable.]
  265. [Le figuier et la figue ont fourni à Marc-Aurèle de fréquentes comparaisons (cf. III, 2 ; IV, 6 ; VI, 14 ; VIII, 15 ; X, 17 ; XI, 33 ; XII, 16).]
  266. [Couat : « principes. »]
  267. [On ne peut conserver la leçon inintelligible des manuscrits : ὁπόσα ὁ φυσιολογητὸς φαντάζῃ καὶ παραπέμπεις. M. Couat avait admis dans son texte, avant que M. Stich ne la fît passer dans sa seconde édition, la conjecture de Gataker : ἀφυσιολογήτως. M. Rendall préfère lire οὺ φυσιολογήτως, parce que la confusion d’ο et d’ου est plus vraisemblable que celle d’ο et d’α, et qu’on en a, d’ailleurs (X, 25 : ὃ βούλεται pour οὐ βούλεται), un autre exemple dans les Pensées. J’objecterai à cette conjecture que, si ἀφυσιολογήτως est un terme aussi nouveau que le simple φυσιολογήτως, du moins nous connaissons par ailleurs l’adjectif ἀφυσιολόγητος, tandis que nous ignorons φυσιολογητός. Au reste, la correction de M. Rendall aboutit au même sens que celle de Gataker.

    M. Couat avait traduit comme il suit le texte de ce dernier : « ces principes sacrés dont tu te glorifies et fais parade en homme qui n’a pas étudié la philosophie. » — La signification d’ἀφυσιολογήτως ne semble point contestée (cf. d’ailleurs supra IX, 41, 2e note). J’ai donné à παραπέμπεις un sens qu’il prend très souvent, et que nous avons dû déjà lui attribuer (I, 8, fin) dans cette traduction : celui que proposait M. Couat est insolite. Quant à γαντάζῃ, l’interprétation nous en est suggérée par le début de la pensée VII, 2, où sont assez nettement marqués les rapports du δόγμα et de la φαντασία. Marc-Aurèle s’accuse de ne pas prêter aux représentations d’où il a pu tirer les « dogmes sacrés » une attention suffisante, et de les submerger sous un flot d’autres représentations inutiles, vulgaires, ou même immorales, parmi lesquelles (VIII, 51) « il ne se retrouve plus ».]

  268. [Couat : « notre pensée. » — Comme διανοητικόν, λογιστικόν, καταληπτικόν, προαιρετικόν (cf. supra IV, 22, en note), θεωρητικὸν est le nom du principe directeur considéré dans une de ses fonctions propres. Quelle est cette fonction ? C’est à la traduction de le dire.]
  269. [On trouvera énumérées à la fin de la phrase suivante les principales questions auxquelles cette « science » répond.]
  270. [Couat : « en quoi consiste son essence. » — Cf. supra III, 11, 2e note.]
  271. [« Sceptique sur la guerre, même en la faisant…, il doutait de la légitimité de ses propres victoires » (Renan, Marc-Aurèle, etc.6, p. 257).]
  272. [Couat : « ne cesse pus d’observer, en t’appropriant la méthode spéculative… »]
  273. [Même expression à l’article III, 11 (page 40, ligne 3 de cette traduction).]
  274. [Ἐξεδύσατο τὸ σῶμα, καὶ ἐννοήσας ὅτι… πάντα… κατακλιπεῖν… δεήσει, ἀνῆκεν ὄλον ἑαυτὸν κτλ… Il semble que le sujet des verbes ἐξεδύσατο et ἀνῆκεν ait disparu du texte grec. La traduction littérale de cette phrase serait la suivante : « Il s’est affranchi de son corps, et, considérant qu’il faudra bientôt tout quitter…, il s’abandonne entièrement… » — On pourrait encore supposer que καὶ a été substitué au pronom ὅς, disparu sous une tache ou dans une déchirure du manuscrit.]
  275. [Cf. supra IX, 31. Le rapprochement des deux passages indique clairement que ces deux expressions : « la cause extérieure » et « la nature universelle » sont synonymes.]
  276. [Cf. supra VIII, 51 : « ne t’embarrasse pas d’affaires dans la vie. »]
  277. [Donc, être libre.]
  278. [Et, très vraisemblablement, à des conjectures sur la conduite et les affaires d’autrui. Cf. supra III, 4, 1re et 8e notes. Pour Marc-Aurèle, le devoir est encore ce qui s’aperçoit le plus clairement.]
  279. [ἐὰν δὲ ἔτερά τινα πρὸς ταῦτα ἀντιϐαίνῃ. Couat : « Si tu rencontres d’autres obstacles. » — Même traduction, à un mot près, chez Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut. D’après eux, c’est un premier « obstacle » pour l’honnête homme de ne pas reconnaître son devoir. On pourrait peut-être accepter cette interprétation du passage, si Marc-Aurèle avait écrit πρὸς τοῦτο : on pourrait admettre, en effet, que τοῦτο représentât ici l’idée de « faire son devoir », impliquée plus haut dans les mots « voir ce qu’il faut faire, » — σκοπεῖν τί δεῖ πραχθῆναι. Mais c’est ταῦτα qui est écrit. Ce pluriel ne peut désigner que les deux actions exprimées dans les deux phrases qui précèdent : « se porter vers le devoir, quand on l’a vu, » ou « prendre — et suivre — le conseil de sages personnes ». Dans les deux cas se trouve également supprimé le premier obstacle que semblent indiquer les mots « d’autres » dans les traductions de MM. Couat et Michaut et de leurs devanciers. — À quoi dirons-nous donc que s’oppose ἕτερα ? Le texte grec signifie littéralement : « Si quelque autre chose fait obstacle à ton action, » — c’est-à-dire : « Si ton action trouve en face d’elle quelque autre chose, — quelque chose autre qu’elle-même, — ou, tout simplement, quelque chose — pour lui faire obstacle. »]
  280. [On lit dans les manuscrits : ἐνεί τοι ἥ γε ἀπόπτωσις ἀπὸ τούτου ἔστω. Ces mots n’ont pas de sens. Sauf M. Rendall, dont la conjecture hardie — ἥ γε ἀπόπτωσις ἀπότευγμ΄ οὐκ ἔστιν — me semble bien subtile, et s’accorde d’ailleurs malaisément avec ce qui précède (καίτοι, avant elle, ne serait-il pas plus naturel qu’ἐπεί τοι, les divers éditeurs des Pensées ont respecté ce texte jusqu’au dernier mot. On a d’abord corrigé ἔστω en ἔσται ou en ἐστίν ; puis, supposé la chute d’un adjectif neutre. M. Skaphidiotis a eu l’idée de la correction à la fois la plus simple et la plus plausible : il a vu dans ἔστω la finale (-ιστον) d’un superlatif, s’opposant à ἄριστον, et dont les premières lettres auraient disparu. Il propose κάκιστον, qui est, à vrai dire, assez plat. J’aimerais mieux pour exprimer le même sens αἴσχιστον, que me suggère la conjecture de Coraï (ἐστὶν αἰσχρόν). — M. Couat a-t-il lu ῥᾷστον ? De toutes les lectures proposées, c’est celle-là qui s’éloignerait le moins de ἔστω.]
  281. [Couat : « disposé au repos et au mouvement. » — Le sens de σχολαῖον est indiqué par celui d’ἀσχολίας à la pensée précédente (note 5). Ce mot désigne la liberté d’un esprit qui, ne s’étant point embarrassé d’affaires dans la vie, n’en est que mieux disposé à accomplir la seule action digne de lui.]
  282. [Comme le remarque justement Pierron, ces derniers mots traduisent la célèbre pensée de Sénèque (ad Lucilium, 23) : « Res severa est verum gaudium. »]
  283. [Couat : « qu’un autre ait agi justement et honnêtement. » — J’ai admis la correction de Capel Lofft, conservée par M. Rendall : ψέγηται, au lieu de γένηται.]
  284. [φρυαττόμενοι : voir aux Addenda la première note à la pensée IV, 48.]
  285. [« On ne connaît pas tous les sens du verbe voler… » (supra III, 15).]
  286. [Cf. supra VIII, 45 ; infra X, 23.]
  287. [ἐάν τις πανταχοῦ ὡς ἐν πόλει τῷ κόσμῳ. N’est-il pas nécessaire d’écrire un second ἐν devant τῷ κόσμῳ ?]
  288. [Le mot ὅλως du texte grec est rendu par le tour plus net et l’accent plus impérieux de la phrase française. Traduction littérale : « Il ne s’agit pas du tout de discuter…, mais de l’être. »]
  289. [Couat : « la durée éternelle et la matière infinie. » — Mais, pour les Stoïciens, le monde est fini. Le contresens, qu’eût évité une traduction littérale, vient de Pierron.]
  290. [Couat : « substance. »]
  291. [Cf. supra X, 8, note finale.]
  292. [Le participe ἀνδρονομοῦμενοι que présentent ici les manuscrits ne se retrouve pas ailleurs. L’étymologie ne permet guère, à vrai dire, d’en tirer le sens qu’exige le contexte, et M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 154) a peut-être raison d’appeler ce mot vox nihili. En tout cas, la correction qu’il propose, ἀνδρογυνούμενοι, est, quoi qu’il en dise, en désaccord avec les mots voisins : quel rapport peut-on imaginer entre les idées de « faire le fier, le difficile, le dédaigneux » et celle de la pire débauche ? La conjecture de Reiske, ἁϐρυνόμενοι, donne le sens désiré : mais il faut convenir qu’elle s’écarte bien du texte.]
  293. [ἐδούλευον πόσοις, καὶ δι΄ οἷα. Couat : « de combien de besoins ils étaient esclaves, et pour quels motifs ! » — On se demande le sens précis de ces derniers mots, qu’on retrouve dans la traduction de M. Michaut. Je suppose que MM. Couat et Michaut se sont trompés pour avoir voulu rapprocher ce texte de la dernière pensée du livre VI, où les mots δι΄ οἷα sont définis par ceux qui les suivent et expriment nettement un motif ou un résultat. Ils n’ont point assez remarqué que, dans cet autre texte, le premier pronom employé avant δι΄ οἷαοἷοι — désignait des personnes, tandis qu’ici c’est un neutre — πόσοις : que le sens général n’est donc pas le même dans les deux cas ; il ne se sont pas avisés non plus qu’il leur eût été assez difficile de qualifier δι΄ οἷα, ici comme là-bas, par le participe περιγιγνόμενα (littéralement : « et pour qu’il leur en reste quoi ? »).

    La préposition διὰ suivie de l’accusatif peut avoir un second emploi, et, comme lorsqu’elle s’accompagne du génitif, exprimer le moyen. C’est le sens que je lui ai reconnu en ce passage.

    Pierron a fait ici, comme à l’article VI, 59, un masculin du premier pronom (πόσοις) : il a pu ainsi donner des deux textes une même traduction, et n’a pas été embarrassé par δι΄ οἷα. Mais, à son interprétation, la pensée me semble perdre et sa cohésion et sa saveur. D’ailleurs, je crois impossible de tirer de la dernière phrase, où il a vu une réponse aux interrogations précédentes, le sens qu’il lui attribue : « À qui ne faisaient-ils pas la cour naguère, et pour quoi obtenir ? Dans peu ils seront tous réduits au même état, » — καὶ μετ΄ ὀλίγον ἐν τοιούτοις ἔσονται.

    Rapprocher du présent article la fin de la pensée VIII, 3 : on y trouvera δουλεία avec un neutre pour régime, et, comme ici πόσοι et οἷα, la succession assez étrange des pronoms ὅσοι et πόσοι : ὅσων πρόνοια καὶ δουλεία πόσων.]

  294. [Le panthéisme n’admet pas l’indépendance de l’individu. Ce qui est apporté à chacun ne lui est donc utile que comme à une partie de la nature universelle. La Nature, qui est aussi Providence, ne veille, en somme, que sur elle-même. Marc-Aurèle ne saurait rien affirmer de plus. — Cf. supra X, 7, et les notes.]
  295. [Citation d’un inconnu.]
  296. [Couat : « Ne dit-on pas aussi d’une manière courante : ceci a coutume d’arriver ? » — Cette traduction, où disparaissait le jeu de mots, a été ensuite effacée, mais non remplacée par son auteur.

    On remarquera, dans le texte grec, l’emploi tout à fait insolite de μήτι au sens de nonne. Il n’est plus possible ici, comme en un autre passage des Pensées (IV, 24, 4e note, complétée aux Addenda), de supprimer l’interrogation et d’interpréter μήτι comme μήποτε.]

  297. [ὅτι τοιοῦτο ἐκεῖνο ὁ ἀργός ἐστι. Ce texte est très corrompu. Couat : « ce champ est ce que tu voudras. » — J’ai lu ἐκείνῳ, et supposé après ὅτι une lacune de quelques mots, par exemple : οἷον σοὶ ἡ αὐλή.]
  298. [Théétète, 174, D–E : « En entendant l’éloge d’un tyran ou d’un roi, le philosophe pense au pâtre heureux… de tirer de ses troupeaux beaucoup de lait. Les rois aussi sont des bergers ; ils ont charge de faire paître et de traire une espèce d’animaux plus difficiles et plus dangereux… ; ils demeurent clos dans leurs murailles comme le pâtre en son parc sur la montagne. »]
  299. [Cf. supra VII, 16, et la seconde note.]
  300. [Cf. infra XI, 20.]
  301. [La première des « causes » qui feront l’homme est donc dans la semence. C’est la « raison séminale » (supra IV, 14, note 2). La seconde n’est pas seulement l’apport de la mère, c’est le mélange de cet élément avec la raison séminale ; c’est l’âme même de l’embryon ; c’est une « nature » (supra VI, 14, note 2) semblable à celle des plantes. Nous devons, en effet, considérer qu’ici, comme à l’ordinaire, Marc-Aurèle a désigné par les diverses αἰτίαι qu’il énumère une série de « principes efficients » ou de causes internes (supra IX, 31, 2e note) ; l’évolution de l’une à l’autre n’est pas seulement un accroissement par addition de matière, mais aussi une métamorphose.]
  302. [Cette autre cause, c’est l’âme vivante (supra VI, 14, même note), laquelle, rapporte Stobée (Ecl., I, 874), préexiste à ses facultés. Marc-Aurèle arrête à celle-ci, c’est-à-dire au premier jour, l’histoire de l’homme, et ne nomme ici ni ne désigne la raison. On remarquera le nom dont il a appelé la vie : ζωή, et non βίος (supra VI, 15, 3e note). On remarquera aussi qu’il ne cite qu’un des deux facteurs de la vie, la nutrition, et oublie l’autre, pourtant le plus important, celui par lequel se « trempe » l’âme (supra VI, 14, 2e note), la respiration. Mais il nous suffit de considérer comment l’homme se renouvelle chaque jour par la nutrition pour nous aviser de l’instabilité de la dernière des « causes » que Marc-Aurèle énumère ici. Si notre auteur avait voulu achever l’histoire de l’homme, et désigner le principe d’unité qui nous conduit, identiques à nous-mêmes, à travers tous les changements de notre matière, depuis la naissance jusqu’à la mort (ἀπὸ ψυχώσεως μέχρι τοῦ τήν ψυχὴν ἀποδοῦναι : infra XII, 24), il eût nommé ici la ποιότης (supra IX, 25, 1re note). C’est une unité plus ancienne et plus merveilleuse qui l’intéresse pour le moment : non plus l’unité limitée qui nous donne l’illusion de notre indépendance, mais celle qui nous rattache à la nature commune ; l’unité de la « force » (δύναμις), qui du germe fait naître l’homme, et, après l’avoir fait naître, le fait durer (supra VI, 40, 3e note).]
  303. [« Ce n’est pas avec les yeux, mais avec une autre vue que l’on s’en rend compte » (supra IV, 15). — Cf. encore VIII, 40, et la note. — Cf. encore le mot de Platon à Antisthène dans Simplicius (Brandis, Scholia in Arislotelem, p. 66–67) : ἔχεις μὲν ᾧ ἵππος ὁπᾶται τόδε τὸ ὄμμα, ᾧ δὲ ἱππότης θεωρεῖται οὐδέπω κέκτησαι.]
  304. [Simplicius (l. l., p. 69 b, ligne 2) rapporte cette définition stoïcienne de la « force » : δύναμίς ἐστιν ἡ πλειόνων έποιστικὴ συμπτωμάτων, ὡς ἡ φρόνησις τοῦ τε φρονίμως περιπατεῖν καὶ τοῦ φρονίμως διαλέγεσθαι. — « C’est ce qui amène plusieurs événements ; ainsi, la sagesse amène une sage promenade et une sage conversation. » — Zénon avait dit (supra IX, 31, 2e note) : « La sagesse est cause (αἴτιον) de l’action d’être sage. » L’identité des exemples invoqués de part et d’autre témoigne suffisamment de l’affinité des deux notions de l’αἰτία et de la δύναμις. C’est peut-être pour les distinguer que les Stoïciens avaient ajouté un complément à la définition de celle-ci. La δύναμις est encore, rapporte Simplicius (ibid., ligne 7), « ce qui commande aux actions qui lui sont soumises, » — ἡ κατακρατοῦσα τῶν ὑποτασσομένων ἐνεργειῶν. — En d’autres termes, c’est un mode d’activité. Cette interprétation pourrait du moins s’appuyer sur l’usage constant de Marc-Aurèle, qui, dans l’homme, défini par une αἰτία, appelle δύναμις toute fonction de l’âme vivante (ἀναπνευστικὴ δύναμις, VI, 15) et toute faculté de l’âme raisonnable (έπιστημονικὴ δύναμις, V, 9 ; ὑποληπτικὴ δύναμις, III, 9 ; λογικὴ δύναμις, VII, 72), et, dans la nature, cause universelle, tout ce que nous entendons nous-mêmes par les « forces naturelles », la pesanteur, par exemple, citée ici. Il est facile aussi d’accorder cette explication avec le présent texte. On peut, en définitive, considérer comme subordonnées les unes aux autres les δύναμεις et les αἰτίαι. Toute force est soumise à la raison universelle ; mais tout principe efficient, toute cause particulière dépend d’une force de la nature. C’est une même force qui relie les métamorphoses de notre principe efficient depuis la conception jusqu’à la mort ; mais c’est à un même principe efficient — composé lui-même de l’assemblage essentiellement instable de nombreuses causes secondaires — que nous rapportons toutes les forces, tous les modes d’action que manifeste notre vie, tant animale que raisonnable.]
  305. [Couat : « la simple obéissance. » — Il semble que ces mots soient la traduction littérale de τὸ δὲ ἕπεσθαι ψιλόν : mais, si on l’oppose à l’obéissance volontaire, n’est-il pas naturel d’entendre par la « simple obéissance » l’abdication de toute liberté ? Cette seconde expression est au moins ambiguë, puisqu’à cause d’elle on est un moment tenté de compléter ainsi la phrase finale de la pensée : « la simple obéissance est une nécessité pour tous les autres. » Or, le texte ici est fidèlement conservé, et Marc-Aurèle a bien dit ce qu’il voulait dire. L’homme libre, à ses yeux, doit obéir, lui aussi, car on peut être libre en obéissant (supra VI, 42, et les notes ; infra XI, 20, note finale). Il n’y a pas lieu, comme l’a fait Sénèque, de corriger le « parere Deo » ; le mot adsentior, « je consens, » dont le Stoïcien est si fier, n’est exact qu’à la condition de ne pas être donné comme la négation de la nécessité d’obéir. (Ad Lucilium, 96 : « Non pareo Deo, sed adsentior. Ex animo illum, non quia necesse est, sequor. »)]
  306. [C’est-à-dire de l’ignorance. — Cf. supra VII, 63.]
  307. [La plupart de ces noms propres nous sont inconnus : deux ont été restitués par conjecture : Satyrion, au lieu de Satyron, et Eumène, au lieu d’Hymen. Euphrate est un philosophe égyptien, contemporain d’Épictète ; Alciphron est l’épistotographe, ou un philosophe de Magnésie ; Criton, l’ami de Socrate. Sur Sévérus, cf. supra I, 14.]
  308. [Je ne considère pas qu’ici sépare deux alternatives : la première eût été, suivant l’usage de Marc-Aurèle, annoncée par ἤτοι. Le sens de « ou » est tel, dans la traduction de cette phrase, qu’on pourrait le remplacer par « et ». Qu’on admette la dispersion ou le retour à la raison séminale, nos éléments, après la mort, seront partout, et nous-mêmes ne serons plus nulle part. Il y a, il est vrai, une autre hypothèse que Marc-Aurèle a parfois considérée comme plausible, et d’après laquelle nous serions transportés dans les espaces aériens, et survivrions pendant un certain temps (supra IV, 21). Ni les mots « nulle part », ni les mots « n’importe où » ne conviennent à cette hypothèse, que Marc-Aurèle semble bien, pour le moment, avoir rejetée.]
  309. [Même expression, infra XII, 27 et 33.]
  310. [Ici, Marc-Aurèle a renoncé à l’hypothèse des révolutions périodiques de l’univers (supra V, 13, note finale), comme tout à l’heure à celle de la survivance des âmes. Les deux doctrines sont, en effet, connexes.]
  311. [Sur la correction de τί οὖν έν τίνι ou σὺ οὖν έν τίνι, que donnent ici les manuscrits, en τί ἐντείνῃ, cf. supra IX, 28, note 2. — Couat : « et toi, combien de temps dureras-tu ? » ]
  312. [Sur les divers sens d’ὑπόθεσις chez Marc-Aurèle, cf. supra VIII, 1, 2e note, rectifiée aux Addenda. Nous connaissons, d’autre part, ὕλη dans l’acception spéciale de « matière de l’action » (supra IV, 1). Ici les deux mots se précisent l’un l’autre. Si nous les avons bien entendus, la phrase n’est pas interrogative, comme ont pensé les divers traducteurs jusqu’à M. Couat, mais exclamative. Or, c’est le même sens qu’exprime le pronom initial (οἵαν et non ποίαν).]
  313. [Cf. supra IV, 1, dernières lignes.]
  314. [Sur le suicide, cf. supra VIII, 47, note finale.]
  315. [Entendez par la « matière » la « matière de l’action ». Cf. trois notes plus haut.]
  316. [Ici, il paraît bien difficile de distinguer οἰκεῖον de καθήκον. Cf. supra VI, 19, en note.]
  317. [Couat : « à la nature humaine. » — Cf. supra VI, 44, note finale.]
  318. [Toute la liberté est dans ces mots. Cf. infra XI, 20, et la note finale.]
  319. [Sur la hiérarchie des êtres, cf. supra VI, 14 ; X, 2, et les notes.]
  320. [Marc-Aurèle dit « les autres obstacles » par opposition à ceux qui viennent de la raison elle-même, d’un « relâchement du jugement », et qui sont les seuls dont elle puisse pâtir.]
  321. [Cf. le mot d’Épictète, supra IV, 41.]
  322. [Le jugement se relâche en donnant de l’importance aux choses indifférentes. Tout bien et tout mal sont en lui. — Supra IV, 7, et vingt autres passages.]
  323. [Littéralement : « à une autre organisation » ou « constitution quelconque ».]
  324. [Couat : « à celui qui s’est bien pénétré de… »] — Je crois qu’on peut garder le texte des manuscrits, si étrange que paraisse l’expression τῷ δεδηγμένῳ. Elle peut, en tout cas, se traduire littéralement en français.]
  325. [Iliade, VI, 147 et 149.]
  326. [Ibid., 148.]
  327. [Et avant tous, sans doute, mon fils Commode. — Cf. Renan, Marc-Aurèle6, p. 480.]
  328. [Cf. supra IX, 3, 6e note.]
  329. [Renan (ibid.) traduit ἀποσπώμενος par les mots : « de te faire tirer pour sortir. »]
  330. [La correction de Reiske, τί ἀναφέρει, pour τίνα φέρει, est évidente. Sur le sens d’ἀναφορά, cf. supra VII, 4, note 2.]
  331. [Couat : « ce qui nous fait mouvoir. » — Cf. supra, la note à la pensée IV, 22.]