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La Pipe de cidre (recueil)/Piédanat

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La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 21-30).


Piédanat


Je montais les Champs-Élysées, quand, à la hauteur de la rue de La Boétie, j’aperçus trottinant, ou plutôt roulant devant moi comme une boule, une vieille petite femme, toute ronde, et si grosse, et qui soufflait si fort, que les rares passants s’arrêtaient pour la regarder curieusement. Elle était vêtue d’une robe de toile, claire et flottante ; un chapeau de paille en forme de cône, chargé de rubans, couronnait une perruque rousse qui s’ébouriffait, aux tempes, en mèches tirebouchonnées et folâtres ; à son bras, pendait une sorte de panier à ouvrage, garni de ganses et de pompons rouges. Je la dépassai. La vieille petite femme tourna la tête, m’examina de coin, un peu étonnée.

— Mais je ne me trompe pas ? s’écria-t-elle en s’avançant et me tendant la main. Mais, c’est monsieur Henry ? En voilà une rencontre, par exemple ! Depuis si longtemps ! Ah ! ça me fait joliment du plaisir de vous voir.

Comme je ne répondais pas, cherchant dans mes souvenirs qui était cette vieille dame, elle me demanda presque timidement :

— Vous ne me reconnaissez pas ? dites ?… Mme Piédanat… de la rue Oudinot… Vous savez bien…

Et, après un silence, elle ajouta :

— Je suis rudement changée, n’est-ce pas ?

Mme Piédanat ! la femme du célèbre pianiste Piédanat ! Était-ce possible ! Mme Piédanat, si grosse, si commune, avec ce panier, avec cet air gras et louche de marchande à la toilette ! Je demeurais stupide. Pourtant, je balbutiai quelques excuses.

— Ça ne fait rien ; ça ne fait rien, mon cher monsieur Henry, dit-elle. Vous n’êtes pas le seul, allez, des amis d’autrefois à qui ça arrive de ne pas me reconnaître… Tout de même, vrai, je suis bien contente.

Je ne savais que lui dire : je m’informai de sa santé.

— Ça ne va pas mal, comme vous voyez, me répondit-elle. Pour sûr, on a ses petits ennuis, comme tout le monde. Enfin, qu’est-ce que vous voulez !… Vous avez bien sûr appris la mort de mon mari… les journaux en ont parlé, Dieu de Dieu ! Oui, il est mort, il y aura bientôt cinq ans… Ah ! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui !

— Et Charles ? demandai-je.

— Charles ? mon fils !… mais je vous remercie… Tenez, justement… c’est bien le cas de le dire… quand on parle du loup…

Elle me montra une élégante victoria qui descendait les Champs-Élysées, au trot de deux alezans. Et je reconnus Charles Piédanat, assis à côté d’une femme à cheveux rouges, dont le costume extravagant et l’effronté chapeau disaient le classement social.

— Oh ! pour ce qui est de lui, le cher enfant, me dit la grosse dame, en suivant la voiture de ses yeux attendris, il a bien réussi, je vous assure, bien réussi.

— Il est donc marié ?

— Ma foi, non, mon cher monsieur Henry, mais c’est tout comme… Elle est jolie, la petite, hein ?… Je vous promets qu’ils s’en donnent, les amours ! Et puis, entre nous, c’est pas les écus qui manquent !

J’étais de plus en plus ahuri et par ce que je voyais et par ce que j’entendais. La vieille femme continua :

— J’habite avec eux dans la rue Jouffroy. C’est plus commode, comprenez-vous, maintenant que je suis seule… Mais je m’oublie à bavarder… Il faut pourtant que j’aille porter sa petite commande à Marguerite Closvougeot, car voici l’heure du Bois et je pourrais la manquer.

Elle me tendit la main de nouveau.

— Ah ça ! voyons, quand venez-vous nous demander à dîner ? Vous savez, tous les soirs, à sept heures et demie… Charles sera joliment content de vous revoir.

Je rentrai chez moi, très mélancolique, l’esprit bouleversé par cette vision qui venait de surgir, inquiétante et tragique, des dessous les plus fangeux de la vie parisienne. Je me rappelai le temps déjà lointain où, toutes les semaines, nous allions, une bande de gais jeunes gens, dîner chez Mme Piédanat, l’accueil simple et charmant qui nous y attendait, et, une grande tristesse au cœur, je comparai l’intérieur aisé et décent d’autrefois avec l’intérieur d’aujourd’hui, où la demoiselle à cheveux rouges roulait dans la boue des destinées perverties la mère proxénète et le fils infâme.

L’hôtel de la rue Jouffroy ressemblait à tous les hôtels de cocotte. De la peluche, et puis encore de la peluche. Un parfum violent qui, dès en entrant, vous saisissait aux narines, semblait s’échapper de toutes les tentures, de toutes les portières, de tous les tapis. On eût pu, au nombre des meubles entassés dans les pièces et des bibelots entassés sur les meubles, compter le nombre des amants qui avaient passé là, amants d’une heure, d’une nuit, d’une année. L’article-Paris pêle-mêle avec les plus beaux objets du Japon ; des choses rares et d’un art exquis, à côté de choses bêtes et d’un goût stupéfiant ; tout le disparate, tout le décousu, tout le fugitif de ces existences hagardes se retrouvait jusque dans les détails les plus intimes de l’ameublement. Je ne sais rien de triste comme ces appartements qui recèlent tant de bêtise irréparable ; où chaque meuble vous conte un mensonge, une impudeur, une trahison ; où l’on voit sur telle vitrine l’agonie d’une fortune, sur tel chiffonnier les traces encore chaudes d’une larme, sur tel lustre une goutte encore rouge de sang.

— Ah ! vous voilà enfin ! s’écria Mme Piédanat, en entrant. Vous nous restez à dîner, n’est-ce pas, cher monsieur Henry ? Que vous êtes donc gentil !

Je refusai l’invitation.

— Charles ne sera pas content, pas content du tout… Enfin, ça sera pour une autre fois, n’est-ce pas ?… Vous regardez le mobilier !… C’est beau, hein ? La petite a du goût !… Et puis elle reçoit beaucoup de cadeaux.

Après un silence :

— Ça doit bien vous étonner, tout de même, franchement, de me voir ici ? dit-elle, subitement honteuse, et en jouant, d’un air embarrassé, avec les franges de son fauteuil. Mais qu’est-ce que vous voulez ! On ne fait pas toujours ce qu’on voudrait dans la vie… Tenez, il faut que je vous dise…

Elle se tourna, se retourna sur son fauteuil et, la figure grave, la voix légèrement émue, elle parla ainsi :

— À la mort de mon mari, je me trouvai ruinée. Nous avions payé pas mal de dettes pour Charles, puis mon mari s’était lancé dans des opérations de théâtre où nos économies avaient sombré complètement. Vous comprenez, Piédanat, absorbé par son art et toujours sorti, ne s’occupait ni de Charles, ni de moi, ni de ses affaires, et tout le monde – car il était très naïf au fond, – le trompait et le dupait. Vous jugez de ma situation. Mes affaires liquidées et mes meubles vendus, il ne me resta rien, rien, rien… pas ça. Comment vivre, une femme toute seule ? Impossible de compter sur Charles, qui avait essayé de tout : bourse, journalisme, administration, et n’avait réussi en rien… Ah ! j’en ai connu de la misère, je vous assure…

Pendant qu’elle parlait, j’examinais la triste vieille femme, sa face énorme, toute blanche et molle, et son triple menton qui s’arrondissait sur une poitrine pareille à l’arrière d’un brick. Sa main surtout attirait mon attention, une main courte et grasse, creusée de fossettes profondes, dont les doigts semblaient de caoutchouc, une patte répugnante de bête visqueuse qui paraissait faite exprès pour tripoter de sales choses. Elle avait, la Piédanat, malgré son émotion du moment, un tel air de vice inconscient et de honte acceptée que le dégoût me montait en nausées invincibles, du cœur aux lèvres. Elle continua :

— Vous vous rappelez, mon cher monsieur Henry, que j’étais assez adroite de mes mains, et vous avez vu bien des fois de mes petits travaux de tapisserie, de broderie, dont j’avais orné notre appartement de la rue Oudinot ! Je résolus de mettre ce talent à profit. Grâce à des recommandations charitables, je plaçai bientôt, un peu partout, mes ouvrages. Ma clientèle s’étendit… Ah ! dame ! qu’est-ce que vous voulez, quand le besoin commande, il ne faut pas être trop difficile sur le choix des clients… J’eus surtout beaucoup de succès parmi ces demoiselles qui, je dois le dire, payaient bien et sans jamais marchander. Dans les premiers temps, ça me rendait toute honteuse d’aller chez elles… Mais on se fait à cela, comme au reste, allez ! D’ailleurs, ces demoiselles étaient très aimables. Tante Piédanat par-ci, tante Piédanat par-là ; elles m’appelaient toutes : tante Piédanat. On m’invitait souvent à déjeuner, et souvent nous passions nos après-midi à siroter des verres de chartreuse, les coudes sur la table, ou bien à faire de longues parties de bésigue et des réussites. Elles me contaient aussi leurs petites histoires, leurs ennuis. J’ai pu leur rendre bien des services secrets qui m’étaient grassement payés en argent et de toutes les manières, car il ne se passait pas de semaine que je n’emportasse quelque chose de chez ces dames : une robe, des chemises, un chapeau, enfin de quoi me vêtir, me linger, et très chiquement, je vous promets…

Est-ce que je rêvais ? L’étonnement me fermait la bouche, me clouait sur mon siège. Il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination. Tante Piédanat, Charles, la femme aux cheveux rouges, la victoria, et toute cette peluche, et tous ces bibelots, et tous ces parfums, et le pianiste, et nos dîners d’autrefois, tout cela dansait dans ma pauvre cervelle une sarabande effrénée. La vieille reprit :

— C’est sur ces entrefaites que Charles fit connaissance de la petite. Il est si beau, mon Charles ! La petite en devint folle. Si vous saviez comme elle est gentille et bonne pour lui ! On ne peut pas le savoir, non, on ne le peut pas. Elle exigea qu’il vînt habiter avec elle : il n’y avait rien de trop joli, rien de trop cher pour mon Charles… Je voudrais vous montrer son cabinet de toilette, seulement ; tout en argent, à son chiffre, et des jeux de brosses en écaille ! Et tout, quoi ! C’est épatant ! Je suis venue aussi, vous comprenez, habiter avec mes enfants. La petite le désirait beaucoup, parce qu’elle manque d’ordre, voyez-vous. Elle n’était pas fâchée d’avoir auprès d’elle une femme sérieuse, pour tenir la maison et pour un tas de choses… Dame, vous pensez bien, dans sa position, il y en a des trucs et des trucs…

Tante Piédanat respira longuement, se moucha, hocha la tête.

— Pourtant, dit-elle, tout n’est pas rose, et je passe souvent par de rudes moments. Ainsi, hier soir, cher monsieur Henry, vous allez juger vous-même, vers le milieu de la nuit, voilà que j’entends des cris, des cris… C’était la petite qui criait : « Au secours ! à l’assassin ! » Ils ont bien souvent des disputes ensemble, mais jamais comme ça, jamais !… Je me lève toute frissonnante et je vais écouter à la porte de leur chambre… C’était terrible, cher monsieur Henry, terrible, c’était comme le bruit d’une lutte enragée : « Misérable ! » que disait Charles. « Au secours ! » que répondait la petite… Et des soufflets qui claquaient, et des choses qui tombaient, et comme un râle de femme qu’on étrangle !… Mon Dieu ! est-ce qu’ils allaient se tuer, maintenant ! Je restais là, mourant de peur, collant mon oreille contre le trou de la serrure, pour mieux entendre. Mais bientôt le bruit s’apaisa : « Tu m’aimes, dis que tu m’aimes ! » clamait la petite : « Oui, oui ! » répondait Charles d’une voix sourde. « Ah ! s… ! » — « Ah ! canaille ! » Et alors ce furent des baisers, des baisers haletants, sauvages, acharnés, des baisers qui retentissaient comme des coups. Pendant plus de vingt minutes, je suis demeurée là, immobile, écoutant… Ah ! cher monsieur Henry !

Il y eut un silence.

Oppressée, les regards perdus dans un rêve ignoble, elle murmura d’une voix presque pâmée :

— Je n’ai jamais eu ça, moi !… Jamais !