Poètes et romanciers modernes de la France/Alexandre Dumas

La bibliothèque libre.


POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE.


ix.
ALEXANDRE DUMAS.


Nous sommes déjà loin de ces discussions littéraires, de cette guerre d’écrivains qui signala les dernières années de la restauration. C’était un bon temps pour la littérature, temps de foi et d’enthousiasme, de paroles et d’actions, de luttes et de victoires, lorsque Henri iii et Hernani étaient des évènemens à côté de l’adresse des 221 et des bouleversemens ministériels, et qu’un combat s’engageait, animé, décisif, sur les marches du trône entre roi et peuple, sur le théâtre et dans les livres entre unité et variété ; lorsque enfin, comme à toutes les époques de rénovation, l’avenir et le passé se disputaient le présent, l’un pressé d’être, et l’autre lent à mourir. Alors tel avait, tout le jour, bataillé contre le pouvoir, à la tribune et dans les journaux, qui, le soir, venait siffler la liberté sur la scène, et tel autre, qui, dans la forme, s’était fait le champion des idées nouvelles, était resté, au fond, le partisan des idées anciennes, et n’oubliait pas de brûler chaque matin son grain d’encens, vers ou prose, sur les autels de la légitimité. Chose curieuse et pourtant naturelle : il est si rare que l’on fasse tout d’un coup le tour d’une idée ! Et puis, la liberté ressemble si souvent à la licence, le pouvoir singe si bien le despotisme, qu’on est toujours prêt à calomnier l’une et à médire de l’autre, pour peu qu’on ait intérêt à se tromper. Et puis encore, incessamment ballotté d’un souvenir à une espérance, il est aussi impossible à l’homme de renier le passé que de nier l’avenir. Et puis enfin, entre ces deux grandes choses, pouvoir et liberté, foi et science, unité et variété, traditions et progrès, quelques noms qu’on leur donne, il y a bien différence, succession, développement, mais non pas contradiction ; et quand l’opposition existe, lorsque la guerre éclate, c’est dans les passions des hommes qu’il faut en chercher la cause, c’est à leurs intérêts qu’on doit s’en prendre. Aussi, là où ces intérêts ne sont plus, dès que ces passions s’affaiblissent, le principe méconnu prend sa revanche, et la réaction est d’autant plus grande que la lutte était plus vive ; et par exemple, à l’époque dont nous parlons, le libéral était classique, et le romantique était légitimiste : règle générale qui souffrait peu d’exceptions.

Mais, divisés par un principe, un sentiment commun les réunissait, sans qu’ils le sussent : la nationalité. En effet, si les libéraux étaient demeurés légitimistes en littérature, c’était par un respect patriotique pour nos gloires littéraires ; et si leurs adversaires étaient déjà libéraux en fait d’art, ils n’en consacraient pas moins dans leurs œuvres les souvenirs classiques de notre patrie et la légitimité de nos gloires nationales. Ceci n’était pas seulement remarquable dans le choix de leurs sujets comme poètes, mais encore pour quelques-uns dans le hasard de leur naissance comme hommes. Rappelez-vous le camp de la nouvelle école : des quatre grands noms, Lamartine, de Vigny, Hugo, Dumas, qui dominaient la foule, comme les panaches d’autant de généraux, deux remontaient à l’ancien régime par la restauration, deux descendaient de la révolution par l’empire. — Congrès littéraire où toutes nos traditions avaient un organe, toutes nos gloires un représentant ! — Je n’ai point la prétention d’être ici l’historien du romantisme ; mais, biographe du dernier venu et du plus jeune des chefs de cette école, je dois parler du camp où il est né, le jour d’une victoire qu’il remporta lui-même dans le succès de son premier drame, Henri III.

Puisque je viens de placer le berceau de la nouvelle littérature sous la sauvegarde de nos souvenirs historiques, je ne calomnierai pas son origine en l’accusant de parenté, même éloignée, avec la licence et l’anarchie. Rien de ce qui s’incarne parmi les hommes n’est exempt de tache originelle, Dieu seul excepté ; et, quoique venant de lui, la vérité elle-même et le progrès, qui n’est que la vérité en mouvement, sont soumis à cette loi, en passant sur la terre. Heureusement il y a une autre loi, loi de grace, dont le signe est le baptême. À quand celui du romantisme ? Nous ne pouvons encore parler que de sa naissance.

Je ne sais plus qui a dit que le siècle de Louis xiv avait été le cours de rhétorique du peuple français, et le xviiie siècle, son cours de philosophie. Alors, certes, peu d’enfans disent adieu au collège d’une façon plus bruyante. Elle fut terrible l’émancipation du dernier siècle, émancipation peu originale dans ses formes, chacun le sait ; car notre révolution fut toute tachée de grec et de latin, comme l’érudition d’un jeune homme : sanglante preuve de l’influence de la littérature sur les lois et les mœurs ! À part les chefs-d’œuvre de l’éloquence sacrée et les écrits des philosophes, les deux derniers siècles n’ont été, sous le point de vue littéraire et du théâtre surtout, qu’un brillant placage de paganisme, une mosaïque antique au milieu de la société moderne ; et, sinon dans les idées, du moins dans les formes, le génie de l’imitation fut roi en France, à partir de Corneille, qui, placé entre le moyen âge et le siècle de Louis xiv, semblait venu d’Italie en passant par l’Espagne ; depuis ce grand homme, transition sublime entre deux époques littéraires, auquel il n’a manqué peut-être, pour devenir plus grand encore, qu’un peu moins de respect pour les règles d’Aristote, et un peu plus de mépris pour les jugemens de l’Académie, jusqu’à Voltaire, immense génie de destruction, à qui la Providence avait donné un bélier formidable pour abattre cet échafaudage de rhétorique païenne et de religion de palais qui pesait sur la France ; — aveugle Samson qui ne se doutait guère qu’il allait s’ensevelir lui-même sous la ruine du temple, avec ses deux bras de géant, sa littérature et sa philosophie.

En effet, tandis que, par-dessus le tombeau du patriarche de Ferney, un mouvement de philosophie croyante, chrétienne, catholique, s’est propagé de M. de Maistre, prophète du passé, à M. de La Mennais, historien de l’avenir, n’avons-nous pas vu un mouvement analogue, parallèle, s’opérer dans la littérature ? J’esquisse à grands traits pour être plus bref. Disciple de Jean-Jacques Rousseau, le poète philosophe, et de Bernardin de Saint-Pierre, le poète naturaliste, et sorti de ces deux écrivains, comme le fleuve de l’Arabie sort du Tigre et de l’Euphrate, Châteaubriand prouva, par ses leçons et par ses exemples, que la poésie procède de l’Éden pour retourner au ciel, source mystérieuse, océan de l’infini, où, tel qu’un soleil, Dieu se réfléchit sans cesse. En même temps, une femme, en qui l’originalité allemande s’était mariée au génie français, Mme de Staël, marraine et nourrice du romantisme, vint lui présenter, comme deux mamelles fécondes, la littérature allemande et la littérature anglaise. Bientôt après, moins connu, mais aussi digne de l’être, M. Ballanche refaisait et restaurait l’antiquité au profit du progrès philosophique et littéraire, et déchirant les voiles qui couvrent toutes les origines, comme les langes d’un berceau, il nous montrait la vérité dans la fable, et la poésie dans la vérité.

Cependant, héritier de la lyre d’André Chénier, précurseur et martyr, Lamartine avait rendu à l’ode, dont on avait voulu faire l’oiseau de Jupiter, les ailes blanches de la colombe. Tendre comme une espérance, vague comme l’infini, c’est le messie du sentiment. — Hugo, dans son panthéisme chrétien, avait transfiguré la matière en l’inondant de poésie, comme un fleuve qui sable d’or ses rivages. — De Vigny, mystique comme Klopstock, avait glorifié, dans ses beaux poèmes, les affections et les douleurs de l’ame. Vous le voyez, je passe, mais à regret, bien des noms remarquables, qui me pardonneront, je l’espère. Vous le voyez aussi, j’ai passé, mais à dessein, la littérature de l’empire, pâle contre-épreuve de celle de Voltaire, qui n’eut pas même la gloire de produire Delavigne, homme de talent et de conscience ; car Delavigne est une transition comme Corneille, et un juste-milieu comme Louis-Philippe, moins le génie de l’un et la royauté de l’autre[1].

Donc, en 1828, la révolution littéraire était complète, dans la philosophie comme dans l’histoire, dans l’ode comme dans l’épopée. Que restait-il encore à renouveler ? Le drame.

L’un avait dit : À moi la prière et ses ailes de séraphin !

Un autre : — À moi le monde et ses trésors de poésie !

Un troisième : — À moi l’ame et ses mystères !

Il fallait qu’un quatrième vînt qui dit : — À moi l’homme et ses passions !

Et il ne suffisait pas de le dire ; ici surtout, il fallait que la volonté fût inébranlable et le génie patient. En se plaçant sur le terrain des passions humaines, on devait commencer par en vaincre de nombreuses, d’opiniâtres, de désespérées. Barricadés dans la tragédie, comme dans leur dernier retranchement, les ennemis du mouvement littéraire, auxquels différentes escarmouches venaient d’enlever insensiblement toutes leurs positions, avaient compris qu’il s’agissait pour eux de vaincre ou de mourir. Flanqués du monopole et du privilège, ils s’efforçaient de tenir le drame emmailloté dans les règles d’Aristote et dans les langes de l’imitation ancienne. Excepté quelques voix généreuses, qui criaient : En avant ! et notamment celle de Sainte-Beuve, placé dès-lors aux avant-postes littéraires et comme aristarque et comme poète, toute la critique à cette époque n’était qu’une machine d’enrayure. Ajoutez à cela que, maîtres de la scène, deux acteurs de génie, Talma et Mlle Mars, avaient jeté leur manteau de pourpre sur l’agonie du vieux théâtre, si bien qu’à le voir ainsi paré, ainsi soutenu, tel qu’une momie royale entre deux dieux égyptiens, la foule se prenait à dire : Il est debout ! il vit !

Il y avait pourtant alors dans les bureaux du Palais-Royal un expéditionnaire qui ne pensait pas comme la foule, et qui se sentait assez de talent et d’énergie pour prouver qu’il avait raison de penser autrement. Né le 24 juillet 1813 à Villers-Cotterets, petite ville du département de l’Aisne, fils d’un général qui, des trois choses que les capitaines français trouvaient à la suite du drapeau tricolore, sur toutes les grandes routes de l’Europe, à savoir, la mort, la gloire, la fortune, n’avait rencontré que les deux premières ; ce jeune homme se trouva, à l’âge de 20 ans, avec une mère à soutenir, un nom à porter, un avenir à faire, une éducation à refaire. On a déjà lu dans cette Revue le récit qu’il trace lui-même de son départ de Villers-Cotterets, de son arrivée à Paris, et de la faveur qu’il dut au général Foy et à sa belle écriture d’entrer dans les bureaux du duc d’Orléans, aujourd’hui roi. « Alors, c’est M. Dumas qui parle, commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. »

Il s’en plaint comme d’un malheur, je serais tenté de l’en féliciter comme d’une chose heureuse. S’il n’entrait pas dans le monde avec la science des écoliers de son âge, il se rendait du moins cette justice, qu’il avait tout à apprendre, et qu’il devait se faire lui-même, ainsi que la plupart des hommes remarquables. Privé des bienfaits d’une éducation universitaire, il avait échappé en revanche aux dangers de cette serre chaude, où trop souvent les fruits avortent à force d’être précoces, et où presque toujours l’uniformité tue l’originalité. Que M. Dumas ne calomnie donc pas son enfance ; car si, d’une part, il doit aux vices de son éducation d’ignorer beaucoup de choses, je crois qu’elles étaient inutiles pour la spécialité à laquelle son talent l’appelait ; et, d’autre part, si, par suite de cette incurie, il a été souvent injuste envers le théâtre de Racine, qui, malgré son costume antique, est une de nos gloires nationales, ses préventions même le prédisposaient admirablement à une forme nouvelle. Pour les réformateurs comme pour les révolutionnaires, il s’agit encore plus de frapper fort que de frapper juste ; aussi, aveugles ou non, ils commencent presque tous par mépriser leurs devanciers et diffamer le passé.

Pour réparer les vices de son éducation, M. Dumas aurait pu se trouver dans des conditions meilleures. Il passa trois ans dans l’étude et le silence, « sans rien produire, sans même éprouver le besoin de produire. » Il suivait bien avec une certaine curiosité les œuvres théâtrales du temps dans leurs chutes ou leurs succès ; mais, ne sympathisant ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, il se sentait incapable de rien faire de pareil, sans se douter qu’il existât autre chose. Bientôt, en 1829, les acteurs anglais arrivèrent à Paris ; et le théâtre anglais, dont M. Dumas ne connaissait rien encore, fut pour lui ce que le théâtre grec fut pour Racine, le théâtre espagnol pour Corneille, une révélation. Dès lors sa vocation fut décidée ; il pouvait s’orienter désormais, n’avait-il pas une étoile polaire ? Il venait de s’éveiller au bord de l’océan, en face d’un monde nouveau pour lui. Il ne manquait plus qu’un vaisseau : où le trouver ?

Nous venons de voir l’enfant lutter avec l’ignorance et vaincre la paresse, ce serpent qui s’attache à toute force naissante pour l’étouffer dans son berceau ; nous allons voir maintenant le jeune poète aux prises avec les choses et les hommes, drame sublime où tant de Werther succombent ! travaux d’Hercule où tant de bras faiblissent ! car il faut deux choses à qui doit vaincre : une massue pour abattre, une truelle pour bâtir, la volonté et le génie !

Quand la fatalité, qui n’est que la liberté de Dieu, apparaît puissante et invincible, alors la liberté de l’homme surgit aussi, noble et fière, en face d’elle. — Ces belles paroles sont d’un de nos collaborateurs, M. Charles de Montalembert. Sénèque avait déjà dit : Voici un duel digne d’un témoin tel que Dieu, un homme fort aux prises avec l’infortune[2] ! C’est aussi un spectacle digne des hommes, et dont pourtant les hommes ne s’occupent guère, que celui d’un jeune écrivain qui se trouve à vingt-quatre ans jeté au fond d’un grenier ou d’un bureau, avec une pensée dans l’âme, une pensée à garder soigneusement, comme une lumière, dans un globe de cristal, au milieu d’un monde si plein qu’on s’y heurte à chaque pas ; une lumière à produire sur le théâtre, où il est si difficile d’arriver.

— Jeune homme, faites-vous connaître.

— Comment ? si vous m’en refusez les moyens.

— Écrivez dans les journaux.

— Ils regorgent, et d’ailleurs je suis poète, et non pas critique.

— Faites de l’opposition.

— À mon âge !

— Quelques odes monarchiques…

— Je ne sais faire que du drame.

— Tant pis pour vous !…

Que d’obstacles ! et les directeurs, inexorables cerbères de ces enfers qu’on nomme théâtres, — qui se défient si fort des jeunes gens, qu’ils ne laissent guère entrer que ceux qui sont morts ou à peu près ; et les comités de lecture, ridicules aréopages, composés de savans, de momies et de rivaux ! J’allais oublier les parvenus, les frères aînés, qui, lorsqu’on leur demande leur appui, vous répondent avec bienveillance : Je n’ai pas le temps ! Heureux encore si leur protection se borne là ! car l’envie est chose commune, voyez-vous ; ivraie malfaisante qui étouffe bien des épis en herbe ! Faites-vous comme vos aînés ? Faible copie ! — Faites-vous autrement qu’eux ? Mauvais système ! — Êtes-vous modeste ? Niaiserie ! — Confiant en vous-même ? Présomption ! — M. Dumas a bien raison de le dire : c’est une vocation ! Et, pour l’accomplir, il faut avoir, comme dit Horace, une ame de diamant dans un corps de fer. Les débuts sont tous ainsi, rudes, âpres ; désespérans. On commence par l’impossible pour arriver au difficile. Que d’exemples on pourrait invoquer ici ! Elles sont rares les renommées qui se font tout d’une pièce, sans obstacles, sans épreuves. C’est une initiation lente, laborieuse, que celle de la gloire. Si donc vous savez un talent ignoré, encouragez-le, applaudissez-le, alors surtout qu’athlète intrépide et lutteur opiniâtre, il se mesure, dans l’ombre et corps à corps, avec la destinée, et prélude par des victoires obscures, mais pénibles, à des triomphes futurs. — On admire le Rhône qui s’échappe de Lyon, comme un cheval de course, pour gagner, entre ses deux rives qu’il éclabousse en passant, l’arène immense de la Méditerranée : moi, je l’aime mieux à son départ, quand, mule patiente et hardie, il descend les Alpes, se penchant sur les précipices, glissant sur les glaces éternelles, pour venir se reposer à la fin du jour dans le lac de Genève, comme dans une prairie azurée. –

M. Dumas triompha de tous les obstacles ; il arriva malgré les conseils de ses chefs de bureau, qui lui disaient : Faites de la littérature comme Delavigne, et auxquels il répondait avec une ironique modestie : Faites de l’administration comme Colbert. Il est juste de dire qu’il trouva un ami dans M. Taylor, commissaire du roi près le Théâtre-Français ; un regard bienveillant sur mille indifférens ou hostiles ! Le dénouement de tout ce drame d’avant-scène, qu’il nous raconte d’une manière si intéressante dans la préface de ses œuvres, fut le succès de Henri III, un des plus beaux qu’on ait vus au théâtre. C’est de cette pièce, représentée pour la première fois le 11 février 1829, que date, dans les formes du drame, la révolution consommée depuis. Quelques timides essais avaient indiqué la voie, en la rendant en quelque sorte plus difficile, à cause de leur insuccès. C’était la Jane Shore de M. Lemercier, œuvre qui, comme traduction, ne pouvait pas faire époque ; c’était, plus récemment, la pièce plus intéressante, mais encore moins originale, de Mély-Janin, Louis xi à Péronne ; c’était bien avant en 1825, je crois, le Cid d’Andalousie de M. Lebrun, qui eut l’honneur de chûter magnifiquement entre Talma et Mlle Mars. Il manquait donc au drame nouveau le sceau d’un talent et l’éclat d’un triomphe.

Rien de plus curieux à observer que le mouvement de la critique à l’occasion de Henri III. Cette pièce avait deux péchés originels que les faiseurs de feuilleton absolvent rarement. D’abord, c’était le début d’un jeune homme, et, chose absurde ! les aristarques, qui ne sont souvent que des camarades, se font plus sévères envers ceux qui commencent leur nom, qu’à l’égard de ceux qui le continuent. En second lieu, M. Dumas brisait un peu brusquement avec les habitudes du théâtre. Au dialogue sentencieux et guindé de la tragédie de l’empire, il substituait la conversation vive, naturelle du drame. Plus de cothurnes, de laticlaves, de casques ; mais des toques, des souliers et des pourpoints. D’une main, il mettait à la porte les Romains de M. Arnault et de M. de Jouy ; de l’autre, il introduisait sur la scène les Français du moyen âge, les hommes de Shakspeare et de Schiller. Il détrônait Aristote et ses prétendues unités, et, délivrant le drame de ses lisières, il le lançait dans une voie plus large, entre l’histoire et le cœur humain. Tout cela nous paraît bien simple aujourd’hui ; mais c’était si hardi alors, que la critique oublia presque complètement le fond, pour ne s’occuper que de la question de forme. Dès lors pourtant, les érudits, je me sers d’une expression modérée, attachèrent leur loupe envieuse sur l’œuvre du jeune homme. Voleur comme un conquérant, il nous était revenu de l’étranger, chargé de dépouilles opimes ; elles lui furent reprochées comme des larcins par des hommes façonnés de longue main à louer tels et tels qui volaient Voltaire qui vola Racine qui vola Euripide qui vola quelque poète dont le nom n’est pas venu jusqu’à nous.

À la distance où nous sommes aujourd’hui de la polémique passionnée de 1829, nous pouvons juger cette pièce avec impartialité. J’y distingue trois faces qu’on peut apprécier séparément et dans leur ensemble : le drame extérieur, de costume et de langage, le drame historique, et le drame intérieur ou de passion. Je suis peu sensible à tout ce qu’on nous donne pour de la couleur locale, — kyrielle de noms propres, luxe de vieux jurons, richesse de friperies, qui ne masquent souvent que la faiblesse et l’indigence. Corneille et Shakspeare ne s’en souciaient guère. Ils savaient bien qu’on ne fait pas du drame avec de la généalogie et du blason, pas plus qu’on ne fait de l’histoire avec des descriptions et des dates. Aussi, de même que je n’adresserai pas d’éloges à l’auteur d’Henri III ni sur la coquetterie de son vestiaire, ni sur la richesse de son arsenal, ni sur l’abondance de son glossaire, ainsi je ne le chicanerai pas non plus sur les quelques anachronismes qui ont pu échapper à ses recherches. Il faut confronter le dramaturge, non avec du Cange, mais avec les chroniqueurs de l’époque qu’il a choisie.

C’est une grande et belle chose qu’un drame historique ! Je ne dis pas ces froides découpures d’une chronique où l’arrangeur se trame péniblement sur les pas de l’annaliste ; je ne dis pas ces insipides copies du Moniteur, où l’on découpe du drame comme des faits Paris ; je parle de ces magnifiques compositions à la Walter Scott, où, même en faisant du roman, l’on est plus vrai que l’histoire. Dans une époque plus ou moins éloignée, plus ou moins poétique, tailler un cadre que l’on resserre ou qu’on étend à sa fantaisie, grandiose comme Michel-Ange, séraphique comme Raphaël, coloriste comme Rubens, sur cette toile qui s’anime, au milieu de ces groupes qui respirent le mouvement et la vie, jeter quelques-unes de ces figures de héros, admirables fossiles de l’histoire ; revêtir ces squelettes géans de chair et de beauté, rendre à cette poitrine déserte son courage d’homme ou son cœur de femme, et, dans cette tête profonde, tabernacle de l’ame, rappeler la pensée ; puis, dérobant au ciel la flamme créatrice, souffler sur son œuvre le feu du génie, au risque d’être foudroyé par l’histoire, comme Prométhée par Jupiter : voilà ce qui s’appelle faire du drame comme Shakspeare et Schiller, comme Homère et Tasse ont fait de l’épopée, Walter Scott et Manzoni du roman.

Est-ce le programme que l’auteur de Henri iii s’est proposé ? et dirai-je qu’il l’a rempli ? J’aurais peur de paraître partial lorsque je ne veux être que juste. D’ailleurs, je n’ai pu encore lui pardonner d’avoir balafré, au moral comme au physique, le grand Henri de Guise, l’homme courageux, le héros populaire, le représentant de l’opinion libérale de son siècle, dont il a fait un ridicule conspirateur, un tyran domestique, un lâche assassin. Que quelques mémoires du temps autorisent une telle donnée, je ne le crois pas : mais peu importe. Il faut accepter les grands hommes tels que nous les lègue l’histoire, gardienne de leurs tombeaux, et ne pas se mettre contre eux légèrement du côté de la calomnie, qui s’attache à leur mémoire comme les vers à leurs cadavres.

Si M. Dumas viole parfois, sciemment ou à son insu, la vérité historique, passagère, relative, il ne lui arrive jamais de méconnaître la vérité éternelle, universelle et absolue. Il faussera bien le personnage, mais non pas l’homme ; l’ame lui échappera quelquefois, jamais le cœur. Le drame d’intérêt, le drame intérieur, voilà surtout son domaine ; c’est là son triomphe. Dans quelque époque qu’il place son sujet, à quelque fait historique qu’il le rattache, on sent toujours le cœur battre chaud et palpitant dans la poitrine de ses héros, sous le pourpoint du moyen-âge comme sous le frac moderne, à travers la collerette d’Adèle d’Hervey comme à travers la fraise de la duchesse de Guise. Peintre de passions, il pousse la logique jusqu’au crime, et la vérité jusqu’au cynisme. Tel nous le verrons dans ses autres pièces, tel nous le trouvons déjà dans Henri iii. Malgré la lenteur de l’exposition et la fantasmagorie du premier acte, malgré peut-être la nouveauté de la partie historique, ce drame obtint un immense succès d’intérêt et de larmes, grace au dramatique qui alterne avec l’histoire, grâce au dénouement pathétique et déchirant qui couronne le tout. Comme contexture, comme composition, cette pièce indique assez ce que pourra faire l’auteur. Bien qu’on aperçoive, par ci par là, les coutures du drame à l’histoire, cependant tout s’enchaîne, tout se lie, tout se développe naturellement et sans effort. Nous abrégeons nos observations sur ce point : l’occasion se présentera plusieurs fois à nous de faire remarquer l’art avec lequel M. Dumas combine son œuvre, la perfection à laquelle il atteint dans le mécanisme du drame.

La soirée de Henri iii fut un moment fatal, décisif dans la vie de notre auteur. Qu’était-il la veille ? — Un expéditionnaire qui se mêlait de littérature, un fou ? C’est trop noble ! Un niais ? peut-être. Une énigme ? sans doute. Et il se retrouvait poète, une tribune sous les pieds, un monde à qui parler ; et puis là bas, au fond, au-dessous de lui, l’applaudissant, malgré eux, avec la foule, les princes et les bureaucrates, ses tyrans de la veille, ses flatteurs du lendemain.

Ici se termine la première phase de son existence. Avant de le suivre dans la seconde, nous devons dire un mot d’une pièce qui, bien que jouée plus tard, se rapporte à la phase précédente. Huit mois avant Henri iii, Christine avait été reçue à corrections au Théâtre-Français. C’était alors une tragédie en cinq actes, emprisonnée dans les trois inévitables unités. C’était la pièce que vous connaissez, moins le prologue si piquant et si fin, moins l’épilogue, si grand et si funèbre ; moins le rôle de Paula, si ravissant et si dévoué. Mais on y trouvait dès lors Christine abdiquant le trône par caprice, comme on quitte un amant, et le regrettant par ennui après l’avoir quitté ; Christine, coquette d’esprit, pédante de cœur, passionnée dans son amour, terrible dans sa jalousie. Mais on y retrouvait déjà Sentinelli, si beau dans ce fameux monologue où M. Dumas a peut-être surpassé Goethe en l’imitant ; Monaldeschi, rôle neuf au théâtre, si hardi dans sa vérité, si vrai dans sa lâcheté ; Sentinelli et Monaldeschi en face l’un de l’autre, dans la scène finale du quatrième acte, une des plus heureuses créations de l’auteur.

Malgré ces chances de succès, l’administration ne se décidait pas à jouer la pièce. On renvoyait M. Dumas de tribunal en tribunal. Un beau matin, accompagné de M. Firmin, il comparut, avec son manuscrit, par-devant M. Picard, qui reçut le manuscrit, et pria l’auteur de repasser. M. Dumas revint seul. Feu Picard l’accueillit avec un sourire où il mit autant de bienveillance qu’il y en avait peu dans ses paroles. C’était par compensation, probablement.

— J’ai lu votre pièce, jeune homme.

— Vous êtes bien bon, monsieur.

— Avez-vous quelque autre moyen d’existence… que le théâtre ?

— Une place de 1500 francs au secrétariat du Palais-Royal.

— À la bonne heure !… allez à votre bureau !….

Que Dieu fasse paix à l’ame de M. Picard ! Corneille se trompa bien sur Racine ! soit dit sans comparaison ; je respecte trop Corneille et Racine.

La protection de M. Picard acheva Christine dans l’esprit de ses juges au théâtre. Après le succès de Henri iii, M. Dumas refondit son œuvre, qui s’accrut du prologue et s’enrichit de l’épilogue, que les proportions du drame ne permirent pas de jouer après la première représentation, mais qui, à la lecture, me paraît un morceau plein de caractère, d’originalité et d’élévation : — agonie de Christine, assistée par Paula, sa rivale, et confessée par son complice, Sentinelli. Dans cette seconde édition manuscrite, Paula vint montrer sa touchante figure de jeune fille à côté de la grande et royale personne de Christine ; — Paula, sœur cadette de la compagne de Lara, dans lord Byron, moins épique et moins sublime que son aînée, mais plus malheureuse et plus dramatique.

Ce serait une étude curieuse et intéressante pour la critique que de suivre ainsi, à travers les années et les progrès d’un poète, chacune de ses œuvres dans toutes ses modifications et ses transformations successives, enfant qui grandit et se développe sous l’œil et par les soins du père, avant de se produire dans le monde. La plupart des pièces de Shakspeare, génie spontané et d’un jet facile pourtant, ont été faites ainsi et refondues par la main du maître, après le grand jour de la représentation. Il y a une chose plus difficile que de faire, — refaire : c’est presque toujours le cachet d’un ouvrier plus puissant ; sorte de rédemption artistique qui renferme un mystère plus grand que celui de la création.

Malheureusement, nos auteurs se corrigent trop tôt de cette habitude de patience et de travail, qui est la condition de tout mérite réel, de tout talent progressif. Comme on entoure d’entraves les premiers pas du jeune homme, il est obligé de résumer toutes ses forces dans un suprême effort, et il se signale ordinairement par un coup d’éclat. Mais, trop libre bientôt dans sa victoire, sans concurrence et sans émulation, il laisse en chemin le travail et la patience, qui ne sont pas le génie, comme disait Buffon, mais qui en sont les auxiliaires ; et après deux ou trois pas de géant, on s’étonne de ne plus trouver qu’un nain. Voilà pourquoi les succès tuent plus de talens que les revers n’en étouffent. Un poète oriental appelle la conscience l’œil du cœur : c’est aussi l’œil de l’esprit ; et de même que sans conscience morale pas d’honnête homme possible, ainsi pas de grand homme durable sans conscience littéraire.

Revenons à Christine. Malgré les corrections de cette pièce, la comédie française refusait de la jouer. M. Harel, instruit des tribulations de l’auteur de Henri iii, fit de la diplomatie de coulisses, et enleva Christine au Théâtre-Français, au profit de l’Odéon dont il était alors le directeur. La pièce fut jouée le 30 mars 1830 ; seconde campagne de M. Dumas, et seconde victoire, aussi brillante, quoique plus disputée que la première.

J’ajouterai peu de mots à ce que j’ai déjà dit sur cet ouvrage. Quand on ne tient pas la plume d’une main ferme et assurée, l’écueil de tout travail à reprises est le manque d’unité, sinon dans l’ensemble, du moins dans les détails. On peut reprocher ce défaut à Christine ; l’auteur n’avait pas encore acquis toute l’habileté de mécanisme qui le distingue aujourd’hui ; aussi, lenteur dans le développement, langueur dans l’intérêt. Le style est parfois embarrassé, dur, incorrect ; on dirait du Crébillon. Ces passages, qui trahissent la main peu exercée du jeune homme, se rapportent évidemment à une date plus ancienne que d’autres, remarquables par la pensée et l’expression. Le rôle de Paula est écrit avec un naturel délicieux et une grace charmante. Le prologue et l’épilogue surtout sont d’un poète énergique et puissant. Enfin Christine me paraît l’œuvre de M. Dumas la plus forte de conception, mais non d’exécution ; la plus consciencieuse, quoique la moins finie ; en un mot, la plus défectueuse et la plus élevée.

Voici maintenant la plainte la plus amère de la passion contre la société, le plaidoyer le plus dramatique de M. Dumas contre son siècle ; voici sa plus grande gloire dans le présent et son plus grand crime dans l’avenir.

Il y avait une communauté de familles, et dans cette communauté, une loi inviolable entre toutes, une institution admirable entre tant d’autres : — le mariage.

Deux êtres se prenaient par la main et allaient devant Dieu se jurer foi et fidélité, et les hommes ne séparaient pas ce que Dieu avait uni. Nul autre divorce que la mort.

Des couples mal assortis, malheureux, il s’en trouvait déjà sans doute ; mais comme pour eux la vie n’était qu’une épreuve, et le mariage qu’un moyen, ils souffraient avec patience ; car, au bout de leurs souffrances, il y avait la mort ; ils portaient avec résignation le fardeau de la vie, car au bout du chemin il y avait le ciel :

La mort, lieu de réunion où ceux qui s’aimaient se donnaient rendez-vous pour s’aimer encore !

Le ciel, lieu d’amour où ceux qui n’avaient pu s’entendre dans le temps venaient se réconcilier pour l’éternité !

Et puis, de l’homme à la femme, il existait un lien, un médiateur, — l’enfant. Épouse infortunée, la mère trouvait dans son fils la foi du bonheur et l’espérance de l’immortalité.

Or, dans cette communauté de familles survinrent des calamités, des perturbations dont je ne veux maintenant vous rapporter que celle-ci :

Ce fut comme une violente tempête qui fit perdre à l’arche des nations son gouvernail et la vue du firmament, son point de départ et le but de son voyage.

Si bien que les hommes se prirent à aimer le temps pour le temps et la vie pour la vie. La traversée devint un terme au lieu d’un passage, le mariage un but et non plus un moyen.

On prit le hasard pour guide et le plaisir pour dieu.

Il y eut des chartes d’amour qui s’appelèrent contrats, des impôts d’hymen qu’on nomma dots.

Le sentiment fut sacrifié à l’intérêt, le bonheur aux convenances.

Le faible devint la proie du plus fort ; la femme, la victime de l’homme.

Et cette proie n’avait pas de vengeur, car Dieu n’existait plus ; et cette victime n’avait plus d’espoir, car la tombe, c’était le néant.

Alors d’affreuses compensations, de honteux compromis, d’infâmes marchés.

Le divorce se glissa au cœur des époux, l’adultère dans la couche nuptiale.

Les plus hardis se séparèrent avec scandale ; les plus lâches restèrent unis dans l’infamie.

Les hospices eurent des enfans sans mères ; les ménages eurent des pères sans enfans.

Cependant la société, moins conséquente, avait continué, par habitude, d’appeler tout cela crime, au nom de Dieu, et honte, au nom des hommes.

Et ceux qu’on poursuivait ainsi se mirent à maudire la société dans leur cœur, et à blasphémer Dieu.

Interprète de ces malédictions, expression de ces blasphèmes, bientôt une voix s’éleva et retentit sur le théâtre.

J’ai parlé de gloire et de crime ; il n’y a peut-être ni l’une ni l’autre : car la voix ne fut qu’un écho, l’homme n’était qu’un instrument.

Prêtre de la passion, il fit l’apothéose de l’adultère, c’est-à-dire Antony.

Antony, bâtard, enfant perdu ; autrement il aurait appris de sa mère qu’il y a quelque chose en deçà et au delà de cette vie, et il aurait compris que, pour ne pas être conséquente, la société n’est pas absurde, et que, quoique sévère, Dieu n’est pas injuste ; — Antony, curieux comme Faust, passionné comme don Juan, fidèle comme Werther ; moins pur que le Didier de M. Hugo, aussi fataliste que le Jacques de Diderot ; qui tue sa maîtresse pour l’arracher à son époux, et la sauve de l’infamie en se déclarant assassin : — Antony enfin, un des types les plus hardis du siècle au point de vue de la passion ; — le héros de l’adultère.

Et qu’on ne vienne pas me dire que ce n’est pas là l’ouvrage de M. Dumas, et que je fais Antony plus grand qu’il n’est. Explosion d’un sentiment individuel, ou retentissement d’une douleur générale ; œuvre de conscience ou manifestation instinctive ; résumé philosophique des mœurs actuelles, ou traduction spontanée d’une situation particulière, peu importe : voilà Antony tel que l’ont senti tous ceux qui sentent, tel que l’ont pensé tous ceux qui pensent, tel que l’a fait celui qui fait toutes les pièces, le public. Et quand ce ne serait pas celle que rêvait l’auteur, qu’est-ce que cela prouverait ? À part quelques rares privilégiés, quelques génies virils, qui, joignant la conscience à la force, dominent leur siècle et engendrent l’avenir ; être sympathique et passif comme la femme, le poète, le plus souvent, d’après Platon, conçoit sans volonté et produit sans intelligence. C’est l’ame de la sybille, centre magnétique où toutes les influences viennent aboutir, sorte de foyer acoustique où tous les bruits épars, tous les sons confus d’une époque viennent converger, pour en sortir avec une voix articulée, puissante, solennelle. Seulement il y a des ames qui se placent au point de convergence des blasphèmes et des malédictions d’un siècle ; il en est d’autres, échos choisis, qui ne renvoient que cantiques d’amour et de bénédictions : il y a des prophètes du ciel et des prophètes de l’enfer.

Et maintenant, où est le besoin de dérouler devant vous cette scène d’amour en cinq actes qui a nom Antony ? Pourquoi relever dans ce drame le manque de situations ? C’est peut-être un mérite de plus, en un sujet pareil, que cette simplicité d’action et cette uniformité d’intérêt. M’amuserai-je à reprocher au premier acte son exposition romanesque ; au troisième, sa fin romantique ? L’une est commune, l’autre est atroce. Celle-ci est un défaut de composition, celle-là une infidélité de caractère. Quelle nécessité d’ajouter le viol au portrait d’Antony ? Adèle est trop faible pour résister ; il est trop fort pour être lâche : elle n’est pas assez pure pour ne céder qu’à la violence ; il n’est pas assez haï pour recourir à la brutalité, à moins peut-être qu’on ne l’excuse avec quelque axiome de galanterie que je ne citerai point, par respect pour le sexe. Je ne m’arrêterai pas davantage à signaler les beautés du deuxième acte, le dramatique du quatrième, et le pathétique du dernier. Tous ceux qui liront ces pages ont lu ou vu Antony, et je ne leur apprendrai rien qu’ils ne sachent déjà, et mieux que moi sans doute, si surtout ils ont fait connaissance avec cette œuvre, au milieu des révélations de Mme Dorval et de Bocage.

Savez-vous que le drame moderne ou la tragédie bourgeoise, dont on pourrait peut-être, sans trop d’efforts, faire remonter l’origine chez nous jusqu’à la tragi-comédie de Corneille, ce drame qui, pendant le grand siècle, tout honteux parmi les beaux seigneurs et les passions royales, se réfugia dans quelque coin de la comédie de Molière ; qui s’enhardit bientôt, et, sous la plume de Diderot et de Beaumarchais, se mit à parler philosophie et liberté, pour venir plus tard, à travers les larmes de Misanthropie et Repentir, faire de la passion et du désespoir dans Antony ; — savez-vous que ce drame est plein d’avenir chez nous, Français d’aujourd’hui qui n’avons plus assez de gaîté pour rire aux satires de Molière, plus assez de cœur pour pleurer aux élégies de Racine, plus assez d’ame pour nous électriser aux transports de Corneille, mais qui retrouvons gaîté, cœur et ame en famille, pour des ridicules de famille, pour des douleurs de famille ; chez nous, bons bourgeois du xixe siècle, sur lesquels a passé et repassé le terrible niveau des révolutions ; sans clergé, car qu’est-ce que les prélats de France ? des vivans qui s’obstinent à mourir ! — sans aristocratie, car qu’est-ce que les pairs de France ? des mourans qui s’acharnent à vivre ! — sans royauté, car qu’est-ce que le roi de France ou des Français ? un revenant ! qui ne sait ni vivre ni mourir ! — Je dis donc que chez un tel peuple qui n’est plus enfant et qui n’est pas encore homme, peuple de petits souverains, peuple d’écoliers à peine échappés du collège, qui se moque de l’antiquité parce qu’il croit la trop connaître, de son histoire parce qu’il ne la connaît pas, de ses rois parce qu’il ne les reconnaît plus ; dans un pays où les mœurs tendent à se faire populaires, de royales qu’elles étaient, où les intérêts sont devenus républicains, après avoir été monarchiques, où les passions naguère sociales s’individualisent de plus en plus, il faut bien que le drame, parfois du moins, se résigne à descendre des hauteurs de la tragédie et des majestés de l’histoire, pour se mêler aux enfans du siècle et aux bourgeoisies de la plaine. Ce sera moins de grandeur ; mais plus d’intérêt. On admirera moins ; on pleurera davantage. La fable gagnera en sentimens ce qu’elle pourrait perdre en pensées. Le poète étudiera les vivans après les morts. Après avoir fait de l’anatomie, il fera de la physiologie. Au lieu de ressusciter ceux qui ne sont plus, il peindra ceux qui sont : œuvre moins grande, moins divine sans doute, mais plus humaine, en ce sens que tous peuvent l’essayer, mais plus difficile, en ce sens que tous peuvent la juger. Peu lisent dans le passé, tous voient dans le présent. Vous pouvez bien, avec la féerie de vos décors, le carnaval de vos costumes, et l’étrangeté de votre jargon, en imposer quelquefois au public ; vous pouvez bien, travestissant les morts à votre caprice et calomniant leur mémoire à votre fantaisie, faire passer Henri de Guise pour un assassin sans ame, Marie Tudor pour une maîtresse sans honte. Aux yeux de la foule, l’histoire est comme un firmament, où les grands noms forment autant d’étoiles, qu’on ne distingue guère les unes des autres qu’au télescope de la critique. Mais abaissez votre ciel, et descendez sur la terre ; mais encadrez votre fable dans un de nos salons ; mais donnez à vos personnages notre langage et nos costumes, aussitôt le public devient critique instruit et juge compétent.

M. Dumas est sorti vainqueur de cette épreuve, il a prouvé qu’il comprenait, ou plutôt qu’il sentait les hommes d’aujourd’hui mieux que ceux du moyen-âge : témoin Antony, que nous venons de résumer ; témoin aussi, mais à un moindre degré, Térésa, dont nous allons dire un mot.

Térésa, jouée dans les premiers mois de 1832, est le pendant, la queue d’Antony, non pas dans les pensées, dans l’intention de l’auteur, il ne s’en doutait probablement point ; mais dans la logique des faits, dans la génération des idées. C’est un autre corollaire du même principe ; c’est le second dénouement du même drame, c’est une variation sur le même thème, l’adultère : il y en a bien d’autres, malheureusement ! — Faut-il prouver ce que j’avance ? Prenez la première de ces deux pièces au dernier acte, à cette scène si dramatique et si déchirante où Antony, le sombre et fier Antony, vient apprendre à la tremblante Adèle que son époux arrive. Eh bien ! supposez à Antony moins d’amour, moins de jalousie, moins de courage ; à Adèle moins de pudeur, moins de remords, moins de franchise, et ces deux amans, au lieu de se réfugier dans la mort, vont se cacher dans leur crime et vivre de leur infamie. Adèle masquera sa honte sous un sourire, et fardera l’adultère d’hypocrisie : criminelle au fond, vertueuse en apparence, elle se partagera entre son mari et son amant ; deux fois vile et deux fois aimable, ce sera Térésa. Antony, de son côté, armera son amour de ruse au lieu de désespoir ; il éteindra sa jalousie dans des caresses volées : amant de la femme, ami de l’époux, heureux par l’une, estimé par l’autre, voilà Arthur. C’est que ces choses se voient ailleurs qu’au théâtre. Maintenant qu’il entre, le mari, — colonel d’Hervey ou baron Delaunay, comme on voudra, — et le drame recommence avec de nouveaux caractères et des combinaisons nouvelles. Le baron Delaunay a-t-il une fille d’un premier lit ? Amélie sera l’épouse d’Arthur. Complications de perfidies, croisement d’adultères, jusqu’au moment où les deux victimes, le vieillard et la jeune femme, le père et l’enfant s’éclaireront l’un par l’autre. Alors le drame se relève en se dénouant ; l’intérêt s’accroît en se déplaçant. De Térésa et d’Arthur il se reporte d’abord sur Amélie, ange d’innocence et d’amour, qui traverse toute cette intrigue de crimes et de faussetés sans que sa pureté en soit ternie, sans que son bonheur en soit altéré ; et puis sur Delaunay, noble vieillard à l’ame ardente, au cœur généreux, qui se réveille entre l’inceste et l’adultère, entre un déshonneur irréparable et une vengeance impossible.

Cette pièce rappelle un peu trop l’École des Vieillards, le meilleur ouvrage de M. Delavigne, et la Mère et la Fille, de M. Mazères. Son plus grand tort est d’être venue après Antony. Il y a certes autant de talent et d’intérêt dans Térésa, et plus de situations. Mais ce drame est d’une nature moins forte, moins exceptionnelle que son aîné. Térésa, c’est la trivialité, le prosaïsme de l’adultère ; Antony en est l’héroïsme et la poésie. L’un est la règle, l’autre l’exception. Antony, enfin, a fait Térésa. Il a fait bien d’autres choses, livres ou romans, plus belles que Térésa et peut-être qu’Antony.

M. Dumas nous avait montré l’homme individuel, passionné, Antony, en lutte avec les devoirs et les préjugés de famille : voici venir l’homme politique, l’ambitieux en face des devoirs d’état et des obligations sociales, Richard d’Arlington. C’est la première de ses pièces à collaboration ; car elle est antérieure à Térésa, qu’il fit avec M. Anicet. Cette fois, M. Dumas avait pour collaborateur M. Dinaux, homme de conscience, qui conçoit le drame comme un moraliste, mais qui ne l’exécute pas comme un dramaturge ; M. Dinaux, l’auteur, ou plutôt l’inventeur du Joueur, pièce que j’ai eu le tort d’oublier en parlant du drame moderne. De cette rencontre au théâtre de l’homme à simples conceptions et de l’homme à exécution parfaite, de M. Dinaux et de M. Dumas, naquit Richard d’Arlington, l’ambitieux au xixe siècle, l’ambitieux du gouvernement représentatif, qui, enfant recueilli par un honnête docteur, en épouse la fille pour devenir éligible, et la délaisse quand il est député ; qui, député, fait de l’opposition pour se faire craindre, et l’abandonne pour être ministre ; c’est encore une de ces choses qui se voient : mais ici l’exception commence ; — qui, ministre, convoite un mariage d’argent et une aristocratie d’alliance ; — ce n’est pas tout-à-fait là l’exception, — mais qui, sur le point d’épouser un nom et une fortune, rencontre sur son chemin sa première femme, commencement et fin de son rêve, car il s’en défait par un crime qui le perd en l’éveillant.

Autour de cet odieux personnage viennent se grouper trois autres figures, distinctes de caractère, diverses d’expression. D’abord en face de lui Jenny Gray, ange volé au paradis de Walter Scott, et qui n’est pas dépaysé dans celui de M. Dumas, épouse dévouée et discrète, pleurante et résignée. M. Dumas a un faible pour ces femmes-là. Presque toutes les héroïnes de son invention ou de son choix sont des modèles de patience et d’abnégation, servantes de plaisir, esclaves d’amour. Il traite un peu le sexe à la manière de Mahomet et de Manou. Ceci n’est pas un reproche que j’adresse, mais un fait que je signale. C’est que sur ce point, ainsi que sur bien d’autres, M. Dumas a le tort ou le mérite d’exprimer son siècle, et d’en exagérer les infamies. C’est qu’à défaut de raisonnement il y a toujours un instinct conservateur qui révèle aux sociétés les plus corrompues, que là où le lien moral est brisé, la force reste seule, et qu’en matière de gouvernement domestique, on compense aussi le dérèglement de la licence par la brutalité du despotisme.

À la droite de Richard, nous trouvons Thompson, intrigant de bas étage, ambitieux subalterne, qui pousse son patron d’un comptoir à la tribune, de la tribune au ministère, de lâcheté en trahison, et de trahison en crime ; — à sa gauche, inconnu, le bon ange, la conscience, Mowbray, qui veille sur son fils sans se faire connaître, cherchant à l’arrêter au bord du précipice, qui n’a qu’un mot à dire pour dénouer le crime et le drame, et qui ne dit ce mot que lorsque tout est consommé, drame et crime : — Tu es mon fils, et je suis le bourreau ! J’avoue que je ne crois pas qu’il soit possible de faire quelque chose de plus maladroit que la conscience dans cette pièce. En général, visible ou invisible, M. Dumas fait assez mal parler ce personnage.

Dans Richard d’Arlington, l’auteur a déployé toute l’habileté de mécanisme qui le caractérise. Ce drame est tissu avec un art infini. Rouages, ressorts, caractères, tout s’emboîte, s’enchaîne et se développe avec aisance et précision, dans les détails et dans l’ensemble. La curiosité se soutient ; l’intérêt progresse. Mais, comme on pouvait le prévoir, peu de développement interne, nulle profondeur ; toute vie est à la surface, tout mouvement à fleur d’ame. L’exécution s’est trouvée plus forte que la conception. Le dramaturge a effacé le moraliste. M. Dumas a tué M. Dinaux.

À la suite de Richard d’Arlington se présente naturellement le dernier ouvrage de M. Dumas, ce drame qui vient d’obtenir, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, un si brillant succès d’intérêt et de larmes. Angèle est, en effet, le pendant de Richard, comme Térésa est celui d’Antony. Alfred d’Alvimar, héros de la nouvelle pièce, est un ambitieux comme Richard, avec cette différence qu’au lieu de passer par les élections et la tribune pour arriver au pouvoir, c’est à travers les salons et les boudoirs qu’il se fraie un passage à la fortune et aux honneurs. L’ambitieux du gouvernement représentatif a fait place à l’intrigant de la régence, type du dix-huitième siècle, qui ne se trouve plus que par échantillon dans le nôtre ; exception curieuse à mettre en scène pourtant, car le drame vit d’exceptions presque autant que de généralités. L’Échelle de femmes, tel devait être le premier titre de cette pièce. Mais il est arrivé pour Angèle ce qui est arrivé pour Richard, ce qui arrivera pour tous les ouvrages de M. Dumas, c’est que le drame d’intérêt et de passions a absorbé peu à peu celui de mœurs et de caractères. Après d’incroyables efforts pour soutenir, durant les trois premiers actes, le personnage froidement égoïste d’Alfred, l’auteur, obéissant à l’instinct dramatique dont il est pourvu, l’a abandonné presque complètement, pour concentrer tout l’intérêt autour de deux autres figures plus dignes de le fixer, Angèle et Henri Muller. Angèle, faible enfant, un des échelons de la fortune de d’Alvimar, et qu’il a repoussée du talon, après lui avoir légué le remords devant sa conscience, parce qu’il l’a déshonorée, et la honte devant le monde, parce qu’il l’a rendue mère. Henri Muller, une des plus touchantes inventions de l’auteur, jeune artiste, poitrinaire comme Novalis, dévoué comme Ralph ; médecin, il sait qu’il va bientôt mourir ; amoureux d’Angèle, il se tait, car qu’a-t-il à lui offrir ? le cœur d’un amant déjà fiancé à la tombe. Mais s’il ne peut être son époux, il sera du moins son protecteur, son vengeur au besoin ; rival d’Alfred, il le suit pas à pas sur sa dangereuse échelle, et quand, au dernier degré, le misérable cherche à s’assurer dans sa haute position et à s’équilibrer dans son infamie, Muller se dresse, en face de lui, tel qu’un spectre, pour le précipiter dans la mort.

Les trois premiers actes d’Angèle, préface indispensable au drame dont ils posent, un peu longuement, les prémisses, sont évidemment sacrifiés aux deux autres. Rupture d’Alfred, aux eaux de Cauterets, avec une maîtresse inutile ; séduction d’Angèle, arrivée et départ de sa mère ; trahison d’Alfred, qui suit Mme de Gaston et délaisse sa fille ; bal à Paris chez Mme de Gaston, qui est sur le point d’épouser Alfred ; arrivée subite d’Angèle ; son accouchement par Henri Muller, que d’Alvimar amène les yeux bandés, etc. : il fallait toute l’audace de M. Dumas pour tenter au théâtre de pareilles situations, et toute son habileté pour s’en tirer. Il a dépensé à cela plus d’adresse, de travail et de talent qu’à bon nombre de ses meilleures scènes. Cette pièce, selon l’expression d’un directeur de théâtre qui sait faire de l’esprit plus que de l’art, est une témérité bâtie sur des hardiesses. Mais ces hardiesses, il faut le dire, elles sont d’une haute inconvenance morale ; et, si j’avais le temps, je ne manquerais pas de les condamner, et d’accuser aussi la société, indulgente complice de l’auteur. Dante place dans son enfer ces âmes qui ont perdu le bien de l’intelligence ; où faut-il mettre celles qui ont perdu l’instinct de la pudeur ? À voir les choses que les femmes d’aujourd’hui applaudissent ou tolèrent, on est près de calomnier jusqu’à la vertu.

Il est vrai que les deux derniers actes feraient absoudre de plus grosses énormités, si c’est possible. Le quatrième n’a que deux scènes, mais fort belles : Henri devinant le secret d’Angèle ; Angèle avouant sa faute à sa mère. Il y a dans chacune un mot sublime que je ne puis m’empêcher de rappeler ici. Muller vient de reconnaître dans Angèle la malheureuse qu’il a accouchée quatre jours auparavant : Angèle est abîmée dans sa honte ; femme, elle se jette aux genoux de l’homme qui sait tout ; mère, elle se relève aussitôt avec ce cri du cœur : Mon enfant, monsieur, qu’avez-vous fait de mon enfant ? Dans la scène suivante, pressée par les questions de Mme de Gaston, Angèle ne sait comment lui révéler son déshonneur. Enfin, son secret lui échappe avec ces mots : Ma mère, si j’avais là mon enfant, je le mettrais à vos pieds, et vous nous pardonneriez alors. Mlle Ida a rendu presque tout ce rôle avec une puissante vérité et une grace charmante.

Le dénouement est aussi dramatique qu’imprévu. On pouvait finir d’une manière plus logique, plus raisonnable, mais non plus intéressante. Il faut qu’Alfred épouse Angèle. Feignant de céder aux prières de Mme de Gaston, il l’éloigne en la trompant. Ma mère, dit le fourbe, montez dans ma voiture ; allez chercher votre notaire, et je signerai… Le roué profite de l’absence de Mme de Gaston pour fuir : mais Henri, qui a tout vu, tout entendu, l’arrête. Scène de provocation, où Bocage, chargé du rôle ingrat de d’Alvimar, a retrouvé toutes ses éminentes facultés, en face de Muller, le beau rôle de la pièce, dignement représenté par Lockroy. Pendant que d’Alvimar va prendre ses pistolets, il se passe, entre Angèle et Henri, une scène attendrissante, dans laquelle l’infortuné, sur le point de risquer le peu de vie qui lui reste pour la victime d’Alfred, laisse échapper l’aveu de son amour, et apprend d’elle qu’elle n’a jamais vraiment aimé son séducteur. Quelle confidence, et dans quel moment ! Henri la quitte pour aller se battre avec son rival. Le notaire vient dresser le contrat ; une détonation se fait entendre. On voit, dans le fond du théâtre, un homme qui monte lentement les degrés du perron. — Les noms du futur ? demande le notaire. — Henri Muller, répond Henri lui-même ; et ajoutez que je reconnais mon enfant. — Puis, s’approchant d’Angèle, muette d’étonnement et de reconnaissance, — il y avait un homme, dit-il, devant lequel vous n’eussiez pu passer sans rougir ; je l’ai tué… — Henri, vous oubliez qu’il en est un autre… — Oh ! celui-là a si peu de temps à vivre !

Ce drame, faible d’invention et de caractères, est parfait d’exécution ; c’est un chef-d’œuvre de construction, sinon d’art. L’art, dans toute composition dramatique, comprend deux parties bien distinctes, quoiqu’on les confonde assez ordinairement, savoir, l’ordre, qui n’est que la suite des caractères, le calcul des idées et la logique de l’ame ; et le mécanisme, qui n’est que l’ordre des faits, le jeu des ressorts, la logique des organes. Nous l’avons déjà fait observer, M. Dumas ne possède à merveille que l’une de ces deux précieuses qualités.

En suivant le fil des idées et leur déduction logique, aux dépens de l’ordre chronologique, nous avons laissé en arrière une pièce de M. Dumas, antérieure à Richard d’Arlington, une tragédie en cinq actes, enterrée dans son triomphe, à l’Odéon, cette Thébaïde des théâtres. Nous voulons parler de Charles vii, une des meilleures choses de l’auteur, sinon comme mouvement et intérêt, du moins comme œuvre d’art et de conscience ; — étude du moyen âge, plus vraie de couleurs que de dessin, d’expression que de pensée ; — étude de style où l’écrivain se montre plus que le dramaturge, où le versificateur se révèle aussi fort que le poète ; — pièce classique dans la forme, où l’auteur d’Henri iii s’est assis sur le trépied d’Aristote, entre ses unités. Pourquoi pas ? quand on le peut sans nuire à l’intérêt, sans sacrifier le drame ; pourquoi pas ? c’est plus d’illusion et de simplicité, et partant de perfection. — Cadre historique enfin, où, par malheur pour l’unité d’intérêt, la seule vraiment nécessaire, Charles vii et Agnès Sorel occupent trop de place ; — pierre d’attente pour une suite d’ouvrages que nous doit l’auteur, première partie d’une trilogie dramatique sur ce règne, si malheureux et si poétique, qui commence et finit, ou du moins se résume par deux femmes : Agnès Sorel et Jeanne d’Arc.

Il nous reste encore à parler de la Tour de Nesle. C’est toute une histoire que la biographie de cette pièce. Sa généalogie est un problème, et sa naissance une énigme. D’après l’axiome is pater est quem nuptiœ demonstrant, c’est-à-dire celui-là est l’auteur que l’affiche proclame, M. Gaillardet en serait le père. Mais à l’allure de l’enfant, à son langage, à d’autres ressemblances, le public soupçonna M. Dumas d’adultère, et l’accusa de paternité. Grand désappointement de M. Gaillardet, qui, pour se venger du public, l’appela devant le tribunal du commerce en la personne de M. Harel. Si, ce jour-là, le bon La Fontaine avait remplacé le président, il s’en serait référé à sa fable, les Abeilles et les Frélons. M. Dumas était connu : M. Gaillardet s’est fait connaître depuis ; il a fait Struenzée !

Ayant à juger cette pièce, la Tour de Nesle, j’ai voulu pénétrer le mystère qui enveloppait son berceau. Ne pouvant, en bonne justice, m’en rapporter ni à M. Dumas, ni à M. Gaillardet, je ne devais croire qu’à des témoins irrécusables. Or, deux manuscrits m’ont été confiés : celui de M. Gaillardet, fatras indigeste, prodige de confusion, et celui d’un de nos plus habiles écrivains, qui a perdu à débrouiller ce chaos plus de temps qu’il ne lui en aurait fallu pour faire dix feuilletons qui eussent été dix tout petits chefs-d’œuvre. Eh bien ! dans cette pièce ainsi clarifiée, M. Dumas n’a pris, comme situations, que deux choses : l’orgie à la Tour de Nesle, et la scène du Bohémien à la cour de Marguerite. Des neuf tableaux dont se compose la pièce que le public connaît, voilà les deux seuls que M. Gaillardet puisse revendiquer. Encore ici, M. Dumas a, comme dit Socrate, suppléé au mérite de l’invention par celui de la disposition. À M. Gaillardet revient aussi l’idée première, le courage d’avoir fait un drame ? — non pas, — mais quelque chose d’inqualifiable, avec les infamies de la Tour de Nesle et l’évasion d’une victime des royales débauches de Marguerite de Bourgogne et ses deux sœurs. L’entrevue de la reine et de Buridan à la taverne d’Orsini lui appartient encore ; je dis la rencontre et non la scène. Mais de l’exposition claire et attachante où Buridan et Philippe d’Aulnay font connaissance et s’apprennent leur rendez-vous commun ; mais de l’arrestation de Buridan, à la porte du Louvre ; mais de la belle scène de la prison où Marguerite trouve un complice dans Buridan, et l’amant de sa jeunesse dans sa victime ; mais de cette plaisante causerie de Buridan, où il apprend de Landry que ses deux fils, les fils de Marguerite, sont Philippe et Gauthier d’Aulnay, Philippe, mort assassiné en sortant des bras de sa mère, à la Tour de Nesle, et Gauthier qui s’y rend pour subir le même sort ; mais enfin, de la scène si déchirante où le père et la mère, Buridan et Marguerite, causes et victimes du meurtre de Gauthier, assistent à sa mort sans pouvoir l’empêcher, et reconnaissent leur fils quand ce n’est plus qu’un cadavre ; mais de toutes ces situations, mais de toutes ces choses, pas un mot, pas de trace, pas de soupçon dans le manuscrit de M. Gaillardet. Bien entendu qu’il est aussi innocent, et du plan qui est si large, et de la charpente qui est si légère, et de l’intérêt qui est si vif.

Quoi qu’il en soit, et malgré l’immense succès de cette pièce, représentée pour la première fois au théâtre de la porte Saint-Martin le 29 mai 1832, c’est une dure leçon pour M. Dumas que les suites scandaleuses de cette collaboration. L’art est un sacerdoce : il doit l’être aujourd’hui surtout que les autres s’en vont. Le poète doit se garder pur de toute alliance profane ; il y a simonie, il y a sacrilége à se prostituer ainsi au premier venu, et à compromettre un beau nom dans de semblables marchés. En toutes choses, même littéraires, on doit consulter, avant d’agir, le démon familier de Socrate.

Oui, mais comment l’écouter quand un autre plus puissant, celui du besoin, par exemple, vous crie incessamment à l’oreille ? On n’a jamais parlé autant d’art que maintenant. Pourquoi cela ? Parce que l’art est devenu une véritable prostitution du talent au plus offrant et dernier enchérisseur ; parce qu’au lieu d’être une religion pleine de privations et de sacrifices, avec ses récompenses futures et ses immortelles espérances, ce n’est plus qu’un ignoble bureau de change, où l’on escompte la gloire en billets de banque, et où l’on troque son ame contre de l’or, — de la boue pour du métal ! parce que la foi de l’artiste, qui devrait être un culte désintéressé, persévérant au beau, splendeur du vrai, n’est, chez les uns, qu’un fétichisme grossier, sans intelligence, et, chez la plupart, qu’un scepticisme doré, sans conscience ; parce qu’enfin la vie du poète, vouée jadis à l’art comme à une maîtresse unique qu’on respectait et qu’on adorait jusqu’au tombeau, jusqu’au martyre, est maintenant une continuelle débauche d’esprit et de sens, dans laquelle, à l’ivresse de l’orgie, succède la fièvre d’un travail factice et forcé, jusqu’à ce que l’ame et le corps s’énervent, s’abrutissent, et meurent au plaisir et à la peine. Et ce n’est pas l’exception, mais la règle. À peine le jeune homme s’est-il absous, par un succès, du désintéressement de ses premiers travaux et de la virginité de ses premières amours, qu’il se rue aussi dans le vice et le négoce. Que de Capoue pour nos pauvres vainqueurs ! Où est le talent qui puisse résister à de pareilles épreuves ?

Le crime d’avoir fait la Tour de Nesle après M. Gaillardet, sans M. Gaillardet et malgré M. Gaillardet, M. Dumas l’a expié par une absence du théâtre d’environ vingt mois. Ce temps n’a toutefois pas été perdu pour sa réputation. Après avoir visité l’Italie et la Suisse, il a étudié les annales de notre histoire ; et, fruits de ses excursions dans l’immortel passé de notre France et dans l’éternel présent de l’Helvétie, il nous a donné des Chroniques et des Impressions de Voyages. Les lecteurs de cette Revue sont déjà familiarisés avec la manière de l’auteur. C’est presque en famille que nous parlons maintenant, et nous ne prétendons ici que transmettre leurs avis et consigner leurs observations.

Les Impressions de Voyages sont un ouvrage à part, sans modèle, que je sache. Ne demandez à M. Dumas ni le sentimentalisme philosophique de Sterne, ni l’exquise sensibilité de M. X. de Maistre, ni l’observation déliée de Regnard, ni la scrupuleuse exactitude de Bougainville. Ce n’est complètement rien de tout cela, mais c’est quelque chose de tout cela. On ne dira pas non plus de lui ce qu’Horace disait d’Homère, qu’il y a plus de philosophie dans son Odyssée que dans tout Leucippe et Crantor. Je vous avouerai aussi tout bas, confidentiellement, que je le soupçonne un peu de faire parfois de la géographie à la façon dont Vertot faisait de l’histoire, — comme du roman et du drame. — Que voulez-vous ? ce n’est pas ce qu’il fait le moins bien, j’imagine. Poète dramatique, le monde est pour lui un immense théâtre, où il va semant le mouvement et la vie partout sur son passage, animant de ses passions tout ce qu’il rencontre, et les choses, et les hommes, et les animaux ; peintre d’instincts plutôt que de mœurs, de mœurs plutôt que de caractères, pénétrant jusqu’au cœur toujours, moins souvent jusqu’à l’ame.

Et puis il n’est pas seulement ici l’auteur du drame, il en est encore le héros, non plus caché dans la coulisse, mais en face du public, sur la scène, parlant et agissant, en déshabillé, pour ainsi dire, avec ses naïvetés d’amour-propre, avec ses indiscrétions de jeune homme, avec ses impressions du moment ; sans autre prestige que l’amabilité qui le suit partout, sans autre fard que la coquetterie qu’il ne quitte jamais. Au milieu des Alpes, entre un ours et un crétin, au bord d’un précipice, sur la verte rive d’un fleuve, sous le bleu manteau du ciel, il se taille un cadre à son choix, à sa taille ; et là s’assied pour travailler en face des glaces éternelles, comme une femme devant le miroir de son nécessaire, se peignant, s’attifant, se regardant de la tête aux pieds.

Hé ! qui ne se mire et ne s’admire aujourd’hui ? Qu’y faire ? c’est une manie, un travers, un vice du siècle. Où est le temps que les grands hommes étaient humbles comme de petits enfans, que leur ame s’embellissait de pudeur comme une vierge qui rougit, que leur génie se cachait dans sa modestie comme Dieu dans son sanctuaire ? A-t-il jamais existé ce temps ? on aime à le croire. Reviendra-t-il ? on aime à l’espérer. — Mais à présent que tout s’individualise, que chacun se fait centre, que chacun se croit dieu ; honte aux modestes ! malheur aux humbles ! ils seront réputés niais et traités d’imbécilles. — N’est-ce pas Voltaire qui appelait Buffon M. de Montorgueil ? Buffon qui ne lisait jamais une de ses pages en société sans la terminer par cette formule : Avouez, mesdames, que cela est beau ! — En ce sens, que de petits Buffons aujourd’hui ! Il se forme parmi les artistes une religion nouvelle, sorte de paganisme littéraire où tout est dieu excepté Dieu lui-même. C’est à prendre en pitié l’espèce entière ; c’est à vous dégoûter d’être grand homme. Passe encore si ce n’était que ridicule ; mais c’est nuisible au talent et à l’art. Du moment qu’on s’adore, plus de progrès possibles. Aussi que de génies éteints, de poètes faillis et d’avortons littéraires ! L’orgueil est un fruit de mort que ce siècle aime trop.

Dire que, sous ce rapport, M. Dumas n’est pas un peu, beaucoup même, de son siècle, je m’en garderais bien. Je ferai pourtant une distinction. Il n’est pas orgueilleux, c’est son défaut ; mais vain, c’est une qualité qui va chez lui jusqu’à l’excès. Cette division est capitale : car l’orgueil est un vice froid, un crime solitaire, sans cœur, formé de haine et de mépris, primitif, sauvage, insociable ; c’est l’égoïsme de l’intelligence et l’idolâtrie de l’égoïsme. La vanité, au contraire, est un vice aimable, rayonnant, un crime à deux, à mille, plein de cœur, avide de flatteries et de caresses, vivant d’adoration et d’amour, sociable, civilisé ; c’est l’égoïsme de l’ame et la coquetterie de l’égoïsme. Qu’est-il besoin d’ajouter que c’est le partage presque exclusif, le charme irrésistible, le secret magique de la plus belle moitié du genre humain ? M. Dumas est tout-à-fait femme sous ce rapport. Tel il est dans ses Impressions, tel il se pose en société. Il y a tant d’abandon, de laisser-aller, d’ingénuité, de candeur dans sa vanité, qu’on oublie, à l’entendre, ce qu’elle peut avoir de puéril, de féminin, de ridicule. Mais l’on s’en souvient après : aussi, je ne connais pas d’artiste dont on dise plus de mal quand on ne le voit pas, dont on pense plus de bien quand on l’écoute. C’est qu’il y a vraiment deux hommes dans cet homme-là : celui de la scène et celui du salon ; l’un, sombre, amer, ami de personne, ingrat, jaloux, rusé, vindicatif, presque infernal, le cœur d’Iago dans la poitrine d’Othello ; l’autre, aimable, gai, officieux, reconnaissant, ami de tout le monde, indiscret, fin, étourdi, spirituel ; l’esprit de Figaro dans la tête de Lélie. Le résultat de ces deux êtres, le tout de ces deux moitiés ? je ne le dirai pas, je ne le penserai même pas. Quelle femme, en le voyant, l’entendant, le lisant, ailleurs qu’au théâtre, devinerait, sous cette écorce verdoyante et fleurie, l’ame de feu, le cœur de cendres d’Antony ? Et quand même !… Que de papillons se brûlent à la lumière ! La curiosité est une terrible chose !

Mais n’anticipons pas sur les mémoires particuliers et les confessions de l’auteur : il nous les doit, il nous les fera un jour. Et soyez persuadés qu’à part les petits artifices de toilette permis en pareille circonstance, il se peindra tel qu’il est, qualités et défauts, vices et vertus. Où est la coquette un peu jolie qui soit assez mécontente d’elle-même pour corriger son portrait ? Si je faisais de la mythologie, je représenterais l’amour borgne, et l’amour-propre aveugle.

Les Chroniques de M. Dumas sont une suite de scènes, de petits drames où la narration alterne avec le dialogue. L’auteur s’y montre, à la fois et tour à tour, chroniqueur, peintre descriptif, machiniste, décorateur et auteur dramatique. Il y répand à profusion, comme dans ses grands drames, la vie et l’intérêt. Plus remarquables par l’exécution que par l’invention, par les détails que par l’ensemble, n’y cherchez pas le résumé d’un règne, la synthèse d’une époque. Ce sont des pierres précieuses, de petits diamans, ramassés çà et là dans le riche fouillis de nos vieux et naïfs chroniqueurs, et dont M. Dumas, avec l’esprit d’assimilation qui le distingue, s’empare, en les polissant, les taillant, et les enchâssant ; habile lapidaire qui embellit tout ce qu’il touche, et a souvent l’art de faire prendre du faux pour du vrai. Le moment, au reste, n’est pas encore venu d’apprécier justement cette publication, à peine commencée.

Pour se préparer à ce travail, M. Dumas a dû étudier nos annales. À la différence des élèves de l’Université qui connaissent mal l’histoire de France, élève d’un curé de province, il ne la connaissait pas du tout ; disposition plus favorable pour l’apprendre sainement. Né dans un drapeau de la république, homme de progrès et de liberté, quel a été son étonnement de voir de ses propres yeux que le progrès ne datait pas d’hier, et que la liberté était plus vieille que le spectre de 93 ! Avec la naïveté d’un enfant et l’étourderie coupable au moins de la moitié de ses fautes, il a voulu faire part à ses lecteurs habituels de ses découvertes historiques. Voltaire, génie profondément critique, mais intentionnellement sceptique et faussaire, mettait en circulation les idées de son siècle. Vulgarisateur à sa manière, M. Dumas, nullement critique, intentionnellement véridique et croyant, a battu monnaie avec quelques idées de son époque, celles de Thierry et de Châteaubriand, par exemple ; donnant aux unes sa chaleur et aux autres sa forme. Mais, par malheur, le coin ici s’est trouvé moins puissant que le lingot, et l’empreinte est sortie superficielle et sans caractère. Le dramaturge n’était plus sur son terrain. Gaule et France est un livre estimable comme pastiche, faible comme histoire. Si ce n’est pas un ouvrage irréprochable, c’est du moins une œuvre utile à la liberté, d’opinion consciencieuse, et la meilleure action littéraire peut-être qu’ait faite l’auteur.

Après deux ans d’absence, M. Dumas revient au théâtre. Poursuivi jusque dans son silence, il rentre aujourd’hui dans la lice. À lui seul de soutenir sa cause en face du public, en continuant les victoires de sa jeunesse par les succès de l’âge mûr. Aux qualités qui caractérisent ses premiers drames, qu’il s’efforce d’ajouter celles qui leur manquent. Nous allons le retrouver sans doute avec sa passion fougueuse, sauvage, brutale, africaine, pleine d’amour et de jalousie, de violence et de ruses, de sang et de larmes ; qu’il ne néglige pas les contrastes, et qu’il place encore Paula auprès de Christine, Jenny à côté de Richard, Henri en face d’Alfred. Pourquoi ne peindrait-il pas le sentiment maternel, filial ? Il y a dans Angèle des mots d’une éloquence maternelle si vraie et si pénétrante ! Que ne met-il en scène l’amitié ? La mépriserait-il comme Antony ? Ce n’est pas une des qualités de l’époque : mais n’exprimerait-il qu’une époque ? Qu’il oppose le sacrifice à l’ambition, le dévouement à l’égoïsme. Pour tout peindre, il faut tout sentir, a dit le poète. Qu’il sente donc avant de peindre. Le dévouement de Muller est un dévouement d’exception, et, pour ainsi dire, le sacrifice de l’égoïsme.

On ne trouve pas assez, dans les drames de M. Dumas, cet élan de l’ame, ce courage du bien, cette plénitude du cœur qui nous transporte à la lecture de Corneille. Que le sentiment de l’humanité, si remarquable dans Gaule et France, plane aussi sur son théâtre comme un soleil, et le pénètre, et l’éclaire et le vivifie. Le mouvement et l’intérêt qu’il verse à pleines mains sur tous ses ouvrages en deviendront plus puissans et plus dignes. Artiste d’exécution plutôt que d’invention, il rétablira l’équilibre par le travail et la conscience. Doué d’une mémoire persécutrice, il doit s’en servir comme d’un ami quand il lit, et s’en défier comme d’un ennemi quand il écrit. L’ame, pas plus que le corps, ne se nourrit d’elle-même. Imitation, assimilation, deux lois qui président aux fonctions de l’estomac et du cerveau. Mais prenez garde que l’un doit, comme l’autre, détruire, digérer, transformer les alimens qu’il emploie. Le vol est donc permis dans la république des lettres ; mais à la condition de tuer ceux que l’on pille. Il n’y a que les morts qui ne témoignent pas ; axiome de grands chemins applicable en littérature. Qui est-ce qui connaît aujourd’hui ceux que Molière et Shakspeare ont détroussés ?

Le dialogue de M. Dumas est vif, saillant, animé ; il n’est pas assez abondant, il est trop peu nourri. Son style, incorrect, inculte, s’améliore pourtant ; je voudrais plus de largeur à sa parole et plus de profondeur à sa pensée. Il n’existe pas d’auteur dramatique qui entende mieux le mécanisme de la scène. Presque toutes ses pièces sont d’une architecture hardie et variée, légère et solide, à l’aide de laquelle il cache les faiblesses, déguise les invraisemblances, escamote les difficultés. Scènes, actes, drames, il termine tout avec un rare bonheur. C’est l’homme aux dénouemens : il eût été bon peintre, excellent architecte ; il a vraiment et surtout le talent du dessin et le génie de la composition. Mais qu’il prenne garde aux défauts de ses qualités. De même que le corps n’est que l’enveloppe de l’ame, la forme n’est que le corps de la pensée. Il ne faut pas que le tissu absorbe la trame ; le canevas est fait pour la broderie. L’ordre ne peut être que le rayonnement de l’unité. L’unité, c’est la lumière ; les couleurs dont elle se compose, voilà la variété. La variété dans l’unité, c’est le monde ; magnifique plan sorti des mains du plus grand des architectes.

Dans le drame comme dans la Bible, l’homme est le pivot, le centre, la fin de la création. Que M. Dumas l’étudie donc sous toutes ses faces. Ne peut-il joindre le sentiment à la passion, l’intelligence au sentiment ? Adroit dessinateur, quand il le veut, il saisit bien les ressemblances. Mais la physionomie lui échappe quelquefois et souvent l’ame. Il ne suffit pas d’être peintre comme Labruyère, il faut encore être penseur comme Larochefoucault, profond comme Machiavel. Sonder les reins et les cœurs, c’est ce qui du poète dramatique fait un démon ; créer des caractères, c’est ce qui en fait un dieu : qualité de Racine que M. Dumas n’admire pas assez sans doute, et de Shakspeare surtout qu’il admire trop légèrement peut-être.

Platon aurait mis M. Dumas à la porte de sa république, et il aurait eu raison. Non qu’il soit athée, il n’est que sceptique ; c’est le Byron du drame, chantant indifféremment le bien, le mal, sans distinction, sans moralité. En littérature comme en politique, le parti le plus prudent aujourd’hui est assurément d’être neutre ; consultez là dessus le juste-milieu ; mais c’est le parti le moins noble et le moins poétique. Une révolution a été faite aussi dans le drame ; toute forme est acquise à la pensée ; à elle de se produire maintenant, libre, grande, généreuse, sociale. Ôtez Dieu du monde, que reste-t-il ? Une sphère. Ôtez l’ame de l’homme, qu’avez-vous ? Une machine. Ôtez la pensée du drame, que devient-il ? Une farce. L’incontestable supériorité du théâtre français jusqu’ici, malgré ses formes étroites et sa livrée païenne, c’est l’unité chrétienne, le catholicisme de la pensée. Ne sommes-nous pas un peuple missionnaire ? Tous nos grands hommes ont été sociaux, européens, universels, avant Corneille comme après Voltaire, depuis Charlemagne jusqu’à Napoléon. Hommes du drame, hommes d’imitation, hommes d’imagination, soyez donc de votre patrie ; à toutes vos conquêtes sur l’étranger, à toutes vos créations originales, donnez le baptême d’une idée et la consécration du génie français.

Que si maintenant on nous demandait de résumer l’homme, comme nous venons de résumer l’artiste, nous le ferions avec la même franchise. Au reste, ce serait peu de chose à ajouter aux différens traits épars dans ces quelques pages. M. Dumas, nous l’avons déjà dit, est une des plus curieuses expressions de l’époque actuelle. Passionné par tempérament, rusé par instinct, courageux par vanité, bon de cœur, faible de raison, imprévoyant de caractère, c’est tout Antony pour l’amour, c’est presque Richard pour l’ambition, ce ne sera jamais Sentinelli pour la vengeance ; superstitieux quand il pense, religieux quand il écrit, sceptique quand il parle ; nègre d’origine et français de naissance, il est léger même dans ses plus fougueuses ardeurs, son sang est une lave et sa pensée une étincelle ; l’être le moins logicien qui soit, le plus antimusical que je connaisse ; menteur en sa qualité de poète, avide en sa qualité d’artiste, généreux parce qu’il est artiste et poète ; trop libéral en amitié, trop despote en amour ; vain comme femme, ferme comme homme, égoïste comme Dieu ; franc avec indiscrétion, obligeant sans discernement, oublieux jusqu’à l’insouciance ; vagabond de corps et d’ame, cosmopolite par goût, patriote d’opinion ; riche en illusions et en caprices, pauvre de sagesse et d’expérience ; gai d’esprit, médisant de langage, spirituel d’à-propos ; don Juan la nuit, Alcibiade le jour ; véritable Protée, échappant à tous et à lui-même ; aussi aimable par ses défauts que par ses qualités, plus séduisant par ses vices que par ses vertus : voilà M. Dumas tel qu’on l’aime, tel qu’il est, ou du moins tel qu’il me paraît en ce moment ; car, obligé de l’évoquer pour le peindre, je n’ose affirmer qu’en face du fantôme qui pose devant moi je ne sois pas sous quelque charme magique ou quelque magnétique influence.


H. Romand
  1. Nous devons excepter de cette littérature agenouillée sous le sabre, l’auteur d’Agamemnon et de Pinto, M. Lemercier, génie original dont nous ferons peut-être un jour la biographie critique.
  2. Ecce par Deo dignum : vir fortis cum mala fortuna compositus ! (Sen. de Provid, ii.)