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Poètes et romanciers modernes de la Grande Bretagne - Charles Dickens

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Poètes et romanciers modernes de la Grande Bretagne - Charles Dickens
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 901-922).

POÉTES


ET ROMANCIERS MODERNES


DE LA GRANDE-BRETAGNE.




XII.

CHARLES DICKENS.

Dombey-and-Son. – Londres, 1847-48.




Dans un pays qui possède aujourd’hui d’Israëli et Bulwer, et qui hier encore possédait Scott, il est triste de s’avouer que la popularité de Dickens est le grand fait littéraire. Et pourtant, quelles que soient vos opinions ou vos sympathies, vous ne sauriez échapper à cette conviction : en un temps où le mouvement social se fait sentir de bas en haut, où en politique les institutions les mieux défendues cèdent à la pression des masses, où en un mot la popularité c’est tout, Dickens a su se rendre essentiellement populaire. Qu’on ne le prenne pas en mauvaise part, nous n’entendons pas une de ces renommées impures qui s’élèvent en dieux lares des cabarets de carrefour : nous disons de l’auteur de Pickwick qu’il est populaire dans le sens où nous le dirions de quiconque sait remuer et entraîner les masses, de Richard Cobden, par exemple ; Dickens est démocratiquement, puissamment populaire. Il n’y a pas pléonasme : on peut plaire au peuple sans le flatter. Scott, l’esprit le plus impitoyable d’aristocratie, le prouva bien. Nous avouons, pour notre part, n’avoir qu’un faible penchant pour ces natures inélégantes chez qui la force supplée à tout ; mais songer à nier leur action, cela ne se peut.

Ce qui prouverait au besoin l’impression profonde faite par Dickens en Angleterre, c’est l’égale exagération où tombent, à son égard, ses détracteurs et ses amis. Pour les uns, Shakespeare a trouvé un digne continuateur chez l’auteur de Chuzzlewit, tandis que les autres ne veulent voir en lui qu’un metteur en œuvre, plus ou moins habile, du Newgate Calendar. Dickens ne mérite, il faut bien le dire, « ni cet excès d’honneur ni cette indignité. » Au premier abord, on en veut à Dickens de tout ce qu’il a déjà écrit, mais plus tard on lui en veut surtout de ce qu’il n’a point écrit encore. Au lieu de dire : « C’eût été si facile de ne point faire cela, » on dit : « Il lui eût été si aisé de faire mieux, » et des deux rôles qui s’offraient à lui dans la littérature anglaise, on s’étonne de le voir si long-temps s’attacher au moins digne pour ne faire mine d’aborder l’autre que si tard.

Il existe en Angleterre un genre d’écrits il y a peu d’années encore inconnu aux autres peuples, et dont le bon goût français, s’il fût resté fidèle à ses vieilles traditions, aurait sans aucun doute garanti le reste de l’Europe. La fâcheuse notoriété d’un livre récent venu à une époque de scepticisme et d’ennui, réveillant par l’apparence trompeuse de certaines idées philanthropiques l’intérêt d’une société charitable et corrompue, a procuré à la France le triste honneur d’introduire sur le continent cette déplorable littérature. Ce n’est pas d’aujourd’hui que chez nos voisins d’outre-Manche on s’amuse à scruter les secrets du bagne et d’autres lieux immondes ; les scènes de Newgate et de Saint-Giles sont depuis long-temps un thème favori pour les écrivains britanniques. Le plus précieux même des romanciers de l’Angleterre, le plus langoureux de ses dandies, sir Edward Bulwer Lytton, n’a pu se défendre de sacrifier au penchant national, et si Paul Clifford nous a montré le routier dans ce qu’il a de plus poétique, Pelham n’a point reculé devant le plus fangeux des bacle-slums[1]. Toutefois cet esprit-là vient de plus loin encore. En 1727, l’immense succès du Beggars’ Opera[2] de Gay montra assez quelle sympathie rencontraient parmi la société de Londres ces peintures des, mœurs populaires dans ce qu’elles ont de plus abject et de plus révoltant. Des deux personnages les plus marquans de la pièce de Gay, de Peachum et du fameux capitaine Macheath, deux écoles distinctes en Angleterre ont fait comme leur type souverain. Paul Clifford, que nous venons de nommer, et le Turpin d’Ainsworth[3], ne sont, tous les deux, que la reproduction du vaillant compère que le Beggars’ Opera a rendu célèbre. L’école d’Ainsworth, école détestable s’il en fut, à laquelle on doit Jack Sheppard et tant d’autres romans de la même espèce, s’est approprié le bandit courageux, le voleur à grandes façons, le highwayman en un mot, tandis que Peachum, le Tartufe du genre, a servi de modèle à cette foule d’astucieux coquins dont Dickens s’est en quelque sorte réservé le monopole. Il est à remarquer qu’en Angleterre, où une fausse pruderie défend que l’intérêt dramatique d’un livre repose franchement sur le développement et l’analyse des passions, les écrivains qui veulent émouvoir leurs lecteurs sont forcés d’avoir recours à l’élément terrible. Ne pouvant peindre le désordre moral, ils s’emparent des faits criminels, et, sous prétexte d’éviter le scandale, tombent dans la brutalité. Grace aussi à ce système, le roman finirait en Angleterre par ne plus exister qu’à deux conditions : ou il faudrait qu’il fût maintenu dans les régions fashionables, qu’il devînt pâle, insipide, absurde, en s’alliant aux Silver-fork novels de Mme Gore et tutti quanti ; ou bien il n’échapperait pas à la catégorie crapuleuse, et alors il faudrait qu’il descendît aux Oliver Twist, aux Rookwood, et à tant d’autres pages de cette iliade de la truandaille, dont, au commencement de sa carrière, Dickens semblait vouloir se constituer l’Homère.

Quant à ce qui se rapporte à l’originalité de la slang-literature actuelle en Angleterre, quelques mots suffiront pour démontrer que la découverte n’en est point due à M. Dickens. Vers l’année 1823, il parut à l’un des petits théâtres de Londres une pièce dont le succès immense prouvait assez la popularité du genre, et dans laquelle les acteurs ne parlaient guère que l’argot le plus pur. Cette pièce ne faisait que mettre en action une série de gravures accompagnées d’un texte dû à la plume de Pierce Egan, et appelé la Vie de Londres ; Tom and Jerry fut aux dessins de Cruikshanks ce que fut Robert Macaire à ceux de Daumier ; mais, à dater de ce moment, le genre renaissait, et le Reggar’s Opera trouvait un successeur légitime. Pendant les premières années de ce siècle, trop de grands intérêts politiques agitaient l’Angleterre pour qu’elle eût le temps de s’amuser. Si nos générations françaises ont pu passer du bal masqué à l’échafaud, et quitter l’opéra pour les champs de bataille de l’empire, de pareils contrastes ne sont pas de l’humeur de nos voisins, et la période littéraire inaugurée en Angleterre au lendemain des guerres et des grands événemens devait naturellement se ressentir de son origine. Ce n’est guère que lorsque ses illustres poètes commençaient à s’éteindre que la société anglaise a cherché au théâtre et dans les lettres des élémens de distraction plus vulgaires et plus frivoles. De là la renaissance du genre populaire proprement dit, dont Tom and Jerry offrait le type. On se ferait difficilement une idée de la vogue qu’eut cette pièce, remarquable du reste uniquement parce qu’elle mettait en scène tout ce que le luxe de Londres cachait de misère et de vice. Depuis les ducs jusqu’aux décrotteurs, tout le monde allait l’applaudir, et, dans la foule qui encombrait les abords du théâtre, ce n’était pas chose rare que de voir des pairs du royaume disputer l’entrée aux gamins de la rue. Les places se vendaient plusieurs semaines à l’avance ; les habitans des provinces accouraient en poste pour passer quelques heures à l’Adelphi ; plus d’une fois, cinq guinées furent données pour une stalle ; le lord grand-chambellan, que les saints avaient supplié d’intervenir afin de supprimer la pièce, vint la voir, et, le lendemain, y retourna avec sa femme. Chose inouie ! le duc de York, frère du roi, l’héritier présomptif du trône, alla jusqu’à commander, pour son plus grand plaisir, une représentation de Tom and Jerry. C’était plus qu’un succès, c’était un événement, événement dont les traces subsistent encore.

De ce jour, le slang, la langue de Tom and Jerry, devint en quelque sorte la langue des clubs et des salons, et nous ne serions pas fort en peine de citer plus d’une belle lady qui, entre amis, et après dîner, parlait argot comme pas un. On a bien crié contre la cigarette de nos lionnes ; Dieu sait toutes les invectives que le plus mignon pajito inspire à une Anglaise comme il faut ; mais, s’il fallait choisir des deux, je ne sais si la fumée du cigare ne vaudrait pas mieux que ces mots ignobles et hideux qui, en s’échappant de la bouche d’une femme, vous rappellent la souris rouge sur les lèvres de Marguerite. Quoi qu’il en soit, voilà tantôt vingt-cinq ans que l’élément populaire, dans ce qu’il a de moins poétique et de plus cru, fait le fond d’une très grande partie de la littérature anglaise. Ce qu’il y a de pis, c’est que le genre même souffre aisément la médiocrité, laquelle par conséquent ne se fait pas faute de l’envahir. De là le succès étourdissant de tant d’écrivains de troisième ordre ; de là aussi la persistance de certains talens appelés à mieux faire dans une voie des plus vulgaires et des plus fausses. Gay, lui au moins, s’en est tiré en homme d’esprit et en esprit fort ; il s’est moqué de tout avec finesse, il a tout critiqué avec force. « Remarquez bien, dit dans l’épilogue du Beggars’ Opera un gueux à un comédien, que dans cette pièce on voit une telle ressemblance entre les mœurs du grand monde et celles du carrefour (high life and low life), qu’il est difficile de dire si, dans les vices fashionables, les grands seigneurs imitent les voleurs de grand chemin, ou les voleurs de grand chemin les grands seigneurs. » Gay se tient constamment au-dessus de son sujet, tandis que les autres, à l’exception de Bulwer, ne manquent jamais de descendre au niveau. Dickens surtout, dans ce que nous nommerons, selon l’expression convenue, sa première manière, se laisse volontiers dominer par ses personnages, et, comme ils appartiennent assez généralement à une classe infime, on devine ce que peut gagner l’auteur à cette abnégation de soi. En attendant, reconnaissons qu’il eût fallu une native distinction bien rare et une noblesse d’intelligence comme nous n’en trouvons guère la trace chez l’auteur de Pickwick, pour échapper à l’influence d’un genre plutôt accepté peut-être que choisi par son talent. Naissance, position, travaux de jeunesse, tout concourait à le pousser nécessairement dans la voie où il s’est élancé, et ses défauts tiennent au moins autant à sa condition et à ses premières habitudes littéraires qu’à des erreurs de jugement ou à une imperfection d’esprit.

Dickens, né en 1812, fils de sténographe, suivit la profession de son père, et, lorsqu’il eut échangé le poste de reporter au Mirror of parliament contre une situation analogue au Morning Chronicle, il lui vint à l’esprit d’écrire les Sketches by Boz. Ce premier ouvrage parut par livraisons dans le Evening Chronicle (espèce de reproduction de la feuille du matin), et déjà nous y voyons comme le microcosme du monde créé par Dickens. Tout s’y trouve ; pas un de ses types favoris n’y manque. Cela ressemble à un cahier d’échantillons ; plus tard, on taillera en plein drap ; on fabriquera d’amples vêtemens (sans se faire faute même d’y introduire le double de ce que le vêtement comporte) ; mais l’étoffe et la couleur resteront les mêmes. Nous rencontrerons à chaque pas les figures qui, plus tard, sous leurs mille noms différens, vont partout nous frapper comme de vieilles connaissances. Fagin, Mantalini, Montagne Tibbs, la veuve Bardell ; l’avare décrépit et l’éternel vieillard chauve en guêtres et en gilet jaune ; le condamné à mort et le garnement jovial d’où descendent Grimes, Pickwick, Bill Sykes et Sam Weller : les voilà tous ; nommez-les à votre fantaisie.

Dans ce livre des Sketches se découvrent certaines pages, des meilleures que Dickens ait écrites. Quant à l’élément terrible, où, si l’auteur d’Oliver Twist l’avait voulu, il aurait trouvé plus d’une source de gloire légitime, nous ne nous souvenons pas qu’il règne quelque part avec plus de puissance que dans le fragment intitulé : La Mort de l’ivrogne. C’est de main de maître ; mais maître de quelle école, grand Dieu ! Il y a tantôt un siècle que, pour flétrir les « observateurs du désordre, » Jean-Jacques disait : « Ignorez-vous qu’il y a des objets si odieux qu’il n’est pas même permis à l’homme d’honneur de les voir ? » Et plus loin : « Ne serez-vous point aussi curieux d’observer un jour les voleurs dans leurs cavernes et de voir comment ils s’y prennent pour dévaliser les passans[4] ? » Que l’auteur d’Héloïse n’a-t-il pu savoir à quelles immondes idoles on devait sacrifier sa Julie ? Hélas ! si les belles liseuses d’aujourd’hui faisaient dételer leurs chevaux trois fois dans une soirée pour ne pas s’arracher au volume enchanteur, on découvrirait probablement que l’attrait du livre réside tout entier dans les ignobles amours d’un forçat et d’une fille des rues.

Nous le répétons, les défauts de Dickens tiennent surtout à sa condition et à ses premières habitudes littéraires. Disposant de peu de temps et de moins d’argent, attelé à une besogne ennuyeuse et dure, il trouve pourtant le loisir de livrer au public la quintessence de ce que, plus tard, il délaiera en quarante volumes. Mais sous quelle forme cela se présente-t-il ? Sous celle qui, après tout, convient le mieux à son talent, et à laquelle il revient sans cesse, naturellement, et sans s’en douter ; sous la forme d’articles isolés, de feuilles éparses, d’esquisses en un mot.

Le dernier roman de Dickens paraît, comme son premier, par livraisons ; il y a loin cependant de Pickwick à Dombey-and-son. Dans celui-ci, pas un préjugé britannique d’épargné, et, pour mignon qu’il soit, pas le moindre péché qui échappe. On conçoit à peine un Anglais tirant de la sorte sur les siens. Ici, au moins, Dickens s’élève parfois à ces hauteurs où, s’il l’écoutait plus docilement, son intelligence saurait moins rarement atteindre. Le romancier ordinaire, le raconteur, s’efface pour faire place au moraliste, à l’observateur profond. L’observation est de deux espèces : il y a l’observation des principes et celle des faits, ou, si l’on aime mieux, celle des effets et celle des causes. « Les faits sont inféconds et sans racines, » disait Bolingbroke. « Ce sont des plantes parasites, » dit Jean-Paul, « toujours prêtes à s’accrocher à la tige de toute idée. » Or, voilà (à part le talent, envisagé ici comme simple instrument de la pensée) ce qui constitue la différence entre Shakespeare et Walter Scott : l’un étudie l’effet, l’autre la cause. — Tout, dans ses débuts, semblait désigner à l’auteur de Pickwick une place dans la première de ces catégories ; rien chez lui n’annonçait que jamais il dût s’élever au-delà de l’observation la plus minutieuse, je dirais presque de l’espionnage du fait. Cependant ses deux ou trois derniers ouvrages sont venus démontrer que peut-être se pressait-on trop de ne voir en lui que trivialité d’instinct. Quand à trente-cinq ans on peut, au nom de créations telles que le Cricket on the hearth, Barnaby Pudge et Dombey-and-son, réclamer l’indulgence pour ses fautes passées, on y a droit, eût-on même sur la conscience plus de Nicholas Nickleby et d’Oliver Twist que Dickens.

Dans son roman nouveau, Dickens attaqué surtout une classe que l’on peut en quelque sorte regarder comme le type de la nation anglaise en ce qu’elle a de plus positif et de plus puissant. M. Dombey, avec son habit bleu boutonné jusqu’au menton, sa cravate blanche et ses bottes qui crient à chaque pas, représente, dans toute sa respectabilité inflexible, cette middling class souveraine qui, lorsqu’elle se produit dans l’industrie ou la banque, a nom Baring, Coutts ou Arkwright, et, lorsqu’elle gouverne les affaires de l’état, s’appelle sir Robert Peel. Cette morgue bourgeoise est fort intéressante à étudier, et le négociant de la Cité, dont les vaisseaux sillonnent toutes les mers, et qui, se concentrant dans la perpétuelle préoccupation de sa fortune, arrive à ne s’envisager que comme une abstraction, une raison sociale, une maison enfin, est un des types les plus curieux de l’Angleterre. Ce n’est point là la société proprement dite, le monde, et, pour avoir fait connaissance avec ces rois de Leadenhall-street, on n’aura pas la plus légère idée des salons du West-End. C’est quelque chose de plus, c’est l’expression la plus complète de la nation (la nation officielle s’entend). On l’a souvent dit, Londres ne manque pas de ressemblance avec les républiques italiennes ; seulement, à Venise ou à Cènes, on entrait aristocrate dans le commerce, tandis que nos voisins arrivent par le commerce à l’aristocratie. De là toute la différence ; puis aussi le climat peut bien entrer en ligne de compte. Qui sait ce que seraient devenus les Mocenigo, les Doria, les Dandolo, si, au lieu de se refléter dans l’azur de l’Adriatique, leurs palais se fussent baignés dans l’onde boueuse de la Tamise ? L’impénétrable brouillard qui, pendant huit mois de l’année, enveloppe la Cité de Temple-Bar à Blackfriars-Bridge, épaissit terriblement les esprits. Si donc une fois on a eu le courage de passer un jour de Noël dans le voisinage de Bow-Bells, et qu’on ait goûté du plum-pudding et du fog, on s’étonnera moins que les marchands de Londres ne ressemblent pas aux marchands de Venise, et on sera mieux en état d’apprécier M. Dombey. Dans ce qu’on appelle la bonne société, il faut, pour saisir les nuances nationales, un tact autrement délicat que celui de l’auteur de Pickwick ; mais, pour connaître l’Anglais dans ce qu’il a de plus essentiellement lui, il suffit du country gentleman et du city merchant. Le premier, Fielding, dans squire Western, l’a immortalisé ; le second, Dickens, vient de s’en emparer avec un succès presque égal.

M. Dombey, c’est l’homme-comptoir. Il s’identifie tellement avec sa maison, que l’unique préoccupation pour lui, c’est de redevenir Dombey-and-son. Dombey père et fils ont si long-temps trôné conjointement dans la Cité, que le représentant actuel de la race, seul de son nom depuis la mort de son père, ne demande au ciel qu’une chose : de lui envoyer un fils, non pour l’accroissement de son bonheur personnel (il n’y songe même pas), mais pour compléter en quelque sorte sa raison sociale. M. Dombey est impitoyable pour tout ce qui l’entoure ; dans l’excès même de cet égoïsme naïf et convaincu, il se trouve cependant quelque chose qui l’excuse. Il croit si bien en lui, il est si intimement persuadé que la plus heureuse destinée serait de le servir, lui, et de vivre et de mourir à la peine, que franchement on ne peut guère lui savoir mauvais gré de vouloir imposer l’obligation de ce dévouement absolu à tout ce qui l’approche. Dès les premières pages du livre, Mme Dombey meurt pour avoir donné le jour à un fils. « Après cela, dit la sœur de M. Dombey, je puis tout pardonner à Fanny ! » Or, remarquez que le seul tort de Fanny, créature angélique s’il en fut, est d’avoir mis au monde une fille quelque six ans auparavant. « Une fille ! s’écrie l’auteur ; mais qu’était-ce donc, bon Dieu, qu’une fille pour Dombey-and-son ? une espèce de monnaie n’ayant cours, un garçon de bas aloi, rien de plus ! » Aussi là-dessus se base le roman. Mme Dombey se laisse mourir faute d’énergie, à ce que disent les assistans. « Elle n’a pas voulu prendre sur elle, dit sa belle-soeur mistress Chick ; il fallait se décider à vivre ; mais, que voulez-vous ? elle n’est pas une Dombey ! » She should have made an effort ! Ce mot, par lequel tout se résume, est plus anglais que tout le reste. Il existe en Angleterre une race de femmes qu’on découvrirait, je crois, difficilement ailleurs ; véritables viragos, chez lesquelles la force physique supplée à tout, et qui n’ont que paroles de réprobation et de mépris pour les organisations délicates et frêles. Dickens réussit à merveille dans la peinture de ces mégères, et mistress Chick n’est certes pas la seule qui, de sa voix antipathique, dirait à une mourante : Prenez donc sur vous !

Mme Dombey morte, il reste à son mari deux enfans, dont l’aînée, nous le savons, ne compte pas. M. Dombey ne s’aperçoit de l’existence de sa fille que parce que son héritier, l’espoir de sa maison, ce fils tant désiré, ne peut être heureux loin de sa soeur. Tant que vit son frère, Florence est nécessaire, et, si on ne la considère guère, on la tolère du moins ; mais, du jour où s’éteindra ce rayon d’espérance, sa fille ne représentera aux yeux de M. Dombey qu’un triste et importun souvenir. Dickens est fort heureux dans ses portraits d’enfans, charmans pastels dont toutefois on se fatigue à la longue, comme de tout ce qui se répète et se reproduit à l’infini. L’absence de variété et de véritable imagination est telle chez l’auteur de Pickwick que non-seulement les mêmes personnages reviennent partout et toujours, mais que les mêmes ressorts les font mouvoir, et qu’ils courent tous les mêmes aventures. Pickwick et ses compagnons, Nicholas Nickleby, le grand-père dans Master Hunaphreys’ Clock, M. Dombey lui-même, Martin Chuzzlewit, M. Pecksniff, tous partent d’un point donné pour chercher les incidens sur la grande route ; jamais l’action ne se noue et ne se dénoue sur place ; d’ordinaire elle finit par tomber au beau milieu d’une troupe de comédiens ambulans. Dans Dombey-and-son, tout le monde part. Florence et son frère partent pour Brighton, M. Dombey pour Leamington, Walter Gay pour les Grandes-Indes, et Solomon Gills pour on ne sait où. L’essentiel c’est qu’on s’en aille ; une fois parti, le reste se trouvera. Ceci n’empêche pas qu’il n’y ait dans le nouveau roman de Dickens des traits d’une beauté singulière, d’une extrême vigueur et, disons-le bien, d’une incontestable poésie.

Le principal moyen poétique de Charles Dickens réside, comme chez les Allemands, dans l’intervention des élémens ou d’une chose inanimée ; il tire de là parfois les plus heureux effets. Ainsi, dans Martin Chuzzlewit, c’est le vent soufflant à travers les plaines de Salisbury qui fait comme le refrain de la ballade. Dans l’Horloge de maître Humphrey, c’est le bourdon de Saint-Paul ; dans le Cricket, c’est le cri-cri lui-même ; dans Dombey, c’est la mer. Chaque vague qui, aux galets de la plage, jette la frange de son écume argentée apporte au cœur de l’enfant maladif des paroles mystérieuses, des paroles que lui seul comprend. Comme ce pauvre petit n’est autre que la moitié absolument nécessaire de la maison Dombey père et fils, comme il est indispensable qu’il sache augmenter ses immenses richesses avant même de savoir si jamais il en jouira, son père ne trouve rien de mieux que de le placer à Brighton dans la pension célèbre du docteur Blimber. Bien que fort précoce, on conçoit qu’en fait de latin et de grec le jeune Dombey ne porte qu’un mince bagage avec lui. Miss Cornelia Blimber devient donc pour le moment l’institutrice de l’enfant, et le seul aspect de ce bas-bleu a de quoi vous glacer. Cornelia ne vit qu’avec les morts, et, ainsi que sa mère, passe ses jours à accuser le destin qui ne l’a point voulu faire naître du temps de Cicéron. On devine qu’en pareille compagnie le pauvre petit Dombey languit et s’étiole. Des lunettes vertes de sa pédante maîtresse se projette sur lui je ne sais quelle lueur blafarde ; à sa poitrine fatiguée n’arrive qu’un air poudreux surchargé des émanations malsaines de vieux livres moisis, parfum favori de la docte fille, qui, pour tout délassement, s’occupe à « fouiller comme un fossoyeur les tombeaux des langues mortes. » De cette cage pourtant l’enfant a vue sur la mer, et le murmure des vagues lui livre sans cesse le secret de sa triste destinée. Il s’habitue peu à peu à la mort, ou plutôt à la séparation passagère d’avec ceux qu’il aime, car, ainsi que tous les êtres flétris dès l’entrée de la vie, il entrevoit le ciel d’où son ame est à peine descendue, et, au moment de quitter la terre : « Florence, » dit-il, faisant allusion à un tableau du Christ qu’il aimait à contempler à la pension, « dites-leur que ce n’est pas assez divin. A mesure que je m’en vais, je vois briller plus clairement la lumière qui couronne la tête. » Puis reviennent alors, comme refrain, faisant chœur et expliquant en quelque sorte la scène, les vagues, les éternelles et murmurantes vagues.

Les deux personnages les plus remarquables et les plus originaux du nouveau roman de Dickens sont, sans contredit, le fils Dombey et mistriss Skewton. Lorsque l’enfant sur lequel reposaient toutes ses espérances n’est plus, M. Dombey se décide à se marier une seconde fois. C’est une jeune veuve, Édith Granger, qu’il choisit pour porter l’insigne honneur de se nommer mistress Dombey. Édith, belle, jeune et fière, a toute sa vie subi le joug d’une de ces épouvantables mères comme il s’en trouve tant dans la société anglaise. Mme Skewton appartient à une famille aristocratique ; elle s’est vue célèbre pour sa beauté, et, dans sa hideuse vieillesse, ne peut oublier le nom de Cléopâtre que lui ont valu ses triomphes d’autrefois.

C’est un des grands mérites de Dickens d’effleurer çà et là les questions sociales et d’en faire, sans prétention, comprendre la profondeur. Lorsque, dans le Cricket on the Hearth, John Peerybingle discute avec lui-même la nécessité de chasser l’épouse qu’il croit infidèle, et que la voix du grillon s’élève de l’âtre pour lui rappeler la douce paix du foyer, et toutes les joies de ce petit univers domestique dont sa femme est comme le génie ordonnateur, l’écrivain nous force, malgré nous, à étudier certains problèmes des plus difficiles de notre société civilisée, tout en n’ayant l’air que de nous intéresser à un conte bleu. C’est en cela surtout que Dickens a du rapport avec Jean-Paul. Que de fois en le lisant nous avons pensé à la préface de Quintus Fixlein et à cette jeune fiancée d’un vieillard dont l’ignorante sérénité fait pleurer de tristesse son compagnon de voyage ! Molière est le suprême maître du genre, et qu’on ne s’effarouche pas de ce rapprochement entre le poète du siècle de Louis XIV et le philosophe de Baireuth : pour qui les connaît tous deux à fond, l’analogie est plus réelle qu’on ne le pense, et pour s’en persuader il suffit de lire l’École des femmes et Georges Dandin. Eh bien ! le procès que fait Angélique aux mariages de convenance, dans une scène où les neuf dixièmes des spectateurs trouvent à rire, Dickens, sous des dehors bien plus frivoles encore, le fait par Mme Skewton et sa fille au système d’éducation à la mode en Angleterre. Quoi de plus affligeant en effet, la plupart du temps, que les rapports de mère et de fille dans la vie fashionable de Londres ? De toutes les monstrueuses anomalies qui vous frappent dans la société britannique, il n’en est aucune, à mon avis, qui doive vous choquer davantage que cette réunion d’une jeunesse sans pudeur et d’une vieillesse sans dignité. Hâtons-nous de le dire pourtant, et constatons-le bien : nous entendons ici parler uniquement de ce qui se passe dans cette société, plus factice à Londres que partout ailleurs, dans la société aristocratique, serre chaude qui fournit à foison les primeurs de tous les vices. Encore un coup, si vous voulez vous faire une idée de ce qu’est véritablement la dame anglaise, la English gentlewoman, c’est-à-dire un des types féminins les plus admirables qu’il y ait sur la terre, ne la cherchez pas à Londres ; cherchez-la dans les châteaux des lointains comtés, dans ces antiques halls dont le toit respecté offre à des générations sans reproche un abri séculaire ; car, s’il n’y a rien au monde de plus innocent et de plus simple que la jeune fille des provinces en Angleterre, il n’y a au monde rien de plus impur que la fashionable girl du West-End ; et c’est à celle-là que dans le roman de Dickens nous avons affaire. Mme Skewton voit dans la merveilleuse beauté de sa fille un capital dont le placement doit lui rapporter de gros intérêts. Veuve à trente ans et ruinée, Édith se laisse encore revendre par sa mère à M. Dombey ; mais, pour être juste, ajoutons qu’elle ne feint en aucune manière une affection qu’elle ne ressent pas, et semble lui dire, avant comme après le mariage « Vous m’avez achetée, je ne vous dois plus rien. » Dans la conduite de la fille se trouve la punition de la mère. Jamais des lèvres orgueilleuses d’Édith ne tombe une parole de tendresse pour celle qu’elle regarde, au fond de son cœur, avec horreur et mépris. Lorsqu’elles se trouvent seules, le silence n’est rompu que par les lamentations de Mme Skewton sur l’ingratitude de sa fille et les âpres reproches de celle-ci. Quand Édith daigne répondre à sa mère, elle trouve des accens d’indignation et d’amertume qui font frémir. Il y a je ne sais quoi de terrible dans cette révolte de la nature contre son principe, et, à l’aspect de la honte clouée au front de la vieillesse par la main qui eût dû être son appui, on se voile comme devant un sacrilège.

Un jour vient pourtant où s’écroule l’édifice des charmes grimaçans de Mme Skewton. Cosmétiques, essences, fausses dents et faux cheveux, rien ne sert plus. La décrépitude est là, l’impitoyable paralysie se montre menaçante, et à sa dernière partie de whist écrase l’épouvantable vieille. Elle tombe, inerte, idiote, sans conscience, sans paroles, sans regard, et, morte avant d’avoir cessé de vivre, on la dépose sur la couche qu’elle ne quittera que pour le tombeau. Le tableau de la mère et de la fille à cette heure suprême est une des scènes les plus dramatiques et les plus vigoureuses que nous connaissions. Touchée de pitié devant ce cadavre vivant, la fille veut pardonner à la mère, et ne peut faire pénétrer jusqu’à cette intelligence obscurcie l’annonce d’un miséricordieux oubli. Un sourire hébété entr’ouvre seul les lèvres de la mourante. Édith, atterrée jusque dans son invincible orgueil, tombe à genoux et lève ses mains jointes au ciel. Une voix vient du lit ; Édith prie avec ferveur ; la voix s’entend encore : « Arrangez mieux mes rideaux roses. » C’est là le murmure qui frappe l’oreille tendue de Mme Dombey. Elle se lève, se penche sur le lit : sa mère est morte ! Elle n’a retrouvé la parole que pour entourer d’une dernière précaution sa beauté disparue, dont le regret la poursuit encore pendant son agonie.

La partie réelle du drame achevée, le lyrisme reprend son cours. « Nuit après nuit se passe, dit l’auteur ; la lumière brûle au bord de la fenêtre ; le corps gît étendu sur sa couche. Édith veille toujours à ses côtés, et les vagues les appellent toutes les deux pendant la nuit entière. Nuit après nuit ! les vagues s’enrouent à répéter leurs mystères ; les oiseaux de l’Océan voltigent, les vents et les nuages fuient sans laisser de traces ; deux bras blancs s’étendent au clair de lune, et montrent là-bas, bien loin, le pays invisible. » On pense, malgré soi, à la chanson de Thékla. Ce lyrisme est une partie essentielle du talent de Dickens : il ne peut s’en défaire, et en Angleterre on n’en tient pas suffisamment compte. Ainsi, dans Barnaby Rudge, la plus complète de ses œuvres, la cloche qui sonne si bien à travers tout le livre que le lecteur lui-même croit l’entendre, n’est autre que l’élément lyrique mis au service de la terreur, c’est-à-dire le fantastique à la manière des Allemands, de Hoffmann, de Kerner, d’Uhland et de l’école des Souabes. Si Dickens n’eût écrit que Barnaby Rudge, je n’hésite pas à dire que ce livre l’eût placé auprès de Scott. Par malheur pour le succès de ce remarquable ouvrage, trop de compositions de Dickens l’avaient précédé, compositions indignes de se placer sur le même rang. Ceux qui avaient applaudi l’auteur de Nicholas Nickleby et de Pickwick ne le retrouvaient guère dans l’histoire de l’idiot et de son corbeau, et ceux qui n’auraient eu qu’admiration sans réserve pour Barnaby se rappelaient trop défavorablement le caractère de ses premiers écrits pour vouloir en aborder de nouveaux.

Nulle part, ni dans Scott, ni dans Lewis même (les deux écrivains anglais qui ont le mieux exploité le sentiment de l’effroi), ne se rencontre une plus profonde entente du terrible que dans Barnaby Rudge. De nos jours, où l’on abuse de tout, on a naturellement aussi abusé de la terreur ; il s’en est suivi, chez la plupart des lecteurs, un certain dégoût pour tout ce qui semble, au premier abord, appartenir au domaine du mélodrame. Nous disons tout ce qui semble, parce que nous croyons qu’ici encore on s’est peut-être plus pressé de condamner que de comprendre. La terreur est de deux espèces, réelle et fantastique ; l’une s’adresse à l’imagination, l’autre aux sens. Les grands poètes savent quelquefois exciter la terreur fantastique, presque jamais la terreur réelle. Macbeth et Hamlet font penser, rêver surtout ; mais ni le spectre du roi de Danemarck errant au clair de la lune sur les remparts d’Elsineur, ni celui de Banquo s’asseyant à la table de son meurtrier, ne produit dans l’aine du spectateur l’espèce d’épouvante que savent y porter d’autres écrivains moins illustres. On a l’esprit trop préoccupé des hautes questions philosophiques soulevées par le poète pour se laisser émouvoir à la vue d’un spectre dont l’apparition n’a, du reste, pour but que de nous plonger plus avant dans l’abîme de la spéculation. Shakespeare une seule fois, dans Othello, a franchement abordé le terrible ; mais là encore le poète se fait trop sentir, et, quelle que soit la réalité de la scène, la part de l’idée (comme disent les Allemands) est si grande, que l’on finit, avant que Desdemona ait exhalé son dernier soupir, par voir dans le More un type et par rechercher le sens obscur de son monologue d’entrée. La terreur étant peut-être la plus personnelle de toutes nos sensations, nous n’accordons le privilège de nous en inspirer qu’à la peinture de certaines situations où nous pourrions être placés nous-mêmes ; par conséquent, ce qui se passe dans une sphère au-dessus de la nôtre intéresse notre intelligence seule et ne trouble guère notre système nerveux. « C’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens, » dit Dorante dans la Critique de l’École des Femmes ; mais c’en est une encore bien plus étrange, selon nous, que celle de les faire trembler. Ne fait pas peur qui veut, et celui qui parvient à exciter chez un lecteur intelligent un sentiment de véritable effroi, possède pour le moins une certaine puissance dont il est impossible, quelles que soient d’ailleurs vos opinions, de ne pas tenir compte. En fait de terreur fantastique, les Allemands surpassent tout le monde, et Hoffmann, Zacharias Werner et d’autres, trop nombreux pour les nommer, demeureront toujours les maîtres d’un genre né dans le moyen-âge sur les bords des grands fleuves de la Germanie. Quant à la terreur réelle, nulle part elle ne se retrouve plus fréquemment ni mieux comprise que parmi les écrivains anglais. Où est celui d’entre nous qui n’a frémi à l’aspect de cette jeune fille accroupie au coin d’un foyer éteint, qui, du couteau sanglant que tient encore sa main, montre, insouciante et folle, le cadavre de son fiancé. Jamais on n’a plus victorieusement accompli une tâche plus difficile. Faire jouer tous les ressorts qu’on flétrit aujourd’hui du nom de mélodramatiques sans que le mot de mélodrame vienne à la bouche de personne, c’était, à coup sûr, une rude entreprise, et dont sir Walter Scott s’est tiré avec un rare bonheur dans Lucie de Lammermoor. Plus les faits sont de nature à inspirer l’épouvante, plus tout ce qui les entoure doit être simple et naturel. C’est là que viennent échouer la plupart de nos romanciers français, toujours occupés à vous faire pressentir ce qui devrait au contraire vous surprendre, et à vous faire deviner, à son air fatal, le héros ou l’héroïne dont le crime ou l’infortune sert de base à un récit tragique.

Si l’auteur de Pickwick s’était borné à évoquer l’élément terrible, il se fût assuré une réputation qui ne lui eût rien laissé à envier aux plus célèbres parmi les Allemands. Dickens unit, chose fort rare, les deux genres du terrible : le fantastique et le réel. Si parfois les faits qu’il raconte sont d’une vérité à faire dresser les cheveux, il sait aussi les entourer de ce mystère qui tient de la fable, et s’adresse surtout à l’imagination. Ainsi, dans Barnaby Rudge par exemple, avec quelle admirable puissance d’exécution ce double effet de terreur se développe ! Rudge lui-même est d’une réalité absolue ; mais la cloche ! c’est là que Dickens montre une habileté et un talent merveilleux à concilier le fantastique et le réel. Rudge, le père de l’idiot Barnaby, a tué son maître, M. Reuben Haredale, il y a de cela vingt-deux ans. En lui portant le coup fatal, le meurtrier n’a pu empêcher que la main de sa victime ne saisît le cordon d’une cloche qui pendait près de son lit, et dont le son pouvait servir dans l’occasion à rallier autour du château les voisins d’une lieue à la ronde. Aux derniers gémissemens de l’homme qu’il a égorgé se mêle pour l’assassin la plainte funèbre d’une voix d’airain. Il fuit, et, pour cacher son crime, en commet un autre. Quelques mois après, on découvre dans un étang le corps d’un homme noyé, revêtu des habits de Rudge, l’intendant, lequel a disparu en même temps qu’un garçon jardinier la nuit de l’assassinat de M. Haredale. Le jardinier dès-lors porte la peine du double meurtre ; mais Rudge ne peut demeurer dans son exil volontaire. Le sang versé le poursuit, et il revient. « Aussi sûrement que l’aimant attire le fer, dit-il en parlant de sa victime, aussi sûrement cet homme mort, du fond de son tombeau, pouvait m’attirer à lui quand et comme il voulait. » Cette influence mystérieuse sera la cause de sa perte, et là où s’est commis le forfait aura lieu l’expiation.

Dans les émeutes de l’année 1779, connues sous le nom de Gordon Riots, le frère de Reuben Haredale et l’héritier de sa fortune se voit en butte, comme catholique, à la fureur d’une populace exaspérée. Les rebelles parcourent le pays par bandes, dévastant et pillant de tous les côtés. Le Warren, c’est ainsi que s’appelle la propriété de M. Haredale, est la proie des flammes. Un voyageur solitaire, enveloppé dans son manteau, se présente à la porte de l’auberge du village et demande quelques informations sur la direction prise par les insurgés. Au moment où il se prépare à sortir, le son d’une cloche d’alarme porté sur le vent du soir frappe son oreille, et une lueur vive illumine tout le pays alentour. « Ce n’était pas le rapide changement de la nuit en cette horrible clarté, ce n’étaient point les cris et les hourras lointains, ni le soudain bouleversement de la sérénité nocturne, ce n’était rien de tout cela qui foudroyait cet homme, c’était la cloche ! Ses yeux sortaient de leurs orbites, ses membres tremblaient, puis, levant un bras en l’air, il fit comme le geste de quelqu’un qui donne un coup mortel ; ensuite il se boucha les oreilles, et, avec un cri épouvantable, se mit à courir par la campagne comme un fou. Toujours, toujours la cloche sonnait et semblait le suivre. La clarté devenait plus brillante, les hurlemens plus distincts, la chute de corps pesans ébranlait l’atmosphère, des fusées d’étincelles montaient aux étoiles ; mais plus puissante que tout, tendant plus vite vers le ciel, mille fois plus terrible encore, révélant de monstrueux secrets, parlant le langage des morts… oh ! la cloche ! la cloche !

La cloche, sonnée au milieu du tumulte par une main invisible, attire Rudge (car c’est lui, on l’a déjà deviné) vers les lieux de son crime. Il cède à une force invincible et se traîne, à moitié fou, par les sentiers du parc, comme un animal blessé qui cherche un gîte pour mourir. La voix fatale l’attire à l’endroit même où le sang a coulé, et là, lorsque les rebelles ont opéré leur retraite, il vient errer au milieu des décombres fumans qu’éclairent les pâles rayons de la lune ; mais il n’est pas seul : un autre veille près de lui. Le frère de la victime, Geoffroy Haredale, revient, lui aussi, sur la fin de la nuit, contempler les ruines de sa demeure héréditaire. La scène qui suit son retour est d’une puissance dramatique extrême. Pendant que M. Haredale examine l’extérieur de la tourelle dans laquelle est mort son frère, Rudge, qui l’a aperçu, essaie de se glisser le long d’un escalier intérieur, à moitié épargné par le feu ; mais la destinée ne dort pas. Le pied du meurtrier glisse, une pierre croule. « Qui va là ? » s’écrie M. Haredale. Une seconde pierre se détache ; — un instant encore, et l’abîme recevra l’assassin ! Un seul moyen reste, la corde qui pend près de l’escalier. Poussé par l’aveugle instinct de la vie, il la saisit et descend ainsi ; mais, au moment de toucher la terre, qu’entend-il ? La cloche ! C’est lui-même qui l’a sonnée. À ce son si familier (familier surtout à ceux qui n’ont pas oublié la mort de Reuben), M. Haredale s’élance, et, d’un bond, se trouve en face de l’assassin, qu’il terrasse avec un cri de joie sauvage, un cri de triomphe en même temps que de vengeance. « Pourquoi t’es-tu laissé saisir ? » dit plus tard à Rudge un de ses compagnons de prison. — « Parce que, répond-il, il y avait entre cet homme et moi quelqu’un qui le poussait, lui ; c’était là qu’avait coulé le sang ; je savais bien que là aussi se terminerait la chasse. » Ceci rappelle le misérable qui, dans Oliver Twist, après avoir égorgé sa maîtresse, ne peut se délivrer de l’obsession perpétuelle qu’exerce sur son esprit le souvenir du regard de l’infortunée à l’heure de sa mort. Partout ces yeux effroyables le poursuivent de leur implacable rayon. Il est sur le point d’échapper à la justice ; il sort par une lucarne donnant sur une allée déserte, et, à l’aide d’une corde, il pourra gagner la rue ; mais tout à coup : « Les yeux ! » s’écrie-t-il ; et, perdant l’équilibre, il tombe du haut du toit, littéralement foudroyé, ainsi que le dit Othello :

This look of thine will hurl my soul front heaven
And fiends will snatch at it.

On le voit, Dickens ne se pique guère de variété dans ses inventions, et ce ne serait point chose difficile que de trouver dans chacun de ses romans des personnages à tous égards analogues à ceux que l’on connaît déjà ; mais, parce que la reproduction d’un même type revient à tout instant, cela n’empêche pas que le type ne soit essentiellement original en soi. Ainsi, dans ce roman de Barnaby Rudge par exemple, si l’on excepte le personnage de Rudge le père, qui ressemble à celui de Bill Sikes, tout est original. Si nous voulions chercher un modèle à Barnaby lui-même, nous ne le découvririons peut-être que dans Madge Wildfire, la folle de la Prison d’Édimbourg. Et sir John Chester ? C’est, à coup sûr, là une des plus remarquables créations de notre temps, remarquable surtout par le milieu dans lequel Dickens l’a placée. Mettre en scène un gentleman qui a plus fait qu’il ne faudrait pour se voir pendre à Tyburn ; un malfaiteur de la plus noire espèce, cachant ses crimes sous les dehors d’une élégance exquise, et accablé sous les douces flatteries de la bonne société ; un dandy qui, de peur de se compromettre, refuse de sauver son propre fils (fils naturel, il est vrai) de l’échafaud, et qui, en refusant, prend son chocolat mignonnement ; faire admirer en Angleterre un pareil tableau, c’est nous reporter au temps où lord Chesterfield donnait à Philippe Stanhope certains conseils que nous savons, et où Hogarth peignait le Mariage à la mode[5]. C’est là, si nous ne nous trompons, le seul essai tenté par Dickens de reproduire les manières de la haute société anglaise, et encore l’action se passe-t-elle dans un temps éloigné du nôtre, et dans des situations, il faut le dire, exceptionnelles ; car nous ne supposons pas qu’il y ait dans le monde beaucoup de sir John Chester, quoi qu’ait dit sir Bulwer Lytton, dans Lucretia, sur la fréquence des crimes au sein des hautes sphères sociales. Toutefois la tentative a réussi, à merveille, et l’auteur de Pickwick a montré qu’il saurait aussi bien faire tenir à ses personnages la langue des salons que celle des carrefours, à condition pourtant qu’un certain degré d’excentricité dans les incidens vînt relever la monotonie du ton comme il faut. Pour maintenir ce ton en décrivant des événemens ordinaires, le talent ne suffit pas, il faut encore l’habitude de la langue qu’on veut parler.

Si Dickens peint avec une puissance rare ces natures brutales qui n’ont de cadre convenable que la cour d’assises, il montre une habileté non moins grande à représenter ce qui est appauvri, opprimé, déchu. Je ne connais qu’un mot pour rendre exactement tout ce qu’ont de craintif, de touchant, de souffreteux, ces malheureux dont le bonheur passé ne sert plus qu’à mesurer l’étendue de la misère présente : c’est le mot italien avvilito, lequel ne signifie nullement avili, dans notre sens, mais bien plutôt déprimé. Dans ces caractères-là, l’auteur de Pickwick atteint au pathétique plus sûrement, selon moi, que dans ceux, que l’on a tant vantés, où tout l’intérêt repose sur une souffrance physique ou sur une infortune franchement accusée. De ceux-ci aux autres, il y a toute la différence du mendiant au pauvre honteux. On se raidit quelquefois contre les personnages d’un roman qui jouent d’office les rôles intéressans, et, fatigué de leur lamentable psalmodie, on leur refuse l’aumône de sa sympathie, tandis que l’on donne tout ce que l’on a à qui ne demande rien. À notre avis, il n’existe pas de comparaison possible entre la troupe rachitique des Smike, des Nelly Trent, des Marchioness qui sont autant d’anneaux de cette chaîne dont le fils Dombey tient le bout, et les types, bien autrement originaux, de Newman Noggs, John Carker, Chuffy et d’autres de la même famille. Dickens a compris admirablement ce qui pouvait rester d’honnêteté primitive dans des cœurs égarés, et une place distinguée lui est due comme moraliste pour l’indulgence qu’il a mise à traiter la question de la faillibilité humaine, et pour le courage avec lequel il a dit en toute occasion, à la puritaine Angleterre, que l’intolérance et la dureté de cœur n’étaient point des vertus chrétiennes. Il y a à ce sujet un passage, dans Martin Chuzzlewit, trop remarquable pour que nous ne le citions pas. Martin, l’orgueilleux par excellence, l’homme qui, du point de vue de son égoïsme, professe le culte de sa dignité, se voit vaincu à la fin par une indigence absolue. Afin d’obtenir les quelques shellings nécessaires pour l’empêcher de mourir de faim, il porte sa montre au mont-de-piété ; ensuite, et peu à peu, toute sa garde-robe y passe. Les premières fois, il n’ose pas sortir de chez lui ; chaque passant lui fait peur et semble l’épier ; il tremble devant les ivrognes attardés qui trébuchent au soleil levant à la sortie du cabaret. Plus tard, il s’habitue à sa honte nécessiteuse ; il ose même se montrer en plein midi sur le seuil de l’ignoble endroit où la détresse dispute un morceau de pain à l’usure ; et pourtant, lui si fier, si superbe, il ne lui a fallu, dit l’auteur, que cinq semaines pour atteindre le dernier échelon de cette échelle immense ! » Puis il continue« Vous tous, moralistes, qui parlez du bonheur et de la dignité humaine, comme de choses innées dans chaque sphère de la vie, comme d’une lumière qui éclaire chaque grain de sable sur la grande voie que Dieu nous a ouverte, voie si douce sous les roues de vos voitures, si dure pour qui la parcourt pieds nus, réfléchissez un peu lorsque vous contemplez la chute rapide de ces hommes qui, une fois pourtant, ont vécu dans l’estime d’eux-mêmes ; réfléchissez qu’il y en a des millions à l’heure qu’il est, des millions, pensez-y, qui de cette estime n’ont jamais su le nom, auxquels aucune chance n’a été offerte de l’apprendre ! Allez, vous qui ne parlez que de la « douce paix de la conscience » et d’une « honnête fierté ; » allez dans les mines, les factoreries, les forges ; visitez les hideuses profondeurs où se cache l’ignorance, l’abîme où une criminelle incurie précipite une trop grande portion de l’humanité, et dites quelle plante peut germer ou s’ouvrir dans un air si infect que la flamme de l’intelligence s’y éteint aussitôt qu’on l’allume !

C’est moins encore ici la puissance du langage de Dickens qui nous frappe que la faveur avec laquelle on accueille un pareil langage en Angleterre. L’auteur de Chuzzlewit n’est pas seul à demander ainsi grace pour les classes opprimées. D’Israëli dans Sybil, Bulwer dans Lucretia, lady Georgina Fullerton dans un fort beau chapitre de Grantley Manor sur les « vertus des pauvres, » soutiennent de leurs voix éloquentes un chœur qui retentit de toutes parts dans la hautaine Albion. Le peuple est à la mode, et la philanthropie dans l’air. Les idées humanitaires trouvent leurs partisans également dans la grande dame et dans l’écrivain populaire, dans le protectioniste de la chambre des communes et dans le dandy littéraire. Puis, remarquez comme ce mouvement coïncide avec un état anormal de toutes choses : avec d’antiques immunités détruites et d’exorbitans privilèges arrachés aux mains d’une oligarchie ébranlée par les masses affamées et menaçantes ; avec la liberté des cultes octroyée officiellement, et une explosion de tendances irréprimables, spontanées, vers la religion catholique. Tout cela donne à penser ; mais l’Anglais qui, ainsi que le reste des humains, a les défauts de ses qualités, pour vouloir trop agir, ne pense presque jamais, ou pense lorsqu’il n’y a plus rien à faire, c’est-à-dire lorsqu’il est trop tard. Sans cela, on eût dû s’apercevoir, il y a long-temps déjà, que, de tous les écrivains que la société anglaise a comblés de faveur et de louanges aveugles, nul ne lui était plus dangereux que Charles Dickens. Tant que, se bornant à des créations comme Pickwick, il s’est contenté d’amuser ses lecteurs, le péril pouvait n’être pas imminent ; mais les idées plus sérieuses lui sont promptement venues, et même dans ceux de ses ouvrages que nous appellerions volontiers de second ordre, dans Oliver Twist et Nicholas Nickleby, pour n’en citer que deux, il serait facile d’indiquer telle page où, à propos d’un bedeau d’église ou d’un dîner de vieil avoué, n’importe ! le procès est fait aux conventions les plus sacrées, où la respectabilité britannique est impitoyablement battue en brèche. C’est la vieille histoire de Mme Du Barry applaudissant au Mariage de Figaro. On est amusé, c’est ce qu’il faut, et l’on n’en demande pas davantage.

Qui pourrait nier d’ailleurs que Dickens ne soit amusant ? Trop souvent peut-être sa verve comique dégénère en bouffonnerie et prend les allures de la farce ; mais aussi que d’occasions où l’hilarité qu’il provoque est de bon aloi ! Nous ne sommes pas de ceux qui professent une très vive admiration pour les personnages, si populaires chez nos voisins, de Sairey Gamp, Sam Weller, Mark Tapley, et les mille reproductions sous d’autres noms du même type ; mais il est, parmi les caractères secondaires de Dickens, une figure qui nous a toujours paru charmante, et surtout, pour parler la langue d’aujourd’hui, d’une grande actualité : c’est celle du charlatan de société, qui se croirait déshonoré s’il ne prétendait à tout, et dont la vie entière se passe à trembler de peur qu’on ne prenne ses prétentions au mot. M. Winkle, le Nemrod qui, à la seule vue d’une capsule, pense défaillir, le patineur qui tombe à son premier pas sur la glace, le fumeur qu’une cigarette étendrait sur le carreau, l’homme pacifique, le mouton par excellence dont chaque parole est dictée par l’idée fixe de cette crânerie qu’il se persuade devoir afficher, M. Winkle personnifie d’une façon fort peu exagérée un travers de notre temps, lequel fait consister la honte non dans ce qu’on n’est point, mais dans ce qu’on ne sait point paraître. C’est tout le contraire du modeste et naïf Tom Pinch, le véritable héros de Martin Chuzzlewit. Tom croit en tout, hormis en lui-même. Aucune des cafarderies de M. Pecksniff (le plus parfait de tous ces Tartufes de bas étage que Dickens, ainsi que nous l’avons déjà dit, a dérobés au Peachum de Gay), aucune ne réveille chez Tom Pinch l’ombre du doute le plus léger. M. Pecksniff l’accable d’injustes reproches, et Tom se prend de la meilleure foi du monde pour un coquin ; M. Pecksniff l’exploite, le harcèle, le tourmente, et Tom ne cesse de parler de l’air le plus naturel de son bonheur, et de chanter sur tous les tons possibles son invariable good luck. Si Tom ne possédait une intelligence fort supérieure, on pourrait l’appeler une dupe, mais c’est là un mot qu’on ne saurait prononcer à propos de l’humble organiste du Wiltshire, esprit droit, tête rêveuse, cœur simple, doué d’une cécité absolue à l’endroit de tout ce qui n’est pas aimable. Ah ! pauvre et sublime Tom Pinch, être patient et dévoué, lorsque tu parus dans ton adorable crédulité, combien il dut s’élever de joie dans l’ame de ton frère en Jean-Paul, Maria Wuz ! Ni Richter, ni Sterne n’ont rien conçu de plus touchant. On ne saurait, du reste, tenir de l’un des deux sans avoir de la ressemblance avec l’autre, et certaines affinités entre Sterne et Dickens sont aussi évidentes que celles que nous signalions plus haut entre l’auteur de Chuzzlewit et Jean-Paul. Sans parler de Berthe, l’aveugle du Cricket on the Hearth, véritable émanation d’un cerveau de poète, il existe un passage du livre sur l’Italie qui rappelle tout-à-fait le fameux Franciscain du Sentimental Journey. Nous voulons parler de ce pauvre homme qui à Mantoue entraîne Dickens dans la plus absurde des excursions, sous prétexte de lui « faire voir la ville, » et d’avoir l’air, vis-à-vis de lui-même, de gagner les quelques sous qu’il n’ose demander à titre d’aumône. On ne saurait attendrir le lecteur par des effets plus imprévus ou plus simples, et, dans les deux ou trois pages consacrées au malheureux cicerone en habit râpé, il n’y a rien que n’eût pu signer l’immortel auteur de Tristram Shandy ; ce qui n’empêche pas, hâtons-nous de le dire, les Pictures from Italy d’être le plus médiocre des ouvrages de Dickens. La belle affaire, vraiment, et bien digne d’un écrivain accrédité, d’un penseur, de parcourir l’Italie de Domo d’Ossola jusqu’à Naples, et de ne trouver à nous donner que des anecdotes d’auberge entremêlées çà et là d’insignifiantes redites en matière d’art et d’indécentes plaisanteries sur la religion !

Il est de ces sujets dangereux que l’homme d’esprit évite quelquefois, que l’homme de goût évite toujours. Il est des noms que vous pouvez taire, mais que vous ne pouvez prononcer légèrement, sous peine de trahir une complète absence de toute élévation d’esprit. Ainsi, dans la cité éternelle, dans cette majestueuse « Niobé des nations, » comme l’appelle Byron, dans la Rome de saint Pierre et de César, on ne saurait voir la reproduction de Londres ; vous ne sauriez, quel que soit d’ailleurs votre amour-propre national, comparer le Tibre à la Tamise, ni découvrir dans le dôme splendide qui, au-dessus de tant de ruines, s’élève, phare lumineux des nations catholiques, une analogie quelconque avec l’édifice plagiaire que l’hérésie luthérienne a dédié à saint Paul. Dickens est entré dans Rome par la frontière toscane, par la morne et désolée Campagna ; et pourtant, à l’aspect de ce champ désert, tombeau de tant de cités détruites et d’antiques temples renversés, aucune pensée de recueillement n’est venue le saisir et le préparer plus dignement à pénétrer dans la ville sainte, l’Urbs vastata de Tacite, la cité vivante de Pie IX. En face de ce profond sommeil de l’inspiration, qui ne se rappelle les magnifiques paroles que trouva, il y a tantôt dix ans, un voyageur français pour saluer cette auguste Rome, chère alors et sacrée pour lui à tant de titres ? Il y aurait presque de l’inconvenance à citer M. de Lamennais à côté de l’auteur de Barnaby Rudge, si, dans le sujet même qui les a occupés tous deux, il n’existait comme une vertu secrète qui, ce semble, devait ennoblir quiconque y toucherait. Toutefois, en admettant même que Dickens, par croyance et par éducation, pût rester froid et indifférent pour la cité classique et catholique, comment l’être pour le reste de cette terre poétique, peuplée des souvenirs les plus glorieux de l’Angleterre ? comment échapper aux ombres familières de Shakespeare, de Milton, de Shelley, de Byron ? l’alouette peut-elle chanter au matin dans les jardins de Vérone sans que la pensée de Juliette se réveille dans le cœur, et chaque brise de l’Adriatique n’est-elle point chargée des imprécations de Shylock et des plaintes de Desdemone ? L’Arno murmure toujours le doux nom du Penseroso ; les rives du golfe de Gênes retentissent encore des pleurs de la jeune épouse de Percy Shelley ; et lorsque la lune baigne ses rayons tremblans dans les eaux du Canale grande, ne voyez-vous pas se dessiner, à la proue de cette gondole noire, la figure du noble exilé, du pâle chantre de Lara ? On a peine à concevoir qu’un Anglais, si calviniste qu’il fût, ne cédât pas aux sollicitations de tant de fantômes aimés, et l’on éprouve je ne sais quel sentiment pénible à voir un esprit distingué faiblir ainsi devant les exigences d’un sujet sérieux.

A tout prendre, Dickens atteint à l’apogée de son talent dans Barnaby Rudge et Martin Chuzzlewit, et encore le roman de Chuzzlewit n’est-il guère que le premier pas fait sur un terrain nouveau. Les premières observations de Dickens, nous le répétons, portent sur les faits, sur les incidens ; plus tard, ce sont les caractères mêmes qu’il étudie ; et, quoique nous ayons plus de sympathie pour sa dernière manière, nous ne serions pas éloigné de croire que la première fût celle qui comportât le plus grand développement de ses qualités naturelles.

Le principal défaut de Dickens (nous laissons de côté toute question de goût, il n’y faut pas penser, si l’on veut le juger avec impartialité), le principal défaut de Dickens, selon nous, c’est l’absence totale de composition dans chacune de ses œuvres, même les meilleures. Aucun jeu de lumière et d’ombre ; tout est sur le même plan, jamais de gradation, de perspective ! Cela nous rappelle un peu certains tableaux du XVIIe siècle, représentant les campagnes de Louis XIV, où tout ce qui compose la cour du grand roi se presse sur les devans dans une égale lumière ; puis, au fond, rien, si ce n’est le clocher de quelque ville flamande vaincue se perdant dans les nuages. Dickens entasse tous ses personnages sur le premier plan ; puis, entre eux et le fond du tableau, le décor en quelque sorte, aucune figure n’est dans l’ombre ; on ne remarque aucune de ces nuances qui, savamment combinées, forment un ensemble et maintiennent cette cohésion étroite entre les diverses parties, si nécessaire à toute œuvre d’art. Il faut bien le dire, Dickens n’est nullement artiste. Lorsque les beautés de langage et de style lui échappent (ce qui arrive fréquemment), il les doit au sentiment, à la hardiesse de sa pensée, à l’imprévu de ses idées, aux qualités enfin qui manquent assez généralement à ceux dont la forme est la préoccupation première.

Ce qui ne constitue pas un des caractères les moins curieux du talent de Dickens, c’est sa nationalité éminente. Il a quelques ressemblances avec certains écrivains étrangers ; mais tel qu’il est, à le prendre en entier, il ne peut être qu’Anglais, et Anglais de Londres même. Son talent a des rapports intimes, et qu’on ne saurait méconnaître, avec son pays. Il représente jusqu’à un certain point les opinions démocratiques en Angleterre : comme elles, purement populaire d’abord, il devient plus tard philosophe et penseur ; parti de la rue, il finit par pénétrer dans les sphères sociales les plus élevées. L’auteur de Pickwick offre un des très rares exemples d’une réputation faite par le peuple et s’imposant à la mode. Comme bien d’autres, Dickens a trop réussi par ce qu’il a fait de moins bon, et, si l’on ne devait voir en lui qu’un des héros de la Slang litterature, ce ne serait, à parler franchement, guère la peine de s’occuper de lui ; mais il y a chez Dickens, ainsi que nous le remarquions, autre chose que le Bow-Street reporter, que le sténographe des débats de la police correctionnelle[6]. C’est un esprit d’une grande profondeur et d’une rare étendue, bien qu’absolument dénué d’élévation, et volontiers nous lui appliquerions en finissant ce mot du docteur Johnson à propos de Swift : « Qu’il tente de s’élever, et il tombera à coup sûr ; mais qu’il creuse, et il ne manquera jamais de trouver. »


ARTHUR DUDLEY.

  1. Certains endroits dans Londres où se réunissent les mendians et les gueux de toute espèce, et qui correspondent à peu près à l’ancienne Cour des Miracles.
  2. Littéralement l’opéra des gueux.
  3. Dans le roman de Rookwood par Ainsworth.
  4. Nouvelle Héloïse, vol. II, lettre XXVII.
  5. Série de tableaux où Hogartb représente des scènes auxquelles on oserait à peine faire allusion aujourd’hui.
  6. Pendant que Charles Dickens occupait le poste de sténographe au Chronicle, il s’est rendu surtout remarquable par sa manière de raconter les débats de la cour correctionnelle de Bow-Street.