Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/27

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qu’on doit plus d’égard aux jugemens des peintres qu’à ceux des poëtes. De l’art de reconnoître la main des peintres.

le public écoute avec plus de prévention les peintres qui font le procès à un tableau, que les poëtes qui font le procès à un poëme. On ne sçauroit que loüer le public de placer ainsi sa confiance. Il s’en faut beaucoup que le commun des hommes ait autant de connoissance de la mecanique de la peinture, que de la mécanique de la poësie, et comme nous l’avons exposé au commencement de ces essais, les beautez de l’exécution sont encore bien plus importantes dans un tableau qu’elles ne sçauroient l’être dans un poëme françois. Nous avons même vû que les beautez de l’exécution pouvoient seules rendre un tableau précieux. Or ces beautez se rendent bien sensibles aux hommes qui n’ont pas l’intelligence de la mécanique de la peinture, mais ils ne sont point capables pour cela de juger du mérite du peintre. Pour être capable de juger de la loüange qui lui est duë, il faut sçavoir à quel dégré il a approché des artisans qui sont les plus vantez pour avoir excellé dans les parties où il a réussi lui-même. Ce sont quelques-uns de ces dégrez de plus ou de moins, qui font la difference du grand homme et de l’ouvrier ordinaire. Voilà ce que les gens du métier sçavent. Ainsi la réputation du peintre, dont le talent est de réussir dans le clair-obscur ou dans la couleur locale, est bien plus dépendante du suffrage de ses pairs, que la réputation de celui dont le mérite consiste dans l’expression des passions et dans les inventions poëtiques, choses où le public se connoît mieux, qu’il compare par lui-même, et dont il juge par lui-même. Nous voïons aussi par l’histoire des peintres que les coloristes sont parvenus plus tard à une grande réputation que les peintres célebres par leur poësie. On voit bien qu’en suivant ce principe je dois reconnoître les personnes du métier pour être les juges ausquels il faut s’en rapporter, quand on veut sçavoir autant qu’il est possible, quel peintre a fait le tableau, mais elles ne sont point pour cela les juges uniques du mérite de ce tableau. Comme les plus grands ouvriers en ont fait quelquefois de médiocres, on ne connoît pas l’excellence d’un tableau dès qu’on connoît son auteur. Il n’est pas décidé qu’un tableau soit de la premiere classe, parce qu’il est décidé qu’il est l’ouvrage d’un peintre des plus illustres. Quoique l’expérience nous enseigne que l’art de deviner l’auteur d’un tableau en reconnoissant la main du maître, soit le plus fautif de tous les arts après la médecine, il prévient trop néanmoins le public en faveur des décisions de ceux qui l’exercent, même quand elles sont faites sur d’autres points. Les hommes qui admirent plus volontiers qu’ils n’approuvent, écoutent avec soumission, et ils repetent avec confiance tous les jugemens d’une personne qui montre une connoissance distincte de plusieurs choses où ils n’entendent rien. On verra d’ailleurs par ceque je vais dire concernant l’infaillibilité de l’art de discerner la main des grands maîtres, quelles bornes on doit donner à la prévention qui nous est naturelle en faveur de tous les jugemens rendus par ceux qui font profession de cet art, et qui décident avec autant de confiance qu’un jeune médecin ordonne des remedes. Les experts dans l’art de connoître la main des grands maîtres, ne sont bien d’accord entr’eux que sur ces tableaux célebres, qui, pour parler ainsi, ont déja fait leur fortune, et dont tout le monde sçait l’histoire. Quant aux tableaux dont l’état n’est pas certain en vertu d’une tradition constante et non interrompuë, il n’y a que les leurs et ceux de leurs amis qui doivent porter le nom sous lequel ils paroissent dans le monde. Les tableaux des autres, et sur tout les tableaux des concitoïens sont des originaux douteux. On reproche aux uns de n’être que des copies, et aux autres d’être des pastiches . L’interêt acheve de mettre de l’incertitude dans les décisions d’un art qui ne laisse pas de s’égarer, même quand il opere de bonne foi. On sçait que plusieurs peintres se sont trompez sur leurs propres ouvrages, et qu’ils ont pris quelquefois une copie pour l’original qu’eux-mêmes ils avoient peint. Vasari raconte, comme témoin oculaire, que Jules Romain, après avoir fait lui-même la draperie dans un tableau que peignoit Raphaël, reconnut pour son original la copie qu’André Del Sarte avoit faite de ce tableau. En effet, quoiqu’il doive être plus facile aujourd’hui de reconnoître la plume d’un homme que son pinceau, néanmoins les experts en écriture se trompent tous les jours. Tous les jours ils sont partagez dans leur rapport. Le contour particulier du trait avec lequel chaque homme forme les vingt-quatre lettres de l’alphabet, les liaisons de ces caracteres, la figure des lignes, leur distance, la perseverance plus ou moins longue de celui qui a écrit à ne point précipiter, pour ainsidire, sa plume dans la chaleur du mouvement, comme font presque tous ceux qui écrivent, lesquels forment plus exactement les caracteres des premieres lignes que ceux des autres lignes, enfin la maniere dont il a tenu la plume, tout cela, dis-je, donne plus de prise pour faire le discernement des écritures que des coups de pinceau n’en peuvent donner. L’écriture partant d’un mouvement rapide et continu de tous les organes de la main, elle dépend entierement de leur conformation et de leur habitude. Un caractere peiné devient d’abord suspect d’être contrefait, et l’on distingue facilement si un caractere est tracé librement, ou s’il est ce qu’on appelle tâté . On ne connoît pas de même si des coups de pinceau sont étudiez, et l’on ne démêle pas si aisément si le copiste n’a pas retouché et raccommodé son trait pour le rendre plus semblable au trait naturel d’un autre peintre. On est maître en peignant de repasser à plusieurs fois sur son trait afin de le rendre tel qu’on prétend le former : on en est autant le maître, que les anciens l’étoient de reformer leur caractere lorsqu’ils écrivoient sur des tablettes de cire. Or les anciens étoient si bien persuadez qu’on pouvoit contrefaire l’écriture tracée sur leurs tablettes, parce qu’on pouvoit en retoucher les caracteres sans qu’il y parut, que les actes ne faisoient foi chez eux que moïennant l’apposition du cachet de celui qu’ils engageoient. C’est au soin que prenoient les anciens pour avoir des sçeaux singuliers, et qu’on ne pût contrefaire sans bien de la peine, que nous devons apparemment la perfection où fut porté de leur temps l’art de graver les pierres qui servoient de cachets. C’est le soin des anciens pour avoir des cachets qui ne pussent point ressembler à d’autres, qui est cause que nous trouvons aujourd’hui sur les pierres gravées antiques des figures si particulieres, et même si bizarres, et souvent la tête de celui qui se servoit du cachet. Mais nonobstant tous les moïens que nos experts peuvent avoir pour discerner nos écritures, leur art est encore si fautif, que les nations plus jalouses de proteger l’innocence que de punir le crime, défendent à leurs tribunaux d’admettre la preuve par comparaison des écritures dans les procez criminels ; et dans les païs où cette preuve est reçûë, les juges en dernier ressort la regardent plûtôt comme un indice que comme une preuve parfaite. Que penser de l’art qui suppose hardiment qu’on ne puisse pas si bien contrefaire la touche de Raphaël et du Poussin qu’il y puisse être trompé ?