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Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Rabelais

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Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 144-156).

RABELAIS.

Jamais nom ne fut plus généralement cité que celui de Rabelais, et jamais peut-être avec plus d’injustice et d’ignorance. Ainsi, aux uns il apparaît comme un moine ivre et cynique, esprit désordonné et fantastique, aussi obscène qu’ingénieux, dangereux par l’idée, révoltant par l’expression. Pour les autres, c’est toute une philosophie pratique, douce, modérée, sceptique il est vrai, mais qui conduit après tout à bien vivre et à être honnête homme. Tour à tour il a donc été aimé, méprisé, méconnu, réhabilité ; et depuis que son prodigieux génie a jeté à la face du monde sa satire mordante et universelle qui s’échappe si franchement par le rire colossal de ses géants, chaque siècle a tourné sous tous les sens, interprété de mille façons cette longue énigme si triviale, si grossière, si joyeuse, mais au fond peut-être si profonde et si vraie.

Son œuvre est un fait historique ; elle a par elle-même une telle importance qu’elle se lie à chaque âge et en explique la pensée. Ainsi, d’abord au xvie siècle, lorsqu’elle apparaît, c’est une révolte ouverte, c’est un pamphlet moral. Elle a toute l’importance de l’actualité, elle est dans le sens du mouvement, elle le dirige. Rabelais alors est un Luther dans son genre. Sa sphère, c’est le rire. Mais il le pousse si fort, qu’avec ce rire il démolit tout autant de choses que la colère du bonhomme de Wittemberg. Il le manie si bien, il le cisèle tellement dans sa vaste épopée, que ce rire-là est devenu terrible. C’est la statue du grotesque. Elle est éternelle comme le monde.

Au xviie siècle, Rabelais est le père de cette littérature naïve et franche de Molière et de Lafontaine. Tous trois immortels et bons génies, les plus vraiment français que nous ayons, jetant sur la pauvre nature humaine un demi-sourire de bonhomie et d’analyse, francs, libres, dégagés d’allures, hommes s’il en fut dans tout le sens du mot, tous trois insouciants des philosophes, des sectes, des religions, ils sont de la religion de l’homme, et celle-là, ils la connaissent. Ils l’ont retournée et analysée, disséquée, l’un dans des romans, avec de grosses obscénités, des rires, des blasphèmes ; l’autre au théâtre, dans ce dialogue si habilement coupé, si savamment vrai, si naïvement sublime, plus philosophe avec son simple rire de Mascarille, avec le bon sens de Philinte ou la bile d’Alceste, que tous les philosophes depuis qu’il y en a ; et l’autre, enfin, avec ses fables pour les enfants, sa morale pour les hommes, avec son vers tout bonhomme et qui retombe sur l’autre vers, avec son mot, sa phrase, ce je ne sais quoi qui est le sublime, avec son sonnet cristallin, avec toutes ces perles de poésie qui lui font un si large et si resplendissant collier.

Mais déjà Rabelais est devenu le sujet d’étude, l’auteur favori de quelques rares esprits en dehors du mouvement général. Outre ceux que nous avons cités, La Bruyère le goûte et l’apprécie avec impartialité. Il n’est pas assez correct pour le goût scrupuleux de Boileau, pour la réserve et la pureté de Racine. Ce siècle prude, gouverné par Mme de Maintenon et si bien représenté dans l’anguleux et plat jardin de Versailles, avait déjà honte de cette littérature débraillée, bruyante, nue. Ce géant-là lui faisait peur. Il sentait bien qu’il se trouvait entre deux choses terribles pour lui : le xvie siècle, qui avait donné Luther et Rabelais, et la Révolution, qui devait donner Mirabeau et Robespierre. Les démolisseurs de croyances avant, les démolisseurs de têtes après, deux abîmes au milieu desquels il se tenait guindé dans l’adoration de lui-même.

Au xviiie siècle c’est encore pis. Les philosophes sont de bon ton et ils ne veulent pas de Rabelais. Le pauvre curé de Meudon se serait trouvé déplacé dans le salon des marquises belles esprits et dans les bureaux d’esprit de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin. On ne comprenait pas cette verve de saillies, cet entrain, ce tourbillon, cette veine poétique palpitante d’inventions, d’aventures, de voyages, d’extravagances. Le petit goût musqué, réglé et froid du siècle avait horreur de ce qu’il nommait le dévergondage d’esprit. Il aimait mieux celui des mœurs. Voltaire, en effet, n’excuse Rabelais que parce qu’il s’est moqué de l’Église. Quant à son style, quant au roman, il ne l’entend guère, quoiqu’il prétende cependant en donner une clef. En résumé, il appelle son livre : « Un amas des plus grossières ordures qu’un moine ivre puisse vomir. »

Il devait en être ainsi. La gloire de Rabelais, sa valeur même, comme celle de tous les grands hommes, de tous les noms illustres, a été vivement et pendant longtemps disputée. Son génie est unique, exceptionnel, c’est peut-être le seul dans l’histoire des littératures du monde. Où lui trouverons-nous un rival ? Et d’abord, dans l’antiquité, est-ce Pétrone, Apulée, avec leur art prémédité, mesuré, leurs contours purs, leur savante conception ? Dans tout le moyen âge, sera-ce dans les cycles épiques du xiie siècle, dans les soties, les moralités, les farces ? Non, certes ! et quoique cependant toute la partie matériellement comique de Rabelais appartienne à l’élément grotesque du moyen âge, nous ne lui trouvons de prédécesseur dans aucun document littéraire ; et dans les temps modernes son imitateur le plus exact, Béroald de Verville, l’auteur de l’Art de parvenir, en est si loin, qu’on ne peut le comparer à son modèle. Sterne a voulu le reproduire, mais l’affectation qui perce si souvent et la sensibilité raffinée détruisent tout parallèle.

Non, Rabelais est unique parce qu’il est à lui seul l’expression d’un siècle, d’une époque. Il a tout à la fois la signification littéraire, politique, morale et religieuse. Ces génies-là, qui créent des littératures ou qui en ferment de vieilles, apparaissent de loin en loin, ils disent chacun leur mot, le mot de leur temps et puis s’en vont. Homère chante la vie guerrière, la jeunesse vaillante et belliqueuse du monde, la verte saison où les arbres poussent. À Virgile la civilisation est déjà vieille ; il est plein de larmes, de nuances, de sentiment, de délicatesses. Dante est sombre et rayonnant tout à la fois ; c’est le poète chrétien, le poète de la mort et de l’enfer, plein de mélancolie et d’espérances. Ailleurs, dans les sociétés vieillies, quand la satiété est venue à tous, que le doute a gagné tous les cœurs et que toutes les belles choses rêvées, toutes les illusions, toutes les utopies sont tombées feuille à feuille, arrachées par la réalité, la science, le raisonnement, l’analyse, que fait le poète ? Il se recueille en lui-même ; il a de sublimes élans d’orgueil et des moments de poignant désespoir ; il chante toutes les agonies du cœur et tous les néants de la pensée. Alors, toutes les douleurs qui l’entourent, tous les sanglots qui éclatent, toutes les malédictions qui hurlent résonnent dans son âme que Dieu a faite vaste, sonore, immense, et en sortent par la voix du génie pour marquer éternellement dans l’histoire la place d’une société, d’une époque, pour écrire ses larmes, pour ciseler la mémoire de ses infortunes (de nos jours c’est Byron). C’est pour cela que le vrai poétique est plus vrai que le vrai historique et que les poètes enfin mentent moins que les historiens. Les grands écrivains sont donc dans le cercle des idées comme les capitales dans les royaumes. Ils reçoivent l’esprit de chaque province, de chaque individualité, y mêlent ce qui leur est personnel, original ; ils l’amalgament, ils l’arrangent, puis ils le rendent transformé dans l’art.

Quand Rabelais vint à naître, c’était l’année 1483, l’année de la mort de Louis XI. Luther allait venir. Le roi avait abattu la féodalité, le moine allait abattre la papauté, c’est-à-dire tout le moyen âge, le guerrier et le prêtre. Mais le peuple lassé de l’un et de l’autre n’en voulait plus. Il s’était aperçu que l’homme d’armes le mangeait, que le prêtre l’exploitait et le trompait de son côté. Longtemps il s’était contenté d’inscrire ses railleries sur la pierre des cathédrales, de faire des chansons contre le seigneur, de lâcher, comme dans le Roman de la Rose, quelque mot mordant sur le pouvoir ou la noblesse. Mais il fallait quelque chose de plus : une révolte, une réforme. Le symbole était vieux, et même dans le symbole le mystère, la poésie ; et c’était un besoin général de sortir des entraves, d’entrer dans une autre voie. Besoin de la science, même besoin dans la poésie, dans la philosophie. Dès 1473, une caricature représentant l’Église avec un corps de femme, des jambes de poule, des griffes de vautour, une queue de serpent, avait couru l’Europe entière. C’était l’époque de Commines, de Machiavel, de l’Arétin. La papauté avait eu Alexandre VI, elle avait Léon X qui ne valait guère mieux. L’orgie intellectuelle allait venir. Elle sera longue et finira avec du sang. Au xviiie siècle elle s’est renouvelée et a fini de même.

C’était donc au milieu de tels événements, dans une telle époque que vivait Rabelais. Ne nous étonnons plus alors si en présence de cette société toute chancelante sur ses bases, toute haletante de ses débauches, devant tant de choses démolies et devant tant de ruines, il se soit élevé un immense sarcasme sur ce passé hideux du moyen âge qui palpitait encore au xvie siècle, et dont le xvie siècle avait horreur lui-même.

Qu’est-ce donc que Rabelais ?[1]

Essayons de le dire.

La mère de Gargantua le met au monde dans une indigestion qu’elle eut pour avoir mangé trop de fouace, car les héros sont de terribles mangeurs ; ils mangent, ils mangent si bien qu’ils affament le monde ; provinces, duchés, royaumes sont ravagés par leur vorace appétit. Voilà donc Gargantua qui vient au monde, et dès qu’il voit le jour il demande : « À boire ! à boire ! » Son enfance est robuste, une enfance de géant. À un an, il chante des rondeaux, ses gouvernantes le corrompent, il est tout couvert d’habits de cour, c’est un vrai gentilhomme. On lui apprend la philosophie, il controverse avec les sophistes, lit Pline, Athénée, Dioscoride, Galien, Aristote, Elien ; il apprend la géométrie, la musique, la médecine ; il joue à tous les jeux, s’amuse de toutes les façons, boit vigoureusement. Après la guerre qu’il soutint pour son père Grangousier contre Picrochole, quand il vint à se peigner il faisait tomber de ses cheveux des boulets d’artillerie, et il avala dans une salade six pèlerins qu’il retira avec son cure-dents.

Mais ce qu’il y a de plus beau dans le roman, ce ne sont point les inventions, les aventures, ni ce style si naïf, à l’expression si pittoresque, à la phrase si bien ciselée en relief, c’est le dialogue, le comique des caractères, les longues causeries philosophiques de Gargantua et du moine, qui lui explique pourquoi les moines sont exclus du monde, pourquoi les demoiselles ont les cuisses fraîches, pourquoi les uns ont le nez plus plat que les autres, etc. Après tout, Gargantua est un bon diable, il fait grâce à ses ennemis, et sur ses vieux jours il se retire dans le manoir des Thélémites.

Dans le roman de Gargantua le caractère du héros domine presque exclusivement, les autres sont accessoires et vaguement définis. C’est surtout la force et la vigueur qui prédominent : ce sont de joyeux buveurs aux propos libertins, à la saillie franche, avec moins de malice sceptique et de satire mordante que dans Pantagruel ; Gargantua, c’est tout entier l’homme de guerre tel qu’il pouvait l’être vers 1520, il commence à abandonner l’épée pour la plume, la cuirasse pour le bonnet.

Pantagruel a une généalogie avouée, inscrite, il est fils de tous les rois : tous les géants, tous les grands hommes mèdes, persans, juifs, romains, grecs, héros antiques, paladins du moyen âge, tous sont ses pères ; son propre père, Gargantua, avait, lors de sa naissance, quatre cent quatre-vingt-quatre et quarante-quatre ans. Sa femme mourut en mal d’enfant ; pour baptiser Pantagruel on employa l’eau de tout le pays, qui fut 36 mois 7 semaines 4 jours 13 heures et quelque peu davantage sans pluie.

Gargantua ne sait s’il doit se réjouir de la naissance de son fils ou se désoler de la mort de sa femme ; tour à tour il rit, il pleure, il s’écrie : « Ah pauvre Pantagruel ! tu as perdu ta bonne mère, ta douce nourrice, ta dame très aimée. Ha faulse mort ! tant tu me es malivole, tant tu me es outrageuse de me tollir celle à laquelle immortalité appartenait de droit » ; et ce disant pleurait comme une vache, mais tout souldain riait comme ung veau quand Pantagruel lui venait en mémoyre. « Oh ! mon petit-fils, disait-il, mon couillon, mon peton, que tu es joly, tant je suis tenu à Dieu de ce qu’il m’a donné ung si beau fils tant joyeux, tant riant, tant joly ! Ho ! ho ! ho ! que je suis ayse, buvons, ho ! laissons toute mélancholye, apporte du meilleur, rince les verres, boutte la nappe, chasse les chiens, souffle ce feu, allume la chandelle, ferme cette porte, taille ces soupes, envoie ces pauvres, baille-leur ce qu’ils demandent ; tiens ma robe, que je me mette en pourpoint pour mieux festoyer les commères. » Puis il ajoute : « Ma femme est morte, je ne la ressusciterai pas par mes pleurs, il faut mieux pleurer moins et boire davantage. »

Pantagruel, dans son enfance, humait chaque jour le lait de 4, 600 vaches ; on lui donnait sa bouillie dans un poeslon auquel furent occupés tous les pesliers de Saulmur en Anjou, Villedieu en Normandie, Bramont en Lorraine ; il le brisa avec ses dents et mangea du cuivre.

Il part à Paris, lit tous Les livres de l’abbaye de Saint-Victor, devient docteur ; il prononce des jugements, se lie d’amitié avec Panurge, lequel « estait malfaisant, pipeur, buveur, batteur de pavé, ribleur s’il en estait à Paris ». Au demeurant le meilleur fils du monde.

« Et toujours machinait quelque chose contre les sergents et contre le guet ». Il obtient des pardons, marie les vieilles femmes, guérit les vaches ; il aime les grandes dames et fait le haut seigneur ; il accompagne Pantagruel et lui dit mille choses inconnues, il triomphe pour lui sur un clerc d’Angleterre venu exprès de son pays pour arguer. Panurge va à la guerre contre les Dipsodes ; après la victoire on lui accorde un évêché, mais il s’y conduit en laïque, mange son bled en herbe, puis il veut se remarier, mais il a peur. Il se conseille à Pantagruel, il interprète les songes, les vers de Virgile, va consulter la Sibylle de Panzout, puis un poète nommé Raminagrobis, se consulte à tous ceux qui l’entourent, ses amis, les passants, tout le monde ; il rencontre frère Jean des Entommeures qui l’en détourne, il demande des avis à Hippotadée, théologien, à Rondibilis, médecin, à un philosophe platonicien, à un philosophe pyrrhonien, il finit par en demander à Triboulet, et, ne sachant que faire, il s’embarque pour aller consulter l’oracle de la Dive Bouteille. Il se munit de force provisions de bouche et part ; mais survient une tempête et il a peur, il se recommande à Dieu et à tous les saints, il pleure, sanglote, gémit, fait des vœux ; les nauchiers eux-mêmes se démontent et abandonnent le navire au fort de la tempête. Après l’ouragan Panurge fait le bon compagnon et soutient qu’il n’a pas eu peur, il se raille de Dieu et se moque de l’Océan.

Ils visitent toutes les nations, et nulle part ils ne rencontrent ce qui est bon. D’abord ils voient le pays de Chicanous, de là celui de Quaresme prenant, puis ils arrivent dans la contrée des Andouilles commandées par Riflandouille et Tailleboudin, ensuite ils vont dans l’Île des Papefigues, puis dans celle des Papimanes ; ils vont toujours et jamais ils ne s’arrêtent.

Pantagruel descend au manoir de Messire Guaster, premier maître ès arts du monde ; celui-là est le tyran universel, et nos héros lui obéissent encore plus qu’à d’autres.

Ils passent successivement dans l’île Sonante, où l’usage du carême déplaît souverainement à Panurge et où les Papigots règnent absolument. Ils restent quelque temps, mais comme à toute heure, jour et nuit, on venait les réveiller pour boire, Pantagruel lui-même en est ennuyé. Ils s’enfuient des terres de Rome, arrivent dans le pays de Quinte essence, et ce n’est enfin qu’après avoir passé dans le pays de Satin, où ils virent Ouïdire, qu’ils arrivent enfin à la Dive Bouteille, terme du voyage.

Et dans toute cette longue course effrénée à travers le monde, ce qui domine, ce qui brille, ce qui retentit, c’est un éternel rire, immense, confus, un rire de géant, qui assourdit les oreilles et donne le vertige ; moines, soldats, capitaines, évêques, empereurs, papes, nobles et manants, prêtres et laïques, tous passent devant ce sarcasme colossal de Rabelais, qui les flagelle et les stigmatise, et ils ressortent de dessous sa plume tous mutilés et tous saignants.

Il y avait derrière Rabelais tout un moyen âge sombre et terrible ; les longues douleurs du peuple, ses haines contre le seigneur et contre le prêtre étaient vieilles, depuis longtemps les croyances et les servitudes pesaient également ; mais la vieille société vivait encore avec ses tyrannies pour le corps, ses entraves pour la pensée, le seigneur était encore dans son donjon, le prêtre dans sa riche et grasse abbaye, le pape dans sa monstrueuse ville de Rome. Mais tout à coup il survient un homme (et pour que la raillerie soit plus forte, un moine !) qui se met à écrire un livre, un livre sans suite, sans formes, à la pensée vague, peut-être sans plan prémédité, sans idée fixe, mais plein de railleries mordantes et cruelles contre le seigneur malgré son armée, contre le prêtre malgré sa sainteté, contre le pape malgré ses bulles ; la vieille cathédrale gothique est toute dégradée, toute salie, toute souillée ; tout ce qu’on a jusqu’alors respecté depuis des siècles, philosophie, science, magie, gloire, renommée, pouvoir, idées, croyances, tout cela est abattu de son piédestal, l’humanité est dépouillée de ses robes de parade et de ses galons mensongers ; elle frémit toute nue sous le souffle impur du grotesque qui la serre depuis longtemps, elle est laide et repoussante, Panurge lui jette à la tête ses brocs de vin, et se met à rire. Et au milieu de tout cela, les aperçus les plus fins sur la nature de l’homme, les nuances les plus délicates du cœur, les analyses les plus vraies, des scènes qu’eût avouées Molière et qui ont fait pâmer de rire nos aïeux, qui avaient plus d’esprit que nous et qui lisaient les bons auteurs du bon vieux temps. Ce n’est ni la pointe acérée et aiguisée de Voltaire, avec son rire perçant, sa bile recuite, sa morsure envenimée, ni la colère naïve et déclamatoire de Jean-Jacques, ni les sanglots étouffés de Byron, ni la douleur réfléchie de Gœthe, c’est le rire vrai, fort, brutal, le rire qui brise et qui casse, ce rire-là qui, avec Luther et 93, a abattu le moyen âge.

Ceux qui ont prétendu donner de Rabelais des clefs, voire des allégories à chaque mot, et traduire chaque lazzi, n’ont point, selon moi, compris le livre. La satire est générale, universelle, et non point personnelle ni locale. Une attention suivie dément vite cette vaine tentative.

Citerai-je tout ce que le xvie siècle a fait dans ce sens-là et toute la boue qu’il a jetée sur le moyen âge dont il était sorti ? Ainsi, sans même parler de l’Arioste, Falstaff, Sancho, Gargantua ne forment-ils pas une trilogie grotesque qui couronne amèrement la vieille société ?

Falstaff est à lui seul l’homme de l’Angleterre, le John Bull bouffi de bière forte et de jambon, gros, sensuel, se relevant d’entre les cadavres, tirant de sa gibecière un flacon de vieux vin d’Espagne. Ce n’est point le grotesque terrible d’Iago, ni l’immoralité raisonnée du Maure Hassan de Schiller. Sa seule passion c’est de s’aimer. Il la porte au plus haut degré ; elle est sublime. C’est l’égoïsme personnifié avec un certain fonds d’analyse et de scepticisme qu’il fait tourner à son profit.

Quant au pacifique Sancho Pança, monté sur son baudet, avec sa figure basanée et paresseuse, soufflant la nuit, dormant le jour, l’homme poltron, l’homme qui ne conçoit pas l’héroïsme, l’homme des proverbes, l’homme prosaïque par excellence, n’est-ce pas la raison criant de toutes ses forces à don Quichotte d’arrêter et de ne pas courir après les moulins à vent qu’il prend pour des géants ? Le gentilhomme y court, mais il s’y casse le bras, s’y meurtrit la tête. Son casque est un plat à barbe, son cheval, Rossinante. Et l’âne du laboureur se met à braire devant son blason.

Placée entre ces deux figures, celle de Gargantua est plus vague, moins précise. Les formes en sont plus amples, plus lâchées, plus grandioses. Gargantua est moins glouton, moins sensuel que Falstaff, moins paresseux que Sancho, mais il est plus buveur, plus rieur, plus criard. Il est terrible et monstrueux dans sa gaieté.

[2]Au reste, Rabelais est une longue étude à faire, il faut le connaître tout en entier pour l’apprécier, des analyses et des extraits le mutilent et le gâtent ; c’est en l’approfondissant que l’on verra tout ce qu’il y a de sève, de vigueur, d’imagination, de génie sous cette forme triviale et grossière, on s’étonnera de tant de diamants ensevelis, des forces de l’Hercule sous l’habit du bouffon.

Une dernière réflexion qui termine. Rabelais n’a sondé que la société telle qu’elle pouvait être de son temps. Il a dénoncé des abus, des ridicules, des crimes, et, que sais-je, entrevu peut-être un monde politique meilleur, une société tout autre. Ce qui existait de lui faisait pitié, et, pour employer une expression triviale, le monde était farce. Et il l’a tourné en farce.

Depuis lui, qu’est-ce qu’on a fait ? Tout est changé. La réforme est venue. Indépendance de la pensée. La Révolution est venue. Indépendance matérielle.

Et encore ?

Mille questions ont été retournées, sciences, arts, philosophies, théories, que de choses seulement depuis vingt ans ! Quel tourbillon ! Où nous mènera-t-il ?

Voyez donc : où êtes-vous ? Est-ce le crépuscule ? est-ce l’aurore ? Vous n’avez plus de christianisme. Qu’avez vous donc ? des chemins de fer, des fabriques, des chimistes, des mathématiciens. Oui, le corps est mieux, la chair souffre moins, mais le cœur saigne toujours. L’âme, l’âme, la sentez-vous se déchirer, quoique l’enveloppe qui la renferme soit calme et bienheureuse ? Voyez comme elle s’abîme dans le septicisme universel, dans cet ennui morne qui a pris notre race au berceau, tandis que la politique bégaye, que les poètes à peine ont le temps de cadencer leur pensée et qu’ils la jettent à demi écrite sur une feuille éphémère, et que la balle homicide éclate dans chaque grenier ou dans chaque palais qu’habitent la misère, l’orgueil, la satiété !

Les questions matérielles sont résolues. Les autres le sont-elles ? Je vous le demande. Dites-le-moi. Et tant que vous n’aurez pas comblé cet éternel gouffre béant que l’homme a en lui, je me moque de vos efforts, et je ris à mon aise de vos misérables sciences qui ne valent pas un brin d’herbe.

Vienne donc maintenant un homme comme Rabelais ! Qu’il puisse se dépouiller de toute colère, de toute haine, de toute douleur ! De quoi rira-t-il ? Ce ne sera ni des rois, il n’y en a plus ; ni de Dieu, quoiqu’on n’y croie pas, cela fait peur ; ni des jésuites, c’est déjà vieux.

Mais de quoi donc ?

Le monde matériel est pour le mieux, ou du moins il est sur la voie.

Mais l’autre ? Il aurait beau jeu. Et si le poète pouvait cacher ses larmes et se mettre à rire, je vous assure que son livre serait le plus terrible et le plus sublime qu’on ait fait.


NOTE.

Cette étude sur Rabelais a paru pour la première fois dans Par les Champs et par les Grèves, Paris, Charpentier, éditeur, 1886. Le manuscrit n’est pas daté, mais une allusion y est faite dans la Correspondance en 1839.




  1. Inédit, page 149 à page 154, ligne 5.
  2. Inédit, lignes 8 à 16