Les Fleurs boréales/Reminiscor

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Les Fleurs boréalesC. Darveau (p. 54-63).

À Alphonse Lusignan


 
D’un poëte aimé j’ai fermé le tome,
Et pensif je songe à toi, mon ami ;
Car le souvenir, gracieux fantôme,
Hante bien souvent mon cœur endormi.


Je pense au passé, beaux jours de jeunesse
Des illusions âge décevant,
Songe passager, temps de folle ivresse,
Flot ne poudre d’or qu’emporte le vent.

Nous avions pour nid la même mansarde ;
Le cœur près du cœur, la main dans la main,
Nous allions gaîment… Oh ! oui, Dieu me garde
D’oublier ces jours, fleurs démon chemin !

Ah ! je l’aime encor ce temps de bohème,
Où chacun de nous par ce jour ébauchait
Un roman boiteux, un chétif poëme
Où presque toujours le bon sens louchait.

Oui, je l’aime encor ce temps de folie
Où le vieux Cujas, vaincu par Musset,
S’en allait cacher sa mélancolie
Dans l’ombre où d’ennui Pothier moisissait.


Nos quartiers étaient à peine accessibles :
Splendide grenier, mais logis mesquin ;
Confuse babel d’objets impossibles :
La toge romaine au dos d’Arlequin !

C’était un spectacle à rompre la rate
Que ce galetas à moitié salon,
Où Scarron faisait la nique à Socrate,
Où Scapin donnait réplique à Solon.

Partout des chiffons et des paperasse,
Croquis et bouquins, fleurets et débris,
Pandémonium d’articles cocasses,
Jonchant, constellant parquets et lambris.

Flanqué d’un cummer et d’une chibouque,
Suspendu dans l’ombre au mur vacillant,
Un portrait en cap du nègre Soulouque,
Faisait la grimace à mon. chien Vaillant.


En face, perché sur une corniche,
Un plâtre poudreux nous montrait à nu
Diane chassant avec son caniche
Aux bords de l’Ismène Actéon cornu.

Sur un vieux rayon tout blanc de poussière,
Rabelais donnait le bras à Caton ;
Pascal et Newton coudoyaient Molière,
Gérard de Nerval masquait Duranton.

Il me semble voir la table rustique
A la jambe torse, au pied de travers,
Où nous écrivions en style érotique
Nos lettres d’amour et nos premiers vers.

Et tous ces amis à la joue imberbe,
Que les soirs d^hivers chez nous rassemblaient,.
Ministres futurs, grands hommes en herbe,
Que les noirs soucis jamais ne troublaient !


Gaudemont vantait son Italienne ;
Sur un pan du mur Moreau crayonnait ;
Buteau nous chantait quelque tyrolienne ;
Pendant que Faucher ratait un sonnet ;

Henri nous gâchait de la politique ;
Arthur de son geste éclipsait Talma ;
Vital aiguisait sa verve caustique,
Et Lemay rêveur chantait Sélima.

Il me semble voir la piteuse lippe
Que tu nous faisait quand, tant soit peu gris,
Un profane osait, allumant sa pipe,
Déclarer la guerre à tes manuscrits.

Musique, peinture, amour, poésie,
Jeunesse et gaîté, brillants tourbillons,
Vous nous embaumiez de votre ambroisie :
Vous tissiez nos jours avec des rayons !


Et quand venait mai dorer notre chambre,
Ouvrant la fenêtre au printemps vermeil,
Nous respirions l’air tout parfumé d’ambre
Qui venait des prés tout pleins de soleil.

Bientôt, à son tour, adieu la croisée !
Et chaque matin, au sortir du lit,
Nous allions aux champs, malgré la rosée,
Surprendre les fleurs en flagrant délit.

Oh ! qu’il faisait bon aller sous les ormes,
Guetter l’alouette au bord des ruisseaux,
Voir glisser la nue aux flocons énormes,
Ecouter chanter les petits oiseaux !

Te souvient-il bien de nos promenades,
Quand, flâneurs oisifs, les cheveux au vent,
Nous allions rôder sur les Esplanades,
Où l’on nous lançait maint coup d’œil savant ?


Tout était pour nous sujet d’amusettes ;
Sans le sou parfois, mais toujours contents,
Nous suivions aussi le pas des grisettes…
Nous rendions des points à Roger Bontemps.

Je t’ai vu souvent faisant pied de grue,
Pour lorgner dans l’ombre un joli chignon,
Ou pour voir comment, traversant la rue,
Une jambe fine orne un pied mignon,

Et nous rêvions gloire, amour et fortune…
Et, comme en rêvant l’homme s’étourdit,
Nous nous découpions des fiefs dans la lune,
Le soir, en allant souper h crédit.

Nous aurions voulu, tant nous sentions battre
D’ardeur et d’espoir nos cœurs de vingt ans,
Ivres de désirs, monter quatre à quatre,
— Fous que nous étions ! — l’échelle du temps.


Nos âmes brûlaient pour la même cause ;
Nos cœurs s’allumaient au même foyer ;
Et quand arrivait l’heure où tout repose,
Nous nous partagions le même oreiller.

Nos soirs n’avaient point de songes moroses ;
Tu rêvais à tout ce que nous ramions ;
Moi, je rêvais à… mais, comme les roses,
Le souvenir même a ses aiguillons.

Et pourtant celui de ce temps m’enivre…
Beaux jours sans soucis et nuits sans remords,
Où. le seul bonheur de se sentir vivre
Remplissait d’émoi nos cœurs jusqu’aux bords !

Mais plus tard, hélas ! le vent de la vie
Sur notre lac pur soufflant sans pitié,
Il nous fallut fuir la route suivie
Depuis si longtemps par notre amitié !


Petit à petit vinrent les jours sombres :
Chaque lendemain nous désabusait…
Mais l’éclair ne luit que mieux dans les ombres ;
A l’or le plus pur il faut le creuset.

Aux réalités il fallut se rendre,
Quand un beau matin l’âge nous parla ;
Il restait encor deux chemins à prendre ;
Je choisis l’exil, toi l’apostolat.

C’étaient deux billets à la lotterie :
Le plus triste lot me fut départi…
Le sert me traitait sans cajolerie :
Je lui ris au nez et pris mon parti !

Depuis lors, narguant tout ce qui me froisse,
En vrai Paturot passé bonnetier,
J’amasse un pécule, et de ma paroisse
J’aspire à l’honneur d’être marguiller.


Je me moralise et j’envoie au diantre
Murger et Musset, surtout Béranger ;
Je ne chante plus, mais je prends du ventre…
On nomme cela, je crois, se ranger,

Cependant, le soir, au feu qui pétille,
Quand passe ma main sur mon front lassé,
Parfois une larme à mon œil scintille :
Ah ! c’est que, vois-tu, j’aime le passé,

J’aime le passé, qu’il chante ou soupire,
Avec ses leçons qu’il faut vénérer,
Avec ses chagrins qui m’ont fait sourire,
Avec ses bonheurs qui m’ont fait pleurer !

Et puis, à tons bruits fermant ma fenêtre,
Divisant mon cœur moitié par moitié,
J’ai fait pour toujours deux parts de mon être :
L’une est au devoir, l’autre à l’amitié !


Chicago, mars 1868.