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Histoire des Roumains et de leur civilisation/11

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CHAPITRE XI

Renaissance roumaine au XIXe siècle avant l’union des Principautés


Révolutions et réformes dans les principautés : l’hétairie grecque et le mouvement national. — Le terrain pour une grande action nationale dans les Principautés était déjà préparé. Il y eut des « philosophes » non seulement parmi les princes, qui imitaient les souverains réformateurs de l’Occident, et parmi les boïars, portés, dans le bouillonnement de leur esprit vivace, à lancer des critiques qui atteignaient même les bases de leurs propres privilèges, non seulement parmi les écrivains, comme Constantin Conachi, créateur en Moldavie de la nouvelle poésie roumaine, qui ne se borna pas à reproduire la lyrique amoureuse de l’Occident, ni à travestir Pope dans ses déclarations sur « l’Homme », ou comme les fils de Jean Vacarescu, Alexandre et Nicolas, et son petit-fils, ayant étudié à Pisé, Iancu, mais aussi parmi les membres du clergé supérieur. Alors que, dans le vieux cloître de Neamt, on continuait strictement la tradition du « staret » Païsius, le Métropolite Jacob Stamati réformait les écoles de Jassy, Amphiloque de Hotin rédigeait des livres d’école d’après les nouveaux systèmes, Benjamin Costachi, fils de grand boïar, se préparait à être le Métropolite d’une renaissance religieuse profondément influencée par l’esprit national, et dans Hilarion, le sarcastique évêque d’Arges, un voltairien en soutane, les événements révolutionnaires de 1821 devaient trouver un initiateur et un infatigable conseiller.

L’action des secrétaires princiers, parmi lesquels un Français, Hauterive, écrivit, un peu avant 1789, une des meilleures descriptions qu’on ait de la Moldavie, avait beaucoup diminué, et les réfugiés de la Révolution devaient être, pauvres émigrés se cherchant un abri, inférieurs à leurs prédécesseurs, les anciens précepteurs français, qui avaient été animés de convictions profondes et poussés par un zèle contagieux. Mais les représentants de l’aristocratie étaient les élèves de ces derniers et surtout les lecteurs exclusifs des livres français de propagande réformatrice. Bientôt le livre grec de Vienne, de Leipzig, consacré à cette même propagande, le journal grec d’Autriche, publié par les disciples de Rhigas (le plus répandu porte le titre de « Mercure Savant » (Logios Hermès), les incitations orales des membres des sociétés secrètes, qui, après l’œuvre tyrannique du Congrès de Vienne, s’étaient formées en Russie surtout, vinrent contribuer au mécontement général, aux aspirations vers un avenir meilleur, aux tendaces de bouleversement.

Les Grecs, qui croyaient bien connaître la psychologie docile et résignée de leurs nourriciers, les « Vala-ques », s’imaginèrent pouvoir employer pour leurs propres buts nationaux cet état d’esprit. Ils donnèrent à l’Académie de Jassy et surtout à celle de Bucarest un caractère absolument hellénique ; ils flattèrent l’aristocratie, qui préférait dans la conversation l’élégance du grec ancien et même celle, moins évidente, du grec vulgaire, et ils promettaient de faire de cette Capitale valaque la « nouvelle Athènes » de l’hellénisme, étendu jusqu’aux Carpathes. On ne peut pas dire qu’ils échouèrent complètement. Jamais le cachet grec n’avait, été plus profond et plus net qu’après 1812, lorsque Jean Georges Karatzsa (Caragea), prince de Valachie, et Scarlate ou « Charles » Callimachi, prince de Moldavie, patrons d’établissements scolaires dont ils auraient voulu faire des Universités de science et de philosophie, compilateurs de code qui ne parurent même pas dans la langue, négligée plutôt que méprimée, des indigènes, se présentèrent comme les chefs politiques d’une nation qui cherche sa propre voie ; mais ce n’était pas la nation roumaine.

Si des boïars, comme Grégoire Brâncoveanu, auteur d’une compilation philosophique en grec, un des esprits les plus éclairés de l’Orient entier ; si des prélats, comme le nouveau Métropolite de Valachie, Denis Lupu, qui cependant avait reçu une éducation grecque et était le partisan zélé d’une collaboration gréco-roumaine patronnée par la Russie pour le rétablissement de l’Empire byzantin, montraient déjà l’intention d’ajouter à cette culture d’importation le renouveau timide d’une civilisation traditionnelle roumaine, leur instinct national, leur large libéralité n’auraient pas suffi pour remplacer par le « rouma-nisme » l’hellénisme envahissant que ces membres de la société privilégiée ne voulaient pas contrecarrer dans son action.

Il fallait l’âme nouvelle d’un homme du peuple, s’adressant aux âmes nouvelles des gens appartenant à la même condition sociale, et aux jeunes boïars eux-mêmes, seulement s’ils consentaient à se confondre avec la conscience de leur nation. Cet homme fut Georges Lazar, que sa province d’origine avait contraint, à force d’humiliations et d’injustices, à s’expatrier.

Malgré ses études à Vienne, il était resté absolument paysan dans sa foi profonde, dans les principes qui dirigèrent sa vie, dans sa vénération pour la science, seule capable de féconder la vie humaine, dans la naïveté et l’énergie d’un langage dont le style touffu ne permet pas toujours de reconnaître aujourd’hui la verve prophétique. Déjà avant lui, Georges Asachi, fils d’un prêtre étranger venu de Galicie et d’une Roumaine, avait fondé, après des années passées dans les écoles de Vienne et dans les milieux poétiques et artistiques de l’Italie, un enseignement des sciences exactes en roumain, à Jassy ; il avait gagné l’approbation chaleureuse du Métropolite Benjamin et de ce boïar éclairé, capable encore des plus belles actions au profit de son peuple, qui devait être plus tard l’égoïste prince Michel Sturdza. L’école d’ingénieurs d’Asachi, nécessaire pour les délimitations dont l’ère était venue par la promulgation des nouveaux codes, eut des disciples zélés, mais elle ne provoqua pas dans la Capitale moldave l’enthousiasme général qui accueillit à Bucarest, dès les premières leçons, l’œuvre scolaire de Georges Lazar, bornée cependant par le contrat avec les éphores des écoles aux seules mathématiques élémentaires. L’Académie grecque vit partir bon nombre de ses élèves, qui préféraient écouter dans les pauvres cellules abandonnées du couvent de Saint-Sabbas cette prédication populaire, grave et solennelle, lourde de souffrances et cependant animée par l’essor invincible des espérances les plus légitimes. Le nouvel esprit s’était formé, et il devait dominer et féconder toute une école. Ce qui se passa désormais dans l’ordre politique et social — et ceci s’applique à la Transylvanie elle-même qui en ressentit bientôt le contre-coup, aussi bien qu’aux Principautés, — ne fut qu’un concours bien venu ou qu’une résistance dont l’opiniâtreté ne pouvait constituer jamais un empêchement durable. Cet esprit fut le fait essentiel, le grand facteur de changements, la source de toute consolation pour les maux inévitables et de tous les espoirs pendant un siècle entier.


Si l’école grecque, tout en étant maintenue par la Cour et la plupart des boïars, plus ou moins mâtinés de Grecs, fut réellement vaincue dans cette concurrence avec la modeste école roumaine presque sans appui ; si la littérature hellénique, jusqu’alors si florissante dans les Principautés, devait s’arrêter brusquement dans son développement, l’invasion, au printemps de l’année 1821, des « hétairistes » (membres de l’Hétairie, de la « Société des amis », fondée à Odessa), à Jassy, puis à Bucarest, parut enrayer le mouvement. Alexandre Hypsilanti, connu dans le pays comme fils d’un prince-régnant, se présenta, non seulement comme chef d’une armée libératrice qui allait se former dans les Principautés mêmes, premier berceau de la rénovation byzantine, mais aussi comme mandataire du Tzar Alexandre, dans le service duquel il venait de perdre un bras. Ses assurances sous ce rapport amenèrent le Métropolite Benjamin à bénir en grande pompe aux Trois Hiérarques le drapeau, portant le phénix renaissant de ses cendres, de l’Empire grec ressuscité. Mais le Tzar avait des engagements comme membre de la Sainte Alliance, et les insurgés en furent réduits à leurs propres moyens. A Constantinople, on massacrait leurs complices ; en Mo-rée, on faisait marcher les troupes contre les premiers rassemblements des rebelles ; en Moldavie et en Valachie, on écrasa les bandes d’Hypsilanti à Draga-sani, près de l’Oit, à Sculeni, sur la rive du Pruth ; les derniers défenseurs de la cause révolutionnaire, l’Ar-naute d’origine roumaine, de Vlacholivadi, Jordachi (le Géorgakis des Grecs), et ses camarades, furent détruits entre les murs du couvent de Secu.

Jordachi s’était entendu, quelques années auparavant, à Vienne, avec un jeune Valaque de l’Olténie, au district de Gorj, fils d’un paysan mais élevé dans la maison d’un boïar de Craiova, dont il venait défendre les intérêts privés contre la chicane de ces légistes autrichiens, qu’il maudissait. Ce Théodore (Tudor pour les siens), originaire de Vladimir, d’où son nom de Vladimirescu, avait été aussi un des officiers des pandours indigènes que les Russes avaient employés dans leur dernière guerre contre les Turcs. Comme il avait pris part à des raids en Serbie, il y avait connu l’armée rustique de Carageorges, qui, tout en combattant sans relâche, représentait en même temps 1’ « Assemblée du peuple », d’un peuple qui, ayant rompu avec son « Empereur » païen, n’entendait plus avoir d’autre maître que ceux qu’il se choisirait au milieu des guerriers. Tudor s’enrôla par un serment secret dans l’armée future de l’Hétairie. Mais, quand l’heure de l’action fut venue, il se rendit compte, avec son instinct populaire, qu’il s’agissait d’une cause qui n’était guère la sienne. Au dernier moment, avant la levée des drapeaux, averti par le consul russe, le Grec Pinis, un des chefs de la conspiration, il avait quitté Bucarest, emportant l’étendard bleu à l’aigle valaque sous lequel devait s’assembler, avec une étonnante rapidité, son armée de pandours. Il occupa les monastères fortifiés, comme l’avait fait jadis, contre le prince grec Léon, Mathieu Basarab, dont il reprenait, à la paysanne, la tradition. Le vieux prince Alexandre Sutu (Soutzo) venait de mourir à Bucarest, et Tudor n’avait devant lui que les représentants sans autorité de l’interrègne. Bientôt on le vit arriver à Bucarest, où il fit son entrée à cheval, portant le bonnet au fond de drap blanc que s’étaient jusque là réservé les princes ; les siens acclamaient le « Domnul Tudor », le « prince Tudor » ; parmi les quelques boïars qui étaient restés dans la Capitale et qu’il faisait surveiller de près, il y en avait qui auraient été disposés à reconnaître momentanément cette dictature d’un caractère si inattendu et plein de menaces. Il leur parla ainsi qu’aux Grecs, sans pouvoir les rattacher solidement à cette cause nouvelle qu’il appelait, d’après l’exemple des Serbes, la « cause du peuple ». A la fin d’une de ses entrevues avec cette noblesse dont la partie roumaine chancelait, alors que l’autre ne faisait qu’attendre Hypsilanti, il s’écria, dit-on, de son air farouche : « Je ne plains pas ma propre personne, car je n’ai jamais rêvé de régner dans ce pays, je plains le pays lui-même et les boïars, qui ne prévoient pas ce qui les attend. »

Le prince grec était déjà à Târgoviste. Il eut une entrevue avec celui qu’il qualifiait de rebelle insolent. Des explications ne firent qu’envenimer la querelle. Lorsqu’on lui demanda de quel droit il se réclamait pour agir selon sa propre volonté, Tudor répondit : « Du droit que me donne, dans mon pays, mon épée ». Mais déjà les Turcs passaient le Danube, négligeant de répondre même à ses offres de fidélité. S’étant retiré aux pieds des collines, vers l’Olténie protectrice, le chef du mouvement roumain souleva de nouveau, par ses mesures d’implacable discipline, le mécontentement des capitaines pillards, parmi lesquels les Bulgares, Makédonski et Prodan, anciens auxiliaires de Carageorges. Ils eurent la hardiesse de lui faire des remontrances et même, ainsi que Basta l’avait fait à l’égard de Michel-le-Brave, de l’arrêter. Les pandours, agités contre un chef trop dur, acclamèrent les deux « gospodars » balcaniques, qui mettaient, à la merci de leurs appétits, le pays entier, ce pays que Tudor avait si strictement épargné, parce qu’il l’aimait profondément. Ces bandes, désormais sans drapeau, allèrent périr pour le phénix byzantin à Dragasani, pendant que Tudor lui-même, après un emprisonnement de quelques jours, était assassiné de nuit, pendant une promenade, par deux officiers d’Hypsilanti. Cette nouvelle répandit la consternation parmi les multitudes.


Un prêtre de village l’exprima dans ces termes touchants : « Et nous apprîmes avec un serrement de cœur que Tudor avait été trahi par deux de ses capitaines et qu’il avait été tué nuitamment, et nous pleurâmes. Et nous nous rendîmes avec le père Hilarion au monastère, dans le but d’y célébrer un service divin pour son âme. Et tout le monde pleurait aussi, et le père Hilarion se frappait la poitrine, et il offrait au peuple la croix. Et nous ressentîmes tous une tristesse profonde ».

Les Turcs rétablirent l’ancien ordre de choses, mais sans rappeler à Jassy et à Bucarest ces Grecs qui s’étaient montrés si dangereux. De vieux boïars indigènes, plutôt incultes, les remplacèrent : Jean Sturdza en Moldavie, Grégoire Ghica en Valachie.

Ces princes, d’une intelligence modeste et d’une médiocre énergie, ne manquaient pas cependant d’un sentiment élevé de leur propre dignité et de celle de leur pays ; on le vit bien à l’entrée des troupes russes à Jassy en 1828, lorsque Sturdza refusa la garde d’honneur qu’on lui offrait, en déclarant « Dieu est là pour me garder » ; mais ils étaient empêchés dans leur désir de faire le bien par l’insécurité continuelle de leur situation. La Russie, qui avait rompu dès 1821 avec la Porte, parce que celle-ci avait destitué et fait pendre le Patriarche œcuménique, occupant en même temps, à l’encontre des traités, les Principautés, ne voulut pas les reconnaître, et il fallut que le Sultan consentît à la conclusion d’une nouvelle convention, celle d’Akkerman (octobre 1827), conformément à laquelle les princes roumains devaient régner pendant un terme de sept années. Un peu plus tard, cependant, en "1828, lorsqu’on pouvait croire que la tranquillité était enfin solidement garantie, les complications de la question grecque, qui passionnait l’Europe entière, le hasard de la bataille navale de Navarin amenèrent

l’occupation des Principautés par les armées du nouveau Tzar, le « général de brigade « Nicolas I". Les souffrances de la guerre ravivèrent les profondes blessures qu’avaient faites au pays la révolte grecque ; lorsque l’avance rapide des armées russes sur Cons-tantinople amena, par une médiation prussienne, la conclusion du traité d’Andrinople, qui fixait le règne viager des « Hospodars » et restituait aux Principautés le territoire des anciennes forteresses turques, elles eurent encore à subir une occupation de cinq ans jusqu’à l’établissement d’un nouvel ordre légal.

Agitations constitutionnelles : le règlement organique.— Régner dans de pareilles conditions ne pouvait pas signifier grand chose. Ces pauvres princes qui végétaient, toujours en butte aux intrigues, sur des trônes que ne défendait encore aucune force militaire, ne se signalèrent donc ni par des bâtisses, ni par des établissements. Ils n’étaient qu’une forme passagère, recouvrant un développement national, basé sur la nouvelle civilisation moderne, qui est le seul phénomène intéressant désormais.

L’activité même, l’agitation nerveuse des boïars ne peut pas tromper un observateur attentif. Ces chefs aristocratiques d’un pays de villages se soumettaient seulement à l’influence des idées occidentales, qui, en les galvanisant, leur faisaient affirmer des volontés, des espérances qui n’étaient pas cependant, dans ce qu’elles avaient de plus vivant et de plus efficace, le produit même de leur intelligence. Le lendemain de l’invasion d’Hypsilanti, ils se mirent, dans leurs refuges de Transylvanie, de Bucovine, où cependant ils n’eurent qu’un contact tout à fait accidentel avec leurs frères en pleine transformation, en Bessarabie même, à rédiger des mémoires comme ceux dont ils lisaient le contenu dans les journaux français et allemands.

Les grands boïars voulaient une oligarchie organisée, l’ancien Conseil de douze ou de dix membres, le « dé-cemvirat ». Les Moldaves demandèrent même à la Porte que le pays ne fût pas gêné dans ses difficultés actuelles par la nomination d’un prince dont l’entretien serait fort coûteux. Sturdza et Ghica réussirent à obtenir le trône par le concours des petits boïars, qui, de leur côté, s’étaient prononcés pour un régime de plus large oligarchie, composé de tous les détenteurs de dignités, de tous les porteurs de titres honorifiques. Dans ce sens, le Vornic Iordachi Draghici rédigea en 1822 une Constitution moldave, dont l’adoption par le prince Sturdza, son protecteur et son ami, fut empêchée seulement par les représentations du consul de Russie. Il demandait une « Assemblée générale », composée de délégués de la magistrature et des nobles de tous les rangs et dont les décisions seraient soumises seulement au prince, élu par l’aristocratie entière ; l’administration était réservée à ce dernier, mais l’Assemblée aurait aussi le contrôle des finances. Même après que ce projet eût été enseveli dans les archives du consulat, l’effervescence continua : on voulait à tout prix une Constitution, une vraie Constitution, comme celles pour lesquelles en Occident conspiraient les carbonari, s’élevaient les barricades et se renversaient les trônes de la légitimité.

Lorsque les Russes pensèrent donc, en 1829, à donner une nouvelle forme moderne aux Principautés, dont ils étaient depuis un demi-siècle les protecteurs attitrés et les arbitres naturels, ils demandèrent aux principaux boïars d’élaborer cette loi fondamentale, qui, pour éviter un terme désagréable aux oreilles des diplomates de la Sainte Alliance, fut intitulée d’une manière plus simple : « Règlement Organique ». Cona-chi, le poète, le fin Grec de Bucarest Vellaras, et d’autres y travaillèrent longuement, avec un vrai zèle patriotique et dans cet esprit éclairé qui était aussi celui du gouverneur général russe ou « Président des Divans exécutifs », ce voltairien égalitaire et passionné de liberté que fut le général comte Paul Kisselev ; les secrétaires de la Commission furent Asachi, le lettré moldave, et un jeune boïar valaque, d’une activité infatigable et d’une grande distinction d’intelligence, Barbu Stirbei (Stirbey). On eut enfin la séparation des pouvoirs, le Conseil des ministres, une bureaucratie à la française, des finances organisées, une fiscalité toute nouvelle, des communes et cette armée nationale, cette « milice » qu’on avait si longtemps désirée. Il n’y eut désormais plus d’autres boïars que les fonctionnaires. Comme dans le projet de 1822, le prince était élu, mais par une « Assemblée générale », composée de 150 membres, et pris seulement parmi les grands boïars. L’ « Assemblée Nationale » ordinaire contenait des délégués boïars élus par des boïars. Elle avait le droit de présenter des doléances contre le prince à Pétersbourg aussi bien qu’à Stamboul, et ce prince lui-même, qui pouvait être « destitué pour cause de délits », si le protecteur et le suzerain étaient d’accord là-dessus, avait le droit d’accuser l’Assemblée devant ce tribunal suprême étranger, et même de la dissoudre.

L’oligarchie était satisfaite : une belle forme moderne harmonieuse recouvrait l’ancienne bâtisse du moyen âge, qu’on s’était bien gardé d’entamer. La bourgeoisie qui, en Valachie, avait déjà un caractère national, par la fusion rapide des éléments chrétiens, n’exerçait aucune influence ; en Moldavie, la grande invasion des Juifs de Galicie au XVIIIe siècle et dans les premières années du XIXe l’avait étouffée dans son germe. Quant au paysan, il n’avait pas même le droit d’administrer sa commune, il n’était pas admis à voter pour l’Assemblée qu’on appelait, comme en dérision, « nationale ». S’il n’était plus légalement l’ancien serf, il l’était resté de fait, et les journées de travail pour le maître, d’une proportion si modérée en apparence, contenaient en réalité presque autant de semaines. En réalité cet arrangement aboutissait à opposer continuellement le prince aux boïars, dont les chefs rêvaient du trône, même lorsqu’ils avaient les dehors chevaleresques d’un Câmpineanu, et il profitait surtout au consul de Russie, qui était le plus souvent un simple aventurier allemand ou polonais, avide, ambitieux et acariâtre, aussi mal élevé que possible. Entre boïars, on ne pouvait jamais s’entendre et le « hospodar », ancien boïar, devait rentrer, malgré son privilège viager, dans les rangs de sa classe. Des quatre princes de cette époque du Règlement Organique, pas un ne finit ses jours sur le trône : Alexandre Ghica fut destitué ; son successeur en Valachie, Georges Bi-bescu, renversé par une révolution ; le troisième prince valaque, Barbu Stirbei, fut renversé pendant la guerre de Crimée, de même que son voisin moldave, Grégoire Ghica IV, dont le prédécesseur Michel Sturdza, avait été contraint de démissionner. Sans doute de nouvelles routes furent ouvertes, des travaux d’édilité exécutés, des écoles construites, telle « l’Académie » fondée par Sturdza à Jassy, en opposition à l’école bucares-toise de Saint-Sabbas. Mais l’ancienne classe dominante avait fourni la preuve de son impuissance à rien faire en dehors de ces intrigues dont l’art raffiné avait passé de Byzance au Phanar et du Phanar dans les Capitales danubiennes.

Littérature roumaine dans les principautés.— La vie de la nation se trouvait de fait ailleurs. Lazar, complètement brisé, agonisant, avait quitté, après les troubles de 1821, Bucarest, en bénissant l’avenir du pays dont il venait de relever, par sa foi sincère, l’esprit abattu et humilié. Mais, en allant mourir chez lui, entre les siens, près de l’église de ses ancêtres paysans, il laissait des disciples, dont certains furent envoyés en Occident, à Pisé, à Paris, pour y faire des études avant d’être employés dans un enseignement qui devait progresser rapidement. L’élève favori de Lazar avait été Jean Eliad (Héliade). Né dans les rangs du peuple des villes, il ne devait pas quitter sa patrie avant 1S4S, c’est-à-dire avant un âge de maturité avancée ; il resta donc pendant toute sa jeunesse au milieu des seules réalités de sa race. Eliad, plus tard, lorsqu’il crut pouvoir faire croire au public qu’il descendait du prince Radu, fondateur putatif de la Valachie, se fil nommer aussi Radulescu. Jusqu’au bout, dans son enseignement, dans ses ouvrages de philologie, comme sa célèbre grammaire de 1829, dans son journalisant cette même année, le Curierul Ro-mànesc, dans ses traductions, en prose et en vers, du français, et dans sa littérature originale, il conserva l’esprit du terroir, cet esprit fait d’humour populaire, de touchante poésie, de forte logique implacable, et aussi de passion et de rancune. De jeunes officiers, nés dans les rangs de la très petite noblesse de province, comme Basile Càrlova, ou parmi les commensaux de l’aristocratie, comme Grégoire Alexandrescu, furent ses collaborateurs littéraires ; ils ont été les premiers poètes modernes de la nation. Si Càrlova n’eut pas le temps de développer le talent élégiaque qu’il avait fait valoir en chantant les « Ruines de Târgoviste », Alexandrescu, lyrique assez médiocre dans ses chants d’amour, trouva, dans les qualités fondamentales de l’âme roumaine qui avait produit toute une littérature satirique, pleine d’à-propos et de malice, la saveur particulière de ses fables, dignes d’être placées à côté de celle de La Fontaine, qu’il dépassa quant à leur portée politique actuelle, à l’influence qu’elles exercèrent sur le développement même de la société ; toute la mesquinerie orgueilleuse, toute la morgue méprisante d’une époque où les parvenus venaient doubler de leur nombre et de leur élan ambitieux l’ancienne noblesse défaillante, vit dans ses apologues, d’une forme si châtiée, qu’en dépit des incertitudes du style elle est déjà classique.

La Transylvanie s’empressa d’envoyer des collaborateurs qui, d’origine paysanne comme Lazar, n’avaient pas trouvé plus que lui une occupation correspondant à leur tendance dans ce milieu restreint où chaque progrès des Roumains devait être regardé avec une extrême défiance par le régime autrichien, mesquin et soupçonneux, en attendant, après 1867, la brutale tyrannie du régime magyar. La nouvelle école du Règlement Organique fut donc fondée en Valachie, un peu contre l’exclusivisme d’Eliad, par ces Transylvains, parmi lesquels Auguste Trébonius Lau-rian fut un philologue et historien de mérite, et son prédécesseur, Jean Maiorescu, un des principaux facteurs de l’éducation morale du pays. Grand adversaire des influences étrangères insuffisamment assimilées, des formes vides — les « masques sans cerveau » dont il parle dans un écrit polémique —, Maiorescu condamne sévèrement cette classe aristocratique, incapable de se renouveler, et ses piètres remplaçants, qui arrivaient au pouvoir et à l’influence, non par le labeur et l’économie bourgeoise, mais par la faveur et l’intrigue d’une bureaucratie sans direction et sans concurrence. Le bon esprit paysan de sa province osa s’élever, au risque de briser une carrière de travail dévoué et de sacrifices incessants, contre l’insolence des maîtres.

Mais déjà on commençait à envoyer à l’étranger les jeunes gens de bonnes familles qui finissaient à Bucarest leurs études sous la direction de précepteurs tels, par exemple, que ce professeur français, Vaillant, qui eut une part si large dans le développement de l’enseignement public roumain. Les frères et cousins Go-lescu furent placés en Suisse ; ilsdescendaient de Constantin, le premier boïar qui eût laissé un récit de voyages à l’étranger, avec de douloureuses considérations sur l’état de sa patrie et surtout du paysan, et de Radu, grammairien et géographe ; d’autres allèrent à Paris, où ils furent aussitôt gagnés par cet esprit de la Révolution qui attendait ses revanches sous le régime des Bourbon de la branche aînée et même sous celui de la royauté bourgeoise de Louis-Philippe. Cet esprit était d’autant plus sympathique à leurs jeunes âmes, qu’il représentait en Valachie et en Moldavie une opposition naturelle contre ces tendances de la Russie Tzariste d’arriver par l’annexion des Principautés à dominer dans le Bosphore et à résoudre définitivement la question d’Orient. Un nouveau facteur occidental s’ajoutait ainsi, vers 1848, à ceux dont on était arrivé à s’assimiler tout ce qui, étant réalisable dans les conditions données par la réalité, pouvait hâter le développement de cette civilisation roumaine dont la source devait rester en elle-même, dans la société qu’elle reflétait.

A ce moment, l’initiative avait passé à la Moldavie. Là, c’est Asachi qui avait dirigé le mouvement. Fondateur d’un théâtre roumain qui, avant l’année 1821, précéda les représentations données à Bucarest par la « Société Philarmonique » des jeunes boïars, journaliste qui, sous la même impulsion russe qu’Eliad, publia, la même année que ce rival, son Abeille Roumaine, organisateur des écoles nationales qui devaient aboutir à leur point culminant avec 1’ « Académie » de Michel Sturdza, il avait un talent subtil de la forme, un sens raffiné de l’art qui manquèrent toujours à Eliad. Mais l’âme roumaine ne transparaît pas dans ses écrits, influencés surtout par la littérature italienne, classique et romantique, qu’il connaissait à la perfection ; ses vers, beaux, mais froids, ne font vibrer les cœurs que lorsqu’ils louchent à la grande origine romaine ou aux espérances patrioti-ques de la nation. Quand à Constantin Negruzzi, plus jeune que lui, conteur discret, dans le genre de Pros-per Mérimée, poète qu’inspiré l’œuvre romantique du Russe Pouchkine, un des maîtres de la prose roumaine naissante, il n’est qu’un des meilleurs produits de l’influence étrangère qui menaçait de transformer la littérature nouvelle en une collection d’imitations plus ou moins heureuses.

Vers 1840, lorsque Negruzzi était déjà arrivé à la maturité, une nouvelle génération apparut Son principal représentant comme poète est Basile Alecsandri. Esprit extraordinairement vivace, d’une spontanéité créatrice jusqu’alors sans exemple dans le pays, sympathique par les allures élégantes de son style, ce fils d’un riche boïar de création récente pouvait tirer des notations originales de la poésie populaire, ballades et complaintes, ou du passé roumain qui avait conquis Negruzzi aussi dans ses nouvelles historiques ; il pouvait émailler de noms paysans et de coutumes villageoises son vers fluide, brillant, mais facile et froid ; il ne descendit cependant jamais dans ces profondeurs où se révèlent les qualités essentielles d’un peuple. Un autre maître de la langue poétique, Démètre Bolintineanu, dont le père était originaire du Pinde, fut, à son heure, encore plus adoré par une société légère, qui cherchait trop souvent des distractions dans ce qui forme la raison même de vivre d’une nation ; mais son vers finit par n’être plus qu’un verbiage sonore, un gazouillis dépourvu de sens.

Le contemporain et l’ami d’Alecsandri, Michel Kogalniceanu, revint presqu’à la même époque de l’Occident, où il avait étudié à Lunéville, puis en Allemagne ; tout en gardant une fraîcheur d’enthousiasme, une curiosité toujours alerte, une puissance de vibrer à toute idée supérieure, à tout sentiment noble, qui sont bien des qualités latines, il dut à la nature de ses occupations spéciales de ne pas tomber dans l’imitation superficielle, scintillante et stérile. Il fit une profonde étude des anciennes chroniques, qu’il publia, après les avoir utilisées pour son Histoire des Roumains, parue en français, à Berlin, dans sa grande collection de sources ; il se familiarisa avec les anciens diplômes, qu’il édita dans son Archiva Româneasca ; il acquit laborieusement cette connaissance de la vie roumaine dans toutes les classes et dans toutes les provinces qui se manifeste dans la direction même de sa revue Dacia Literara ; il entretint un contact ininterrompu avec la réalité sociale de son époque, comme officier, comme avocat, puis comme agriculteur et industriel ; enfin il fut parmi les hommes politiques de l’époque celui qui eut une vue plus large et découvrit mieux le chemin qui devait conduire au seul avenir possible pour sa nation.

Les deux courants dans la vie nouvelle de cette jeunesse : celui qui copiait servilement l’Occident et celui qui cherchait une orientation dans les traditions du pays et dans les qualités de la race, se rencontrèrent pendant les événements de 1848.

Tentatives révolutionnaires et propagande roumaine a l’étranger. — La révolution de février précipita le retour en Valachie des étudiants roumains, les frères Démètre et Jean Bratianu, Constantin A. Rosetti, etc. ; puis survinrent des agitations secrètes, un attentat contre le prince Bibescu, romantique distingué, mais sans énergie. En même temps


Eliad, qui poursuivait un idéal mystique de liberté humaine selon la Bible et des avantages personnels pour son insatiable ambition, se réunit à un des Go-lescu, à quelques jeunes officiers et à un prêtre de village, pour proclamer à Islaz, sur le Danube, en Olténie, la Révolution. Il se dirigeait, suivant l’exemple de Tudor, sur Bucarest, lorsqu’il apprit que le prince avait abdiqué au moment où on lisait à la foule la proclamation révolutionnaire. Un gouvernement provisoire, composé des chefs de ces deux mouvements, parfaitement distincts dans leur origine et dans leur caractère, conserva le pouvoir du mois de juin au mois de septembre, non sans être entré en conflit avec les commandants de la milice ni sans avoir cédé, à une heure de panique, le terrain aux boïars. L’intervention ottomane, exigée par la Puissance protectrice, qui avait déjà fait entrer ses troupes en Moldavie, amena rétablissement d’une Lieutenance Princière et, après une échauffourée entre les troupes du Sultan et les pompiers de Bucarest, venus à leur rencontre pour leur rendre les honneurs, les lieutenants furent chassés et les chefs du mouvement escortés au-delà des frontières. L’influence russe, qu’on avait voulu écarter, revint plus menaçante ; et la convention russo-turque de Balta-Liman, fixant une période d’occupation par les forces militaires des deux Empires, bornait à sept ans la durée du règne des nouveaux princes, Grégoire Ghica en Moldavie et Stirbei en Valachie.

En même temps, les Roumains de Transylvanie s’étaient constitués en nation, d’après les traditions, interrompues depuis cinquante ans, du Supplex Libellas. Alors que les Magyars, connaissant la nature passive des Saxons loyaux à leur Empereur, faisaient tous leurs efforts pour faire voter par la diète du pays la réunion de cette province transylvaine au royaume de Hongrie — on criait : « l’Union ou la mort ! » — la jeunesse roumaine des écoles et ses nouveaux professeurs, Siméon Barnut et Timothée Cipariu, le futur philologue, ainsi que les fonctionnaires des chancelleries d’État, se réunirent sans avoir pris l’avis d’un clergé qui, sous l’évêque Lemény, avait laissé son Église, pour organiser à Blaj une protestation solennelle. Le dimanche après Pâques, il y eut donc dans la plaine des Târnave, près de la ville épiscopale des « unis », une assemblée préparatoire des paysans : puis, le 3 mai, eut lieu une autre assemblée, d’un caractère tout à fait extraordinaire : des milliers de laboureurs et de bergers vinrent pour écouter les discours de ses chefs, les prêtres et les professeurs. L’église de Blaj dut capituler devant le caractère grandiose du mouvement, et l’évêque sortit à la rencontre de celui qui, après la mort de Moga, avait été élu comme évêque des orthodoxes, André Saguna, fils d’un marchand de Macédoine établi dans la Monarchie autrichienne. Il y avait aussi, parmi les organisateurs, le rédacteur du premier journal roumain qui parut pour les Roumains de Transylvanie, la « Feuille pour l’intelligence, le cœur et la littérature » (depuis 1838) ; c’était Georges Barit, lui aussi fils de paysan, de même que Barnut, Cipariu et les autres ordonnateurs de la grande manifestation nationale. Dans ces paysans qui acclamèrent la nouvelle nation roumaine « autonome et partie intégrante de la Transylvanie sur les bases d’une liberté égale » tous les facteurs de la vie religieuse, scolaire et littéraire, saluèrent la plus puissante garantie d’un avenir national. En même temps, des mouvements dans la même direction se produisaient dans le Banat serbe où les Roumains demandaient maintenant la séparation nationale et une organisation particulière, aussi bien religieuse que politique.

Les Magyars répondirent par le vote du 29 mai, qui réunissait la Transylvanie à la Hongrie. D’abord respectueux envers la personne de l’Empereur Ferdinand, ils devaient en arriver à se détacher des Habsbourg sous le jeune François-Joseph, qui succéda après l’abdication de son oncle et proclamèrent la République. Les Roumains, où l’on ne voulait voir que des « individus à droits égaux », faisant partie de la nation politique magyare, répondirent par des re-présentations à la Cour, par les démonstrations violentes des « Grenzer », par des réunions à Blaj et, enfin, quand les Impériaux eurent pris des mesures militaires contre les Hongrois révoltés, ils organisèrent une insurrection ; le général même qui commandait au nom de l’Empereur en Transylvanie le leur avait, du reste, conseillé.

Si Saguna, homme d’une puissante intelligence organisatrice et d’un prestige unique, à la Cour aussi bien qu’au milieu de ses fidèles, se déclara ouvertement pour la cause impériale et s’il accepta même de passer les Carpathes, avec un délégué saxon, pour demander l’intervention en Transylvanie dos Russes du général Lüders, il s’arrêta là sans vouloir mêler son autorité d’évêque aux efforts héroïques des bandes roumaines formées, là où avaient combattu jadis So-phronius et Horea, sous la conduite d’un jeune avocat, natif de ces montagnes, Avram lancu.

Quant aux « intellectuels », aux professeurs venus de Valachie, aux écrivains et aux prêtres, à tous ces fils de paysans qu’avait soutenu si difficilement pendant leurs longues années d’étude le travail des mains rudes, ils ne voulurent rien risquer. Le « roi des montagnes » n’en fut pas découragé : avec les « tribuns », ses officiers, avec la multitude, où figuraient aussi des femmes, il combattit, disposant de simples canons en bois de cerisier, jusqu’au bout, c’est-à-dire aussi loin que le drapeau des Habsbourg flotta sur la Transylvanie entière.

Ces lourds sacrifices ne furent pas récompensés à leur juste valeur. Avram Iancu, qui ne voulut jamais recevoir une grâce personnelle, en perdit la raison ; il mourut fou de désespoir. Saguna lui-même, qui avait cru pouvoir créer l’unité roumaine en Autriche, avec un Voévode, un Congrès national et l’Empereur comme Grand-Duc, ne fut pas toujours respecté par les autorités militaires et civiles de la province. Il fallut de longs efforts pour obtenir le rétablissement de l’ancienne Métropole ; celui qui fut reconnu comme successeur des archevêques de Fehérvâr, fut 1’ « uni », Alexandre Sterca Sulut (entre 1853 et 1855). Saguna, dont on avait poussé à bout la patience, ne devait pas même être écouté lorsqu’il demanda au moins la création d’une seule Église orthodoxe roumaine dans les États de l’Empereur, réunissant dans la même forme hiérarchique la Transylvanie elle-même, avec le Ba-nat et les comtés extérieurs, et la Bucovine. Vienne devait satisfaire plutôt l’ambition exagérée d’Eugène Hacman, évêque de cette Bucovine, dont on fit plus tard, en lui donnant un suffragant à Zara, un autre Métropolite roumain.

En décembre 1863, le siège de Sibiiu fut élevé enfin à la dignité archiépiscopale. La « Métropole des Roumains gréco-orientaux de Transylvanie et de Hongrie » devint (1868), grâce à son chef, une fondation purement populaire ; le « Statut Organique » décida que le principe de l’élection par le peuple dominerait à tous les degrés de la hiérarchie religieuse et de l’organisation scolaire qui se confondait avec elle. Une autonomie plénière pour chacun de ces degrés permettait la décentralisation absolue qui contribuait aussi au caractère démocratique de cette Église, vraie citadelle nationale. Un congrès formé de 90 membres élus par la nation devait se réunir annuellement pour prendre toutes les décisions relatives à l’administration ecclésiastique et scolaire. L’État hongrois créé par le pacte dualiste de 18(37, se réserva cependant dès le début le contrôle des débats et certains moyens d’immixtion dans l’activité des synodes. Quant à l’Église unie, dès 1873, le peuple fut admis aux discussions concernant l’enseignement et les finances ; pour le reste, on était astreint aux règles catholiques. Saguna, qui était déjà regardé avec défiance et même avec inimitié par une nouvelle génération animée de sentiments plutôt laïcs, pouvait mourir en paix : son œuvre avait été accomplie, et c’était une grande œuvre.

Union des principautés.— Ces progrès avaient pu s’accomplir en Transylvanie, parce qu’ils avaient pour fondement la masse même du peuple rural. Ce peuple, on l’avait ignoré en Valachie, lorsqu’il s’était agi de préparer la grande révolution transformatrice qui finit dans des circonstances si mesquines. Une Commission de la propriété s’était réunie en effet à Bucarest sous la présidence de l’agronome moldave Jean Ionescu, dont la compétence était généralement reconnue. Pour la première fois après les grandes assemblées populaires qui acclamaient les princes nouveaux et prenaient des mesures pour le rétablissement des bonnes coutumes, des paysans siégèrent, et en nombre égal, auprès de leurs anciens camarades sous le drapeau, les boïars. De très beaux discours, d’une simplicité romaine, furent prononcés par les représentants de ces campagnards, qui ne demandaient que le droit d’acheter les terres dont on les avait dépouillés ; quant au paiement, ils savaient bien — et le disaient d’une manière magnifique — que tout l’or du pays venait du seul travail de leurs mains au cours des générations. Mais, comme les discussions menaçaient d’introduire la discorde entre les classes associées pour l’œuvre révolutionnaire, on ferma les portes de la salle sans avoir pris aucune décision.

En Moldavie, il n’y avait pas eu de révolution. Kogalniceanu, le chef de la jeunesse, ne voulait que la stricte exécution du Règlement. En mars 1848, on faisait des discours sur ce sujet, lorsque Michel Sturdza mit fin aux débats par l’intervention de son fils, à la tête de la police. Les prétendus fauteurs de troubles furent exilés dans les monastères de la montagne, et ils quittèrent bientôt le pays.

On les vit à Blaj, le 3 mai suivant, à l’exception de ceux qui s’étaient réfugiés en Bucovine, dans la maison hospitalière du vieux boïar Eudoxe Hurmuzaki. Les exilés de passage en Transylvanie joignirent leurs applaudissements à ceux des paysans qui proclamaient la nation roumaine autonome, pendant que leurs camarades de Bucovine soutenaient les efforts de ces fils du vieux Hurmuzaki (un homonyme fut le principal historien des Roumains d’Autriche) qui étaient devenus les chefs du mouvement national dans cette province, où ils firent paraître, avec un programme pan-roumain, le journal Bucovina, avec la collaboration de leurs hôtes. Peu de temps après, à côté des exilés valaques : Eliad, le noble esprit qui fut Nicolas Balcescu, historien de Michel-le-Brave, les Bratianu, Rosetti, il y eut aussi des Moldaves qui, avec la même énergie, professaient, dans les assemblées, dans les revues et les journaux, ainsi que dans les cabinets des diplomates, ce credo de la jeunesse roumaine et révolutionnaire dont le premier article était l’Union des Principautés.

Mais la différence initiale demeura entre les Valaques de Bucarest et les Moldaves de Jassy. Les premiers ne rêvaient que de révolutions politiques, sauf Balcescu, qui exposa dans une brochure en français la question agraire dans les pays roumains ; les autres étaient passionnés surtout de nationalité ; ils voulaient résoudre la question sociale pour établir ensuite, par l’Union nécessaire, par l’Indépendance qui devait en être la conséquence naturelle, non pas une plate-forme pour des rivalités plus ou moins factices de personnes ou des querelles de partis, mais bien une vie nationale énergique et consciente, capable d’élaborer de nouvelles formes de civilisation en absorbant des éléments d’influence étrangère. L’esprit de Kogalniceanu les dominait tous, et cet esprit, conforme à une tradition millénaire, était le seul d’où pouvait dériver une politique réelle.

La guerre de Crimée éclata. Dès le premier moment, les Roumains exilés sentirent l’importance que pouvait avoir pour leur nation ce conflit, longuement attendu, d’une part entre la France et l’Angleterre, vers lesquels se tournaient depuis bientôt trente ans tous les patriotes qui rêvaient d’un avenir meilleur, et d’autre part la Puissance protectrice qui ne voulait pas abdiquer ses droits garantis par les traités. Certains voulurent combattre dans les rangs des alliés, et ils se présentèrent même dans le camp turc, où des intrigues, surtout des intrigues autrichiennes, les empêchèrent de participer à la lutte.

Ces alliés auraient voulu chasser des Principautés les Russes, qui, à la suite du conflit avec la Porte, étaient rentrés en Moldavie dès le mois de juin 1853. Mais l’Autriche, dans l’espoir que ces provinces avidement convoitées depuis presque deux siècles pourraient enfin lui revenir, s’empressa de les occuper jusqu’à la conclusion de la paix ; un traité formel avec le Sultan l’y autorisa. Il n’y eut donc pas de contact plus intime entre les Anglo-Français qui combattirent devant Sébastopol et les Roumains, qui en attendaient leur délivrance et leur Union.

Dès 1855 on négociait la paix avec la Russie vaincue ; l’Angleterre et la France soulevèrent, dans les conférence de Vienne, la question de l’Union ; si, plus tard, la diplomatie anglaise, retenue par la considération de ses propres traditions, qui tenaient au maintien de l’intégrité ottomane, et par celle d’intérêts de commerce permanents, plus ou moins bien interprétés, alla jusqu’à se rallier à l’opposition des Turcs et surtout des Autrichiens, Napoléon III refusa d’écouter ses diplomates, fatigués de s’user dans une lutte qui paraissait vaine : il voulait constituer sur le Danube une nationalité forte, nécessaire comme forme politique de 1a latinité orientale et aussi comme barrière opposée à l’expansion russe vers Constantinople. C’est pourquoi la Bessarabie méridionale, c’est-à-dire les districts de Cahul, Bolgrad et Ismaël, et même les bouches du Danube, qui passèrent ensuite à la Turquie, avaient été réunies à la Principauté moldave.

C’est aussi à l’influence de l’Empereur plébiscitaire qu’il faut attribuer la décision finale du Congrès de recourir à une consultation des Roumains eux-mêmes pour connaître leur vœux. Les princes nommés en 1849 étaient déjà partis ; des « caïmacans », ou lieutenants princiers, devaient réunir des assemblées, auxquelles, pour complaire à la Porte, on avait donné le nom turc de Divans, Divans ad hoc. Le gouverneur de Valachie fut l’ancien prince Alexandre Ghica, presque favorable à l’Union, alors qu’en Moldavie, Théodore Bals, vieux boïar incapable, avait eu pour successeur un Grec, l’intrigant Nicolas Vogoridès, fils du bey de Samos qui avait été lui-même caïmacam moldave en 1821, et mari de la fille unique de Conachi le Poète.

Vogoridès qui espérait devenir prince, et qui invoquait à toute occasion le grand nom indigène de son beau-père, employa les manœuvres de la falsification la plus éhontée pour empêcher le triomphe électoral du parti de l’Union. Pas un dixième des électeurs les plus indépendants ne furent admis à voter. L’assemblée issue de cette opération, digne des pires traditions du Levant, aurait demandé sans doute le maintien de la séparation politique. On s’adressa alors à Napoléon III. La femme même de Vogoridès avait fourni aux adversaires de son mari la preuve patente des intrigues du caïmacam avec les ministres turcs et avec l’Autriche, dont le consul, continuellement combattu par Place, consul de France, remuait ciel et terre pour arriver à ses fins. Le représentant de l’Empereur à Constantinople reçut donc l’ordre de baisser pavillon, si le Grand-Vizir s’obstinait à reconnaître la légalité des élections moldaves. Ce moyen suprême réussit ; les listes électorales elles-mêmes furent annulées. En échange, Napoléon, qui alla s’entendre personnellement à Osborne avec la Reine Victoria, avait consenti à ne voir, dans cette Roumanie qu’il désirait qu’une simple : « union des rapports militaires, financiers et judiciaires » des deux Principautés. Il espérait établir en Moldavie un de ses meilleurs lieutenants, le général Pélissier.

Les nouvelles Assemblées étaient animées du même esprit, nettement unioniste. Mais la différence entre les vues des Valaques et celles des Moldaves persistait. Tandis qu’à Bucarest les discours reflétaient avant tout des préoccupations libérales, les représentants moldaves, après avoir voté, le 19 octobre 1857, les points du programme commun : Union des Principautés, autonomie, prince étranger, neutralité garantie par les Grandes Puissances, comme celle de la Belgique, et gouvernement parlementaire, s’occupèrent de la question des paysans, qui étaient représentés par certains des leurs, gens énergiques et de bon sens, ne voulant que l’ordre et la liberté.

Sur la base de ces vœux, solennellement exprimés, la Conférence de Paris rédigea, en août 1858, cette « Convention » qui, remplaçant le « Règlement Organique », devait être la nouvelle Constitution octroyée par les Puissances Garantes aux « Principautés Unies ». Elle décrétait qu’il y aurait deux princes, deux capitales, deux ministères, deux assemblées ; mais, pour affirmer cette « Union » restreinte sur laquelle on s’était entendu, on formait une Assemblée législative de composition mixte, siégeant à Focsani, sur la limite entre les deux territoires, une Cour de Cassation commune, et la possibilité existait de réunir les deux armées pour une œuvre de défense nationale.

Or, il faut l’affirmer encore une fois, ce qui détermine la vie d’un peuple ce ne sont pas les conditions que peuvent lui créer les circonstances extérieures, mais bien tout ce qu’il est capable de faire entrer lui-même, par sa conscience, son labeur et son courage, dans ces formes, toujours capables d’une plus large interprétation. On le vit bien encore en cette occasion. En 1858, des assemblées furent élues qui devaient donner à chacune des Principautés Unies un chef séparé. Déjà les candidatures particularistes se présentaient : d’abord les anciens princes, Michel Sturdza, plus son fils Grégoire, d’un côté, Bibescu, Stirbei, sinon aussi Alexandre Ghica, de l’autre ; ensuite les chefs de la Révolution, de l’émigration, du nouveau mouvement de la jeunesse ; Alecsandri fut même parmi les concurrents, si Kogalniceanu refusa d’y être.

Mais la nécessité des choses, la logique du développement national en décidaient autrement. Il y avait parmi les unionistes roumains un personnage particulièrement sympathique, malgré ses défauts, et même à cause de la manière franche dont il les présentait. Bon compagnon de plaisir et de lutte, ce fils de boïar, d’une famille qui avait compté deux rebelles, dont l’un avait été exécuté pour des aspirations au trône, avait fait ses études en France, pour être ensuite officier dans l’armée de Vogoridès, qui, le croyant indissolublement lié à sa cause, lui donna un avancement rapide, jusqu’au grade de colonel. Mais, chargé d’administrer le département de Covurluiu, dont Galatz est la résidence, le colonel Alexandre Cuza refusa de tremper dans les élections falsifiées, et sa démission, énergiquement motivée, lit du bruit. Chef de l’armée moldave, il avait un moyen d’action auquel ne pouvait être égalé aucun autre. Cependant tous ceux qui étaient incapables de reconnaître la force supérieure qui intervient parfois pour diriger les actions des hommes bien au-dessus de leurs propres intentions, durent être fort étonnés lorsque, le lendemain même de son inscription comme candidat, il fut élu prince à l’unanimité, le 17 janvier 1859. Ils auraient été encore plus surpris si on leur avait dit que ce nouveau prince moldave, inconnu à Bucarest, pourrait vaincre toutes les puissantes candidatures qui s’y disputaient la victoire. Cependant le 24 janvier (ancien style) il était proclamé avec la même unanimité dans cette autre Assemblée électorale.

Sans hésiter plus longtemps, Cuza accepta. Un conflit était imminent entre la France, qui soutenait le chef unique des Principautés, et l’Autriche, qui l’aurait volontiers chassé ; d’autre part, cette même Autriche pouvait craindre une alliance des pays danubiens avec l’Italie irrédentiste et les exilés magyars soutenus par le Ministère de Turin ; elle se résigna donc au « fait accompli », que la Sardaigne allait bientôt imiter. Quant à la Turquie, elle n’osa pas intervenir ; plus tard, lorsque le Prince de Roumanie se rendit à Constantinople pour rendre hommage à un suzerain qu’il n’avait pas encore honoré de sa visite, on consentit à reconnaître l’Union, mais seulement dans la personne de celui qui l’avait réalisée. En janvier 1862, il n’y avait plus qu’une seule Roumanie : les Ministères, les Capitales, les Assemblées s’étaient confondus.