Revue littéraire - Les Études diplomatiques de M. le duc de Broglie

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Revue littéraire - Les Études diplomatiques de M. le duc de Broglie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 681-691).
REVUE LITTERAIRE

I. Frédéric II et Marie-Thérèse. — II. Frédéric II et Louis XV, par M. le duc de Broglie, de l’Académie française, 4 vol. in-8o ; Calmann Lévy.

Depuis le temps déjà lointain où Guizot écrivait sa Révolution d’Angleterre, et Mignet ses Négociations relatives à la succession d’Espagne, — qui sont, à notre avis, les deux plus beaux livres d’histoire que l’on ait composés en français dans ce siècle, — je doute s’il a rien paru qui puisse rivaliser avec les dernières publications de M. le duc de Broglie. Je dis les dernières, et je ne parle pas du Secret du roi, mais de Frédéric II et Marie-Thérèse et de Frédéric II et Louis XV. En effet, pour le Secret du roi, quelques grandes qualités que l’on y doive reconnaître, l’intrigue de Pologne y tient décidément trop de place, à moins peut-être que l’exposition n’en manque d’un dernier degré de clarté ; mais le style surtout n’y a pas encore cette variété de ton, cette aisance tout à fait supérieure, et cette ampleur enfin qui caractérisent Frédéric II et Marie Thérèse, ainsi que Frédéric II et Louis XV. Quand ces quatre volumes n’auraient pas presque entièrement renouvelé certaines parties de cette histoire générale du XVIIIe siècle, si souvent reprise, et toujours si obstinément faussée par l’esprit de mensonge ou de haine, le mérite lui seul de l’exécution suffirait à les classer d’abord au premier rang.

Faute ici de pouvoir ou d’oser reprendre, pour les défigurer en les analysant, des récits qui sont encore présens à la mémoire des lecteurs de cette Revue, c’est principalement sur ce mérite de l’exécution que je voudrais insister. Il n’y va de rien moins, en effet, dans le temps où nous sommes, que de la manière même d’écrire, et, par conséquent et au fond, de comprendre l’histoire.

Tandis qu’en France la nouvelle école, — la nouvelle école, c’est celle qui n’a rien produit, ni de longtemps, sans doute, ne produira rien encore, — érigeait en principe son impuissance même de produire, les Allemands, qu’elle se pique pourtant d’imiter, élevaient à la mémoire de leurs deux grands souverains du XVIIIe siècle les deux plus amples monumens qu’on leur eût encore consacrés. M. d’Arneth, à Vienne, composait sa grande Histoire de Marie-Thérèse, et M. Droysen, à Berlin, son Histoire de Frédéric le Grand. On a plusieurs fois, ici même, signalé l’intérêt, la nouveauté, l’importance de l’une et l’autre publication. Nos historiens, cependant, comme si des Allemands n’écrivaient que pour l’Allemagne, n’en persistaient pas moins à jurer toujours sur la parole de Sismondi, d’Henri Martin, de Michelet. La grande erreur de Louis XV, ou plutôt son crime irrémissible, était donc toujours d’avoir repoussé la main loyale que lui tendait Frédéric, et, pour qualifier l’aveuglement, ou la trahison même de ceux qui l’avaient jeté dans l’alliance autrichienne, les mots manquaient à notre indignation. Le vainqueur de Rosbach, mais l’ami de Voltaire et le protecteur de d’Alembert, continuait de faire ainsi des dupes parmi nous, quatre-vingts ans après sa mort. Les inoubliables leçons de l’année 1870 n’avaient pas eu cette force de nous ouvrir les yeux sur le passé. Et le duc de Broglie lui-même, dans le Secret du roi, touchant incidemment aux causes de la guerre de sept ans, parlait encore du fameux billet de Marie-Thérèse à Mme de Pompadour, ou n’osait qu’à peine plaider les circonstances atténuantes pour les inspirateurs de l’alliance autrichienne. On eût dit d’une légende qu’il fallait pieusement respecter, de peur d’être accusé de vouloir réhabiliter Louis XV, et, — qui sait, — peut-être l’ancien régime avec lui ? Mais nous commençons à comprendre aujourd’hui que le mépris du passé n’importe pas essentiellement à l’avenir de la France nouvelle ; qu’un jugement, non pas moins sévère, mais mieux motivé sur la politique française du XVIIIe siècle n’arrêtera pas les progrès de la laïcisation ; et qu’enfin l’histoire est l’histoire et non pas le pamphlet.

Si le livre de M. d’Arneth, et peut-être surtout celui de M. Droysen, contenaient assez de quoi nous éclairer et ramener l’opinion vulgaire à une plus saine intelligence des faits, ce fut bien autre chose quand parurent les premiers volumes de la Correspondance politique de Frédéric le Grand. En effet, c’était ici Frédéric en personne qui revenait corriger une histoire dont ses écrits publics avaient été jusqu’alors la principale source. Mais nos historiens attendirent encore : ils n’avaient pas assez de documens. On sait d’ailleurs que, selon les principes de la nouvelle école, la vérité n’est jamais dans un livre imprimé, mais toujours dans un document inédit ; et il est assez évident qu’un document inédit cesse de l’être aussitôt qu’on l’a publié. Nous en aurions long à dire sur ce point, si précisément la négligence ou l’incurie de ces fanatiques du document, leur heureuse paresse et leur louable incapacité, n’avaient permis au duc de Broglie d’intervenir et de s’emparer, avant que personne l’eût gâté, d’un sujet que personne, et pour bien des raisons, n’eût sans doute pu traiter comme lui.

Il faut bien le dire, et ne pas se lasser de le répéter, nous manquons si peu de documens qu’au contraire, en quelque sujet que ce soit, nous en avons trop aujourd’hui qui nous sollicitent, et dérivent ainsi notre attention du principal vers l’accessoire, de l’essentiel vers l’inutile, du capital vers l’insignifiant. L’usage que M. de Broglie a su faire de ses documens dans ces quatre volumes n’en est pas ce qu’ils ont de moins remarquable ni ce qu’il importe le moins d’en bien mettre en lumière. On aime assez aujourd’hui les comparaisons qui tendraient à faire de l’histoire une science naturelle, et nous n’y verrions pas, nous non plus, tant d’inconvéniens si seulement on savait les choisir. Car, de même qu’une seule expérience, pourvu qu’elle soit bien faite et que l’on en ait savamment écarté toutes les causes d’erreur, suffit en physique ou en physiologie ; de même en histoire, nous n’avons pas besoin de tant de documens, et tout le problème est de savoir discerner, entre des milliers de pièces, la pièce unique ou les deux ou trois pièces qui lèvent les doutes, résolvent les difficultés, et finalement tranchent les questions. Veut-on suivre la comparaison ? De même donc encore que la découverte scientifique, malgré les prétendus exemples que l’on en donne quelquefois, ne dépend pas du hasard de l’expérience, et de même qu’il n’y a d’expériences dignes de ce nom que celles que l’on institue pour y chercher la confirmation ou la démonstration d’une idée préconçue ; tout de même en histoire, les plus précieux documens n’ont d’intérêt et par conséquent d’importance que celle qu’ils tirent de la justesse et de l’étendue de l’idée générale qu’ils servent à établir, appuyer, consolider. Ceux qui voudront voir comment la justesse de l’idée générale détermine le choix même des documens et en règle la distribution pourront se reporter du livre de M. de Broglie aux documens, et d’abord aux livres dont il s’est servi : celui de M. d’Arneth, celui de M. Droysen, la Correspondance politique de Frédéric, les Mémoires du duc de Luynes, ceux de Barbier, ceux de d’Argenson. Mais ils le verront mieux encore, pourvu qu’ils aient seulement quelque sens de l’histoire, s’ils considèrent comment, en toute occasion, les renseignemens inédits dont ces quatre volumes abondent viennent d’eux-mêmes s’y mettre en place, de telle sorte qu’ils paraissent faits pour que le duc de Broglie s’en servît un jour, et non pas le duc de Broglie pour avoir besoin d’eux, si par hasard ils lui eussent manqué. Parmi ces documens, imprimés ou inédits, à côté de ceux dont M. de Broglie a fait usage, dans la mesure savante que nous venons d’indiquer, il faut encore lui compter ceux dont il a eu l’habileté de ne pas se servir. Dans un récit où les principaux acteurs sont un Frédéric et un Louis XV, et en débrouillant des intrigues de cour ou d’alcôve où se trouvent mêlés des Voltaire, des Richelieu, des Châteauroux, rien n’était si difficile que de ne faire que sa juste part à l’anecdote galante et au scandale inédit. C’est malheureusement une habitude prise, nous l’avons constaté bien des fois, et une fâcheuse habitude, aussitôt qu’il s’agit du XVIIIe siècle, de donner pour ainsi dire le pas à l’historiette sur l’histoire. Et si j’ignore ce que le duc de Broglie a pu trouver en ce genre aux archives des affaires étrangères ou au Record Office, tout le monde sait qu’il n’eût eu qu’à puiser à mains pleines dans les Mémoires ou pamphlets du temps : les Mémoires de Richelieu, par exemple, ou ce fameux Chansonnier Maurepas. Mais il n’a cru devoir le faire qu’avec une extrême modération, et pour autant seulement qu’il était impossible ici de les négliger, puisqu’enfin la fortune a voulu que Mme de Châteauroux fût un moment maîtresse des destinées de la France. « Ces recueils de chansons que l’on réimprime aujourd’hui sont des documens dont on doit se servir avec une grande réserve, car ils sont aussi dépourvus (ce qui n’est pas peu dire) de valeur historique que de décence et de mérite poétique. » De combien de Mémoires conviendrait-il d’en dire autant ? Nous sera-t-il permis de rappeler à ce propos que nous avons nous-même trop souvent protesté contre l’abusif emploi de ces commérages dans la grande histoire pour ne pas saisir avec empressement l’occasion qui nous est offerte aujourd’hui de placer nos protestations sous l’autorité de M. de Broglie ? Il n’est pas de calomnies, plates ou odieuses, qu’avec de pareils documens on ne puisse introduire dans l’histoire. Et, quand une fois elles s’y sont mises, la malignité naturelle du lecteur y trouve trop bien son compte pour qu’elles n’y restent pas.

Quelques-uns croient donner ainsi ce qu’ils appellent de l’animation ou de la vie au récit ; mais ce n’est qu’une animation factice, une vaine apparence de vie ; et les vrais mobiles des actes sont plus loin et plus profondément cachés. C’est ce que le duc de Broglie a si clairement démontré pour Mme de Châteauroux. Oui, sans doute, les destinées de la France furent un moment entre ses mains, et c’était Louis XV qui les y avait remises, mais il y avait tout un parti derrière Mme de Châteauroux, et, dans ce parti, Richelieu, Tencio, Noailles, Frédéric même, c’est-à-dire des projets, des desseins, des ambitions, toute une politique, bien autre chose enfin que ce qu’y ont vu les chansonniers et les pamphlétaires du temps. On cite souvent, et il le mérite, parce qu’il est joli, le mot de la duchesse de Bourgogne, que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent. N’est-ce pas toutefois à la condition de ne pas oublier que ces femmes elles-mêmes, — une Montespan, une de Prie, une Châteauroux, une Pompadour, une Du Barry, — sont gouvernées par des hommes, et qu’elles n’ont qu’à ce titre leurs entrées dans l’histoire ? Mme de Châteauroux, dans l’histoire de la guerre de la succession d’Autriche, c’est Noailles et Tencin ; comme Mme de Pompadour, dans l’histoire de la guerre de sept ans, c’est Bernis et Choiseul. Elles jouent le rôle sur la scène, et on les siffle ou on les applaudit ; mais ce rôle est appris ; et sans compter le souffleur qui les suit de l’oreille et des yeux, il y a l’auteur, dans la coulisse, qui le leur a dicté.

Ce qui donne vraiment la vie à l’histoire, c’est la connaissance des mobiles derniers qui font agir les hommes, et voilà peut-être la principale utilité des documens, si même ce n’en est pas la seule. Je ne craindrai pas de dire qu’à ce point de vue le livre de M. de Broglie est lui-même un document sans prix. « Savez-vous l’histoire des Montmorency, madame la maréchale ? » demandait un jour Louis XV à la maréchale de Luxembourg, et la maréchale de lui répondre : « Sire, je sais l’histoire de France. » C’est ainsi que, pour le duc de Broglie, toute une partie de l’histoire du XVIIIe siècle se confond avec l’histoire même de sa famille. Et c’est ainsi qu’en un pareil sujet, à tout ce qu’il en pouvait apprendre, comme tout le monde, dans les archives et dans les bibliothèques, s’est ajouté naturellement ce qu’il en connaissait d’avance, comme personne, par intuition et par droit d’hérédité, Qu’il accuse ou qu’il excuse, qu’il blâme ou qu’il approuve, qu’il condamne ou qu’il justifie, mais surtout quand il explique, on le sent partout dans son monde, ou plutôt dans son élément. La vérité des portraits qu’il trace n’a pas besoin de confirmation, elle se déclare d’elle-même ; je reconnais Belle-Isle et je reconnais le maréchal de Broglie ; c’est bien ainsi que devait être Noailles et c’est bien ainsi que devait être Maurice ; voilà la reine de France, l’honnête, pieuse et effacée Marie Leczinska ; voilà la reine de Hongrie, la jeune, la belle, l’orgueilleuse Marie-Thérèse, pour qui tout un peuple s’est levé dans un élan d’enthousiasme et d’amour. Il n’y a guère qu’un roué, comme Richelieu, ou un cynique couronné, tel que Frédéric, dont on puisse trouver que peut-être le duc de Broglie n’ait pas atteint le fond. Est-ce une illusion, dont le théâtre et le roman seraient en partie responsables ? mais on voudrait, ce semble, au personnage de Richelieu, dans le rôle surtout où le duc de Broglie nous le montre, quelques touches de plus d’un héros de Crébillon fils ou de l’auteur des Liaisons dangereuses, et une corruption de moins bonne compagnie. Mais, pour Frédéric, je crains bien que ce hardi mépris de l’humanité, dont il fait étalage à plaisir, ne soit pas chez lui de ces traits simples et irréductibles, au-delà desquels il n’y a rien à chercher. Le Frédéric de M. de Broglie a quelque chose de trop intellectuel, si je puis ainsi dire, ou de trop spiritualisé. Si vivante que soit, dans le livre de M. de Broglie, la vérité de » portraits, je ne sais si la perspicacité de l’historien politique n’y est pas encore supérieure au coup d’œil du peintre. Justement en raison du nombre, de la diversité, de la nature particulière aussi des documens diplomatiques, rien n’est si difficile, si délicat, si hasardeux surtout que de débrouiller l’écheveau d’une intrigue politique de quelque importance et de quelque durée. Ou plutôt, en pareille occurrence, les documens, quelquefois, servent si peu qu’ils égarent non-seulement les historiens novices, mais ceux mêmes qui, vieillis dans l’étude de l’histoire, ont négligé d’étudier particulièrement les finesses, les subtilités, je puis bien dire les roueries de la langue diplomatique. Ici encore, ses traditions de race et sa propre expérience des affaires avaient comme prédestiné le duc de Broglie à son livre. Aussi est-ce un plaisir de l’espèce la plus rare, — attendu que de très grands historiens, Macaulay, par exemple, ne nous le donnent pas toujours, — que de suivre le duc de Broglie démêlant un à un, d’une main légère et souvent malicieuse, tous ces fils enchevêtrés, les isolant, puis les rapprochant, nous montrant, où nous n’apercevions que désordre et que confusion, une trame industrieusement ou savamment ourdie, et nous faisant comprendre enfin ce que c’était que la diplomatie dans ces grands états d’autrefois dont on peut dire avec vérité qu’assez inattentifs à ce qui se passait au dedans d’eux, toutes leurs préoccupations, toutes leurs forces, toutes leurs ressources étaient tendues vers le dehors… Mais i ’y a là quelque chose de plus que des traditions ou l’expérience des affaires. À ce degré de hauteur et de généralisation, c’est l’instinct de la grande histoire, et ce mot aujourd’hui vaut la peine qu’on l’explique.

On a beaucoup médit, et surtout dans le temps où nous, sommes, de la chronologie d’abord, et puis, comme on l’appelle assez dédaigneusement, de l’histoire des Traités et des Batailles. Les démocrates plus avancés disent : l’histoire des rois et, — quand du moins ils admettent l’histoire, — prétendent la remplacer par l’histoire des peuples. N’a-t-on pas même voulu faire passer cette conception nouvelle jusque dans les programmes de l’enseignement secondaire, ou plutôt n’est-ce pas elle qui depuis quelques années les a si maladroitement transformés ? Comme si les peuples avaient véritablement une histoire, comme si partout et de tout temps, dans la Gaule antique au temps de la conquête germaine, et dans la France moderne au temps de la révolution, la grande affaire de la multitude (et la multitude c’est ici tout ce qui ne représente pas sur le théâtre du monde) n’avait pas été de vivre, de vaquer comme elle pouvait à ses occupations, de travailler au jour le jour de son art ou de son métier, de s’accommoder du présent et de s’assurer de l’avenir ! A Paris, en pleine terreur, promenades, cafés et salles de spectacle ne désemplissaient pas. Une assemblée menait alors la France, et, combien d’hommes cette assemblée ?

Si donc l’on voulait écrire, telle qu’on la conçoit, cette histoire des peuples elle se ressemblerait étrangement à elle-même, sauf peut-être quelques différences qu’y mettraient les races ou les lieux, car pour celles qu’y ajouterait la diversité des temps, ce serait toujours quelque effet, plus ou moins éloigné, de la politique ou de la guerre. La principale différence qu’il y ait entre un Français du temps de la régence et un Français du temps de la révolution, c’est Louis XV qui l’y a mise, les guerres que l’on sait, et les conséquences qui les ont suivies. Après cela, quand on aura fait que la guerre ne soit pas le plus profond ébranlement qui puisse agiter les masses humaines, comme aussi quand on aura fait que la politique, qui la prépare, ou la diplomatie, qui la termine, ne soient pas les génératrices du droit des nations, alors, mais alors seulement, on pourra se désintéresser de l’histoire des traités et des batailles. Tant que l’on n’y aura pas réussi, — et on n’y réussira point tant que l’homme sera l’homme, — l’histoire des traités et des batailles sera la grande histoire, et elle tiendra le premier rang dans les préoccupations du véritable historien, parce qu’après tout elle le tiendra toujours dans la vie totale de l’humanité.

Tout ce que l’on peut dire, c’est que, comme aussi bien toute science et tout art, la grande histoire a malheureusement ses travailleurs qui l’encombrent plutôt qu’ils n’en déblaient les approches. Leur maladresse éclate à la fois dans le choix de leurs sujets et leur manière de les traiter. Mais puisque ce n’est pas d’eux aujourd’hui qu’il est question, passons charitablement leurs œuvres et leurs noms sous silence, en leur donnant seulement le conseil d’apprendre dans ce livre ce que c’est qu’un grand sujet. Après ou avant la révolution française (l’avenir seul nous le dira, ou sans doute à d’autres que nous), il n’en est pas de plus important dans l’histoire du XVIIIe siècle, non pas même la fondation de l’empire colonial de l’Angleterre ou le partage de la Pologne, qui n’en sont au surplus que les conséquences directes. L’apparition de la Prusse et de la Russie sur les champs de bataille de l’Europe, leur brusque intrusion parmi les vieilles monarchies, dans ce fameux système d’équilibre où il n’y a pas de place pour elles, les interversions de rapports et les diminutions de puissance qui en résultent, c’est le fait capital de ces cent ans d’histoire, et plus on y regarde, plus il semble que, reculant d’un demi-siècle le mot fameux de Goethe, on puisse dire : C’est de là que date une ère nouvelle pour l’histoire du monde. En effet, l’événement était, pour ainsi parler, à si longue portée, que jusqu’en 1870 nous n’en avions pas encore calculé les conséquences, et, commençant à les discerner en ce qui regarde l’Allemagne, il n’est personne qui puisse prévoir où elles s’arrêteront pour la Russie. C’est ce qui met dans le livre du duc de Broglie, à l’arrière-plan en quelque sorte, une grandeur mystérieuse. Il ne s’agit point ici d’histoire que l’on pourrait appeler morte ; les événemens qu’on y voit commencer n’ont pas encore aujourd’hui produit tous leurs effets ; ils sont toujours vivans ; une leçon, tantôt plus apparente et tantôt plus secrète, est enveloppée dans les faits. On reconnaît à ces différens signes les vrais et grands sujets. Ils sont moindres, quelque talent que l’on y déploie, dès qu’ils ont perdu cette espèce de vitalité ; et l’on dit alors que du domaine de l’histoire ils sont tombés dans celui de l’érudition.

Une autre condition nécessaire à la grande histoire, après la nature même des sujets et leur importance actuelle, c’est que de grandes figures y puissent ramasser et retenir l’attention sur elles. Sans les noms de roi de France, de Turenne et de Condé, comme le faisait observer Voltaire, la guerre de la fronde n’eût pas été moins ridicule que celle des Barberins, et malgré ces grands noms, je ne sais si l’on n’a pas singulièrement exagéré dans notre propre histoire l’importance de la fronde. Mais inversement, pour n’avoir pas trouvé l’occasion propice, l’homme qui jeta les fondemens de la grandeur prussienne, celui que l’on a nommé le grand-électeur, s’il a sans doute une grande place dans la mémoire des Allemands, n’en a qu’une très petite dans l’histoire générale. Il s’est trouvé ici que les personnages en scène, Marie-Thérèse et Frédéric, la France et l’Angleterre du XVIIIe siècle, sinon George II et Louis XV, étaient dignes de l’événement. J’ai rappelé de quels traits le duc de Broglie avait su les peindre. Je dois dire maintenant que ce qu’il n’a pas moins admirablement montré, c’est leur part effective d’action dans les événemens eux-mêmes.

Les petites causes, assurément, ne produisent pas de grands effets. Mais elles provoquent à tout le moins, elles peuvent provoquer ceux qui sont contenus ou enveloppés dans les grandes. Et puis il faudrait bien s’entendre. Ne s’est-on pas trop habitué, dans le siècle où nous sommes, sous le prétexte spécieux qu’un homme est assez peu de chose, à éliminer de l’histoire, comme une cause insignifiante, l’action personnelle des individus ? La fermeté de caractère d’une Marie-Thérèse, ou la vivacité de génie d’un Frédéric, sont-ce là de si petites causes ? dont l’action soit si peu saisissable ? et comme des quantités négligeables qui n’importent que médiocrement à la vérité de l’histoire ? ou au contraire, et plus philosophiquement, si ce ne sont pas les seules, ne sont-ce pas au moins les premières que l’historien doive tâcher à mettre dans tout leur jour ? parce qu’à vrai dire s’il y en a d’autres, il n’y en a pas beaucoup dont on puisse calculer avec la même exactitude ou la même approximation le sens, la force et la continuité. Là-dessus, par la pensée, sans rien changer au reste, en laissant autour d’eux leurs mêmes conseillers ou dans leurs mains les mêmes ressources, mettez seulement Louis XV à Vienne, Marie-Thérèse à Versailles, et croyez, si vous le pouvez, que vous n’avez pas changé la face de l’histoire.

Mais de plus petites causes ont aussi leur importance. On peut douter que, sans Belle-Isle, le cardinal Fleury, vieux et prudent, eût précipité la France dans la guerre la plus impolitique, puisque de toutes manières elle devait être la plus stérile ; et il parait assez certain que sans la folle et vaniteuse impétuosité du duc de Grammont, Noailles eût emporté la victoire de Dettingue. Libres ou non, ouvriers ou instrumens du principe de leurs résolutions, — ce n’est pas là le point, — ce sont les hommes qui font l’histoire ; les hommes, avec leur caractère, leurs passions, leur volonté. Aisément saisissable dans les moindres événemens, leur action l’est jusque dans les grandes, et c’est à peine si de quelques révolutions, dont on peut dire qu’elles agissent à la façon des forces de la nature.


Quæ mare, quæ terras, quæ denique nubila cœli
Verrunt, ac subito vexantia turbine raptant,


il est permis de croire qu’elles aient échappé à cette action directe et effective des hommes. Ajouterai-je même que si l’histoire politique on militaire a pu paraître souvent ingrate, c’est peut-être pour n’avoir pas toujours assez fait sa part, dans une opération de guerre ou dans une négociation diplomatique, à la personnalité propre de ceux qui les ont conduites ? M. de Broglie avait trop le sens de l’histoire et celui de la réalité pour tomber dans cette erreur commune. Aussi, dans ces quatre volumes, sont-ce bien les volontés on les passions des hommes qui engendrent les événemens, et d’un seul et même coup le livre y gagne en valeur dramatique ce qu’il y gagne en vérité humaine. De combien s’en est-il fallu que la retraite de Prague, au lieu de ce qu’elle fut, ne fût peut-être qu’une honteuse capitulation ? Uniquement de ce qu’il demeurait encore de vigueur, de résolution d’esprit dans le corps malade de Belle-Isle ou dans la machine usée du vieux maréchal de Broglie. Et en même temps que l’intérêt que nous prenons toujours au spectacle d’une volonté qui se déploie, c’est ce qui fait ici le drame et la leçon de la retraite de Prague. Mais de combien s’en est-il fallu que la première campagne de Louis XV, se terminant par une grande victoire, ne changeât la fortune de la guerre, celle de la France même, et l’avenir, par conséquent ? D’un accès de fièvre, et, quand il fut passé, de ce que la maladie avait révélé, dans ce prince à qui l’on voulait croire encore, d’irrémédiable faiblesse et d’irrésolution invincible.

En signalant, dans le livre de M. de Broglie, à côté de la philosophie générale des événemens, cette subtile psychologie des petites causes, c’est d’ailleurs un nouveau mérite que j’en indique : la variété des tableaux et la diversité du ton. Il est d’autant plus remarquable qu’il est aujourd’hui plus rare. La monotonie règne dans l’école nouvelle : une intrigue de cour s’y raconte avec le même style qu’une négociation diplomatique, et l’on y parle des amours de Louis XV avec le même sérieux que de la bataille de Rosbach ou du traité de Paris. J’en sais bien l’une au moins des raisons. C’est encore la fureur de traiter, comme l’on dit, scientifiquement l’histoire. De même donc que le naturaliste ne croit pas qu’aucun, être vivant soit indigne de son attention, ni surtout que sa masse puisse faire d’un éléphant un objet plus intéressant qu’un ciron, de même pour l’historien, c’est assez qu’un fait se soit passé pour qu’il ait droit de cité dans l’histoire. Mais, de même encore que le naturaliste, dans ses classifications et dans ses descriptions, ne fait pas la place plus large au cèdre qu’à l’hysope et qu’il en parle exactement du même ton, de même aussi l’historien, quelque sujet qu’il traite, le traite par une rigoureuse application de la même méthode. Rien ne serait plus facile que de montrer ici, comme plus haut, le vice de cette comparaison de l’histoire de l’homme avec celle de la nature. Il suffira de dire que l’homme n’a d’histoire qu’autant qu’il se dégage lui-même et se sépare du reste de la nature. J’ajouterai qu’en déformant les proportions des événemens et les ramenant tous, pour ainsi dire, à la même échelle, on altère ce qui est un des principaux objets de l’histoire : les rapports des événemens. Et c’est en outre, on le voit bien, la ruine même de l’histoire comme art, n’y ayant vraiment d’art qu’à la condition d’un peu de perspective, de lumière, de couleur et de diversité. Heureusement pour nous que l’artiste, en M. de Broglie, n’est pas au-dessous de l’historien. Sans que l’unité du sujet y perde rien, chaque chapitre, dans ces quatre volumes, a sa couleur et vraiment son individualité. Du ton de la plus éloquente émotion, noble dans rhétorique et chaleureuse sans déclamation, comme dans la Retraite de Prague, le duc de Broglie passe à celui du plus élégant badinage ou de la plus pénétrante ironie, comme dans la Mission de Voltaire à Berlin ou comme dans la Maladie du roi. Et, dans l’un comme dans l’autre cas, c’est le même accent de justesse, la même et si rare appropriation de l’expression au sujet, la réalité de l’histoire avec les alternatives de ses combinaisons tour à tour tragiques ou amusantes.

Pour y réussir, il ne fallait pas moins que cette extraordinaire sour plesse de style que le duc de Broglie, ainsi’ que nous L’avons indiqué, semblerait avoir surtout acquise an contact et comme dans le maniement des affaires, dans l’intervalle qui sépare ces quatre derniers volumes des premiers chapitres du Secret du roi. Les premiers chapitres du Secret du roi remontent à quinze ans bientôt. Qu’il tût capable des hautes généralisations historiques et de la grave éloquence que demande la grande histoire, c’est ce que le duc de Broglie avait prouvé, — sans parler ici de son premier livre, — dans et dès ses premières Études diplomatiques. Et le Secret du roi nous l’avait fait connaître non moins capable de démêler ce qu’il peut y avoir quelquefois, ce qu’il y a le plus communément de nature assez délicate, pour ne pas dire suspecte, dans ce que l’on appelle une intrigue de cour. Mais ici ces deux qualités, si diverses ou même si contradictoires, apparaissent fondues ensemble, ne puis-je pas dire pour la première fois, quand je songe aux deux beaux livres à côté desquels j’ai cru devoir placer d’abord celui de M. de Broglie : la Révolution d’Angleterre et les Négociations relatives à la succession d’Espagne, deux modèles, certainement, de l’art d’écrire l’histoire, mais le premier peut-être un peu sévère et le second un peu académique ? C’est que personne de nous n’échappe entièrement aux influences de son temps ni ne les domine de si haut qu’il ne finisse par y céder. Dans l’histoire comme ailleurs, nous voulons de nos jours une manière moins tendue, plus de naturel, moins d’artifice, et une reproduction ou une imitation plus fidèle de la vie. Il sera sans doute piquant que nous en devions le modèle au duc de Broglie. C’est en quoi cependant nous ne conseillerons à personne de vouloir l’imiter à son tour, car, pour que la dignité de l’histoire et de l’historien n’y perde rien, il y faut des qualités de goût, de mesure, de finesse, et, par-dessus tout une aisance native, ou, pour mieux dire encore, une grâce d’état que l’on apporte ou que l’on reçoit, mais qui ne n’acquiert pas.

Il nous reste à souhaiter maintenant que le duc de Broglie continue bientôt et achève une œuvre dont lui-même d’ailleurs a déjà marqué les limites et ordonné le plan. Après les causes de la guerre de la succession d’Autriche et ses premières phases, l’historien nous doit au moins l’explication dans le même détail des causes de la guerre de sept ans, afin qu’ainsi, son Frédéric II et Louis XV rejoignant son Secret du roi, nous ayons de la même main l’histoire diplomatique entière du règne de Louis XV. Ceux qui savent combien l’histoire générale du XVIIIe siècle a été faussée par les écrivains du XVIIIe siècle d’abord et les nôtres ensuite, — et ceux qui ne le savaient pas seraient inexcusables de ne pas s’empresser de l’apprendre dans les livres du duc de Broglie, — ceux-là, dis-je, mesureront aisément l’intérêt, l’importance, la nouveauté d’une telle œuvre. Et qui pourrait mieux que lui nous la donner ? d’autant qu’assurément, si ce n’est lui, ce ne sera sans doute personne, — par une crainte bien naturelle de s’exposer désormais à la plus inévitable et la plus redoutable des comparaisons.


F. BBUNETIERE.