Robinson Crusoé (Borel)/107

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 425-432).

Cham-Chi-Thaungu.



ais que signifiaient cet ébahissement et ces réflexions ? C’était ainsi ; je le voyais devant mes yeux ; impossible à moi d’en douter. Tout mon étonnement tournant en rage, je galopai vers l’image ou monstre, comme il vous plaira, et avec mon épée je pourfendis le bonnet qu’il avait sur la tête, au beau milieu, tellement qu’il pendait par une des cornes. Un de nos hommes qui se trouvait avec moi saisit alors la peau de mouton qui couvrait l’idole et l’arrachait, quand tout-à-coup une horrible clameur parcourut le village, et deux ou trois cents drôles me tombèrent sur les bras, si bien que je me sauvai sans demander mon reste, et d’autant plus volontiers que quelques-uns avaient des arcs et des flèches ; mais je fis serment de leur rendre une nouvelle visite.

Notre caravane demeura trois nuits dans la ville, distante de ce lieu de quatre ou cinq milles environ, afin de se pourvoir de quelques montures dont elle avait besoin, plusieurs de nos chevaux ayant été surmenés et estropiés par le mauvais chemin et notre longue marche à travers le dernier désert ; ce qui nous donna le loisir de mettre mon dessein à exécution. — Je communiquai mon projet au marchand écossais de Moscou, dont le courage m’était bien connu. Je lui contai ce que j’avais vu et de quelle indignation j’avais été rempli en pensant que la nature humaine pût dégénérer jusque là. Je lui dis que si je pouvais trouver quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent me suivre, j’étais résolu à aller détruire cette immonde, cette abominable idole, pour faire voir à ses adorateurs que ce n’était qu’un objet indigne de leur culte et de leurs prières, incapable de se défendre lui-même, bien loin de pouvoir assister ceux qui lui offraient des sacrifices.

Il se prit à rire. — « Votre zèle peut être bon, me dit-il ; mais que vous proposez-vous par là ? » — « Ce que je me propose ! m’écriai-je, c’est de venger l’honneur de Dieu qui est insulté par cette adoration satanique. » — « Mais comment cela vengerait-il l’honneur de Dieu, reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à même de comprendre votre intention, à moins que vous ne leur parliez et ne la leur expliquiez, et, alors, ils vous battront, je vous l’assure, car ce sont d’enragés coquins, et surtout quand il s’agit de la défense de leur idolâtrie. » — « Ne pourrions-nous pas le faire de nuit, dis-je, et leur en laisser les raisons par écrit, dans leur propre langage ? » — « Par écrit ! répéta-t-il ; peste ! Mais dans cinq de leurs nations il n’y a pas un seul homme qui sache ce que c’est qu’une lettre, qui sache lire un mot dans aucune langue même dans la leur. » — « Misérable ignorance !… » m’écriai-je. « J’ai pourtant grande envie d’accomplir mon dessein ; peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirer des inductions, et à reconnaître combien ils sont stupides d’adorer ces hideuses machines. » — « Cela vous regarde, sir, reprit-il ; si votre zèle vous y pousse si impérieusement, faites-le ; mais auparavant qu’il vous plaise de considérer que ces peuples sauvages sont assujétis par la force à la domination du Czar de Moscovie ; que si vous faites le coup, il y a dix contre un à parier qu’ils viendront par milliers se plaindre au gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction, et que si on ne peut leur donner satisfaction, il y a dix contre un à parier qu’ils révolteront et que ce sera là l’occasion d’une nouvelle guerre avec touts les tartares de ce pays. »

Ceci, je l’avoue, me mit pour un moment de nouvelles pensées en tête ; mais j’en revenais toujours à ma première idée et toute cette journée l’exécution de mon projet me tourmenta[1]. Vers le soir le marchand écossais m’ayant rencontré par hasard dans notre promenade autour de la ville, me demanda à s’entretenir avec moi. — « Je crains, me dit-il, de vous avoir détourné de votre bon dessein : j’en ai été un peu préoccupé depuis, car j’abhorre les idoles et l’idolâtrie tout autant que vous pouvez le faire. » — « Franchement, lui répondis-je, vous m’avez quelque peu déconcerté quant à son exécution, mais vous ne l’avez point entièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que je l’accomplirai avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré en satisfaction. » — « Non, non, dit-il, à Dieu ne plaise qu’on vous livre à une pareille engeance de montres ! On ne le fera pas ; ce serait vous assassiner. » — « Oui-dà, fis-je, eh ! comment me traiteraient-ils donc ? » — « Comment ils vous traiteraient ! s’écria-t-il ; écoutez, que je vous conte comment ils ont accommodé un pauvre Russien qui, les ayant insultés dans leur culte, juste comme vous avez fait, tomba entre leurs mains. Après l’avoir estropié avec un dard pour qu’il ne pût s’enfuir, ils le prirent, le mirent tout nu, le posèrent sur le haut de leur idole-monstre, se rangèrent tout autour et lui tirèrent autant de flèches qu’il s’en put ficher dans son corps ; puis ils le brûlèrent lui et toutes les flèches dont il était hérissé, comme pour l’offrir en sacrifice à leur idole. » — « Était-ce la même idole ? » fis-je. — « Oui, dit-il, justement la même. » — « Eh ! bien, » repris-je, « à mon tour, que je vous conte une histoire. » — Là-dessus je lui rapportai l’aventure de nos Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis à sac un village et tué hommes, femmes et enfants pour venger le meurtre de nos compagnons, ainsi que cela a été relaté précédemment ; puis, quand j’eus finis, j’ajoutai que je pensais que nous devions faire de même à ce village.

Il écouta très-attentivement toute l’histoire, mais quand je parlai de faire de même à ce village, il me dit : — « Vous vous trompez fort, ce n’est pas ce village, c’est au moins à cent milles plus loin ; mais c’était bien la même idole, car on la charrie en procession dans tout le pays. » — « Eh ! bien, alors, » dis-je, « que l’idole soit punie ! et elle le sera, que je vive jusqu’à cette nuit ! »

Bref, me voyant résolu, l’aventure le séduisit, et il me dit que je n’irais pas seul, qu’il irait avec moi et qu’il m’amènerait pour nous accompagner un de ses compatriotes, un drille, disait-il, aussi fameux que qui que ce soit pour son zèle contre toutes pratiques diaboliques. Bref, il m’amena ce camarade, cet Écossais qu’il appelait capitaine Richardson. Je lui fis au long le récit de ce que j’avais vu et de ce que je projetais, et sur-le-champ il me dit qu’il voulait me suivre, dût-il lui en coûter la vie. Nous convînmes de partir seulement nous trois. J’en avais bien fait la proposition à mon partner, mais il s’en était excusé. Il m’avait dit que pour ma défense il était prêt à m’assister de toutes ses forces et en toute occasion ; mais que c’était une entreprise tout-à-fait en dehors de sa voie : ainsi, dis-je, nous résolûmes de nous mettre en campagne seulement nous trois et mon serviteur, et d’exécuter le coup cette nuit même sur le minuit, avec tout le secret imaginable.

Cependant, toute réflexion faite, nous jugeâmes bon de renvoyer la partie à la nuit suivante, parce que la caravane devant se mettre en route dans la matinée du surlendemain, nous pensâmes que le gouverneur ne pourrait prétendre donner satisfaction à ces barbares à nos dépens quand nous serions hors de son pouvoir. Le marchand écossais, aussi ferme dans ses résolutions que hardi dans l’exécution, m’apporta une robe de Tartare ou gonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et des flèches, et s’en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin que si nous venions à être apperçus on ne pût savoir qui nous étions.

Nous passâmes toute la première nuit à mixtionner quelques matières combustibles avec de l’aqua-vitæ, de la poudre à canon et autres drogues que nous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une bonne quantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après le soleil couché nous partîmes pour notre expédition.

Quand nous arrivâmes, il était à peu près onze heures du soir : nous ne remarquâmes pas que le peuple eût le moindre soupçon du danger qui menaçait son idole. La nuit était sombre, le ciel était couvert de nuages ; cependant la lune donnait assez de lumière pour laisser voir que l’idole était juste dans les mêmes posture et place qu’auparavant. Les habitants semblaient tout entiers à leur repos ; seulement dans la grande hutte ou tente, comme nous l’appelions, où nous avions vu les trois prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nous apperçûmes une lueur, et en nous glissant près de la porte, nous entendîmes parler, comme s’il y avait cinq ou six personnes. Il nous parut donc de toute évidence que si nous mettions le feu à l’idole, ces gens sortiraient immédiatement et s’élanceraient sur nous pour la sauver de la destruction que nous préméditions ; mais comment faire ? nous étions fort embarrassés. Il nous passa bien par l’esprit de l’emporter et de la brûler plus loin ; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous la trouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans la même perplexité. Le second Écossais était d’avis de mettre le feu à la hutte et d’assommer les drôles qui s’y trouvaient à mesure qu’ils montreraient le nez ; mais je m’y opposai, je n’entendais point qu’on tuât personne, s’il était possible de l’éviter. — « Eh bien, alors, dit le marchand écossais, voilà ce qu’il nous faut faire : tâchons de nous emparer d’eux, lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la destruction de leur idole. »

Comme il se trouvait que nous n’avions pas mal de cordes et de ficelles qui nous avaient servi à lier nos pièces d’artifice, nous nous déterminâmes à attaquer d’abord les gens de la cabane, et avec aussi peu de bruit que possible. Nous commençâmes par heurter à la porte, et quand un des prêtres se présenta, nous nous en saisîmes brusquement, nous lui bouchâmes la bouche, nous lui liâmes les mains sur le dos et le conduisîmes vers l’idole, où nous le baillonnâmes pour qu’il ne pût jeter des cris : nous lui attachâmes aussi les pieds et le laissâmes par terre.

Deux d’entre nous guettèrent alors à la porte, comptant que quelque autre sortirait pour voir de quoi il était question. Nous attendîmes jusqu’à ce que notre troisième compagnon nous eût rejoint ; mais personne ne se montrant, nous heurtâmes de nouveau tout doucement. Aussitôt sortirent deux autres individus que nous accommodâmes juste de la même manière ; mais nous fûmes obligés de nous mettre touts après eux pour les coucher par terre près de l’idole, à quelque distance l’un de l’autre, Quand nous revînmes nous en vîmes deux autres à l’entrée de la hutte et un troisième se tenant derrière en dedans de la porte. Nous empoignâmes les deux premiers et les liâmes sur-le-champ. Le troisième se prit alors à crier en se reculant ; mais mon Écossais le suivit, et prenant une composition que nous avions faite, une mixtion propre à répandre seulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le feu et la jeta au beau milieu de la hutte. Dans l’entrefaite l’autre Écossais et mon serviteur s’occupant des deux hommes déjà liés, les attachèrent ensemble par le bras, les menèrent auprès de l’idole ; puis, pour qu’ils vissent si elle les secourerait, ils les laissèrent là, ayant grande hâte de venir vers nous.

Quand l’artifice que nous avions jeté eut tellement rempli la hutte de fumée qu’on y était presque suffoqué, nous y lançâmes un sachet de cuir d’une autre espèce qui flambait comme une chandelle ; nous le suivîmes, et nous n’apperçûmes que quatre personnes, deux hommes et deux femmes à ce que nous crûmes, venus sans doute pour quelque sacrifice diabolique. Ils nous parurent dans une frayeur mortelle, ou du moins tremblants, stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de proférer une parole.


  1. Nous avions promis de ne plus faire de notes ; cependant, il ne nous est guère possible de ne pas dire qu’ici, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de madame Tastu, on a passé sous silence cinq pages et demie du texte original, à partir de Vers le soir… jusqu’à Le matin… : c’est vraiment commode. P. B.