Robinson Crusoé (Borel)/108

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 433-440).

Destruction de Cham-Chi-Thaungu.



n un mot, nous les prîmes, nous les garrottâmes comme les autres, et le tout sans aucun bruit. J’aurais dû dire que nous les emmenâmes hors de la hutte d’abord, car tout comme à eux la fumée nous fut insupportable. Ceci fait nous les conduisîmes touts ensemble vers l’idole, et arrivés là nous nous mîmes à la travailler : d’abord nous la barbouillâmes du haut en bas, ainsi que son accoutrement, avec du goudron, et certaine autre matière que nous avions, composée de suif et de soufre ; nous lui bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et la gueule de poudre à canon ; puis nous entortillâmes dans son bonnet une grande pièce d’artifice, et quand nous l’eûmes couverte de touts les combustibles que nous avions apportés nous regardâmes autour de nous pour voir si nous pourrions trouver quelque chose pour son embrasement. Tout-à-coup mon serviteur se souvint que près de la hutte il y avait un tas de fourrage sec, de la paille ou du foin, je ne me rappelle pas : il y courut avec un des Écossais et ils en apportèrent plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé cette besogne nous prîmes touts nos prisonniers, nous les rapprochâmes, ayant les pieds déliés et la bouche débaillonnée nous les fîmes tenir debout et les plantâmes juste devant leur monstrueuse idole, puis nous y mîmes feu de tout côté.

Nous demeurâmes là un quart d’heure ou environ avant que la poudre des yeux, de la bouche et des oreilles de l’idole sautât ; cette explosion, comme il nous fut facile de le voir, la fendit et la défigura toute ; en un mot, nous demeurâmes là jusqu’à ce que nous la vîmes s’embraser et ne former plus qu’une souche, qu’un bloc de bois. Après l’avoir entourée de fourrage sec, ne doutant pas qu’elle ne fût bientôt entièrement consumée, nous nous disposions à nous retirer, mais l’Écossais nous dit : — « Ne partons pas, car ces pauvres misérables dupes seraient capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtir avec leur idole. » — Nous consentîmes donc à rester jusqu’à ce que le fourrage fût brûlé, puis, nous fîmes volte-face, et les quittâmes.

Le matin nous parûmes parmi nos compagnons de voyage excessivement occupés à nos préparatifs de départ : personne ne se serait imaginé que nous étions allés ailleurs que dans nos lits, comme raisonnablement tout voyageur doit faire, pour se préparer aux fatigues d’une journée de marche.

Mais ce n’était pas fini, le lendemain une grande multitude de gens du pays, non-seulement de ce village mais de cent autres, se présenta aux portes de la ville, et d’une façon fort insolente, demanda satisfaction au gouverneur de l’outrage fait à leurs prêtres et à leur grand Cham-Chi-Thaungu ; c’était là le nom féroce qu’il donnait à la monstrueuse créature qu’ils adoraient. Les habitants de Nertzinskoy furent d’abord dans une grande consternation : ils disaient que les Tartares étaient trente mille pour le moins, et qu’avant peu de jours ils seraient cent mille et au-delà.

Le gouverneur russien leur envoya des messagers pour les appaiser et leur donner toutes les bonnes paroles imaginables. Il les assura qu’il ne savait rien de l’affaire ; que pas un homme de la garnison n’ayant mis le pied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux ; mais que s’ils voulaient le lui faire connaître il serait exemplairement puni. Ils répondirent hautainement que toute la contrée révérait le grand Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil, et que nul mortel n’eût osé outrager son image, hors quelque chrétien mécréant (ce fut là leur expression, je crois), et qu’ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui et à touts les Russiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, des chrétiens.

Le gouverneur, toujours patient, ne voulant point de rupture, ni qu’on pût en rien l’accuser d’avoir provoqué la guerre, le Czar lui ayant étroitement enjoint de traiter le pays conquis avec bénignité et courtoisie, leur donna encore toutes les bonnes paroles possibles ; à la fin il leur dit qu’une caravane était partie pour la Russie le matin même, que quelqu’un peut-être des voyageurs leur avait fait cette injure, et que, s’ils voulaient en avoir l’assurance, il enverrait après eux pour en informer. Ceci parut les appaiser un peu, et le gouverneur nous dépêcha donc un courrier pour nous exposer l’état des choses, en nous intimant que si quelques hommes de notre caravane avaient fait le coup, ils feraient bien de se sauver, et, coupables ou non, que nous ferions bien de nous avancer en toute hâte, tandis qu’il les amuserait aussi long-temps qu’il pourrait.

C’était très-obligeant de la part du gouverneur. Toutefois lorsque la caravane fut instruite de ce message, personne n’y comprit rien, et quant à nous qui étions les coupables, nous fûmes les moins soupçonnés de touts : on ne nous fit pas seulement une question. Néanmoins le capitaine qui pour le moment commandait la caravane, profita de l’avis que le gouverneur nous donnait, et nous marchâmes ou voyageâmes deux jours et deux nuits, presque sans nous arrêter. Enfin nous nous reposâmes à un village nommé Plothus, nous n’y fîmes pas non plus une longue station, voulant gagner au plus tôt Jarawena, autre colonie du Czar de Moscovie où nous espérions être en sûreté. Une chose à remarquer, c’est qu’après deux ou trois jours de marche, au-delà de cette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste désert sans nom dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si alors nous nous y fussions trouvés, il est plus que probable que nous aurions été touts détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de Plothus, que des nuages de poussière qui s’élevaient derrière nous à une grande distance firent soupçonner à quelques-uns des nôtres que nous étions poursuivis. Nous étions entrés dans le désert, et nous avions longé un grand lac, appelé Shanks-Oser, quand nous apperçûmes un corps nombreux de cavaliers de l’autre côté du lac vers le Nord. Nous remarquâmes qu’ils se dirigeaient ainsi que nous vers l’Ouest, mais fort heureusement ils avaient supposé que nous avions pris la rive Nord, tandis que nous avions pris la rive Sud. Deux jours après nous ne les vîmes plus, car pensant que nous étions toujours devant eux ils poussèrent jusqu’à la rivière Udda : plus loin, vers le Nord, c’est un courant considérable, mais à l’endroit où nous la passâmes, elle est étroite et guéable.

Le troisième jour, soit qu’ils se fussent apperçu de leur méprise, soit qu’ils eussent eu de nos nouvelles, ils revinrent sur nous ventre à terre, à la brune. Nous venions justement de choisir, à notre grande satisfaction, une place très-convenable pour camper pendant la nuit, car, bien que nous ne fussions qu’à l’entrée d’un désert dont la longueur était de plus de cinq cents milles, nous n’avions point de villes où nous retirer, et par le fait nous n’en avions d’autre à attendre que Jarawena, qui se trouvait encore à deux journées de marche. Ce désert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté, et de petites rivières qui couraient toutes se jeter dans la grande rivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très-épais nous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaque nocturne.

Personne, excepté nous, ne savait, pourquoi nous étions poursuivis ; mais comme les Tartares-Mongols ont pour habitude de rôder en troupes dans le désert, les caravanes ont coutume de se fortifier ainsi contre eux chaque nuit, comme contre des armées de voleurs ; cette poursuite n’était donc pas chose nouvelle.

Or nous avions cette nuit le camp le plus avantageux que nous eussions jamais eu : nous étions postés entre deux bois, un petit ruisseau coulait juste devant notre front, de sorte que nous ne pouvions être enveloppés, et qu’on ne pouvait nous attaquer que par devant ou par derrière. Encore mîmes-nous touts nos soins à rendre notre front aussi fort que possible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux, touts en ligne au bord du ruisseau : sur notre arrière nous abattîmes quelques arbres.

Dans cet ordre nous nous établissions pour la nuit, mais les Tartares furent sur nos bras avant que nous eussions achevé notre campement. Ils ne se jetèrent pas sur nous comme des brigands, ainsi que nous nous y attendions, mais ils nous envoyèrent trois messagers pour demander qu’on leur livrât les hommes qui avaient bafoué leurs prêtres et brûlé leur Dieu Cham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce ils disaient qu’ils se retireraient, et ne nous feraient point de mal : autrement qu’ils nous feraient touts périr dans les flammes. Nos gens parurent fort troublés à ce message, et se mirent à se regarder l’un l’autre entre les deux yeux pour voir si quelqu’un avait le péché écrit sur la face. Mais, Personne ! c’était le mot, personne n’avait fait cela. Le commandant de la caravane leur fit répondre qu’il était bien sûr que pas un des nôtres n’était coupable de cet outrage ; que nous étions de paisibles marchands voyageant pour nos affaires ; que nous n’avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût ; qu’ils devaient chercher plus loin ces ennemis, qui les avaient injuriés, car nous n’étions pas ces gens-là ; et qu’il les priait de ne pas nous troubler, sinon que nous saurions nous défendre.

Cette réponse fut loin de les satisfaire, et le matin, à la pointe du jour, une foule immense s’avança vers notre camp ; mais en nous voyant dans une si avantageuse position, ils n’osèrent pas pousser plus avant que le ruisseau qui barrait notre front, où ils s’arrêtèrent, et déployèrent de telles forces, que nous en fûmes atterrés au plus haut point ; ceux d’entre nous qui en parlaient le plus modestement, disaient qu’ils étaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous regardèrent un moment ; puis, poussant un affreux hourra, ils nous décochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien à couvert, nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas que parmi nous un seul homme fût blessé.

Quelque temps après, nous les vîmes faire un petit mouvement à notre droite, et nous les attendions sur notre arrière, quand un rusé compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gages des Moscovites, appela le commandant de la caravane et lui dit : — « Je vais envoyer toute cette engeance à Sibeilka. » — C’était une ville à quatre ou cinq journées de marche au moins, vers le Sud, ou plutôt derrière nous. Il prend donc son arc et ses flèches, saute à cheval, s’éloigne de notre arrière au galop, comme s’il retournait à Nertzinskoy, puis faisant un grand circuit, il rejoint l’armée des Tartares comme s’il était un exprès envoyé pour leur faire savoir tout particulièrement que les gens qui avaient brûlé leur Cham-Chi-Thaungu étaient partis pour Sibeilka avec une caravane de mécréants, c’est-à-dire de Chrétiens, résolus qu’ils étaient de brûler le Dieu Scal-Isarg, appartenant aux Tongouses.

Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu’il parlait parfaitement leur langage, il feignit si bien, qu’ils gobèrent tout cela et se mirent en route en toute hâte pour Sibeilka, qui était, ce me semble, à cinq journées de marche vers le Sud. En moins de trois heures ils furent entièrement hors de notre vue, nous n’en entendîmes plus parler, et nous n’avons jamais su s’ils allèrent ou non jusqu’à ce lieu nommé Sibeilka.

Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville de Jarawena, où il y avait une garnison de Moscovites, et nous y demeurâmes cinq jours, la caravane se trouvant extrêmement fatiguée de sa dernière marche et de son manque de repos durant la nuit.

Au sortir de cette ville nous eûmes à passer un affreux désert qui nous tint vingt-trois jours. Nous nous étions munis de quelques tentes pour notre plus grande commodité pendant la nuit, et le commandant de la caravane s’était procuré seize chariots ou fourgons du pays pour porter notre eau et nos provisions. Ces chariots, rangés chaque nuit tout autour de notre camp, nous servaient de retranchement ; de sorte que, si les Tartare se fussent montrés, à moins d’être en très-grand nombre, ils n’auraient pu nous toucher.