Robinson Crusoé (Borel)/43

La bibliothèque libre.
Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 1p. 337-344).

Hommes Barbus au Pays de Vendredi.



e lui fis une description des contrées de l’Europe, et particulièrement de l’Angleterre, ma patrie. Je lui contai comment nous vivions, comment nous adorions Dieu, comment nous nous conduisions les uns envers les autres, et comment, dans des vaisseaux, nous trafiquions avec toutes les parties du monde. Je lui donnai une idée du bâtiment naufragé à bord duquel j’étais allé, et lui montrai d’aussi près que je pus la place où il avait échoué ; mais depuis long-temps il avait été mis en pièces et avait entièrement disparu.

Je lui montrai aussi les débris de notre chaloupe, que nous perdîmes quand nous nous sauvâmes de notre bord, et qu’avec touts mes efforts, je n’avais jamais pu remuer ; mais elle était alors presque entièrement délabrée. En appercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort long-temps pensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à quoi il songeait ; enfin il me dit : « Moi voir pareil bateau ainsi venir au lieu à ma nation. »

Je fus long-temps sans deviner ce que cela signifiait ; mais à la fin, en y réfléchissant bien, je compris qu’une chaloupe pareille avait dérivé sur le rivage qu’il habitait, c’est-à-dire, comme il me l’expliqua, y avait été entraînée par une tempête. Aussitôt j’imaginai que quelque vaisseau européen devait avoir fait naufrage sur cette côte, et que sa chaloupe, s’étant sans doute détachée, avait été jetée à terre ; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seule fois à des hommes s’échappant d’un naufrage, et ne m’informai pas d’où ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, ce fut la description de ce bateau.

Vendredi me le décrivit assez bien, mais il me mit beaucoup mieux à même de le comprendre lorsqu’il ajouta avec chaleur : — « Nous sauver hommes blancs de noyer. » — Il y avait donc, lui dis-je, des hommes blancs dans le bateau ? » — « Oui, répondit-il, le bateau plein d’hommes blancs. » — Je le questionnai sur leur nombre ; il compta sur ses doigts jusqu’à dix-sept. — « Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus ? » — « Ils vivent, ils demeurent chez ma nation. »

Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées : j’imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme je l’appelais alors ; que ces gens, après que le bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s’étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbare parmi les Sauvages.

Sur ce, je m’enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient devenus. Il m’assura qu’ils vivaient encore, qu’il y avait quatre ans qu’ils étaient là, que les Sauvages les laissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait qu’ils n’eussent point été tués et mangés : — « Non, me dit-il, eux faire frère avec eux » — C’est-à-dire, comme je le compris, qu’ils avaient fraternisé. Puis il ajouta : — « Eux manger non hommes que quand la guerre fait battre, » — c’est-à-dire qu’ils ne mangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n’ait été fait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez long-temps après ceci, que, se trouvant sur le sommet de la colline, à l’Est de l’île, d’où, comme je l’ai narré, j’avais dans un jour serein découvert le continent de l’Amérique, il arriva, dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d’ébahissement, qu’il se prit à sauter, et à danser, et à m’appeler, car j’étais à quelque distance. Je lui en demandai le sujet : — « Ô joie ! ô joyeux ! s’écriait-il, là voir mon pays, là ma nation !

Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa face ; ses yeux étincelaient, sa contenance trahissait une étrange passion, comme s’il eût eu un désir véhément de retourner dans sa patrie. Cet air, cette expression éveilla en moi une multitude de pensées qui me laissèrent moins tranquille que je l’étais auparavant sur le compte de mon nouveau serviteur Vendredi ; et je ne mis pas en doute que si jamais il pouvait retourner chez sa propre nation, non-seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les obligations qu’il m’avait, et qu’il ne fût assez perfide pour donner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut-être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel il assisterait aussi joyeux qu’il avait eu pour habitude de l’être aux festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre.

Mais je faisais une violente injustice à cette pauvre et honnête créature, ce dont je fus très-chagrin par la suite. Cependant, comme ma défiance s’accrut et me posséda pendant quelques semaines, je devins plus circonspect, moins familier et moins affable avec lui ; en quoi aussi j’eus assurément tort : l’honnête et agréable garçon n’avait pas une seule pensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à la fois comme un Chrétien religieux et comme un ami reconnaissant, ainsi que plus tard je m’en convainquis, à ma grande satisfaction.

Tant que durèrent mes soupçons on peut bien être sûr que chaque jour je le sondai pour voir si je ne découvrirais pas quelques-unes des nouvelles idées que je lui supposais ; mais je trouvai dans tout ce qu’il disait tant de candeur et d’honnêteté que je ne pus nourrir long-temps ma défiance ; et que, mettant de côté toute inquiétude, je m’abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s’était seulement pas apperçu de mon trouble ; c’est pourquoi je ne saurais le soupçonner de fourberie.

Un jour que je me promenais sur la même colline et que le temps était brumeux en mer, de sorte qu’on ne pouvait appercevoir le continent, j’appelai Vendredi et lui dis : — « Ne désirerais-tu pas retourner dans ton pays, chez ta propre nation ? » — « Oui, dit-il, moi être beaucoup Ô joyeux d’être dans ma propre nation. » — « Qu’y ferais-tu ? repris-je : voudrais-tu redevenir barbare, manger de la chair humaine et retomber dans l’état sauvage où tu étais auparavant ? » — Il prit un air chagrin, et, secouant la tête, il répondit : — « Non, non, Vendredi leur conter vivre bon, leur conter prier Dieu, leur conter manger pain de blé, chair de troupeau, lait ; non plus manger hommes. » — « Alors ils te tueront. » — À ce mot il devint sérieux, et répliqua : — « Non, eux pas tuer moi, eux volontiers aimer apprendre. » — Il entendait par là qu’ils étaient très-portés à s’instruire. Puis il ajouta qu’ils avaient appris beaucoup de choses des hommes barbus qui étaient venus dans le bateau. Je lui demandai alors s’il voudrait s’en retourner ; il sourit à cette question, et me dit qu’il ne pourrait pas nager si loin. Je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu’il irait si j’allais avec lui : — « Moi partir avec toi ! m’écriai-je ; mais ils me mangeront si j’y vais. » — « Non, non, moi faire eux non manger vous, moi faire eux beaucoup aimer vous. » — Il entendait par là qu’il leur raconterait comment j’avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, et qu’il me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de son mieux combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommes blancs ou barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leur rivage dans la détresse.

Dès ce moment, je l’avoue, je conçus l’envie de m’aventurer en mer, pour tenter s’il m’était possible de joindre ces hommes barbus, qui devaient être, selon moi, des Espagnols ou des Portugais, ne doutant pas, si je réussissais, qu’étant sur le continent et en nombreuse compagnie, je ne pusse trouver quelque moyen de m’échapper de là plutôt que d’une île éloignée de quarante milles de la côte, et où j’étais seul et sans secours. Quelques jours après je sondai de nouveau Vendredi, par manière de conversation, et je lui dis que je voulais lui donner un bateau pour retourner chez sa nation. Je le menai par conséquent vers ma petite frégate, amarrée de l’autre côté de l’île ; puis, l’ayant vidée, — car je la tenais toujours enfoncée sous l’eau, — je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmes touts les deux.

Je vis que c’était un compagnon fort adroit à la manœuvre : il la faisait courir aussi rapidement et plus habilement que je ne l’eusse pu faire. Tandis que nous voguions, je lui dis : — « Eh bien ! maintenant, Vendredi, irons-nous chez ta nation ? » — À ces mots il resta tout stupéfait, sans doute parce que cette embarcation lui paraissait trop petite pour aller si loin. Je lui dis alors que j’en avais une plus grande. Le lendemain donc je le conduisis au lieu où gisait la première pirogue que j’avais faite, mais que je n’avais pu mettre à la mer. Il la trouva suffisamment grande ; mais, comme je n’en avais pris aucun soin, qu’elle était couchée là depuis vingt-deux ou vingt-trois ans, et que le soleil l’avait fendue et séchée, elle était pourrie en quelque sorte. Vendredi m’affirma qu’un bateau semblable ferait l’affaire, et transporterait— beaucoup assez viv’es, boire, pain : — c’était là sa manière de parler.

En somme, je fus alors si affermi dans ma résolution de gagner avec lui le continent, que je lui dis qu’il fallait nous mettre à en faire une de cette grandeur-là pour qu’il pût s’en retourner chez lui. Il ne répliqua pas un mot, mais il devint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Il me répondit ainsi : — « Pourquoi vous colère avec Vendredi ? Quoi moi fait ? » — Je le priai de s’expliquer et lui protestai que je n’étais point du tout en colère. — « Pas colère ! pas colère ! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois ; pourquoi envoyer Vendredi loin chez ma nation ? » — « Pourquoi !… Mais ne m’as-tu pas dit que tu souhaitais y retourner ? » — « Oui, oui, s’écria-t-il, souhaiter être touts deux là : Vendredi là et pas maître là. » — En un mot il ne pouvait se faire à l’idée de partir sans moi. — « Moi aller avec toi, Vendredi ! m’écriai-je ; mais que ferais-je là ? » — Il me répliqua très-vivement là-dessus : — « Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre Sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés ; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie. » — « Hélas ! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis moi-même qu’un ignorant. » — « Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseigner eux bien. » — « Non, non, Vendredi, te dis-je, tu partiras sans moi ; laisse-moi vivre ici tout seul comme autrefois. » — À ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à une des hachettes qu’il avait coutume de porter, il s’en saisit à la hâte et me la donna. — « Que faut-il que j’en fasse, lui dis-je ? » — « Vous prendre, vous tuer Vendredi. » — « Moi te tuer ! Et pourquoi ? » — « Pourquoi, répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin ?… Prendre, tuer Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin. » — Il prononça ces paroles avec tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis, que je ne l’éloignerais jamais tant qu’il voudrait rester avec moi.

Somme toute, de même que par touts ses discours je découvris en lui une affection si solide pour moi, que rien ne pourrait l’en séparer, de même je découvris que tout son désir de retourner dans sa patrie avait sa source dans sa vive affection pour ses compatriotes, et dans son espérance que je les rendrais bons, chose que, vu mon peu de science, je n’avais pas le moindre désir, la moindre intention ou envie d’entreprendre. Mais je me sentais toujours fortement entraîné à faire une tentative de délivrance, comme précédemment, fondée sur la supposition déduite du premier entretien, c’est-à-dire qu’il y avait là dix-sept hommes barbus ; et c’est pourquoi, sans plus de délai, je me mis en campagne avec Vendredi pour chercher un gros arbre propre à être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pour l’exécution de mon projet. Il y avait dans l’île assez d’arbres pour construire une flottille, non-seulement de pirogues ou de canots, mais même de bons gros vaisseaux. La principale condition à laquelle je tenais, c’était qu’il fût dans le voisinage de la mer, afin que nous pussions lancer notre embarcation quand elle serait faite, et éviter la bévue que j’avais commise la première fois.