Robinson Crusoé (Borel)/87

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 265-272).

La Bible.



l me revint alors à l’esprit que j’avais insinué à mon ami l’ecclésiastique que l’œuvre de la conversion de nos Sauvages pourrait peut-être s’accomplir en son absence et à sa satisfaction ; et je lui dis que je la croyais à cette heure en beau chemin ; car ces Indiens étant ainsi répartis parmi les Chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait faire son devoir auprès de ceux qui se trouvaient sous sa main, j’espérais que cela pourrait avoir un fort bon résultat.

Il en tomba d’accord d’emblée : « — Si toutefois, dit-il, ils voulaient faire leur devoir ; mais comment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela d’eux ? » — Je lui répondis que nous les manderions touts ensemble, et leur en imposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacun en particulier, ce qu’il jugea préférable. Nous nous partageâmes donc la tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaient touts papistes, et moi aux Anglais qui étaient touts protestants ; et nous leur recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de ne jamais établir aucune distinction de Catholiques ou de Réformés, en exhortant les Sauvages à se faire Chrétiens, mais de leur donner une connaissance générale du vrai Dieu et de Jésus-Christ, leur Sauveur. Ils nous promirent pareillement qu’ils n’auraient jamais les uns avec les autres aucun différent, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j’arrivai à la maison de Will Atkins, — si je puis l’appeler ainsi, car jamais pareil édifice, pareil morceau de clayonnage, je crois, n’eut son semblable dans le monde, — quand j’arrivai là, dis-je, j’y trouvai la jeune femme dont précédemment j’ai parlé et l’épouse de William Atkins liées intimement. Cette jeune femme sage et religieuse avait perfectionné l’œuvre que Will Atkins avait commencée ; et, quoique ce ne fût pas plus de quatre jours après ce dont je viens de donner la relation, cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne telle que m’en ont rarement offert mes observations et le commerce du monde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, il me vint à l’idée que parmi les choses nécessaires que j’avais à laisser à mes Anglais, j’avais oublié de placer une Bible, et qu’en cela je me montrais moins attentionné à leur égard que ne l’avait été envers moi ma bonne amie la veuve, lorsqu’en m’envoyant de Lisbonne la cargaison de cent livres sterling, elle y avait glissé trois Bibles et un livre de prières. Toutefois la charité de cette brave femme eut une plus grande extension qu’elle ne l’avait imaginé ; car il était réservé à ses présents de servir à la consolation et à l’instruction de gens qui en firent un bien meilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, et lorsque j’arrivai à la rotonde ou maison de William Atkins, et que j’eus appris que la jeune épousée et la femme baptisée d’Atkins avaient conversé ensemble sur la religion, — car Will me l’annonça avec beaucoup de joie, — je demandai si elles étaient réunies en ce moment, et il me répondit que oui. J’entrai donc dans la maison, il m’y suivit, et nous les trouvâmes toutes deux en grande conversation. — « Oh ! sir, me dit William Atkins, quand Dieu a des pécheurs à réconcilier à lui, et des étrangers à introduire dans son royaume, il ne manque pas de messagers. Ma femme s’est acquis un nouveau guide ; moi je me reconnais aussi indigne qu’incapable de cette œuvre ; cette jeune personne nous a été envoyée du Ciel : il suffirait d’elle pour convertir toute une île de Sauvages. » — La jeune épousée rougit et se leva pour se retirer, mais je l’invitai à se rasseoir. — « Vous avez une bonne œuvre entre les mains, lui dis-je, j’espère que Dieu vous bénira dans cette œuvre. »

Nous causâmes un peu ; et, ne m’appercevant pas qu’ils eussent aucun livre chez eux, sans toutefois m’en être enquis, je mis la main dans ma poche et j’en tirai ma Bible. — « Voici, dis-je à Atkins, que je vous apporte un secours que peut-être vous n’aviez pas jusqu’à cette heure. » — Le pauvre homme fut si confondu, que de quelque temps il ne put proférer une parole. Mais, revenant à lui, il prit le livre à deux mains, et se tournant vers sa femme : — « Tenez, ma chère, s’écria-t-il, ne vous avais-je pas dit que notre Dieu, bien qu’il habite là-haut, peut entendre ce que nous disons ! Voici ce livre que j’ai demandé par mes prières quand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson. Dieu nous a entendu et nous l’envoie. » — En achevant ces mots il tomba dans de si vifs transports, qu’au milieu de la joie de posséder ce livre et des actions de grâce qu’il en rendait à Dieu, les larmes ruisselaient sur sa face comme à un enfant qui pleure.

La femme fut émerveillée et pensa tomber dans une méprise que personne de nous n’avait prévue ; elle crut fermement que Dieu lui avait envoyé le livre sur la demande de son mari. Il est vrai qu’il en était ainsi providentiellement, et qu’on pouvait le prendre ainsi dans un sens raisonnable ; mais je crois qu’il n’eût pas été difficile en ce moment de persuader à cette pauvre femme qu’un messager exprès était venu du Ciel uniquement dans le dessein de lui apporter ce livre. C’était matière trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie ; aussi me tournai-je vers la jeune épousée et lui dis-je que nous ne devions point en imposer à la nouvelle convertie, dans sa primitive et ignorante intelligence des choses, et je la priai de lui expliquer qu’on peut dire fort justement que Dieu répond à nos suppliques, quand, par le cours de sa providence, pareilles choses d’une façon toute particulière adviennent comme nous l’avions demandé ; mais que nous ne devons pas nous attendre à recevoir des réponses du Ciel par une voie miraculeuse et toute spéciale, et que c’est un bien pour nous qu’il n’en soit pas ainsi.

La jeune épousée s’acquitta heureusement de ce soin, de sorte qu’il n’y eut, je vous assure, nulle fraude pieuse là-dedans. Ne point détromper cette femme eût été à mes yeux la plus injustifiable imposture du monde. Toutefois le saisissement de joie de Will Atkins passait vraiment toute expression, et là pourtant, on peut en être certain, il n’y avait rien d’illusoire. À coup sûr, pour aucune chose semblable, jamais homme ne manifesta plus de reconnaissance qu’il n’en montra pour le don de cette Bible ; et jamais homme, je crois, ne fut ravi de posséder une Bible par de plus dignes motifs. Quoiqu’il eût été la créature la plus scélérate, la plus dangereuse, la plus opiniâtre, la plus outrageuse, la plus furibonde et la plus perverse, cet homme peut nous servir d’exemple à touts pour la bonne éducation des enfants, à savoir que les parents ne doivent jamais négliger d’enseigner et d’instruire et ne jamais désespérer du succès de leurs efforts, les enfants fussent-ils à ce point opiniâtres et rebelles, ou en apparence insensibles à l’instruction ; car si jamais Dieu dans sa providence vient à toucher leur conscience, la force de leur éducation reprend son action sur eux, et les premiers enseignements des parents ne sont pas perdus, quoiqu’ils aient pu rester enfouis bien des années : un jour ou l’autre ils peuvent en recueillir bénéfice.

C’est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelque ignorant ou quelque dépourvu qu’il fût de religion et de connaissance chrétienne, s’étant trouvé avoir à faire alors à plus ignorant que lui, la moindre parcelle des instructions de son bon père, qui avait pu lui revenir à l’esprit lui avait été d’un grand secours.

Entre autres choses il s’était rappelé, disait-il, combien son père avait coutume d’insister sur l’inexprimable valeur de la Bible, dont la possession est un privilége et un trésor pour l’homme, les familles et les nations. Toutefois il n’avait jamais conçu la moindre idée du prix de ce livre jusqu’au moment où, ayant à instruire des payens, des Sauvages, des barbares, il avait eu faute de l’assistance de l’Oracle Écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de cela pour la conjoncture présente, bien qu’elle eût déjà, ainsi que le jeune homme, une Bible à bord de notre navire, parmi les effets qui n’étaient pas encore débarqués. Maintenant, après avoir tant parlé de cette jeune femme, je ne puis omettre à propos d’elle et de moi un épisode encore qui renferme en soi quelque chose de très-instructif et de très-remarquable.

J’ai raconté à quelle extrémité la pauvre jeune suivante avait été réduite ; comment sa maîtresse, exténuée par l’inanition, était morte à bord de ce malheureux navire que nous avions rencontré en mer, et comment l’équipage entier étant tombé dans la plus atroce misère, la gentlewoman, son fils et sa servante avaient été d’abord durement traités quant aux provisions, et finalement totalement négligés et affamés, c’est-à-dire livrés aux plus affreuses angoisses de la faim.

Un jour, m’entretenant avec elle des extrémités qu’ils avaient souffertes, je lui demandai si elle pourrait décrire, d’après ce qu’elle avait ressenti, ce que c’est que mourir de faim, et quels en sont les symptômes. Elle me répondit qu’elle croyait le pouvoir, et elle me narra fort exactement son histoire en ces termes :

— « D’abord, sir, dit-elle, durant quelques jours nous fîmes très-maigre chère et souffrîmes beaucoup la faim, puis enfin nous restâmes sans aucune espèce d’aliments, excepté du sucre, un peu de vin et un peu d’eau. Le premier jour où nous ne reçûmes point du tout de nourriture, je me sentis, vers le soir, d’abord du vide et du malaise à l’estomac, et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de bâiller et de dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine pour reposer, et je reposai environ trois heures, puis je m’éveillai quelque peu rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant. Après être demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait être alors cinq heures du matin, je sentis de nouveau du vide et du malaise à l’estomac, et je me recouchai ; mais harassée et souffrante, je ne pus dormir du tout. Je passai ainsi tout le deuxième jour dans de singulières intermittences, d’abord de faim, puis de douleurs, accompagnées d’envies de vomir. La deuxième nuit, obligée de me mettre au lit derechef sans avoir rien pris qu’un verre d’eau claire, et m’étant assoupie, je rêvai que j’étais à la Barbade, que le marché était abondamment fourni de provisions, que j’en achetais pour ma maîtresse, puis que je revenais et dînais tout mon soûl.

» Je crus après ceci mon estomac aussi plein qu’au sortir d’un bon repas ; mais quand je m’éveillai je fus cruellement atterrée en me trouvant en proie aux horreurs de la faim. Le dernier verre de vin que nous eussions, je le bus après avoir mis du sucre, pour suppléer par le peu d’esprit qu’il contient au défaut de nourriture. Mais n’ayant dans l’estomac nulle substance qui pût fournir au travail de la digestion, je trouvai que le seul effet du vin était de faire monter de désagréables vapeurs de l’estomac au cerveau, et, à ce qu’on me rapporta, je demeurai stupide et inerte, comme une personne ivre, pendant quelque temps.

» Le troisième jour dans la matinée après une nuit de rêves étranges, confus et incohérents, où j’avais plutôt sommeillé que dormi, je m’éveillai enragée et furieuse de faim, et je doute, au cas où ma raison ne fût revenue et n’en eût triomphé, je doute, dis-je, si j’eusse été mère et si j’eusse eu un jeune enfant avec moi, que sa vie eût été en sûreté.

» Ce transport dura environ trois heures, pendant lesquelles deux fois je fus aussi folle à lier qu’aucun habitant de Bedlam, comme mon jeune maître me l’a dit et comme il peut aujourd’hui vous le confirmer.