Robinson Crusoé (Borel)/89

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Traduction par Pétrus Borel.
Borel et Varenne (tome 2p. 281-288).

Mort de Vendredi.



et ordre nous amena un engagement avec eux, sans que nous en eussions le dessein ; car cinq ou six de leurs grands canots s’étant fort approchés de notre chaloupe, nos gens leur signifièrent de la main de se retirer, ce qu’ils comprirent fort bien, et ce qu’ils firent ; mais, dans leur retraite, une cinquantaine de flèches nous furent décochées de ces pirogues, et un de nos matelots de la chaloupe tomba grièvement blessé.

Néanmoins, je leur criai de ne point faire feu ; mais nous leur passâmes bon nombre de planches, dont le charpentier fit sur-le-champ une sorte de palissade ou de rempart, pour les défendre des flèches des Sauvages, s’ils venaient à tirer de nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s’avancèrent touts en masse sur notre arrière, passablement près, si près même, que nous pouvions facilement les distinguer, sans toutefois pénétrer leur dessein. Je reconnus aisément qu’ils étaient de mes vieux amis, je veux dire de la même race de Sauvages que ceux avec lesquels j’avais eu coutume de me mesurer. Ensuite ils nagèrent un peu plus au large jusqu’à ce qu’ils fussent vis-à-vis de notre flanc, puis alors tirèrent à la rame droit sur nous, et s’approchèrent tellement qu’ils pouvaient nous entendre parler. Sur ce, j’ordonnai à touts mes hommes de se tenir clos et couverts, de peur que les Sauvages ne décochassent de nouveau quelques traits, et d’apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à portée de la voix, je fis monter Vendredi sur le pont pour s’arraisonner avec eux dans son langage, et savoir ce qu’ils prétendaient. Il m’obéit. Le comprirent-ils ou non, c’est ce que j’ignore ; mais sitôt qu’il les eut hélés, six d’entre eux, qui étaient dans le canot le plus avancé, c’est-à-dire le plus rapproché de nous, firent volte-face, et, se baissant, nous montrèrent leur derrière nu, précisément comme si, en anglais, sauf votre respect, Ils nous eussent dit : Baise… Était-ce un défi ou un cartel, était-ce purement une marque de mépris ou un signal pour les autres, nous ne savions ; mais au même instant Vendredi s’écria qu’ils allaient tirer, et, malheureusement pour lui, pauvre garçon ! ils firent voler plus de trois cents flèches ; et, à mon inexprimable douleur, tuèrent ce pauvre Vendredi, exposé seul à leur vue. L’infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrent très-près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieux serviteur, le compagnon de touts mes chagrins et de mes solitudes, que j’ordonnai sur-le-champ de charger cinq canons à biscayens et quatre à boulets et nous leur envoyâmes une bordée telle, que de leur vie ils n’en avaient jamais essuyé de pareille, à coup sûr.

Ils n’étaient pas à plus d’une demi-encâblure quand nous fîmes feu, et nos canonniers avaient pointé si juste, que trois ou quatre de leurs canots furent, comme nous eûmes tout lieu de le croire, renversés d’un seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaient tourné leur derrière tout nu ne nous avait pas grandement offensé ; d’ailleurs, il n’était pas certain que cela, qui passerait chez nous pour une marque du plus grand mépris, fût par eux entendu de même ; aussi avais-je seulement résolu de les saluer en revanche de quatre ou cinq coups de canon à poudre, ce que je savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ils tirèrent directement sur nous avec toute la furie dont ils étaient capables, et surtout lorsqu’ils eurent tué mon pauvre Vendredi, que j’aimais et estimais tant, et qui, par le fait, le méritait si bien, non-seulement je crus ma colère justifiée devant Dieu et devant les hommes, mais j’aurais été content si j’eusse pu les submerger eux et touts leurs canots.

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes ni combien nous en blessâmes de cette bordée ; mais, assurément, jamais on ne vit un tel effroi et un tel hourvari parmi une telle multitude : il y avait bien en tout, frisées et culbutées, treize ou quatorze pirogues dont les hommes s’étaient jetés à la nage ; le reste de ces barbares, épouvantés, éperdus, s’enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de sauver ceux dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées par notre canonnade. Aussi, je le suppose, beaucoup d’entre eux périrent-ils. Un pauvre diable, qui luttait à la nage contre les flots, fut recueilli par nos gens plus d’une heure après que touts étaient partis.

Nos coups de canon à biscayens durent en tuer et en blesser un grand nombre ; mais, bref, nous ne pûmes savoir ce qu’il en avait été : ils s’enfuirent si précipitamment qu’au bout de trois heures ou environ, nous n’appercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs[1]. Et nous ne revîmes plus les autres, car, une brise se levant le même soir, nous appareillâmes et fîmes voile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il était si triste, qu’il ne voulait ni manger ni parler. Nous nous figurâmes touts qu’il avait résolu de se laisser mourir de faim. Pour le guérir, j’usai d’un expédient : j’ordonnai qu’on le prît, qu’on le redescendît dans la chaloupe, et qu’on lui fît accroire qu’on allait le rejeter à la mer, et l’abandonner où on l’avait trouvé, s’il persistait à garder le silence. Il s’obstina : nos matelots le jetèrent donc réellement à la mer et s’éloignèrent de lui ; alors il les suivit, car il nageait comme un liége, et se mit à les appeler dans sa langue ; mais ils ne comprirent pas un mot de ce qu’il disait. Cependant, à la fin, ils le reprirent à bord. Depuis, il devint plus traitable, et je n’eus plus recours à cet expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J’étais inconsolable de la perte de mon serviteur Vendredi et je serais volontiers retourné dans l’île pour y prendre quelqu’autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvait pas ; nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions un prisonnier, comme je l’ai dit, et beaucoup de temps s’écoula avant que nous pussions lui faire entendre la moindre chose. À la longue, cependant, nos gens lui apprirent quelque peu d’anglais, et il se montra plus sociable. Nous lui demandâmes de quel pays il venait : sa réponse nous laissa au même point, car son langage était si étrange, si guttural, et se parlait de la gorge d’une façon si sourde et si bizarre, qu’il nous fut impossible d’en recueillir un mot, et nous fûmes touts d’avis qu’on pouvait aussi bien parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouche qu’autrement. Ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autant que nous pûmes voir, ne lui étaient d’aucun usage : il formait ses mots, précisément comme une trompe de chasse forme un ton, à plein gosier. Il nous dit cependant, quelque temps après, quand nous lui eûmes enseigné à articuler un peu l’anglais, qu’ils s’en allaient avec leurs rois pour livrer une grande bataille. Comme il avait dit rois, nous lui demandâmes combien ils en avaient. Il nous répondit qu’il y avait là cinq nation, — car nous ne pouvions lui faire comprendre l’usage de l’S au pluriel, — et qu’elles s’étaient réunies pour combattre deux autres nation. Nous lui demandâmes alors pourquoi ils s’étaient avancés sur nous. — « Pour faire la grande merveille regarder, » — dit-il (To makee te great wonder look). À ce propos, il est bon de remarquer, que touts ces naturels, de même que ceux d’Afrique, quand ils apprennent l’anglais, ajoutent toujours deux E à la fin des mots où nous n’en mettons qu’un, et placent l’accent sur le dernier, comme makee, takee, par exemple, prononciation vicieuse dont on ne saurait les désaccoutumer, et dont j’eus beaucoup de peine à débarrasser Vendredi, bien que j’eusse fini par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encore une fois ce pauvre garçon, il faut que je lui dise un dernier adieu. Pauvre honnête Vendredi !… Nous l’ensevelîmes avec toute la décence et la solemnité possibles. On le mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pour lui onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant, du plus fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur qui fût jamais.

À la faveur d’un bon vent, nous cinglions alors vers le Brésil, et, au bout de douze jours environs, nous découvrîmes la terre par latitude de cinq degrés Sud de la ligne : c’est là le point le plus Nord-Est de toute cette partie de l’Amérique. Nous demeurâmes Sud-quart-Est en vue de cette côte pendant quatre jours ; nous doublâmes alors le Cap Saint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans la Baie de Touts-les-Saints, l’ancien lieu de ma délivrance, d’où m’étaient venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n’avait amené dans ce parage personne qui y eût moins affaire que moi, et cependant ce ne fut qu’avec beaucoup de difficultés que nous fûmes admis à avoir à terre la moindre communication. Ni mon partner lui-même, qui vivait encore, et faisait en ces lieux grande figure, ni les deux négociants, mes curateurs, ni le bruit de ma miraculeuse conservation dans l’île, ne purent obtenir cette faveur. Toutefois, mon partner, se souvenant que j’avais donné cinq cents moidores au Prieur du monastère des Augustins, et trois cent soixante-douze aux pauvres, alla au couvent et engagea celui qui pour lors en était le Prieur à se rendre auprès du Gouverneur pour lui demander pour moi la permission de descendre à terre avec le capitaine, quelqu’un autre et huit matelots seulement, et ceci sous la condition expresse et absolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et ne transporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous, quant au non-débarquement des marchandises, que ce ne fut qu’avec extrême difficulté que je pus mettre à terre trois ballots de merceries anglaises, à savoir, de draps fins, d’étoffes et de toiles que j’avais apportées pour en faire présent à mon partner.

C’était un homme généreux et grand, bien que, ainsi que moi, il fût parti de fort bas d’abord. Quoiqu’il ne sût pas que j’eusse le moindre dessein de lui rien donner, il m’envoya à bord des provisions fraîches, du vin et des confitures, pour une valeur de plus de trente moidores, à quoi il avait joint du tabac et trois ou quatre belles médailles d’or ; mais je m’acquittai envers lui par mon présent, qui, comme je l’ai dit, consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en dentelles et, en belles toiles de Hollande. Je lui livrai en outre pour cent livres sterling de marchandises d’autre espèce, et j’obtins de lui, en retour, qu’il ferait assembler le sloop que j’avais apporté avec moi d’Angleterre pour l’usage de mes planteurs, afin d’envoyer à ma colonie les secours que je lui destinais.

En conséquence il se procura des bras, et le sloop fut achevé en très-peu de jours, car il était tout façonné déjà ; et je donnai au capitaine qui en prit le commandement des instructions telles qu’il ne pouvait manquer de trouver l’île. Aussi la trouva-t-il, comme par la suite j’en reçus l’avis de mon partner. Le sloop fut bientôt chargé de la petite cargaison que j’adressais à mes insulaires, et un de nos marins, qui m’avait suivi dans l’île, m’offrit alors de s’embarquer pour aller s’y établir moyennant une lettre de moi, laquelle enjoignît au gouverneur espagnol de lui assigner une étendue de terrain suffisante pour une plantation, et de lui donner les outils et les choses nécessaires pour faire des plantages, ce à quoi il se disait fort entendu, ayant été planteur au Maryland et, par-dessus le marché, boucanier.

Je confirmai ce garçon dans son dessein en lui accordant tout ce qu’il désirait. Pour se l’attacher comme esclave, je l’avantageai en outre du Sauvage que nous avions fait prisonnier de guerre, et je fis passer l’ordre au gouverneur espagnol de lui donner sa part de tout ce dont il avait besoin, ainsi qu’aux autres.


  1. Straggling. La traduction contemporaine (indigne du beau nom de madame Tastu) dont il est parlé dans notre préface et dans quelques notes précédentes, porte trainards. Toutes les pages de cette traduction sont émaillées de pareils barbarismes : il est déplorable qu’un livre destiné à l’éducation de la jeunesse soit une école de jargon.