Scènes de la vie maritime — Un incendie à la mer
On cheminait gaîment et assez vite. Le temps était superbe, et tout promettait à la Julie un des plus beaux voyages qu’elle eût faits encore. L’équipage attendait le déjeuner. Riches de cette poésie naïve qui colore les récits des matelots, heureux en tropes comme le peuple spirituel des halles de Paris, des narrations animées trompaient l’appétit des hommes qui avaient pris le quart du jour. Les passagers avaient paru su le pont pour la première fois de la journée ; celui-ci fumant, celui-là faisant dans sa tête le compte, cent fois recommencé depuis son départ du Havre, de sa toile vendue à la Havane ; cet autre chantant, un quatrième triste et soupirant après la terre qu’il n’avait pourtant quittée que depuis vingt jours. Une femme, dans sa petite chambre, faisait sa toilette avec une coquetterie qui ne paraissait pas sans intention. Le lieutenant rendait compte au capitaine de la navigation calme de la nuit ; et le second du navire, M. Dupuis, vieillard provençal, dévot jusqu’à la superstition, faisait sa prière aux pieds d’une image de la Vierge, dont la cire coloriée était recouverte d’une cage de verre. Cette vierge entrait dans l’inventaire d’une pacotille, et le second n’avait jamais voulu consentir à la voir emballer avec tous les objets profanes qu’on devait placer dans le faux-pont ; il lui avait fait une sorte de niche près de la mêche du gouvernail, ayant grand soin de l’assurer contre le tangage et le roulis du bâtiment. On le raillait souvent sur ses attentions pour la madone, soigneusement voilée quand on était à table, apparemment de peur qu’elle n’entendit des propos inconvenans, ou qu’elle ne vît, le vendredi, le mousse servir une poule, tant fût-elle amaigrie déjà par le voyage. Il ne se fâchait pas, il prêchait, et l’on finissait par lui laisser le champ de bataille de la discussion, parce qu’il était bon homme ; et puis, la foi sincère commande le respect, même aux incrédules. Je ne sais de méprisable qu’une sorte d’athée, celui qui tyrannise le croyant ; c’est un homme cruel, que je hais à l’égal de l’inquisiteur.
Or tout était dans cet état à bord de la Julie ; la soupe coupée dans les gamelles allait être bientôt trempée, quand de l’écoutille de devant une vapeur puante sortit assez épaisse, et se répandit sur le pont qu’elle infecta.
— Qu’est ceci ? Dit M. Pierre, le maître d’équipage. C’est-il le cuisinier du diable qui nous fait la soupe aujourd’hui ?
— Vous verrez que c’est notre sale coq qui aura fait tomber sa veste dans le feu, reprit un matelot en se bouchant le nez.
— Ou plutôt qui sera tombé lui-même dans la chaudière et la tête sur la braise, dit un autre marin, en faisant une grimace horrible.
— Oui, ajouta en riant le mousse, car ça sent le cochon qui grille.
— Qu’il cuise le dégoûtant, tant qu’il voudra, répartit maître Pierre, ce n’est pas moi qui boira le bouillon toujours !
— Je le crois, sacrebleu, bien ; si on en jetait une cuillerée à la mer, elle empoisonnerait les requins à cent lieues à la ronde.
— Eh ! coq de malheur, qu’est-ce que tu fais donc là-bas ?
— Si c’est les aromates que tu mets dans la viande, je t’en dispense ; j’aime le lard au naturel !
— Ah çà ! il se moque de nous, le damné fabricant de ratatouilles ! Voyez s’il répondra seulement !
Une voix étouffée, venant du grand panneau, interrompit ce colloque, où les jurons assaisonnaient les pensées et donnaient aux phrases cette accentuation énergique que les gens bien élevés trouvent de si mauvaise compagnie, tant qu’ils sont calmes, et sans doute aussi quand ils n’ont pas appétit. L’équipage de la Julie était fort peu délicat d’ordinaire sur le choix des adverbes d’expression, qui ajoutent au mouvement du langage ; et il est juste de dire que ce n’était pas la faute de M. Dupuis, car il travaillait journellement à le réformer sur ce point, comme sur son indifférence religieuse, et il y perdait son temps et sa peine. L’équipage, dis-je, qui avait un vocabulaire habituel assez peu édifiant, jurait, sacrait, roulait les R en ballottant le nom de Dieu dans ses clameurs, à tel point que ce ne fut qu’après trois ou quatre cris : « Au feu ! » que la voix du grand panneau et celle du matelot timonier, qui lui servait d’écho, parvinrent sur le gaillard d’avant.
— Au feu ! Au feu ! Et la voix se tut.
— Au feu ! répéta-t-on de toutes parts.
— Où est le feu ? dit le capitaine, qui monta à l’instant sur le pont, le visage tout effrayé.
— Le feu ! bon Dieu ! s’écria M. Dupuis. Sainte Vierge ! ayez pitié de nous !
Le timonier avait attaché la barre un peu au vent, et criant : « Au secours ! » quand tout le monde criait : « Au feu ! » il s’était empressé d’aller retirer du panneau la personne évanouie qui, la première, avait appelé l’attention des matelots sur l’évènement qui menaçait la Julie. C’était une femme dont la pâleur mortelle ajoutait à la beauté. Le timonier n’eut pas le temps de remarquer ce que l’incident prêtait de charmes à la passagère mourante ; un jeune homme qui passait rapidement au pied du grand mât en fut frappé : « Qu’elle est belle ainsi ! » fut sa première parole, heureusement perdue dans le tumulte confus des voix qui criaient : « Au feu ! De l’eau ! Nous sommes perdus ! »
— Georges, dit le lieutenant, car c’était lui qui n’avait pu maîtriser l’exclamation admirative, qu’une seule oreille peut-être avait recueillie ; Georges, prends soin de madame ; porte-la derrière, et va chercher à ma chambre un flacon pour la faire revenir.
Il n’avait pas achevé sa phrase, que, d’un seul bond, il s’était élancé au pied du mât de misaine. – Silence ! cria-t-il d’une voix puissante. N’y a-t-il ici que des enfans timides, des vieillards qui tremblent en récitant leurs litanies et des femmes qui syncopent ? Silence !
Tout l’équipage se tut. Une seule voix répondit à celle du lieutenant ; ce n’était pas de l’avant qu’elle venait. — Adolphe !… fut tout ce qu’on entendit, et le lieutenant parut troublé.
— Que nul de vous ne bouge jusqu’à ce que je revienne, et se taise partout !
Ce dernier mot fut prononcé avec un accent particulier que personne ne put définir, ou ne chercha à analyser.
— Maître Pierre, reprit le lieutenant, descendez avec moi.
Cependant les passagers s’agitaient. Le capitaine faisait de vains efforts pour avoir l’air calme ; chacun interrogeait son visage et y lisait la terreur. M. Dupuis était plus rassurant ; la peur dont il était plein avait un caractère de résignation qu’on pouvait prendre pour de la confiance. À chaque question qui lui était adressée sur le péril présent, il répondait : — Nous nous sauverons. Elle n’abandonne jamais ceux qui ont recours à sa miséricorde. Prions la consolatrice des affligés.
— Oui, dit le lieutenant qui partit tout-à-coup à l’escalier de la chambre, l’œil rouge, et la face empourprée comme un homme qui aurait échappé à l’asphyxie ; oui, prions, il est temps, car le feu est à bord et le navire aux mains de gens incertains, ou qui disent des patenôtres ! Prions, car l’incendie ne s’éteindra pas, à moins, ajouta-t-il, avec un sourire où il y avait moins de colère que de pitié, à moins que le crédit de M. Dupuis au ciel ne nous tire d’affaire. Il arracha alors sa cravate qui l’étouffait et la jeta au vent. – Mousse, donne-moi de l’eau, je suffoque.
Une femme s’élança, une carafe à la main. – Tenez, monsieur, buvez ; mais doucement et à petites gorgées. Il but, remercia d’un coup-d’œil cette femme (vous avez deviné laquelle) ; puis : — C’est bien. Maintenant, pensons sérieusement et sans crainte à l’état où est la Julie. Capitaine, je suis descendu dans la cale ; c’est là qu’est le feu. Il fait des progrès rapides, et nous ne saurions nous en rendre maîtres.
Un cri douloureux accueillit cette déclaration. Maître Pierre en réprima promptement l’explosion par un : « Paix donc ! » qui fit trembler la mâture. – Écoutez le lieutenant ; lui seul doit parler ici, parce que lui seul est brave. Il a parcouru la cale et le faux-pont tout entiers ; je n’ai pas eu la chose de l’y suivre, moi, Pierre, qui ne recule guère pourtant. L’haleine des cinq cent mille diables d’enfer n’est pas plus puante que l’odeur qui empeste le bâtiment. C’est une fumée épaisse et noire comme celle d’une pigoulière, et pas de flamme ! Satan n’y tiendrait pas.
— Dieu punit les parpaillots, dit tout bas M. Dupuis, en se signant ; mère des pécheurs, priez pour nous !
— Le feu a commencé au pied du mât de misaine, reprit le lieutenant, qui, pendant le discours du maître d’équipage, avait bu un peu d’eau, présentée par madame Oppic, dont les soins pour le jeune officier redoublaient chaque fois qu’un symptôme de malaise passait sur son front, alternativement pâle et coloré.
— C’est du vitriol qui l’a communiqué. Une caisse qui renfermait la bouteille, s’est apparemment brisée dans un coup de tangage ; voilà la cause de notre malheur.
— Du vitriol à bord ! C’est impossible. Qui a embarqué du vitriol sans ma permission ? Si je savais qui, je le ferais jeter à la mer.
Le second se frappa trois fois la poitrine en levant les yeux au ciel.
— S’il faut jeter quelque chose à la mer, capitaine, c’est la colère, quand elle est inutile. Du sang-froid et pas de plaintes. Ce n’est pas le moment de récriminer ; le mal est fait. On a eu tort d’embarquer du vitriol ; on a eu un tort plus grand, c’est de l’emballer maladroitement, et de l’arrimer sans intelligence ; c’est quelque marin stupide qui aura fait cela.
Le second se frappa trois fois encore la poitrine.
— Mais n’en parlons plus, et voyons promptement ce que nous avons à faire. Que ferons-nous, capitaine ?
Le capitaine balbutia quelques paroles sans suite. — Il faudrait… il serait bon de…, la terre est si loin.
— À deux cents lieues à-peu-près, dit le lieutenant. Et vous, monsieur, quel est votre avis ? Demanda-t-il au second.
— De nous confesser, n’est-ce pas, M. Dupuis ? reprit, avec un incroyable accent de gaîté moqueuse, un matelot qui entendait le vieillard murmurer tout bas des paroles dans une langue étrangère.
Un éclat de rire, qui passa au milieu de l’agitation grave à laquelle l’équipage était en proie, comme un rayon furtif du soleil perce les nuages que la tempête a amoncelés, tira M. Dupuis de sa méditation religieuse. — Il faut mourir si Dieu l’ordonne, répondit le second, à la double interpellation qui lui était faite ! Mais Dieu ne permettra pas que tant de braves gens meurent à cause de moi, car c’est moi qui suis ce marin stupide qui a embarqué la caisse fatale et l’a mal arrimée. Si l’intercession de la vierge Marie est inutile ; si le ciel a condamné la Julie à périr par le feu, tout est dit, et c’est à la mort seulement que nous devons songer. Alors je vous demanderai pardon du tort que je vous fais à tous de la vie ; et j’espère…
Maître Pierre l’interrompit : — Vieux capucin, assez de prône. Il n’y a sous ta perruque qu’une tête vide ; prie, c’est bien, mais ne décourage pas nos gens.
La fumée sortait avec violence par toutes les voies ouvertes ; l’incendie gagnait vers le grand mât. — Eh bien ! nous restons les bras croisés ! Ordonnez donc, capitaine, dit le lieutenant impatienté ; nous attendons vos ordres.
Il se fit un mouvement parmi les passagers et les matelots, qui effraya le commandant de la Julie. — Lieutenant, dit l’un d’eux, c’est à vous de nous sortir d’embarras, car ces deux badernes nous brûleraient, comme si elles en avaient pris l’engagement avec l’armateur.
— Oh oui ! Sauvez-nous, monsieur, sauvez-nous, s’écria madame Oppic en se jetant aux genoux du lieutenant et lui prenant la main d’une manière suppliante ; je ne suis qu’une pauvre veuve, une pauvre marchande, mais soyez-en sûr, ma reconnaissance se signalera quand nous serons arrivés à la Havane. Puis elle se leva, l’entraîna avec force derrière le mât d’artimon, et d’une voix rapide, qui se faisait entendre à peine :
— Vous m’aimez, monsieur, je le sais je l’ai compris. Eh bien ! le danger où nous sommes veut que je sois vraie ; je vous aime aussi. Oui, je vous aime, Adolphe, et je voudrais être marin pour vous tirer du péril où vous êtes… Ma chétive fortune est ici ; si vous la préservez, elle est à vous. Mon cœur, ma main, tout ce que possède Désirée Oppic, vous appartient dès ce moment, si vous le voulez… Croyez-vous que nous puissions éteindre l’incendie ?
— Non.
— Il nous faudra donc périr ici ?
— Peut-être.
— Que je meure au moins avec vous.
Le lieutenant réfléchit une minute — Eh bien ! oui, reprit-il après, tu mourras avec moi, Désirée. Dans ce moment solennel je te reconnais pour ma femme ! Ton sort est lié au mien…
— Que faites-vous là, imbéciles, à me regarder ? s’écria Adolphe en s’interrompant et se précipitant au milieu de l’équipage, qui paraissait glacé d’effroi. Parce qu’une femme devient folle, faut-il que vous deveniez fous ?
Madame Oppic fondit en larmes, et M. Dupuis marmotta entre ses dents : — Ayez pitié d’eux, Seigneur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font !
— Allons, reprit le lieutenant, qu’on monte ici tout ce qu’on pourra de vivres, d’objets les plus précieux, et nous aviserons ensuite à fermer l’abîme qui se creuse sous le pont.
Les matelots se hâtèrent. On hissa quelques quarts de salaisons, quelques barils d’eau, de la farine et du biscuit. Les passagers prirent en bas du linge, des couvertures, de l’argent. Quant à M. Dupuis, il mit une relique dans sa veste ; il eût emporté sa madone, s’il n’eût craint que les matelots ne la jetassent par-dessus le bord. Lorsque ce déménagement fut fait, Adolphe dit au charpentier : — Il faut maintenant condamner les écoutilles, les fenêtres de la chambres, les pompes, afin de ne donner aucun nouvel aliment au feu. Étouffons l’incendie ; le temps est beau, il nous faut peu de jours pour arriver à la plus prochaine des Antilles. Le ciel… et M. Dupuis feront le reste.
— Impie ! murmura le second.
Tout le monde se mit à l’œuvre. On calfata les panneaux avec ce qu’on eut d’étoupe ; puis chacun donna ce qu’il avait : celui-ci ses chemises, celui-là la seule pièce de soierie qu’il eût sauvée, cet autre sa redingote, madame Oppic un châle précieux. Madame Oppic, heureuse désormais, et fière de la reconnaissance que tous témoignaient à son époux, allait d’une extrémité du navire à l’autre, légère comme une hirondelle, gaie comme un enfant, insouciante de l’avenir, comme si le présent était un passé déjà lointain, comme si demain ne pouvait pas être aussi terrible qu’aujourd’hui. Elle se multipliait, travaillait ainsi qu’un matelot, toujours près du lieutenant qui dirigeait son activité et grandissait ses forces par la confiance d’un prompt succès. Il fallait la voir, se faisant un marteau du coin d’un des petits canons dont était armé le gaillard d’arrière de la Julie, et un ciseau à calfater d’un côté brisé de la boucle d’acier qui avait tenu sa ceinture ; elle ne laissait sans tampons aucunes des voies au travers desquelles s’échappait quelque filet de fumée. Au milieu de tous ces hommes agités par la crainte et l’espérance, cette belle jeune femme aux longs cheveux blonds flottant à demi sur les épaules, au teint pâle, aux yeux noirs, quelquefois mouillés de larmes de joie et de douleur, encourageait les plus abattus par quelques saillies d’une vive imagination, priait sincèrement avec le second, qui récitait un latin inintelligible ; consolait ceux dont l’incendie dévorait la fortune et qui n’avaient pas trouvé, comme elle, sur le cratère du volcan qu’on refoulait, une passion tendre pour remplir leur cœur, de douces illusions pour tromper les angoisses de leur agonie. Vous l’auriez prise pour une de ces ravissantes fées qui ne manquaient jamais autrefois (c’était le bon temps !) d’intervenir, quand le danger était pressant, pour aider et consoler les hommes. Elle était vive, rieuse, éloquente ; un instant l’avait ainsi transformée : hier, timide, froide, parlant comme une petite bourgeoise ; aujourd’hui…
Personne ne comprenait cette métamorphose ; en la voyant rire dans des circonstances si graves, on se disait : — La pauvre femme, elle a perdu la raison !
— C’est dommage, au moins ; à vingt ans !
— Tant mieux, quand la mort sera ici entre la flamme et l’eau, elle ne s’en apercevra point ;
— Elle a prié, pensait M. Dupuis, et Dieu lui a donné la force !
— Elle aime, se disait avec bonheur le lieutenant, qui seul pouvait expliquer la conduite de madame Oppic ; elle aime, elle est aimée ! L’amour partagé rend si gai ! Il est si fort contre le malheur ! C’est un génie ; je l’ai éprouvé tout-à-l’heure, moi aussi ; c’est lui qui m’a inspiré !
Et ce monologue, dont aucune syllabe ne vint sur ses lèvres, Adolphe le termina par un cri qui lui échappa malgré lui : — Je l’ai sauvée !
Tout le monde répondit à cette exclamation : — Il a sauvé la Julie ! Il nous a sauvés !
Madame Oppic ne se trompa point sur le sens des paroles du lieutenant ; elle se précipita vers lui et l’embrassa avec effusion.
— Ah ! Voilà qu’elle a un moment lucide, dit un passager.
Chacun imita le mouvement de la jeune femme ; Adolphe fut accablé de caresses. Maître Pierre, en lui baisant les mains, lui dit : — Vous êtes bien le fils de votre père, M. Adolphe ; brave et savant. Sans vous, qu’allions-nous devenir ? Nous aurions donné aux poissons une ration de chrétiens grillés ; et c’eût été, ma foi, dommage… pour cette jolie dame : car pour nous, c’est notre métier ; bouillis ou rôtis, nous revenons à la cuisine de ces grands gosiers pavés de dents pointues ! Ajourd’hui, demain, il n’importe pas ! C’est pas l’embarras ; j’avoue, lieutenant, que j’aimerais mieux mourir de l’eau que du feu ; ça me paraît plus conforme. Le pompier meurt dans un incendie, c’est bien ; mais le marin, c’est bête.
Il aurait ajouté beaucoup d’autres bonnes raisons aux raisons excellentes dont il appuyait son opinion, si le lieutenant ne l’avait interrompu :
— Tout n’est pas fini encore, maître Pierre. Le moyen de salut est trouvé peut-être, mais nous avons bien des précautions à prendre. Achevons notre ouvrage. Que tout ce qu’on a ici de couvertures, de matelas, de manteaux soit mouillé et appliqué sur les voies calfatées ; que le pont soit immergé d’heure en heure ; que les manœuvres de force soient faites avec ménagemens, de peur d’un trop grand ébranlement dans le mât de misaine, dont le pied doit être brûlé par le vitriol. Nous serons avertis, par la chaleur du pont, des progrès intérieurs du feu ; quelque grande qu’elle soit, n’ayez pas peur ; de l’eau partout et toujours ; et ouvre l’œil ! aux moindres fentes d’où s’échapperait un peu de fumée.
L’ordre fut exécuté promptement et avec intelligence ;
— Maintenant, reprenons notre route ! La Martinique est la terre la moins éloignée de nous, gagnons-la. A-t-on pensé aux instrumens qui étaient dans la chambre ?
On chercha. Ils avaient été oubliés. Heureusement que, dans un coffre placé sur l’arrière du bâtiment, on trouva par hasard un octant, un quartier de réduction, du papier, une plume, de l’encre, enfin ce qui était à-peu-près nécessaire pour la conduite de la Julie. La navigation à l’ouest est facile quand on a atteint les vents alizés ; et depuis quelques jours on avait dépassé le tropique. La latitude était le point important. Un octant et le beau ciel de la torride suffisaient à cette difficulté. Le lieutenant se hâta de rassurer à cet égard les passagers, que cette circonstance effrayait.
L’équipage n’avait pas encore pu déjeuner, et l’espoir d’une nourriture abondante était perdu pour lui. Il fallut rationner tout le monde. Il était impossible de faire du pain, parce que l’eau douce manquait et que d’ailleurs on n’avait pas de bois pour chauffer le four. On fut contraint de se contenter de biscuit, hélas ! en bien petite quantité.
Quand ce premier repas fut pris, et l’on peut croire que la gaîté ne l’assaisonna point, Adolphe appela sur l’arrière le capitaine et M. Dupuis : — J’ai à m’excuser, capitaine, dit-il, pour tout ce que j’ai fait aujourd’hui. Je viens loyalement avouer mon tort. Je sais que j’ai manqué à ce que je devais de déférence à vous et à votre second ; je sais que je vous ai ravi en un moment le respect de l’équipage et la confiance des passagers ; mais je vous ai vu hésiter, et…
— Qui vous a dit que j’hésitais monsieur ?
— Capitaine, ce n’est pas la première fois que nous courons la mer ensemble. Je vous tiens pour un brave homme que le danger n’effraie point ; mais qu’il paraît déconcerter. Votre seconde pensée est toujours bonne ; la première est lente, timide, et ici tout dépendait de la première résolution. Vous ne la preniez pas ; il fallait pourtant…
— Il fallait peut-être attendre, monsieur, reprit le capitaine.
— Attendre, quand l’incendie serpentait dans la cale en ruisseaux dévorants ! Attendre, quand le choc de l’air avec la matière attaquée par le feu pouvait tout perdre ! Nous n’avons que trop attendu, capitaine, car qui sait si nous sauverons le navire ?
— Votre jeunesse vous a fait oublier le respect que vous me deviez. Je reconnais que vous avez pris des dispositions sages mais pour ménager ma position, pour ne pas livrer mes cheveux blancs au mépris de l’équipage, ne pouviez-vous pas me communiquer votre projet ?
— Maintenant que je suis plus calme, capitaine, j’avoue que je l’aurais dû. Mais si vous saviez quel puissant motif m’a fait agir ainsi, vous me pardonneriez.
— Je vous pardonne, Adolphe, quoique vous m’ayez déshonoré ; oui, vous m’avez déshonoré, ajouta-t-il une larme dans les yeux, et cependant j’ai bien servi autrefois ; plus d’un des vaisseaux de l’état le sait. Votre père m’a vu, à Trafalgar, à Cadix et dans l’Inde ! Alors aussi j’étais jeune ; alors aussi j’avais l’esprit vif, le coup-d’œil prompt et sûr, l’âme vigoureusement trempée. On disait de moi ce qu’on dit de vous : — C’est un bon officier ! Alors, il m’est arrivé de me moquer des vieillards, de me jouer de leur ancienne réputation, de chercher à les faire rougir de leur âge, de les avertir durement, comme vous l’avez fait aujourd’hui, monsieur, qu’il est temps de quitter le métier de la mer, quand on a perdu la force et l’énergie.
— Ah ! croyez bien, capitaine, dit le lieutenant en lui pressant cordialement la main ; croyez bien que je n’ai pas eu cette intention cruelle.
— Non ; mais l’effet est le même… je ne naviguerai plus !
Un soupir profond accompagna cette dernière parole, qui fit sur le cœur d’Adolphe une impression douloureuse.
— Pardon, cent fois pardon, capitaine !
— Vous m’avez puni bien sévèrement des présomptueuses actions de ma jeunesse. Puissiez-vous, Adolphe, ne jamais trouver un homme qui me venge de vous ! Retirez-vous à temps, quelque faible que soit votre fortune ; la misère vaut mieux que le cuisant chagrin qui suit un affront pareil à celui que j’ai reçu.
M. Dupuis n’avait pas mêlé un mot à cet entretien ; il avait aussi à se plaindre du lieutenant, mais il n’osait lui faire des reproches. Il se hasarda cependant après quelques minutes de silence à lui dire :
— Vous donnez des retraites plus vite, monsieur le lieutenant, et avec moins d’égards, que ne le fait le ministre. Deux en un instant ! Par les cinq plaies de notre Seigneur, cela est dur ! car, ce qui me reste de mieux à faire, s’il plaît au ciel par l’intercession de Marie que nous arrivions à la Martinique, c’est d’aller à cent lieues de tout rivage de la mer, et d’y mourir comme un vieux congre[2] qui s’est échoué à la marée montante, et n’a pas eu la force de regagner la première lame au jusant.
Adolphe, abattu par la douleur du capitaine qu’il aimait, et sincèrement affligé, ne répondit pas d’abord au second de la Julie.
— Ah ! Reprit à part lui et à demi-voix, M. Dupuis, les jeunes gens s’imaginent qu’ils en savent plus que Dieu. Ils ne croient à rien, et ils regardent comme des fous ceux qui croient à quelque chose. Avec ça on fait de la jolie besogne !
Ce bourdonnement arracha le lieutenant à ses réflexions. – Mon Dieu, monsieur Dupuis, je sais bien que j’ai eu tort avec vous… Certainement j’ai foi à la Vierge et à tous les saints du paradis ; mais j’ai foi aussi à la prudence humaine, et je crois qu’il ne faut lever les bras au ciel que lorsqu’on ne peut plus les mieux employer.
— Oh ! Monsieur Adolphe, que dites-vous là ! c’est un blasphème plus gros qu’une montagne. Avec vos plaisanteries athées, vous nous ferez périr. Et tenez justement, ne voilà-t-il pas que le feu nous gagne, voyez la fumée sortir abondamment de partout.
C’était la vérité. La fumée se dégageait par un grand nombre de coutures que la chaleur du soleil et celle de l’incendie avaient ouvertes. Cette irruption assez soudaine effraya l’équipage, et un cri simultané : « Le feu ! » la signala aux trois officiers, que l’on croyait tenir conseil et qui avaient ensemble l’explication à laquelle le lecteur vient d’assister.
— Mouillez le pont, dit le capitaine ; et le lieutenant répéta aussitôt : — Allons enfans, mouillez le pont ; le capitaine l’ordonne.
— Le capitaine ! le capitaine ! murmurèrent quelques voix qui témoignaient ainsi de leur étonnement irrespectueux. – Tiens ! le capitaine, il se réveille donc !
— Taisez-vous reprit vivement Adolphe, qui s’empressa de couvrir de son commandement la rumeur injurieuse, et affecta les formes du respect, pour consoler le vieux marin. Obéissez ! qui commande, quand le capitaine est sur le pont ?
Les voix recommencèrent.
— Vous les entendez, monsieur ? dit le capitaine. Je vous sais gré de la réparation publique que vous vouliez me faire ; mais c’est fini, je ne commande plus ici, c’est vous.
Il arracha alors le ruban rouge qu’il avait à sa boutonnière, et le jeta à la mer. — Je l’avais bien gagné pourtant ! reprit-il en le voyant flotter, quand j’étais officier de manœuvre de l’Impétueux, quand je mouillais de mon sang la dunette du Redoutable ! Puis, il ajouta avec amertume : — Je voudrais mourir aujourd’hui ! pourquoi ce navire ne s’ouvre-t-il pas ?
Il se baissa, et touchant de la main le gaillard sur lequel il se promenait d’un air égaré : — Il est bien chaud ; mais pas assez ! Ah ! je voudrais voir la fumée sortir de chaque fente, grosse comme le grand mât !… Mon dieu !… que tous ces insolens soient dévorés avec moi !
L’eau qu’on jetait abondamment sur le pont ne suffisait pas à comprimer la fumée ; elle s’échappait plus noire et plus dense près du panneau qui descendait à la chambre. À mesure qu’elle s’épaississait et qu’elle sortait par une nouvelle issue, le capitaine paraissait plus calme. Chaque bouffée était une cause d’émotion pénible pour tout le monde ; pour lui, c’était un motif de joie. Il ne respirait plus que la vengeance ; le lieutenant l’avait blessé, l’équipage avait rendu terrible l’agonie de son amour-propre. Le calfatage recommença ; mais alors on parla de fuir dans des embarcations.
— Folie ! dit le lieutenant, et où irez-vous ? Encore une fois, vous êtes à deux cents lieues des îles. Si un navire passe près de nous, il est tout simple qu’il vous recueille ; mais jusqu’à ce que nous en apercevions un, il faut rester ici.
— Cet avis qui prévalut fit un bien incroyable au capitaine. Il sourit comme si une proie qui allait lui échapper venait de lui être rendue. Le second qui le regardait, sans se rendre compte de la situation violente où il se trouvait, dit en lui-même : — Rire dans un pareil moment ! c’est bien étrange ; il n’y a que le diable qui puisse rire quand des âmes de chrétiens sont en perdition.
Maître Pierre, voyant que la fumée gagnait l’arrière du bâtiment, pensa que le feu faisait des progrès dans ce sens, et, tout en cherchant parmi les manœuvres celle qu’il pouvait sacrifier à faire de l’étoupe, pour aider au calfatage, il fut frappé d’une pensée qui le fit frissonner. — Dites donc, vous autres, quand on a déménagé la chambre, quelqu’un a-t-il pensé au baril de poudre qui était dans la petite soute ? — Un instant de silence succéda à cette interrogation du maître d’équipage. Silence affreux ! On se regardait, on s’interrogeait, on cherchait partout. — Il n’est pas sur le pont, dit, après avoir fait un rapide, mais sûr inventaire, le mousse alerte qui, depuis le matin, avait donné vingt preuves de courage et d’intelligence.
— Jésus, Maria ! s’écria M. Dupuis, nous sommes donc perdus ! car le feu gagnera la poudre, et nous sauterons.
Il n’y a peut-être pas dans aucune langue humaine d’expression pour peindre le sentiment qui, à cette nouvelle, fit battre le cœur du capitaine : il avait la fièvre de la colère. Sa rage, qui s’était contenue, fit irruption à ce moment. – Nous sauterons, Dupuis, dit-il en éclatant de rire ; tant mieux ! j’ai toujours eu envie de faire un voyage en l’air.
Des malédictions accueillirent cette parole insensée. – Est-il vrai que nous ayons cette épouvantable chance, dit madame Oppic au lieutenant, que le souvenir de maître Pierre avait pétrifié ? parlez, mon ami, parlez.
Adolphe gardait obstinément le silence. – J’entends, reprit la passagère ; nous sommes condamnés à cette nouvelle appréhension.
— Oui, Désirée, répondit enfin le lieutenant, le barril est resté en bas. J’allais le prendre, quand je me suis senti défaillir au milieu de la fumée ; je suis remonté avec l’intention de l’aller rechercher, et vous savez si depuis j’ai pu quitter le pont.
— Eh bien ! cela de plus, dit tranquillement madame Oppic.
Et la fumée, loin de diminuer, semblait augmenter encore.
— Oh ! mes amis, une excellente idée ! nous n’avons plus ni chanvre, ni laine, ni étoffe quelconque, pour remplir les joints du pont ; mais nous avons de la farine. Faut la délayer avec de l’eau de mer : ça fera une pâte qui servira de brai.
Le matelot, qui venait de faire cette proposition, donna tout de suite l’exemple, et, en moins d’une heure, la fumée fut emprisonnée dans le faux-pont. Le mastic, constamment mouillé, durait assez long-temps. On le remplaçait quand la chaleur l’avait trop cuit. Son effet rassura un peu ceux que la crainte de l’explosion avait vivement alarmés. Il n’y avait guère à bord que trois personnes qui n’eussent pas de bien grandes terreurs : M. Dupuis, que soutenaient la prière et sa confiance en la vierge Marie ; le lieutenant, qui ne croyait pas à la très grande rapidité du feu, et ne la mesurait point à la distance que parcourait la fumée sous le pont ; enfin madame Oppic, que la sécurité apparente d’Adolphe guérissait de la frayeur, et qui d’ailleurs avait fait le sacrifice de sa vie, parce qu’elle devait mourir avec quelqu’un dont elle pouvait être la dernière pensée. Le paroxisme de la fureur, à laquelle le capitaine s’était abandonné depuis que l’équipage l’avait outragé, céda enfin à quelques bonnes paroles d’Adolphe, et tout prit sur la Julie une attitude plus tranquille.
La nuit vint : on s’arrangea comme on put pour prendre quelque repos. Tant d’émotions successives avaient fatigué les plus forts ; le sommeil vainquit les plus craintifs. On dormit sur le volcan, comme on aurait dormi, si aucune raison de trembler pour sa vie n’avait pu traverser les songes.
Le lieutenant veilla, et, avec lui, celle qu’il n’osait appeler tout haut encore du nom de sa femme. Entreprendrai-je de dire ce qui se passait au fond de ces deux cœurs, sans cesse ballottés entre l’espoir d’une existence future embellie par l’amour, et l’appréhension du dénoûment peut-être très prochain de ce drame où ils étaient acteurs ? Long-temps madame Oppic resta assise sur le banc de quart à côté d’Adolphe sans lui adresser une parole ; celui-ci avait l’œil attaché sur les coutures mastiquées, et il épiait attentivement la fumée qui heureusement ne sortait plus. Madame Oppic prit enfin la main de son mari ; il ne s’en aperçut pas. – Qui vous préoccupe ainsi, monsieur ? dit-elle d’une voix émue. Le lieutenant garda le silence ; il n’avait pas entendu. Puis, tout-à-coup, sortant de sa rêverie : — Jacques, dit-il à un homme qui était debout contre le grand mât, du mastic ; vite, vite, du mastic ! »
Jacques arriva promptement.
— Tiens, là-bas, Jacques ; près du canon. Ne vois-tu pas ?
— Non, lieutenant ; je ne vois rien.
— Rien !… je vois, moi ! C’est que je vois pour deux ; c’est tout simple !
— Il est sûr, lieutenant, que je vois à peine pour un, puisque je suis borgne. Mais l’œil que m’ont laissé les Anglais à Algésiras n’est pas mauvais, allez ! et je défierais votre longue vue, pour ce qui s’appelle distinguer de jour et de nuit un vaisseau à l’horizon.
— Oui, Jacques, tu distinguerais un vaisseau au milieu de la brume, un oiseau dans les nuages, un petit poisson à dix brasses dans l’eau troublée, tout ce que tu voudras ; mais tu ne vois pas cette colonne de fumée.
En disant ces mots, il se précipita, et, les deux genoux sur le pont, il boucha un trou imperceptible.
— Diable, lieutenant, vous avez de bons yeux ! C’est affaire à vous. Il sort d’une fente gros de fumée ce qu’il en sortirait du tuyau de la pipe d’un colibri, si un colibri a une pipe comme tout le monde, et vous l’apercevez !
— Il faut bien veiller quand on a une grande responsabilité, Jacques ; et tu ne sais pas quelle est la mienne !
— Je sais que vous avez presque répondu du navire ; je dis du navire, et je pourrais dire de son écorce, car dedans tout brûle sans doute. Et puis il y a une chose dont vous ne pouvez pas répondre, c’est que le feu ne prendra pas au baril de poudre.
Adolphe tressaillit involontairement.
— Ce ne sera pas de votre faute, au moins, si nous sautons ; et c’est consolant pour vous. Personne après n’aura de reproche à vous faire, pas même ma pauvre Marianne que j’ai laissée à Ingouville… C’est par rapport à elle que je serais fâché de mourir si tôt… Marianne, voyez-vous, lieutenant, c’est ma femme ; elle est jolie et jeune comme notre passagère que voilà, sauf le respect que je dois à madame.
Adolphe se retourna et vit madame Oppic derrière lui ; elle paraissait agitée. Jacques continua :
— Vous n’êtes pas marié, monsieur Adolphe, et alors ça vous serait égal de mourir, pas vrai ? Un garçon, qu’est que ça fait ? ça ne fait de tort à personne, à moins qu’il n’ait sa vieille mère ! Un homme marié, c’est ben différent. Il y a un an, je n’aurais pas eu la moindre peine de m’en aller là-haut ou là-bas, dame, je ne sais pas lequel ; maintenant je barguignerais, oui, à appareiller pour l’autre monde. C’est drôle, comme ça vous attache, une femme : Le cœur de l’homme, sans comparaison, est le fond où la femme jette l’ancre. Marianne a trouvé là un bon mouillage, sans me vanter, lieutenant.
— Oui, tu es un brave homme, Jacques, je le sais, et ta femme doit être heureuse.
— Oh ! que oui, qu’elle est heureuse ; quand je suis à terre, s’entend ! C’est une bonne créature, et, pour le mal que je vous veux, je vous en souhaiterais une comme ça… Mais que je suis bête de parler de mariage, pendant que nous sommes si près d’aller dans l’éternité sans feuille de route.
— Vous croyez donc, monsieur Jacques, que nous sommes perdus sans ressource ? dit madame Oppic vivement.
— Perdus ! ça se pourrait ben ; car nous sommes ici à la grâce de Dieu et de Notre-Dame-de-la-Garde. Voyez-vous, c’est un coup de dé ; nous pouvons gagner, mais il y a dix à parier contre un que nous devons perdre.
— Gardez votre peur et vos prévisions pour vous, reprit Adolphe d’un ton sévère.
— Excusez, lieutenant ; mais ce n’est pas la peur qui me fait parler ainsi. Madame me demande mon idée sur le danger où nous sommes ; je lui dis ce que je pense, parce que dans des momens comme ceux-ci il ne faut pas mentir et tromper une personne qui p’t-être ben n’est pas fâchée d’avoir un moment pour régler ses comptes avec la terre…
— Jacques ! s’écria le lieutenant, vous tairez-vous ?
Cette parole, prononcée avec autorité, imposa silence au matelot, dont le bavardage avait fait un mal visible à ses deux interlocuteurs. Adolphe alla se rasseoir sur le banc de quart où le suivit madame Oppic, qui, penchant sa tête sur l’épaule de son mari, lui dit en pleurant : « Quelle nuit de noces, mon ami !
— Affreuse, en effet !
— Et sans lendemain, peut-être !
— Non, reprit avec inspiration Adolphe qui sortit de l’abattement dans lequel il était plongé depuis long-temps, comme d’un sommeil que le cauchemar a rendu douloureux ; non, le mal n’est pas si grand que tu le crois, et que j’ai eu la faiblesse de le croire moi-même un moment ! Nous ne périrons pas ici ». Il ajouta avec tendresse : — Rassure-toi… Que de délicieuses nuits suivront cette nuit d’angoisses et de terreurs ! Eh mais, cette nuit n’a-t-elle pas son charme ?
— Je commence à le croire, Adolphe.
— N’est-ce rien que de pouvoir parler d’amour en présence d’un péril aussi imminent ? N’y a-t-il pas quelque chose de grand et de beau dans cette situation de deux amans qui deviennent époux, n’ayant, pour témoins de leur union, que Dieu et la mort ?
— Oui, cela est grand pour vous qui avez une âme forte ; mais pour une femme faible, et que l’amour soutient à peine au-dessus du précipice !… Je ne puis me défendre d’un sentiment pénible qu’il faut que tu me pardonnes, Adolphe : maintenant, j’ai peur. D’abord j’étais pleine de confiance, parce que je te voyais tranquille ; je t’ai vu tout-à-l’heure doutant du sort et de toi-même ; j’ai frémi. De funestes pressentimens m’accablent.
— Je te l’ai dit, Désirée, rassure-toi. Vois, que le ciel est beau ! la mer et le vent sont favorables à notre navigation ; rien n’annonce un changement qui puisse nous alarmer. La brise nous seconde, et ne soulève pas les lames de manière à fatiguer le bâtiment et à faire craindre pour sa mâture. Si les circonstances où nous sommes restent les mêmes, si nous veillons toujours avec soin à comprimer l’incendie, avant peu de jours, nous aborderons une des Antilles. La Julie marche bien, tu le sais.
— Oui, mais si nous trouvons la tempête ! reprit en soupirant, madame Oppic.
Puis, elle ajouta avec un de ces accens de l’âme, que la plume est impuissante à caractériser : — S’il me fallait mourir avant d’être ta femme, Adolphe !…
Un regard qui brilla au milieu de la nuit comme un éclair magique, accompagna cette parole et porta dans le cœur du lieutenant une angoisse où le bonheur d’être si énergiquement aimé était combattu par de sinistres craintes. Adolphe fit cependant effort sur lui-même pour se débarrasser des idées dont il était obsédé, et que l’amour assombrissait encore ; il affecta la gaîté, et donnant à madame Oppic son premier baiser d’époux, lui dit en riant : — Folle que tu es ! tiens, voilà la signature du contrat.
Quel effet produisit sur ceux qui l’entendirent cet embrassement inattendu ? Ce n’était ni le temps, ni le lieu de faire des commentaires ; on en fit pourtant, mais si bas, qu’aucune imprudente parole n’en arriva aux oreilles du jeune officier. Que lui importait d’ailleurs le jugement des hommes dans une circonstance pareille ? M. Dupuis qui était appuyé sur le plat-bord, et regardait machinalement ce qui se passait vers le banc de quart, prononça entre ses dents quelques mots latins et se signa deux fois. C’était un exorcisme qu’il proférait. Il était trop bon, trop indulgent pour soupçonner la vertu de madame Oppic, et accuser Adolphe ; il croyait à une malédiction du diable, et il cherchait à en combattre les funestes conséquences. Le pauvre homme fut pris d’un tremblement que le jour ne fit pas cesser ; l’espèce d’hallucination sous l’influence de laquelle un baiser donné l’avait mis se dissipa à peine, lorsque tous les passagers lui eurent affirmé que le démon n’était pour rien dans la scène dont il avait été effrayé, et que c’était la chose la plus naturelle de voir deux jeunes gens s’aimer et se le témoigner. — Mais, pas quand l’éternité est là, près de commencer pour eux, objecta le second, à moins qu’ils ne soient fous.
— L’amour est une folie, répliqua un vieux marchand juif, dont l’idée fixe était la fortune qu’il poursuivait depuis soixante ans sur toutes les mers, sans l’avoir rencontrée encore.
— Vous avez raison, M. Samuel, il n’y a de sagesse que dans l’amour de Dieu.
— Et de l’argent, M. Dupuis.
La seconde journée fut plus calme que la première ; on commençait à s’accoutumer à l’idée de ce danger dont les progrès cachés échappaient à toutes les suppositions. Il semblait que vingt-quatre heures passées dans des transes douloureuses avaient dû user les sensibilités les plus délicates, et qu’avoir survécu un jour, c’était avoir conquis tout un avenir. La gaîté reparut sur la plupart des visages ; les plaisanteries reprirent leur cours ; on souffrit en riant ; on compta les privations auxquelles on était condamné, mais sans amertume et philosophiquement ; personne ne pensa à reprocher à M. Dupuis son inconcevable maladresse, dont il s’était confessé tout haut la veille, et qu’il rappelait naïvement à chaque plainte qu’il entendait, en demandant grâce pour cette faute ; les souvenirs de périls, au moins égaux à celui qu’on courait, et qui avaient épargné cependant les voyageurs, revenaient dans des conversations vives qui faisaient le tour du navire ; et après les récits, les chansons. Oui, les chansons !… Le capitaine ne partageait pas l’espèce de joie à laquelle tout le monde se livrait ; il était grave, réfléchi, abattu. On le vit plusieurs fois cacher sa figure dans ses deux mains, et l’en retirer toute baignée de larmes. Adolphe allait de temps en temps causer avec lui, et lui prodiguer les soins d’une piété vraiment filiale ; inutiles efforts, trop semblables à ces complimens de condoléance qu’on adresse aux malheureux dont ils redoublent le chagrin. On remarqua que madame Oppic était plus aimable qu’elle ne l’avait paru avant l’incendie ; elle ne tarissait pas de propos agréables ; elle était pleine de bienveillantes attentions. Ce n’était plus la passagère qui recherchait timidement un appui, dont une femme seule à bord d’un bâtiment a tant besoin ; c’était une sorte de reine, qui, sans le vouloir, sans s’en douter, exerçait une autorité d’esprit dont chacun avait à se louer. Elle partageait l’empire que le lieutenant gardait toujours, quoi qu’il eût pu faire pour le restituer aux deux officiers qui lui étaient supérieurs. Certains passagers en rirent peut-être, le plus grand nombre comprit cela très bien.
Un peu avant la soirée, le mousse s’aperçut que la cafetière à l’huile était vide, et qu’il n’y avait plus de quoi garnir la lampe de l’habitacle. Naviguer le jour seulement, et mettre en panne aussitôt que la nuit viendra, c’est se condamner par nécessité à doubler à-peu-près le temps du séjour à la mer ; c’est augmenter les chances d’accident. Cette réflexion si simple vint à tous les esprits. Un remède fût promptement trouvé au mal. (Les marins sont-ils jamais embarrassés ?) Maître Pierre monta dans la grande hune, et du milieu des haubans dit au capitaine : « J’aurai là-haut ce qu’il nous faut ; espérez un peu avant de vous tourmenter, capitaine ; nos gens ont sans doute des provisions entre le ton du grand mât et la caisse du mât de hune : je vais les chercher ». Un gabier se hâtait de monter pour en éviter la peine au maître d’équipage ; mais Pierre était arrivé, que le matelot n’atteignait pas encore la dixième enfléchure. Pierre se laissa affaler par un galhauban pour être plus tôt en bas, et il présenta à tout l’équipage, qui attendait le résultat de son exploration dans la cachette des gabiers, un petit pain de suif de trois ou quatre livres. « V’là notre affaire ; il y a de quoi faire une vingtaine de chandelles.
— Oui, dit Adolphe ; mais les mêches !
— C’est, pardieu, vrai ; les mêches ! du fil de caret donc ! reprit maître Pierre.
— Tenez, tenez, j’ai mieux que cela, dit en éclatant de rire madame Oppic ; voilà du coton.
— Du coton ! ma foi ça se trouve ben ; et où qu’il est ce coton ? répliqua Jacques, qui avait déjà effilé un morceau de bitord.
— En voilà, messieurs ; c’est le bonnet de M. le lieutenant. Madame Oppic tira en effet de la veste du lieutenant un bonnet de coton qui se trahissait par une belle houppe, sortie audacieusement de sa poche extérieure. – Vous permettez, n’est-ce pas, monsieur Adolphe ? et elle le lança à Jacques. Adolphe avait à peine eu le temps de s’apercevoir du larcin ; il se retourna étonné du côté de sa femme, qui, sans lui laisser dire un mot, s’approcha de son oreille et lui dit : « Faites ce sacrifice à tous, et à moi en particulier… Je n’aime pas les bonnets de coton.
Chacun fit sa chandelle, et madame Oppic comme les autres, bien qu’on l’eût engagée à épargner ses jolies mains. — S’il nous en reste une, se prit à dire gaîment Adolphe, nous la brûlerons à la bonne Vierge.
C’était une provocation à M. Dupuis, qui n’y répondit pas. — La vierge Marie n’aime peut-être pas l’odeur du suif, reprit maître Pierre.
M. Dupuis, offensé cette fois : — L’odeur du suif ne l’incommode pas plus que celle de méchans chrétiens comme vous n’incommode Lucifer quand ils rôtissent.
Madame Oppic fit un signe à Adolphe et au maître d’équipage, et cette conversation, qui déplaisait au dévot Provençal, n’alla pas plus loin.
… À force de soins, et grâces à une continuité de beau temps, le huitième jour après la rupture de la caisse de vitriol, la Julie attérit à la Martinique. Elle fit des signaux pour prévenir le commandant d’un bâtiment de guerre, mouillé sur la rade de Saint-Pierre, que le feu était à bord, et qu’elle avait besoin de prompts secours. Une chaloupe, munie d’une pompe à incendie et de vivres frais, fut expédiée aussitôt par l’officier militaire. L’équipage de la Julie était exténué de fatigue et de faim. Les matelots de la chaloupe manœuvrèrent le navire pour l’entrer dans la baie. Un chirurgien présida au premier repas, et modéra l’ardeur des pauvres affamés. Tout le monde fut débarqué et conduit à terre ; puis, pour éteindre le feu qui n’avait pas discontinué, on alla échouer le bâtiment près de la côte. On fit à l’un de ses flancs, un peu au-dessus de la quille, une large ouverture qui remplit d’eau la cale où l’acide sulfurique avait promené sa substance incendiaire. Quelques jours après, on épuisa cette eau, et l’on songea à retirer les marchandises : mâture et marchandises, tout était calciné. La plupart des étoffes brûlées avaient conservé leur forme. On ne trouva intactes que peu de pièces de toiles, placées vers l’arrière du grand mât. Le feu s’était arrêté, ou, pour mieux dire, il n’était pas arrivé à la soute, qui renfermait le baril de poudre, dont l’absence sur le pont avait causé de si grandes inquiétudes. Presque toute la fortune de madame Oppic avait été détruite ; il ne lui resta que pour 6,000 fr. environ de dentelles, comprises dans un petit ballot que par hasard on avait tiré du faux-pont au moment du déménagement. C’était une faible dot pour Adolphe ; mais il n’avait pas songé à une dot quand il avait accepté l’offre de la femme qu’il aimait.
Vous pouvez croire que les passagers étaient sur la plage quand cette exploration affligeante fut faite. Les larmes coulèrent plus d’une fois. Tant qu’avait duré le voyage auquel l’incendie semblait à toute heure devoir mettre un terme fatal, on s’était cru trop heureux si l’on sauvait sa vie ; lorsqu’on eut touché la terre, l’espoir d’une préservation pour quelques parties de fortune frappa toutes les têtes. Le sacrifice qu’on avait déjà fait, on en vint à le marchander ; on trouva le ciel avare, injuste, implacable ; on se perdit en plaintes, en malédictions, en blasphèmes. Madame Oppic ne pleura pas ; elle avait sauvé le plus précieux des biens pour elle. Adolphe était content aussi ; cependant sa pacotille brûlée lui revint un instant en mémoire. M. Dupuis, tranquillement assis à terre, entouré de son manteau, regardait d’un œil sec et indifférent la scène qui se passait autour de lui. – Il faut être bien philosophe pour ne pas laisser échapper un soupir à l’aspect d’un si grand désastre, dit le lieutenant, que cette apparence de résignation étonnait.
— C’est peut-être plus que de la philosophie, mon ami, reprit madame Oppic.
Le vieux Samuel furieux : — De la philosophie ! madame ; dites de l’imbécillité !
Cette insulte n’émut pas M. Dupuis, qui était comme ravi en extase, et absolument insensible. Le Juif s’avança alors vers lui, et le secouant avec force : — Eh bien ! tête chrétienne, voilà pourtant le résultat de tes sottises inspirées ! Pleure donc au moins avec nous !
— Moi pleurer ! monsieur Samuel ; non : je rends grâces à la Vierge, qui nous a préservés de la mort.
— Oui ! ta Vierge !… s’est-elle su seulement préserver elle-même ? Où est-elle ? Elle a fondu avec les bougies du capitaine.
— La voilà, dit naturellement le second, qui n’avait pas joué une comédie dont il voulait que le dénoûment eût de l’éclat.
Et pour la montrer, il souleva son manteau, sous lequel était cachée la statuette de cire, qu’il était allé chercher à bord un quart d’heure auparavant.
— La voilà ! répétèrent tous les assistans, que cette apparition confondit.
C’était elle en effet. M. Dupuis sourit de l’impression que la vue de cette image, intacte quand tout avait péri, produisait sur tous ses compagnons, et d’un ton convaincu il prononça ces mots, après lesquels Samuel lui-même se découvrit avec respect : — Il fallait un miracle pour nous sauver : le miracle s’est fait.
La scène qu’on vient de lire n’est point historique ; les principaux détails le sont pourtant. Le drame appartient à l’auteur. Le fait sur lequel il est fondé se reproduisit deux fois au commencement de la restauration, sur des navires partis du Havre, l’un en 1816, l’autre en 1817. Le second de ces bâtimens était un brick nommé la Jeune Sophie, commandé par M. Devaux. Il allait aux îles de France et de Bourbon. Le premier était aussi un brick dont je ne sais pas le nom ; il se rendait à la Havane. L’incendie de la Jeune Sophie eut lieu dans des circonstances plus terribles encore que celles où j’ai placé la Julie. La mer était très mauvaise ; les vents menaçaient le bâtiment dans sa mâture, que le feu travaillait par en bas, et dans sa voilure, qui ne pouvait pas être changée, parce que les voiles de rechange avaient été enfermées avec le reste dans l’entrepont. Quatre jours après celui (5 août 1817) où l’incendie éclata, les bordages étaient réduits à une épaisseur de trois lignes environ ; ils avaient perdus plus de trois pouces et demi. Le capitaine Devaux, qui était à cent lieues de toute terre quand le feu se manifesta à son bord, se décida à aller chercher la Trinité, île déserte qui ne pouvait offrir aucune ressource aux naufragés, mais sur laquelle on débarquerait pour se sauver de la mort, que tout rendait imminente. Le 10 août, à quatre heures du soir, il fit côte, en effet, dans une des baies de l’île, et saborda son navire à la flottaison, pour le remplir d’eau et éteindre l’incendie. Le bâtiment fut brisé par les vagues. Treize personnes qui n’avaient pu mettre encore le pied sur le rocher de la Trinité, se jetèrent dans la chaloupe, à-peu-près sans vivres, et y restèrent deux jours, n’ayant plus pour se nourrir qu’un peu de beurre salé infecté par le vitriol. Le 20 août, le capitaine, son lieutenant M. Girette, M. d’Amerval l’armateur de la Jeune Sophie, et cinq matelots, se décidèrent à tenter les chances d’une pénible navigation pour aller à Rio-Janeiro demander du secours pour leurs compagnons qu’ils laissaient sur l’île. La chaloupe franchit heureusement les deux cent quarante lieues qu’elle avait à faire, malgré les difficultés que lui opposait une mer très houleuse. Pendant que M. Devaux obtenait à Rio qu’un navire portugais irait prendre à la Trinité les dix-neuf personnes qui y étaient restées, ces malheureux étaient sauvés par un brick américain qui passait par hasard auprès de l’île.
Le bâtiment dont le nom m’est inconnu, mais dont j’ai suivi à-peu-près l’histoire, se trouvait, je ne sais pourquoi, hors de sa route, quand une caisse renfermant de l’huile de vitriol se brisa et mit le feu dans le faux-pont. J’ignore quelle fut, dans cette circonstance difficile, la conduite du capitaine et de son second ; je n’ai voulu calomnier ni l’un ni l’autre en prêtant seulement au troisième officier du navire l’énergie nécessaire pour sauver l’équipage. Je n’ai pas cherché à raconter ce qui fut, mais à peindre ce qui a pu être ; il entrait dans mon plan de faire une chose générale : je dois avertir cependant le lecteur que j’ai entendu dire qu’un des officiers du brick était un homme fort dévot, et que, par un hasard étrange, la vierge de cire qui lui appartenait fut préservée de la destruction. Cette particularité m’a été affirmée par M. Fleuriau, capitaine de vaisseau, qui commandait alors en qualité de lieutenant le brick de guerre l’Euryale, en station à la Martinique, et par mon camarade M. Aubry-Bailleul, lieutenant de vaisseau, alors aspirant de première classe, qui commandait l’embarcation envoyée par le capitaine de l’Euryale au secours du brick incendié. Le lieutenant qui joue le principal rôle dans la scène qu’on vient de lire, était, je crois, fils de M. Robin, qui s’acquit dans la dernière guerre une bonne renommée comme capitaine de vaisseau. Il est inutile d’ajouter que le personnage de la passagère n’est point historique, pas plus que ceux des matelots dont les noms se trouvent dans mon récit. La farine transformée en mastic, le suif des gabiers roulé en chandelles, et le bonnet de coton du lieutenant servant à faire des mèches, sont des détails qui m’ont été donnés pour vrais.
— À bord d’un bâtiment de guerre, le premier soin, quand le feu se déclare, est de mettre des factionnaires aux sabords et aux embarcations, pour empêcher la fuite des hommes qui seraient pris par la peur. Il faut que tout le monde coure les mêmes chances, et que chacun participe aux fatigues que l’évènement prépare à l’équipage. Je pourrais citer un grand nombre de cas remarquables d’incendies qui prouvent ce qu’il y a d’élévation et de courage chez les hommes de mer, dans les plus graves occurrences ; je me contenterai d’en mentionner un des plus récens. En 1829, à Smyrne, le feu prit dans la soute au charbon du vaisseau le Conquérant, le 30 octobre, à neuf heures du soir. On vint aussitôt avertir M. l’amiral de Rigny, qui avait son pavillon à bord. Il descendit dans la batterie basse, où on parlait de fermer les sabords pour empêcher quelques matelots de s’en aller à la nage. Le général s’y opposa en disant tout haut : « Qu’on laisse tous les sabords ouverts, monsieur le commandant ; je suis sûr qu’il n’y a pas ici un homme assez lâche pour fuir et laisser ses camarades dans le danger. » On ne songea plus qu’à l’incendie, dont à deux heures du matin on s’était rendu complètement maître. Tout se passa avec tant de calme, qu’aucun des bâtimens français et étrangers qui étaient sur la rade de Smyrne ne s’aperçût que quelque chose d’extraordinaire agitait l’intérieur du Conquérant. L’ordre ne cessa pas de régner un moment dans ce grand désordre ; l’équipage fut admirable de zèle, d’obéissance, d’adresse et de dévoûment, Aussi M. le vice-amiral de Rigny écrivit-il, le 5 novembre 1829, au ministre de la marine : « Je puis dire qu’il n’y a eu d’autre confusion que celle qui résultait de l’empressement de tous à se porter aux endroits les plus dangereux. Je dois ce témoignage au commandant, aux officiers et à tout l’équipage ; mais je citerai particulièrement le lieutenant de vaisseau Alix, second du vaisseau (et j’appelle sur lui la bienveillance de votre excellence), le maître canonnier Thomas, le maître charpentier Bouziac, et le second maître Daniel[3]. »
Affaler (s’). Se laisser glisser le long d’un mât ou d’un cordage. Tout le monde a vu des enfans quitter si rapidement les hauteurs d’un mât de cocagne ; c’est ainsi que les matelots s’affalent le long des mâts de perroquets et d’embarcations, et le long des principaux cordages. Ce mot est de la même famille qu’aval (en descendant), avalanche, c’est la vieille expression des mariniers : avaler, descendre.
Alizés. Les vents alizés sont des vents réguliers qui, entre les tropiques, soufflent presque toujours de l’est à l’ouest. On conçoit que la Julie étant, au moment de son malheur, à l’est, c’est-à-dire, au vent des Antilles, il y a peu de difficultés pour elle à gagner la Martinique. C’est une navigation vent arrière, ou vent en poupe, comme on dit dans le monde poétique, qui n’est pas marin.
Appareiller. Un bâtiment qui met à la voile pour quitter le mouillage appareille. Ce mot vient du latin apparare, apprêter, faire des préparatifs. L’appareillage comprend, en effet, les apprêts que font les gens du navire pour le sortir d’une rade ou d’un port, et le mener à la mer.
Arrimer. C’est le même mot qu’arranger. Il est employé pour désigner l’action de disposer toutes les parties de la charge d’un vaisseau dans son intérieur. Par extension, les marins disent de tout ce qu’ils arrangent qu’ils l’arriment. Si je voulais me donner un régal d’étymologiste, je ferais venir arrimer du latin, ad, dans, et rimam, trou, qui exprimeraient par leur réunion l’idée de remplir le vide de la cale d’un bâtiment en armement. Peut-être serait-il moins raisonnable de voir arrimer dans arithmos, nombre, rithmos, mesure, ou armos, arrangement.
Artimon. Le nom du mât le plus rapproché de l’arrière d’un navire à trois mâts verticaux ; le nom de la voile qui s’attache à ce mât. Cette voile a une forme qui se rapproche de celle du trapèze ; sa fonction est de forcer l’avant du vaisseau à se rapprocher de la ligne ou lit du vent. C’est un auxiliaire du gouvernail dans ce service.
Baderne. Terme de mépris en usage pour caractériser les marins âgés qui n’ont plus l’énergie nécessaire au métier, ou ceux qui sont incapables de fortes résolutions. C’est le synonyme de ganache. D’où vient-il ? Je n’ose dire qu’il vient du mot anglais bad, qui signifie mauvais, qui ne vaut rien ; il est plus souple de le trouver dans baderlo, musard, mot italien dont nous avons fait badaud.
Banc de quart. C’était un large banc à dossier destiné à l’officier de service ; il était placé en avant du mât d’artimon. Ce banc n’existe plus à bord des bâtimens de guerre français ; on l’a remplacé par une espèce de petit plancher à caillebotis (treillis en bois) appliqué à la muraille du navire, sur le gaillard d’arrière, entre le grand mât et le mât d’artimon. Ce plancher a conservé le nom de banc de quart, quoique sa forme n’ait aucune analogie avec celle de l’ancien banc.
Barre du gouvernail. On l’appelait autrefois timon, et ce nom lui est resté sur les rivières. Elle est de bois ou de fer, manœuvrée à l’aide d’une roue, d’une corde qui passe dans deux poulies fixées à chacun des bords du navire, ou seulement à la main. La barre change de forme, de matière et d’installation selon le bâtiment. Quelques navires, mais ce sont ceux d’une petite dimension, ont leur barre implantée extérieurement dans la tête du gouvernail ; on conçoit aisément que la combinaison des chaînes ou drosses qui la font mouvoir doit être tout-à-fait contraire à celle des agens qui la dirigent quand elle est dans l’intérieur du bâtiment, ou qu’il faut la compliquer pour que la manœuvre du gouvernail soit la même.
Bitord. Cordage composé de deux ou plusieurs fils de caret tordus ensemble. Son nom dit assez que dans l’origine il n’admettait que deux fils (bis tortus).
Brai. Matière résineuse qui sert à enduire la coque des bâtimens et à remplir les coutures ou intervalles qui séparent deux bordages adjacens.
Brise. Vents légers, accidentels, qui apparaissent à de certains momens ou à des heures fixes dans de certaines localités, et qui ont peu de durée. Les brises sont quelquefois fortes, quelquefois même violentes ; elles prennent alors le nom assez beau de brises carabinées.
Caisse d’un mât. C’est la base quadrangulaire du mât de hune et du mât de perroquet.
Cale (la). Partie de l’intérieur du bâtiment comprise entre la carlingue (pièce qui recouvre la quille) et le premier plancher (le faux-pont).
Calfater. Remplir d’étoupes les coutures du bâtiment. Les calfas sont l’objet de mille plaisanteries. L’exercice de leur profession exigeant peu d’intelligence ; le bruit qu’ils font en frappant de leur marteau sur le ciseau, qui a son point d’appui au corps retentissant du navire ; ce bruit les empêchant de communiquer par la parole avec leurs camarades, les matelots ont établi à priori la stupidité des calfats.
Capitaine. Celui qui commande le bâtiment ; c’est le mot latin caput francisé.
Coq. Matelot qui fait la cuisine à l’équipage. Son nom est aussi antique que celui du capitaine. Le coq descend du cuisinier romain Coquus ; il y a loin de ce pauvre et malpropre serviteur aux cuisiniers d’Apicius, de Lucullus ou de Néron.
Écoutille. Ouverture quadrangulaire qui sert à la communication d’un pont à l’autre. Cette trappe, pratiquée dans l’épaisseur du plancher, reçoit ordinairement un escalier ou échelle à marches plates et larges, assez incliné pour que, au moment du roulis, la personne qui descend ou qui monte perde le moins possible l’équilibre.
Équipage. Les Anglais l’appellent ship’s people, le peuple du vaisseau, comme les Hollandais scheeps volk. L’équipage se compose de tous les hommes embarqués pour le service du bâtiment, à l’exception de l’état-major. Le mot équipage, appliqué aux harnais du cheval, vient évidemment de equum parare, préparer ou parer le cheval ; tout ce qui ensuite est devenu costume complet, parure, ensemble d’outils et ustensiles, s’est appelé équipage ; on a un équipage de guerre et de chasse, équipage de canon : on a pu avoir équipage de navire, pour exprimer le gréement, et par extension, les hommes. Plaute dit quelque part, en parlant d’un navie : Equus ligneus, le cheval de bois.
Enfléchures. Échelons en cordes attachés aux divers haubans de chaque mât.
Faux-pont. Le pont ou plancher qui recouvre la cale, et, par extension, la partie du navire comprise entre ce plancher et le pont supérieur.
Gabier. Matelot chargé du service des hunes. Les hunes s’appelaient autrefois gabies de l’italien gabia, cage. C’était, en effet, de petites cages ou huttes où les gabiers se tenaient pour faire la vigie ou veille.
Gaillard, autrefois tillac. Partie du pont qui recouvre une des extrémités du bâtiment ; sa position le nomme : ainsi, il y a le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière ; ils communiquent par deux chemins appelés passe-avants.
Galhauban. Long cordage descendant du capelage ou tête du mât de hune et du mât de perroquet, jusqu’au point d’attache des bas-haubans. Il aide les haubans dans leurs fonctions.
Habitacle. Sorte d’armoire qui renferme deux boussoles ou compas de route.
Haubans. Les cordages principaux du gréement d’un navire. Ils servent de points d’appui latéraux aux mâts.
Hunes. Voir Gabier.
Jusant. Le reflux. Action périodique de la mer, qui se retire pendant six heures, après avoir monté pendant le même temps.
Lame. Vague se dit très rarement ; lame est plus marin. Les deux mots expriment la même chose, une partie de la surface de la mer soulevée par le vent, allant çà et là (vagans), sans forme positivement déterminée, et inconstante (vaga), ayant quelquefois l’épaisseur et les ondulations d’une lame de métal flexible (lamina).
Lieutenant. Le troisième officier à bord d’un bâtiment de commerce.
Maître d’équipage. Premier officier marinier d’un navire ; il commande aux matelots, et tous les officiers lui commandent. Il a spécialement soin du gréement du vaisseau.
Mèche du gouvernail. La pièce principale du gouvernail. Elle est en chêne. Sa tête est percée pour recevoir la barre.
Misaine. Nom du mât vertical qui se trouve sur l’avant du bâtiment ; nom de la voile attachée à la vergue que le mât de misaine porte à sa tête C’est le mât d’artimon que les Anglais appellent mizen ; les Hollandais désignent par fok la voile de misaine. Ce même mot, employé à désigner des choses diverses, laisse beaucoup de doutes sur son étymologie. Misaine vient peut-être de mesos, milieu, qui aurait d’abord désigné le mât ou la voile du milieu du navire, et qui ensuite aurait été appliqué arbitrairement à la voilure de l’avant ou de l’arrière.
Mouillage. Endroit où un bâtiment jette l’ancre.
Octant. Instrument propre à de certaines observations astronomiques telles que les hauteurs et les distances des astres.
Ouvre l’œil !. Attention !
Panneau. Espèce de couvercle pour les écoutilles. Par corruption, on appelle panneaux les écoutilles elles-mêmes.
Panne. État du navire qui ne marche pas, parce qu’on a orienté ou dirigé les voiles de telle sorte que le vent dominant dans les unes et sur les autres, les premières tendent à faire aller le bâtiment de l’avant, et les autres à le faire culer ou aller de l’arrière. C’est dans la combinaison de ces deux efforts que consiste la panne.
Pigoulière. Bateau et chaudière où l’on fait chauffer le brai. L’un et l’autre sont toujours fort sales ; aussi est-il permis de croire que pigoulière vient de l’anglais pig, cochon.
Pont. Plancher qui met à l’abri, pendant les mauvais temps, le fond en creux du bâtiment contre l’envahissement de la mer, qui tombe à bord du navire en grosses lames appelées paquets. Les ponts partagent le vaisseau en plusieurs étages.
Quart. Garde du bâtiment. Elle se partage en cinq intervalles de temps, quoique le nom de quart indique qu’en effet elle doit comporter la quatrième partie du jour. La nécessité a fait le partage par cinq. Mais les cinquièmes ne sont pas égaux ; ceux de la nuit, égaux entre eux, sont plus petits que ceux du jour, et cela parce que le service de nuit est plus fatigant que l’autre. Ainsi le premier quart est de midi à six heures ; le deuxième de six heures à minuit ; le troisième de minuit à quatre heures du matin ; le quatrième de quatre heures à huit heures ; le dernier de huit heures à midi. Chaque partie de l’équipage fait un quart, à tour de rôle. Les officiers ne font d’ordinaire et quand ils sont assez nombreux, que des quarts de quatre heures ; cette différence, entre la durée du service des matelots pour la garde du bâtiment et celle du quart des officiers, est toute simple. Si la fatigue corporelle est un peu moins grande pour ces derniers, l’attention constante que leur impose la responsabilité est une charge qui pèse sur eux bien autrement que le travail manuel des matelots. Le grand quart est celui de six heures à minuit, parce que l’équipage qui quitte le service à minuit doit le reprendre à quatre heures, et n’a eu, par conséquent, que quatre heures de repos au lit. Le quart du jour commence à quatre heures du matin.
Quartier de réduction. Instrument de carton fort imparfait qui sert mesurer la route, et à déterminer la position du bâtiment.
Quille. Pièce de bois à laquelle s’attachent les pièces principales de la carcasse du navire ; elle sert de point d’appui à tout l’édifice. C’est la partie du bâtiment qui, par conséquent, est la plus profondément enfoncée dans la mer.
Roulis. Mouvement de droite (tribord) à gauche (babord) et de gauche à droite, occasionné par le soulèvement de la lame. Quand la mer est creuse c’est-à-dire quand les lames sont hautes et font de grands vallons entre leurs montagnes, le roulis d’un bâtiment petit ou peu chargé est considérable, à ce point que parfois, dans sa rotation, le navire descend l’extrémité de ses basses vergues jusqu’au plan de l’horizon.
Second. L’officier qui est immédiatement après le capitaine ; son nom le dit du reste.
Soute. Magasin grand ou petit, formé par des compartimens établis dans l’intérieur du navire.
Tangage. Mouvement de l’avant à l’arrière que fait un bâtiment lorsque soulevé par une lame qui le prend à la poupe ou à la proue, il tend à reprendre la position horizontale. Le tangage, quand il est fort, fatigue beaucoup le vaisseau, dont il désunit les différentes parties.
Timonier. Matelot qui est à la barre du gouvernail.
Ton d’un mât. La partie supérieure du mât, autour de laquelle les haubans et les étais sont attachés comme des colliers ou des cravates.
- ↑ Le récit qu’on va lire appartient à un ouvrage en deux volumes, intitulé Scènes de la vie maritime, que M. A. Jal se propose de publier prochainement. Ce livre, écrit pour les marins et les gens du monde, est composé de drames, descriptions, scènes, portraits, etc. Chaque chapitre est suivi de notes historiques, explicatives des termes de marine, littéraires et étymologiques.(N. du D.)
- ↑ Anguille de mer.
- ↑ Ce dernier fut assassiné quelque temps après à Smyrne, dans une rencontre avec des Maltais qui lui fit beaucoup d’honneur. Sa mort est le sujet d’un des chapitres des Scènes maritimes.