Souvenirs d’une actrice/Tome 1/15

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Dumont (Tome 1p. 205-216).

XV

Le mariage de Fabre d’Églantine.


Dans une de ces soirées, dont Fabre d’Églantine faisait souvent partie, on se racontait toutes sortes d’anecdotes. Un jour que l’on parlait à Fabre de son mariage avec mademoiselle Lesage, il nous raconta d’une façon fort plaisante comment l’opéra du Magnifique lui avait servi à enlever sa femme.

Le Magnifique, opéra de Sedaine, musique de Grétry, ne se joue plus depuis longtemps, et peu de personnes en ont conservé une légère idée. On citait le morceau du Quart-d’Heure, qui dure juste ce temps, et fait le principal intérêt de la pièce : il fut aussi la principale cause du mariage de Fabre.

Un tuteur garde avec soin une jeune et belle fille qui lui a été confiée. Son père, en partant pour les Indes, a transmis tous ses droits sur sa fille et sur ses biens au seigneur Aldobrandin. Le laps de temps qui s’est écoulé, sans qu’on n’en ait reçu aucune nouvelle, fait croire que ce père n’existe plus. D’après cela, Aldobrandin, qui convoite la fortune, cherche à se l’assurer en épousant sa pupille. Comme presque toutes les pupilles de comédie, elle ne connaît que son tuteur ; plus docile, elle s’est résignée à sa volonté ; mais ce fripon d’amour, qui n’a jamais fait autre chose que de se jouer des jaloux, vient traverser ses projets.

Un beau seigneur, connu à Florence par sa richesse, sa bonne mine et sa générosité, qui l’a fait surnommer le Magnifique, a entendu parler vaguement d’une beauté mystérieuse. Il a fait peu d’attention à ces discours ; mais, un jour de solennité publique, il aperçoit sur un balcon la plus charmante personne qu’il ait jamais rencontrée sur son chemin. Le beau Florentin, attirant tous les regards par la magnificence de sa suite, son superbe coursier et sa bonne grâce à le manier, ne pouvait manquer d’attirer l’attention de la jeune pupille. Leurs yeux se rencontrèrent, et cette étincelle électrique, ce magnétisme du cœur, qui fait qu’on se comprend sans s’être jamais parlé, qui fait rêver à un objet à peine entrevu, ce magnétisme qui existait avant que le mot n’en fût inventé, les frappa tous deux au même instant. Rentrée dans sa retraite, la jeune fille fut triste et rêveuse, et au milieu des fêtes, le seigneur Octavio ne cessa de penser à cette charmante apparition. Il parla au seigneur Aldobrandin, dans l’espoir qu’on pourrait lui donner quelques renseignements sur sa pupille ; mais personne ne savait rien sur cette merveille constamment dérobée à tous les regards.

Le lendemain, il fait venir dans son palais un certain Fabio, espèce de Figaro ; celui-ci n’est point barbier, mais courtier d’affaires des gens importants de Florence, et fort au courant de ce qui s’y passe. Il a surtout une grande connaissance en chevaux, ce qui fait qu’on l’emploie pour toutes les acquisitions de ce genre. Le Magnifique possède le plus beau haras du pays, et le seigneur Aldobrandin, qui est grand amateur, a remarqué, le jour de la course, la haquenée du Florentin avec autant de plaisir que celui-ci a admiré sa pupille. Tous deux s’adressent à Fabio par un motif bien différent : le tuteur veut faire l’acquisition du cheval. Octavio, charmé d’apprendre qu’il peut y avoir quelques rapports entr’eux, répond à la proposition de l’avare tuteur par ces mots : « Ma haquenée n’est point à vendre ; cependant, comme je voudrais de tout mon cœur obliger le seigneur Aldobrandin, je la lui céderai pour dix mille ducats. »

On pense que le seigneur Aldobrandin trouve cette somme exorbitante, et qu’il aime mieux renoncer au cheval que de le posséder à ce prix. Après plusieurs pourparlers, par l’entremise de Fabio, Octavio, voyant l’extrême envie du tuteur, et cherchant à l’exciter, se résume ainsi : « J’ai entendu vanter la beauté de la pupille du seigneur Aldobrandin, je désirerais savoir si son esprit est égal à ses charmes ; qu’il me permette de causer un quart-d’heure avec elle, en sa présence, mais sans qu’il puisse nous entendre, et mon cheval est à lui. »

Le tuteur, choqué de la proposition, la rejette avec indignation ; cependant il s’en occupe. Fabio, qui trouve qu’un quart-d’heure de conversation pour un cheval de dix mille ducats est un marché excellent, l’engage beaucoup à l’accepter ; il lui chante même à ce sujet un morceau très bien fait sur les détails de la beauté et des qualités du cheval, l’assurant qu’il n’a point vu de plus fier animal[1]. Enfin, à force d’y réfléchir, le tuteur trouva un moyen de concilier son avarice et sa jalousie, après avoir fait prier le Magnifique de venir chez lui afin de connaître s’il peut lui permettre de

Causer, jaser, en tout honneur,

Sans nulle expression badine.
Sans nul mot qui choque son cœur.

Le tuteur tient surtout à être présent.

Eh bien ! soit, vous serez présent,
Mais vous ne nous entendrez pas,
Et vous vous tiendrez à dix pas.


Les choses bien convenues, l’heure prise, le tuteur est assez embarrassé de s’en expliquer avec sa pupille ; il cherche d’abord à exciter son indignation, l’assure qu’il n’a consenti que pour punir ce jeune homme de sa présomption, et qu’il attend d’elle qu’elle lui témoignera son mépris en ne répondant pas un mot aux discours qu’il pourra lui tenir : d’ailleurs il sera présent et observera attentivement.

L’acte commence. Clémentine est placée près d’une table sur laquelle l’on voit une corbeille de fleurs ; elle tient à sa main une rose. Le Florentin arrive, la salue profondément ; il est paré de tout ce que le désir de plaire a pu lui suggérer de plus élégant. Le tuteur se place à dix pas, il tient à sa main une montre ; Octavio remet la sienne à Fabio, et le quart-d’heure commence (je joins ici les paroles pour l’entente de la scène) :

Pardonnez, ô belle Clémentine,
Le propos que je vais tenir,
Mais je n’ai qu’un instant à vous entretenir,
Et cet instant me détermine
À risquer sans détour l’objet de mon désir :
De vous dépend le bonheur de ma vie !
J’ai pour vous le plus tendre amour,
Et je désire, hélas ! par un juste retour,
Voir votre main avec la mienne unie.
Répondez moi, je vous en prie ?
Quoi ! pas un mot, pas un seul mot ! Dieu ! quel silence !
Oh ! ciel ! que faut-il que je pense ?
Serait-ce du mépris ? Non, non. Que pourrait-ce être ?


Clémentine tourne languissamment la tête vers son tuteur.

Ah ! je le vois,
Votre tuteur vous fait la loi !
Il vous force, par sa présence,
À garder ce cruel silence.

. . . . . . . . . . . . . . .

Mais on peut tromper son adresse,
L’amour me donne le moyen
De briser l’indigne lien
Dont la contrainte à la fois blesse
L’amour et la délicatesse,

Mon honneur et votre sagesse.
Ah ! à vous approuvez mon dessein,
Ouvrez ces doigts charmants, laissez tomber la rose
Que vous tenez à votre main.
Ce signal à l’instant dispose
De nos deux cœurs et fixe mon destin.
Tombez, tombez, rose charmante,
Tombez aux pieds de mon vainqueur,
Devenez l’organe du cœur,
Devenez pour nous éloquente ;
Et que la plus charmante fleur,
De la beauté la plus charmante,
De la flamme la plus ardente,
Soit l’interprète, etc., etc.


Il sollicite la belle Clémentine assez longtemps pour que le quart-d’heure s’écoule ; la rose tombe et elle disparaît. Fabio trouve qu’un beau cheval pour une rose est un excellent marché ; Octavio lui laisse la montre enrichie de diamants, et Fabio s’écrie :

Ah ! grand Dieu ! qu’il est magnifique !

Il faut savoir, maintenant, comment cet opéra contribua au mariage de Fabre d’Églantine.

Il était dans une ville du Languedoc, où il jouait les rôles de Molé et de Larive, assez médiocrement, dit-on ; il rêvait déjà poésie et littérature, où il devait mieux réussir que dans la comédie. Il eût été heureux pour lui qu’il n’eût jamais fait que ce rêve-là. Mademoiselle Lesage[2] était attachée au même théâtre que Fabre ; elle chantait les prime donne ; elle avait une voix superbe, et elle était aimée autant qu’estimée, dans cette ville, ainsi que sa famille. Fabre en devint éperdument amoureux ; il ne lui déplut pas, elle lui permit même de demander sa main ; mais ses parents ne furent pas du même avis ; on la lui refusa très positivement. Les obstacles irritent l’amour ; ils s’aimaient, bientôt ils s’adorèrent ; mais ils étaient surveillés avec une telle vigilance, qu’ils ne pouvaient se dire un mot, encore moins s’écrire.

Fabre, dont l’esprit avec beaucoup d’invention (il nous l’a bien prouvé dans son Intrigue Épistolaire), se creusait cependant en vain la tête pour trouver quelque moyen ; il n’en vit pas de plus sûr que d’enlever sa belle et d’aller se marier à Avignon : on serait bien alors forcé à ratifier le mariage ; c’était la seule réparation qu’on pût exiger, et il était plus que disposé à s’y conformer ; mais cela ne pouvait guère se faire sans le consentement de la demoiselle, et comment l’obtenir ? comment s’entendre sans se parler ? Fabre était extrêmement lié avec le chef d’orchestre, auquel il faisait des paroles pour sa musique, et qui l’aidait de ses conseils dans ses amours. — Ne pourrais-je pas, lui dit-il un jour, entreprendre de jouer l’opéra ? j’aurais au moins l’occasion de lui parler pendant les ritournelles. — Mais, lui répondait l’autre, tu n’es pas musicien, et tu ne saurais pas tirer parti de ton peu de voix. — Tu me donnerais des leçons. — L’administration s’opposerait à tes projets ; il n’y aurait que pour un bénéfice d’acteur que cela serait possible. — Eh bien ! je prierai le premier chanteur de me laisser jouer le rôle du Magnifique dans sa représentation ; il est mon ami, il appréciera mon motif et il consentira. — Es-tu fou ? le rôle du Magnifique ! et le quart-d’heure, qui en est l’écueil ! — C’est justement sur le quart-d’heure que je compte pour expliquer à ma Clémentine mon projet ; la rose, tombant d’un côté convenu, sera le signal de son consentement.

— Fort bien, si tout cela pouvait se faire en parlant, mais en chantant ! — Tu verras, tu verras, l’amour rend capable de tout. — Mais l’amour ne fait pas chanter ceux qui n’ont pas de voix !

Fabre court chercher la partition, et le voilà essayant son quart-d’heure. On baisse le ton, cela n’allait pas trop mal ; d’ailleurs il se fiait sur le dialogue, qui est assez important : un comédien médiocre dit mieux qu’un chanteur habile. Le jour arrivé, il redoubla de courage. Ses costumes étaient superbes. Comme il était fort aimé des jeunes gens, ils l’applaudirent. Quand vint le fameux quart-d’heure, il trouva moyen, pendant la première ritournelle, d’instruire la jeune personne de la moitié de son projet, et, pendant la seconde, de le lui dire tout à fait. On peut penser avec quelle expression il chanta :


Tombez, tombez, rose charmante.


C’était au point que le chef d’orchestre était sur les épines, et tremblait qu’il n’en perdit ton et mesure. Tout fut convenu entre eux ; il enleva la demoiselle, et ils partirent sur-le-champ pour Avignon, espèce de Gretna green[3] où l’on était marié, grâce au nonce du pape. Ils écrivirent de là pour obtenir leur pardon. La famille ne pouvait plus refuser, et ils revinrent ratifier leur mariage. Cela fit un tel bruit dans la ville, qu’on voulut les revoir dans cet opéra, source de leur bonheur, et on leur jeta ces vers sur la scène :

Le Magnifique à l’amour le dispose,
De son bonheur il doit s’enorgueillir.
Heureux qui fait tomber la rose,
Plus heureux qui sait la cueillir.

  1. L’acteur qui jouait ce rôle à la première représentation, pour donner plus de force à son jeu, frappa sur l’épaule d’Aldobrandin, ce qui excita la gaîté du public et passa depuis en tradition.
  2. Petite fille de l’auteur Gil Blas et de Turcaret.
  3. C’est le lieu où les Anglais vont se marier sans le consentement de leurs parents.