Stoïcisme et Christianisme/Conclusion

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Antoine Amaté
Stoïcisme et Christianisme
Conclusion
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Ainsi, l’influence du stoïcisme sur la pensée chrétienne est souvent sous-estimée. Il est impossible de nier l’importance des différents Pères de l’Église du deuxième et troisième siècle sur cette pensée, comme il est impossible de nier la part de stoïcisme dans leur philosophie et leur morale.

L’influence des stoïciens sur les Pères de l’Église dans le domaine philosophique est parfois facilitée par le fait que les thèses qu’ils avancent sont proches de passages de la bible. Dans ce cas, les Pères de l’Église n’hésitent pas à reprendre et à insister sur la thèse stoïcienne, lui donnant une place qu’elle n’a pas dans leur texte sacré. C’est le cas de l’idée d’une fin du monde par le feu qui est reprise à l’unanimité par les Pères.

Sur d’autres questions, les Pères avancent parfois une idée toute stoïcienne sans aucune base biblique. L’optimisme envers le monde n’est par exemple pas présent dans les textes sacrés chrétiens, et pourtant les Pères, par influence du stoïcisme et pour lutter contre les gnostiques, en viennent à l’affirmer catégoriquement.

Parfois, les théories stoïciennes sont en contradiction avec la bible. Cela n’empêche pas les Pères de les reprendre quand elles les séduisent. On peut alors voir à quel point le stoïcisme les imprègne. L’apathie du divin affirmée à l’unanimité par les Pères est l’exemple le plus surprenant : l’influence du stoïcisme leur fait contredire l’ancien testament où est dépeint un Dieu très colérique. Si sur une question aussi essentielle, l’élément philosophique prévaut sur l’élément judaïque, on peut supposer des influences dans tous les domaines.

Et en effet on retrouve partout une influence stoïcienne, de manière plus ou moins marquée.

Quand les Pères s’interrogent sur la nature de l’homme, leur matérialisme stoïcien nous étonne. Ensuite, concernant la manière dont l’homme peut acquérir des connaissances, on voit aussi que le stoïcisme a laissé sa marque sur les Pères. Pour ce qui est de l’égalité des hommes ou de la présence en eux de Dieu, aussi bien affirmées par le stoïcisme que par le christianisme, il s’agit plutôt d’une convergence entre les deux étant donné que l’idée se trouve déjà dans la bible. Le thème de Dieu n’est pas épargné par l’influence du stoïcisme. Bien que les Pères avancent l’idée d’une transcendance divine, ils en viennent à expliquer comme les stoïciens, qu’il est connaissable par son œuvre ; Tertullien est l’auteur qui semble le plus reprendre les philosophes du Portique sur ce problème. Cherchant à définir la nature de Dieu, les chrétiens la qualifie tous, à la manière des stoïciens, de raisonnable et certains affirment même sa corporéité. Alors que les Pères s’interrogent sur Dieu en tant que Verbe, ils reprennent certaines caractéristiques du logos-pneuma stoïcien en le rendant universel et immanent au monde. Cette théorie stoïcienne du logos-pneuma a d’ailleurs sans doute favorisé le concept de trinité divine chez les chrétiens. Pour ce qui est de leur vision du monde, les Pères semblent encore une fois largement tributaires de la vision qu’en avaient les philosophes du Portique. Concernant l’histoire du monde, il y a simplement convergence entre les stoïciens et les chrétiens étant donné que la même vision se trouve déjà en partie dans la bible. L’influence stoïcienne est par contre évidente dans la manière dont les Pères ont affirmé la beauté du monde et surtout son unité ; unité qu’ils affirment aussi à travers une loi naturelle et universelle tout comme les stoïciens. Dans ces domaines philosophiques, il est clair que le stoïcisme à laissé sa marque chez tous les Pères de l’Église du deuxième et troisième siècle même si l’influence est plus ou moins importante selon les thèmes ou les auteurs. Parmi ces derniers, les chrétiens anti-gnostiques semblent ceux chez qui cette influence est la plus évidente, ceci s’expliquant par le fait que l’efficacité de l’utilisation du stoïcisme dans le débat contre les gnostiques.

Cette influence s’explique de diverses manières : L’éducation philosophique des Pères de l’Église nous en donne la première explication. Le stoïcisme étant dominant à l’époque qui nous intéresse, il a dû prendre une place importante dans la formation des Pères. Ainsi, imprégnés comme ils l’étaient de philosophie stoïcienne, ces auteurs n’ont pas pu se débarrasser de cet enseignement au moment d’établir leur propre philosophie chrétienne. Cependant, un autre élément qui a contribué à l’importance de l’influence stoïcienne est que les Pères de l’Église avaient d’excellentes raisons de réutiliser leur éducation philosophique stoïcienne dans leurs textes. En effet, rendre le christianisme conforme à cette philosophie est un moyen pour les auteurs chrétiens de défendre et de promouvoir leur religion. Il était en effet plus facile pour les païens d’accepter une religion qui allait dans leur sens. Cela explique la réappropriation de la philosophie par certains auteurs chrétiens.

En somme, cette influence philosophique est visible à travers le concordisme, les adaptations, les adoptions et l’imprégnation des Pères, ce dernier aspect étant le plus difficile à définir.

Au cours du troisième siècle, l’influence n’est plus stoïcienne mais platonicienne. Clément est le premier exemple de ce passage de la période stoïcienne à la période platonicienne, mais chez lui comme chez les auteurs qui suivent, le stoïcisme persiste.

Dans le domaine de la morale, l’influence du stoïcisme semble encore plus importante. La première raison est sans doute l’omniprésence de cette morale stoïcienne dans toute la société de cette époque. Les Pères de l’Église s’en sont retrouvé imprégnés et cela transparait dans leurs textes. D’autre part, on a pu supposer que le souci qu’ils ont à développer une morale, similaire à la morale stoïcienne, s’explique par les accusations des païens. En effet, ces derniers qualifiaient les chrétiens d’immoraux, les accusaient d’organiser des orgies, de pratiquer l’anthropophagie, de fomenter des complots, en somme d’être de mauvais citoyens. Il fallait donc s’en défendre.

La première similitude entre stoïciens et chrétiens sur ce point est leur démarche. Les deux courants d’idées élaborent deux morales complémentaires. Premièrement, ils décrivent une morale parfaite relevant de la philosophie et incarnée par un personnage : le sage chez les stoïciens et Jésus ou le martyr chez les chrétiens. À coté de cette première morale, les auteurs stoïciens et chrétiens nous donnent une morale plus pratique, plus commune. Bien que ces deux morales ne se contredisent pas, il n’y a rien de commun entre le sage et celui qui essaye de le devenir à l’aide de la morale commune. Ce dernier est dans l’effort moral alors que le sage stoïcien ou chrétien est déjà dans un état de perfection, et ne peut plus faire d’erreur.

Quoi qu’il en soit, les chrétiens ont véritablement été séduits par cette morale stoïcienne. La ressemblance entre le sage stoïcien et le chrétien idéal ne nous laisse pas douter du fait que certains auteurs chrétiens se soient fortement inspiré des œuvres stoïciennes au moment de l’écriture. Que ce soit à travers les valeurs d’apathie ou d’autarcie, les deux personnages incarnent un idéal moral similaire. Ils ont tous deux la même boussole morale, c’est-à-dire la raison, et suivent les lois de la nature. Ce qui différencie de la manière la plus notable les chrétiens des stoïciens est d’une part le choix des termes, la raison prenant parfois le nom de Dieu ou de Jésus, et d’autre part la notion de péché, absente du stoïcisme.

Concernant la morale que nous avons qualifié de commune, les ressemblances entre les auteurs stoïciens et chrétiens ne sont pas moindres. Les deux écoles réadaptent les valeurs morales parfaites, l’apathie devient patience et l’autarcie devient sobriété. De plus, ils demandent de la même manière à l’homme d’être bon pour l’homme. Et même dans les détails les plus insignifiants, on retrouve des similitudes entre certains auteurs. Parmi les auteurs chrétiens, celui qui se trouve le plus influencé par cette morale stoïcienne est sans doute Clément d’Alexandrie, dont l’ouvrage, Le Pédagogue, reprend en grande partie le Manuel d’Épictète. Cependant, sur certains sujets comme l’idéal de vie selon la raison ou bien l’apathie, l’influence est générale : presque tout les Pères de l’Église semblent s’être inspiré du stoïcisme.

L’influence stoïcienne a été acceptée par les Pères d’autant plus facilement que sur les théories morales, le stoïcisme est rarement en contradiction avec ce que disent leurs textes sacrés. Les similitudes existent même parfois déjà entre la bible et les écrits stoïciens. En effet, les Pères pouvaient lire dans leurs textes religieux que l’homme se suffisait à lui-même, que l’on devait vivre dans l’amour de son prochain, que l’adultère était interdit etc. Tous ces rapprochements, surtout avec le stoïcisme impérial, ont d’ailleurs fait croire au christianisme de certains stoïciens comme Sénèque. Les Pères ont donc pu emprunter à ces auteurs sans se trahir. C’est évident dans le cas de Tertullien reprenant Sénèque. Les idées de Sénèque sont d’ailleurs proches de la pensée chrétienne mais aussi de l’état d’esprit de Tertullien lui-même. Les deux hommes sont des éducateurs et des meneurs se fixant pour mission de mettre leurs disciples sur la bonne voie. De plus, Tertullien devait sans douter partager de nombreuses valeurs avec le philosophe stoïcien. Ainsi, tous deux écrivent des manuels expliquant comment se conduire dans toutes sortes de situations.

Une dernière hypothèse peut être discutée à partir de ces éléments. Étant donnée l’importance de la morale dans la société et la politique à Rome et dans le monde grec, la place accordée à la morale par le stoïcisme n’est sans doute pas étrangère au fait que cette philosophie ait été une véritable philosophie d’État. Si on admet ceci, on peut penser que les auteurs chrétiens ont été bien inspirés d’accorder eux aussi une grande importance à la morale et de reprendre les écrits stoïciens. En effet, cela a pu en grande partie contribuer à la décision de Constantin de promulguer l’édit de Milan en 313, accordant une place au christianisme dans l’Empire romain.

L’influence qu’a pu avoir le stoïcisme sur les Pères de l’Église nous rappelle aussi que quelque soit l’originalité d’une nouvelle pensée, les personnes qui l’élaborent restent ancrés dans leur époque. En effet, la société dans laquelle évoluaient les auteurs chrétiens était imprégnée par la philosophie du Portique. Sans être déterministes, il est toujours nécessaire se souvenir qu’une pensée est influencée par la société qui entoure le penseur, son parcours, sa condition sociale. Il est d’autant plus intéressant pour nous qu’à partir de n’importe quel écrit, on peut tirer des conclusions sur la société dans laquelle il a été produit.

Bien entendu, cette étude ne prétend pas être exhaustive, mais elle a sans doute démontré, en s’appuyant sur les textes antiques et à l’aide de travaux de chercheurs, que les points de convergence entre stoïciens et chrétiens sont d’importance dans de très nombreux domaines. Ainsi, cette question mérite sans doute une comparaison plus systématique des auteurs chrétiens et stoïciens, qui permettrait de découvrir d’autres convergences ou simplement des similitudes de style, témoins de l’influence du stoïcisme sur les Pères de l’Église ou de la concordance entre ces deux courants d’idées.