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La Légende des siècles/Sultan Mourad

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La Légende des sièclesHetzel1 (p. 253-266).
◄  1453

III

SULTAN MOURAD


I


Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme
Glorieux, plus qu’aucun des Tibères de Rome ;
Dans son sérail veillaient des lions accroupis,
Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis ;
On y voyait blanchir des os entre les dalles ;
Un long fleuve de sang de dessous ses sandales
Sortait, et s’épandait sur la terre, inondant
L’Orient, et fumant dans l’ombre à l’Occident ;

Il fit un tel carnage avec son cimeterre
Que son cheval semblait au monde une panthère ;
Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys,
Furent comme des corps qui pendent aux gibets ;
Il fut sublime ; il prit, mêlant la force aux ruses,
Le Caucase aux Kirghis et le Liban aux Druses ;
Il fit, après l’assaut, pendre les magistrats
D’Éphèse, rouer vifs les prêtres de Patras ;
Grâce à Mourad, suivi des victoires rampantes,
Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes
Du temple de Thésée encor pleines de clous ;
Grâce à lui, l’on voyait dans Athènes des loups,
Et la ronce couvrait de sa verte tunique
Tous ces vieux pans de murs écroulés, Salonique,
Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymotichos,
Où l’on n’entendait plus parler que les échos ;
Mourad fut saint ; il fit étrangler ses huit frères ;
Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs mères
Et s’enfuyaient, avant de les faire mourir,
Tout autour de la chambre il les laissa courir ;
Mourad, parmi la foule invitée à ses fêtes,
Passait, le cangiar à la main, et les têtes
S’envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux ;
Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos,
Comme on cueille un fruit mûr, tuait une province ;
Il anéantissait le peuple avec le prince,
Les temples et les dieux, les rois et les donjons ;
L’eau n’a pas plus d’essaims d’insectes dans ses joncs

Qu’il n’avait de rois morts et de spectres épiques
Volant autour de lui dans les forêts de piques ;
Mourad, fils étoilé des sultans triomphants,
Ouvrit, l’un après l’autre et vivants, douze enfants
Pour trouver dans leur ventre une pomme volée ;
Mourad fut magnanime ; il détruisit Élée,
Mégare et Famagouste avec l’aide d’Allah ;
Il effaça de terre Agrigente ; il brûla
Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches ;
Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches,
De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard ;
Mourad fut sage et fort ; son père mourut tard,
Mourad l’aida ; ce père avait laissé vingt femmes,
Filles d’Europe ayant dans leurs regards des âmes,
Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair ;
Sultan Mourad jeta ces femmes à la mer
Dans des sacs convulsifs que la houle profonde
Emporta, se tordant confusément sous l’onde ;
Mourad les fit noyer toutes ; ce fut sa loi ;
Et, quand quelque santon lui demandait pourquoi,
Il donnait pour raison : « C’est qu’elles étaient grosses. »
D’Aden et d’Erzeroum il fit de larges fosses,
Un charnier de Modon vaincue, et trois amas
De cadavres d’Alep, de Brousse et de Damas ;
Un jour, tirant de l’arc, il prit son fils pour cible,
Et le tua ; Mourad sultan fut invincible :
Vlad, boyard de Tarvis, appelé Belzébuth,
Refuse de payer au sultan le tribut,

Prend l’ambassade turque et la fait périr toute
Sur trente pals, plantés aux deux bords d’une route ;
Mourad accourt, brûlant moissons, granges, greniers ;
Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers,
Puis, autour de l’immense et noir champ de bataille,
Bâtit un large mur tout en pierre de taille,
Et fait dans les créneaux, pleins d’affreux cris plaintifs,
Maçonner et murer les vingt mille captifs,
Laissant des trous par où l’on voit leurs yeux dans l’ombre ;
Et part, après avoir écrit sur le mur sombre :
« Mourad, tailleur de pierre, à Vlad, planteur de pieux. »
Mourad était croyant, Mourad était pieux ;
Il brûla cent couvents de chrétiens en Eubée,
Où par hasard sa foudre était un jour tombée ;
Mourad fut quarante ans l’éclatant meurtrier
Sabrant le monde, ayant Dieu sous son étrier ;
Il eut le Rhamseïon et le Généralife ;
Il fut le padischah, l’empereur, le calife,
Et les prêtres disaient : « Allah ! Mourad est grand. »

II



Législateur horrible et pire conquérant,
N’ayant autour de lui que des troupeaux infâmes,
De la foule, de l’homme en poussière, des âmes

D’où des langues sortaient pour lui lécher les pieds,
Loué pour ses forfaits toujours inexpiés,
Flatté par ses vaincus et baisé par ses proies,
Il vivait dans l’encens, dans l’orgueil, dans les joies,
Avec l’immense ennui du méchant adoré.

Il était le faucheur, la terre était le pré.


III



Un jour, comme il passait à pied dans une rue
À Bagdad, tête auguste au vil peuple apparue,
À l’heure où les maisons, les arbres et les blés
Jettent sur les chemins de soleil accablés
Leur frange d’ombre au bord d’un tapis de lumière,
Il vit, à quelques pas du seuil d’une chaumière,
Gisant à terre, un porc fétide qu’un boucher
Venait de saigner vif avant de l’écorcher ;
Cette bête râlait devant cette masure ;
Son cou s’ouvrait, béant d’une affreuse blessure ;
Le soleil de midi brûlait l’agonisant ;
Dans la plaie implacable et sombre dont le sang
Faisait un lac fumant à la porte du bouge,
Chacun de ses rayons entrait comme un fer rouge ;

Comme s’ils accouraient à l’appel du soleil,
Cent moustiques suçaient la plaie au bord vermeil ;
Comme autour de leur nid voltigent les colombes,
Ils allaient et venaient, parasites des tombes,
Les pattes dans le sang, l’aile dans le rayon ;
Car la mort, l’agonie et la corruption,
Sont ici-bas le seul mystérieux désastre
Où la mouche travaille en même temps que l’astre ;
Le porc ne pouvait faire un mouvement, livré
Au féroce soleil, des mouches dévoré ;
On voyait tressaillir l’effroyable coupure ;
Tous les passants fuyaient loin de la bête impure ;
Qui donc eût eu pitié de ce malheur hideux ?
Le porc et le sultan étaient seuls tous les deux ;
L’un torturé, mourant, maudit, infect, immonde ;
L’autre empereur, puissant, vainqueur, maître du monde,
Triomphant aussi haut que l’homme peut monter,
Comme si le destin eût voulu confronter
Les deux extrémités sinistres des ténèbres.
Le porc, dont un frisson agitait les vertèbres,
Râlait, triste, épuisé, morne ; et le padischah
De cet être difforme et sanglant s’approcha,
Comme on s’arrête au bord d’un gouffre qui se creuse ;
Mourad pencha son front vers la bête lépreuse,
Puis la poussa du pied dans l’ombre du chemin,
Et de ce même geste énorme et surhumain
Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches.
Le porc mourant rouvrit ses paupières farouches,

Regarda d’un regard ineffable, un moment,
L’homme qui l’assistait dans son accablement ;
Puis son œil se perdit dans l’immense mystère ;
Il expira.


IV



Il expira. Le jour où ceci sur la terre
S’accomplissait, voici ce que voyait le ciel :

C’était dans l’endroit calme, apaisé, solennel,
Où luit l’astre idéal sous l’idéal nuage,
Au delà de la vie, et de l’heure, et de l’âge,
Hors de ce qu’on appelle espace, et des contours
Des songes qu’ici-bas nous nommons nuits et jours ;
Lieu d’évidence où l’âme enfin peut voir les causes,
Où, voyant le revers inattendu des choses,
On comprend, et l’on dit : « C’est bien ! » l’autre côté
De la chimère sombre étant la vérité ;
Lieu blanc, chaste, où le mal s’évanouit et sombre.
L’étoile en cet azur semble une goutte d’ombre.

Ce qui rayonne là, ce n’est pas un vain jour
Qui naît et meurt, riant et pleurant tour à tour,

Jaillissant, puis rentrant dans la noirceur première ;
Et, comme notre aurore, un sanglot de lumière ;
C’est un grand jour divin, regardé dans les cieux
Par les soleils, comme est le nôtre par les yeux ;
Jour pur, expliquant tout, quoiqu’il soit le problème ;
Jour qui terrifierait, s’il n’était l’espoir même,
De toute l’étendue éclairant l’épaisseur,
Foudre par l’épouvante, aube par la douceur.
Là, toutes les beautés tonnent épanouies ;
Là frissonnent en paix les lueurs inouïes ;
Là, les ressuscités ouvrent leur œil béni
Au resplendissement de l’éclair infini ;
Là, les vastes rayons passent comme des ondes.

C’était sur le sommet du Sinaï des mondes ;
C’était là.

C’était là. Le nuage auguste, par moments,
Se fendait, et jetait des éblouissements.
Toute la profondeur entourait cette cime.

On distinguait, avec un tremblement sublime,
Quelqu’un d’inexprimable au fond de la clarté.

Et tout frémissait, tout, l’aube et l’obscurité,

Les anges, les soleils, et les êtres suprêmes,
Devant un vague front couvert de diadèmes.
Dieu méditait.

Dieu méditait. Celui qui crée et qui sourit,
Celui qu’en bégayant nous appelons Esprit,
Bonté, Force, Équité, Perfection, Sagesse,
Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse,
Fuir les siècles ainsi que des mouches d’été.
Car il est éternel avec tranquillité.

Et dans l’ombre hurlait tout un gouffre : la terre.

En bas, sous une brume épaisse, cette sphère
Rampait, monde lugubre où les pâles humains
Passaient et s’écroulaient et se tordaient les mains ;
On apercevait l’Inde et le Nil, des mêlées
D’exterminations et de villes brûlées,
Et des champs ravagés et des clairons soufflant,
Et l’Europe livide ayant un glaive au flanc ;
Des vapeurs de tombeau, des lueurs de repaire ;
Cinq frères tout sanglants ; l’oncle, le fils, le père ;
Des hommes dans des murs, vivants, quoique pourris ;
Des têtes voletant, mornes chauves-souris,
Autour d’un sabre nu, fécond en funérailles ;
Des enfants éventrés soutenant leurs entrailles ;

Et de larges bûchers fumaient, et des tronçons
D’êtres sciés en deux rampaient dans les tisons ;
Et le vaste étouffeur des plaintes et des râles,
L’Océan, échouait dans les nuages pâles
D’affreux sacs noirs faisant des gestes effrayants ;
Et ce chaos de fronts hagards, de pas fuyants,
D’yeux en pleurs, d’ossements, de larves, de décombres,
Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres
Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant
Au loin, d’un continent à l’autre continent,
Pendant aux pals, cloués aux croix, nus sur les claies,
Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies :

« C’est Mourad ! c’est Mourad ! justice, ô Dieu vivant ! »

À ce cri, qu’apportait de toutes parts le vent,
Les tonnerres jetaient des grondements étranges,
Des flamboiements passaient sur les faces des anges,
Les grilles de l’enfer s’empourpraient, le courroux
En faisait remuer d’eux-mêmes les verrous,
Et l’on voyait sortir de l’abîme insondable
Une sinistre main qui s’ouvrait formidable ;
« Justice ! » répétait l’ombre ; et le châtiment
Au fond de l’infini se dressait lentement.

Soudain, du plus profond des nuits, sur la nuée,
Une bête difforme, affreuse, exténuée,
Un être abject et sombre, un pourceau, s’éleva,
Ouvrant un œil sanglant qui cherchait Jéhovah ;
La nuée apporta le porc dans la lumière,
À l’endroit même où luit l’unique sanctuaire,
Le saint des saints, jamais décru, jamais accru ;
Et le porc murmura : « Grâce ! il m’a secouru. »
Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent.

Alors, selon des lois que hâtent ou modèrent
Les volontés de l’Être effrayant qui construit
Dans les ténèbres l’aube et dans le jour la nuit,
On vit, dans le brouillard où rien n’a plus de forme,
Vaguement apparaître une balance énorme ;
Cette balance vint d’elle-même, à travers
Tous les enfers béants, tous les cieux entr’ouverts,
Se placer sous la foule immense des victimes ;
Au-dessus du silence horrible des abîmes,
Sous l’œil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand,
Terrible, elle oscillait, et portait, s’éclairant
D’un jour mystérieux plus profond que le nôtre,
Dans un plateau le monde et le pourceau dans l’autre.

Du côté du pourceau la balance pencha.



V



Mourad, le haut calife et l’altier padischah,
En sortant de la rue où les gens de la ville
L’avaient pu voir toucher à cette bête vile,
Fut le soir même pris d’une fièvre, et mourut.

Le tombeau des soudans, bâti de jaspe brut,
Couvert d’orfèvrerie, auguste, et dont l’entrée
Semble l’intérieur d’une bête éventrée
Qui serait tout en or et tout en diamants,
Ce monument, superbe entre les monuments,
Qui hérisse, au-dessus d’un mur de briques sèches,
Son faîte plein de tours comme un carquois de flèches,
Ce turbé que Bagdad montre encore aujourd’hui,
Reçut le sultan mort et se ferma sur lui.

Quand il fut là, gisant et couché sous la pierre,
Mourad ouvrit les yeux et vit une lumière ;
Sans qu’on pût distinguer l’astre ni le flambeau,
Un éblouissement remplissait son tombeau ;

Une aube s’y levait, prodigieuse et douce ;
Et sa prunelle éteinte eut l’étrange secousse
D’une porte de jour qui s’ouvre dans la nuit ;
Il aperçut l’échelle immense qui conduit
Les actions de l’homme à l’œil qui voit les âmes ;
Et les clartés étaient des roses et des flammes ;
Et Mourad entendit une voix qui disait :

« Mourad, neveu d’Achmet et fils de Bajazet,
Tu semblais à jamais perdu ; ton âme infime
N’était plus qu’un ulcère et ton destin qu’un crime ;
Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea ;
Déjà Satan était visible en toi ; déjà,
Sans t’en douter, promis aux tourbillons funèbres
Des spectres sous la voûte infâme des ténèbres,
Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit ;
De ton pas sépulcral l’enfer guettait le bruit ;
Autour de toi montait, par ton crime attirée,
L’obscurité du gouffre ainsi qu’une marée ;
Tu penchais sur l’abîme où l’homme est châtié ;
Mais tu viens d’avoir, monstre, un éclair de pitié ;
Une lueur suprême et désintéressée
A, comme à ton insu, traversé ta pensée,
Et je t’ai fait mourir dans ton bon mouvement ;
Il suffit, pour sauver même l’homme inclément,
Même le plus sanglant des bourreaux et des maîtres,
Du moindre des bienfaits sur le dernier des êtres ;

Un seul instant d’amour rouvre l’Éden fermé ;
Un pourceau secouru pèse un monde opprimé ;
Viens ! le ciel s’offre, avec ses étoiles sans nombre,
En frémissant de joie, à l’évadé de l’ombre !
Viens ! tu fus bon un jour, sois à jamais heureux.
Entre, transfiguré ! tes crimes ténébreux,
Ô roi, derrière toi s’effacent dans les gloires ;
Tourne la tête, et vois blanchir tes ailes noires. »