Testament (Charles Dumas)
Riches, en vérité, vous avez bien raison
De verrouiller le soir vos puissantes maisons,
Et toujours avisés, quand la grande nuit tombe,
Riches, vous faites bien de maçonner vos tombes.
Riches, je vous comprends. Encor que décharnés,
Princes, comtes, barons, gens de bien, vous craignez
En ce sombre séjour, les mauvaises manières,
Les propos déplacés, les façons familières
Des gueux qui pour dormir sous des tertres voisins,
Pourraient croire qu’ils sont quelque peu vos cousins ?
Et puis, si votre fosse était mal cimentée,
Les moellons mal taillés des quatre murs, disjoints —
Qui sait si succédant à vos filles de joie,
Aux cyniques catins dont vous étiez la proie,
Des racines pressant vos côtes tourmentées,
Dans leurs embrassements vous étoufferaient point ?
Voyez-vous que des lys ou des roses trémières
Vous volent vos écus pour leur cœur de lumière ?
Que des rats, mal nourris par les morts qui n’ont rien
Grignotent pour finir ce qui vous appartient ?
Non non, riches, je vous comprends. Chacun chez soi,
Pour toujours ! Le caveau, c’est plus sûr.
Quant à moi,
Le jour silencieux où ma vieille servante,
Venant pour m’éveiller, verra, toute tremblante,
Mon front pacifié pour la première fois,
Et que, les yeux bistrés, le nez pincé, les traits
Amincis, je ressemble à mon plus beau portrait,
— Ce jour où l’on conçoit que la voix la plus chère
N’est que le souffle obscur d’une chose étrangère,
D’un être dont enfin le mutisme obstiné,
Avoue un grand secret qu’on avait soupçonné —
Qu’on n’aille ce jour-là, qu’on n’aille point encore
M’habiller d’un rigide habit de bois, enclore
Dans du chêne ce cœur qui par le torse étreint
Battait depuis jadis dans un cercueil d’airain.
Qu’on n’aille pas non plus, nulle part, par pitié,
Acquitter pour mon compte un éternel loyer.
Pas de cierge. Pas de caveau. Pas de prière.
Je désire pourtant, orgueilleux, sans fortune,
Quelque chose de plus que la fosse commune.
Allez d’abord, allez par tous les cimetières
De mon pays, cherchez-y bien les noms sacrés :
Vous qui m’aurez connu, vous vous en souviendrez.
Cherchez, fouillez, rapportez-moi sans trop attendre,
O mes derniers amis, ce qui reste de cendre
Aux tombeaux entrouverts de tous mes bien-aimés.
Depuis le temps, hélas, qu’on les aura fermés,
De cet immense amour le reste tiendra tout
Mes chers amis, dans les deux mains de l’un de vous.
Rapportez-moi ceci, remplissez-en ma bouche,
Mes oreilles, mes yeux, couvrez-en tout mon corps,
Que je mange et j’aspire et je sente et je touche
Tout mon amour mortel lorsque je serai mort.
Jetez-moi dans un drap quelconque, et puis partez !
Deux suffiront, les deux plus forts, pour m’emporter
A travers la cité qui s’étire et qui jase
Comme un torrent gonflé des fourmis qu’il écrase.
Le beau monde, si tôt, ne sera pas levé ;
Les rêveurs songeront à ce qu’ils ont rêvé,
Des gens, comme toujours, iront au ministère,
Au magasin, à l’atelier ; des ouvrières
Prendront en se hâtant leur essor matinal,
Bavardant, s’esclaffant, ou seules, anxieuses,
Lisant la fin des aventures merveilleuses
Qui arrivent souvent sur le Petit Journal…
Prenez par les quartiers fourmillants, populeux,
Où toujours la fumée obscurcit le ciel bleu.
Ne vous retournez pas. Pas un mot ; sortez vite,
Sortez enfin, sortez de la Ville maudite
Où, noirs bouffons narguant les premiers du royaume,
Les nécropoles rient au pied des hippodromes…
Vous irez devant vous, n’importe où, par les prés,
Les villages, les bois, les guérets, vous irez
Jusqu’à l’heure où d’un champ l’horizon circulaire
Vous fixera soudain au milieu de la terre.
Ce sera vers le soir, au coucher du soleil
Qui rend l’éteule rose et les hommes vermeils.
Déjà le soc brillant comme un éclat de verre
Sera là de nouveau : ce sera la saison
Des meules vieillissant près des jeunes sillons.
Et comme toute ordure et toute pourriture
Est un engrais joyeux pour la bonne nature,
Vous creuserez un trou, vous m’y mettrez tout nu,
Et là du moins, profond, solitaire, inconnu,
Tout au délicieux évanouissement
Plus nombreux, plus divin de moment en moment,
Qui fera, comme un peu de substance féconde,
Couler toute ma chair dans les veines du monde,
Peut-être, conscient à demi, vaguement,
Sentirai-je, — moi qui pour unique richesse
Ayant mon cœur, souffris toujours de ma tendresse
Comme d’une avarice insurmontable, alors
Qu’il me semblait donner le cuivre et garder l’or,
Et que corbeau sinistre à qui l’azur dit « Non ! »
Pourchassant le miracle, affamé de prodige,
Jamais vent forcené ne roulait mon vertige
Au large gouffre bleu de l’abnégation —
Peut-être sentirai-je en ces heures suprêmes
Ce qu’est l’oubli total et le don de soi-même,
Peut-être sentirai-je, ô mon corps, s’apaiser,
Les vers forçant ta bouche à devenir baiser,
Cet amour dévorant, cette infernale flamme,
Ce désir d’être tout que j’appelle mon âme !