Toine (recueil)/Édition Conard, 1910/La Dot
LA DOT.
ersonne ne s’étonna du mariage de maître Simon Lebrument avec Mlle Jeanne Cordier. Maître Lebrument venait d’acheter l’étude de notaire de maître Papillon ; il fallait, bien entendu, de l’argent pour la payer ; et Mlle Jeanne Cordier avait trois cent mille francs liquides, en billets de banque et en titres au porteur.
Maître Lebrument était un beau garçon, qui avait du chic, un chic notaire, un chic province, mais enfin du chic, ce qui était rare à Boutigny-le-Rebours.
Mlle Cordier avait de la grâce et de la fraîcheur, de la grâce un peu gauche et de la fraîcheur un peu fagotée ; mais c’était, en somme, une belle fille désirable et fêtable.
La cérémonie d’épousailles mit tout Boutigny sens dessus dessous.
On admira fort les mariés, qui rentrèrent cacher leur bonheur au domicile conjugal, ayant résolu de faire tout simplement un petit voyage à Paris après quelques jours de tête-à-tête.
Il fut charmant, ce tête-à-tête, maître Lebrument ayant su apporter dans ses premiers rapports avec sa femme une adresse, une délicatesse et un à-propos remarquables. Il avait pris pour devise : « Tout vient à point à qui sait attendre. » Il sut être en même temps patient et énergique. Le succès fut rapide et complet.
Au bout de quatre jours, Mme Lebrument adorait son mari. Elle ne pouvait plus se passer de lui, il fallait qu’elle l’eût tout le jour près d’elle pour le caresser, l’embrasser, lui tripoter les mains, la barbe, le nez, etc. Elle s’asseyait sur ses genoux, et, le prenant par les oreilles, elle disait : « Ouvre la bouche et ferme les yeux. » Il ouvrait la bouche avec confiance, fermait les yeux à moitié, et il recevait un bon baiser bien tendre, bien long, qui lui faisait passer de grands frissons dans le dos. Et à son tour il n’avait pas assez de caresses, pas assez de lèvres, pas assez de mains, pas assez de toute sa personne pour fêter sa femme du matin au soir et du soir au matin.
Une fois la première semaine écoulée, il dit à sa jeune compagne :
— Si tu veux, nous partirons pour Paris mardi prochain. Nous ferons comme les amoureux qui ne sont pas mariés, nous irons dans les restaurants, au théâtre, dans les cafés-concerts, partout, partout.
Elle sautait de joie.
— Oh ! oui, oh ! oui, allons-y le plus tôt possible.
Il reprit :
— Et puis, comme il ne faut rien oublier, préviens ton père de tenir ta dot toute prête ; je l’emporterai avec nous et je paierai par la même occasion maître Papillon.
Elle prononça :
— Je le lui dirai demain matin.
Et il la saisit dans ses bras pour recommencer le petit jeu de tendresse qu’elle aimait tant, depuis huit jours.
Le mardi suivant, le beau-père et la belle-mère accompagnèrent à la gare leur fille et leur gendre qui partaient pour la capitale.
Le beau-père disait :
— Je vous jure que c’est imprudent d’emporter tant d’argent dans votre portefeuille. Et le jeune notaire souriait.
— Ne vous inquiétez de rien, beau-papa, j’ai l’habitude de ces choses-là. Vous comprenez que, dans ma profession, il m’arrive quelquefois d’avoir près d’un million sur moi. De cette façon, au moins, nous évitons un tas de formalités et un tas de retards. Ne vous inquiétez de rien.
L’employé criait :
— Les voyageurs pour Paris en voiture.
Ils se précipitèrent dans un wagon où se trouvaient deux vieilles dames.
Lebrument murmura à l’oreille de sa femme :
— C’est ennuyeux, je ne pourrai pas fumer.
Elle répondit tout bas :
— Moi aussi, ça m’ennuie bien, mais ça n’est pas à cause de ton cigare.
Le train siffla et partit. Le trajet dura une heure, pendant laquelle ils ne dirent pas grand-chose, car les deux vieilles dames ne dormaient point.
Dès qu’ils furent dans la cour de la gare Saint-Lazare, maître Lebrument dit à sa femme :
— Si tu veux, ma chérie, nous allons d’abord déjeuner au boulevard ; puis nous reviendrons tranquillement chercher notre malle pour la porter à l’hôtel.
Elle y consentit tout de suite.
— Oh oui, allons déjeuner au restaurant. Est-ce loin ?
Il reprit :
— Oui, un peu loin, mais nous allons prendre l’omnibus.
Elle s’étonna :
— Pourquoi ne prenons-nous pas un fiacre ?
Il se mit à la gronder en souriant :
— C’est comme ça que tu es économe, un fiacre pour cinq minutes de route, six sous par minute, tu ne te priverais de rien.
— C’est vrai, dit-elle, un peu confuse.
Un gros omnibus passait, au trot des trois chevaux. Lebrument cria :
— Conducteur ! eh ! conducteur !
La lourde voiture s’arrêta. Et le jeune notaire, poussant sa femme, lui dit, très vite :
— Monte dans l’intérieur, moi, je grimpe dessus pour fumer au moins une cigarette avant mon déjeuner.
Elle n’eut pas le temps de répondre ; le conducteur, qui l’avait saisie par le bras pour l’aider à escalader le marchepied, la précipita dans sa voiture, et elle tomba, effarée, sur une banquette, regardant avec stupeur, par la vitre de derrière, les pieds de son mari qui grimpait sur l’impériale.
Et elle demeura immobile entre un gros monsieur qui sentait la pipe et une vieille femme qui sentait le chien.
Tous les autres voyageurs, alignés et muets — un garçon épicier, une ouvrière, un sergent d’infanterie, un monsieur à lunettes d’or coiffé d’un chapeau de soie aux bords énormes et relevés comme des gouttières, deux dames à l’air important et grincheux, qui semblaient dire par leur attitude : — Nous sommes ici, mais nous valons mieux que ça, — deux bonnes sœurs, une fille en cheveux et un croque-mort, avaient l’air d’une collection de caricatures, d’un musée des grotesques, d’une série de charges de la face humaine, semblables à ces rangées de pantins comiques qu’on abat, dans les foires, avec des balles.
Les cahots de la voiture ballottaient un peu leurs têtes, les secouaient, faisaient trembloter la peau flasque des joues ; et, la trépidation des roues les abrutissant, ils semblaient idiots et endormis.
La jeune femme demeurait inerte :
— Pourquoi n’est-il pas venu avec moi ? se disait-elle. Une tristesse vague l’oppressait. Il aurait bien pu, vraiment, se priver de cette cigarette.
Les bonnes sœurs firent signe d’arrêter, puis elles sortirent l’une devant l’autre, répandant une odeur fade de vieille jupe.
On repartit, puis on s’arrêta de nouveau. Et une cuisinière monta, rouge, essoufflée. Elle s’assit et posa sur ses genoux son panier aux provisions. Une forte senteur d’eau de vaisselle se répandit dans l’omnibus.
— C’est plus loin que je n’aurais cru, pensait Jeanne.
Le croque-mort s’en alla et fut remplacé par un cocher qui fleurait l’écurie. La fille en cheveux eut pour successeur un commissionnaire dont les pieds exhalaient le parfum de ses courses.
La notairesse se sentait mal à l’aise, écœurée, prête à pleurer sans savoir pourquoi.
D’autres personnes descendirent, d’autres montèrent. L’omnibus allait toujours par les interminables rues, s’arrêtait aux stations, se remettait en route.
— Comme c’est loin ! se disait Jeanne. Pourvu qu’il n’ait pas eu une distraction, qu’il ne soit pas endormi ! Il s’est bien fatigué depuis quelques jours.
Peu à peu tous les voyageurs s’en allaient. Elle resta seule, toute seule. Le conducteur cria :
— Vaugirard !
Comme elle ne bougeait point, il répéta :
— Vaugirard !
Elle le regarda, comprenant que ce mot s’adressait à elle, puisqu’elle n’avait plus de voisins. L’homme dit, pour la troisième fois :
— Vaugirard !
Alors elle demanda :
— Où sommes-nous ?
Il répondit d’un ton bourru :
— Nous sommes à Vaugirard, parbleu, voilà vingt fois que je le crie.
— Est-ce loin du boulevard ? dit-elle.
— Quel boulevard ?
— Mais le boulevard des Italiens.
— Il y a beau temps qu’il est passé !
— Ah ! voulez-vous bien prévenir mon mari ?
— Votre mari ? Où ça ?
— Mais sur l’impériale.
— Sur l’impériale ! v’la longtemps qu’il n’y a plus personne.
Elle eut un geste de terreur.
— Comment ça ? Ce n’est pas possible. Il est monté avec moi. Regardez bien ; il doit y être !
Le conducteur devenait grossier :
— Allons, la p’tite, assez causé, un homme de perdu, dix de retrouvés. Décanillez, c’est fini. Vous en trouverez un autre dans la rue.
Des larmes lui montaient aux yeux, elle insista :
— Mais, monsieur vous vous trompez, je vous assure que vous vous trompez. Il avait un gros portefeuille sous le bras.
L’employé se mit à rire :
— Un gros portefeuille. Ah ! oui, il est descendu à la Madeleine. C’est égal, il vous a bien lâchée, ah ! ah ! ah !…
La voiture s’était arrêtée. Elle en sortit, et regarda, malgré elle, d’un mouvement instinctif de l’œil, sur le toit de l’omnibus. Il était totalement désert.
Alors elle se mit à pleurer et tout haut, sans songer qu’on l’écoutait et qu’on la regardait, elle prononça :
— Qu’est-ce que je vais devenir ?
L’inspecteur du bureau s’approcha :
— Qu’y a-t-il ?
Le conducteur répondit d’un ton goguenard :
— C’est une dame que son époux a lâchée en route.
L’autre reprit :
— Bon, ce n’est rien, occupez-vous de votre service.
Et il tourna les talons.
Alors, elle se mit à marcher devant elle, trop effarée, trop affolée pour comprendre elle-même ce qui lui arrivait. Où allait-elle aller ? Qu’allait-elle faire ? Que lui était-il arrivé à lui ? D’où venaient une pareille erreur, un pareil oubli, une pareille méprise, une si incroyable distraction ?
Elle avait deux francs dans sa poche. À qui s’adresser ? Et, tout d’un coup, le souvenir lui vint de son cousin Barral, sous-chef de bureau à la Marine.
Elle possédait juste de quoi payer la course du fiacre ; elle se fit conduire chez lui. Et elle le rencontra comme il partait pour son ministère. Il portait, ainsi que Lebrument, un gros portefeuille sous le bras.
Elle s’élança de sa voiture.
— Henry ! cria-t-elle.
Il s’arrêta, stupéfait :
— Jeanne ?… ici ?… toute seule ?… Que faites-vous, d’où venez-vous ?
Elle balbutia, les yeux pleins de larmes.
— Mon mari s’est perdu tout à l’heure.
— Perdu, où ça ?
— Sur un omnibus.
— Sur un omnibus ?… Oh !…
Et elle lui conta en pleurant son aventure.
Il l’écoutait, réfléchissant. Il demanda :
— Ce matin, il avait la tête bien calme ?
— Oui.
— Bon. Avait-il beaucoup d’argent sur lui ?
— Oui, il portait ma dot.
— Votre dot ?… tout entière ?
— Tout entière… pour payer son étude tantôt.
— Eh bien, ma chère cousine, votre mari, à l’heure qu’il est, doit filer sur la Belgique.
Elle ne comprenait pas encore. Elle bégayait.
— … Mon mari… vous dites ?…
— Je dis qu’il a raflé votre… votre capital… et voilà tout.
Elle restait debout, suffoquée, murmurant :
— Alors c’est… c’est… c’est un misérable !…
Puis, défaillant d’émotion, elle tomba sur le gilet de son cousin, en sanglotant.
Comme on s’arrêtait pour les regarder il la poussa, tout doucement, sous l’entrée de sa maison, et, la soutenant par la taille, il lui fit monter son escalier et comme sa bonne interdite ouvrait la porte, il commanda :
— Sophie, courez au restaurant chercher un déjeuner pour deux personnes. Je n’irai pas au ministère aujourd’hui.
La Dot a paru dans le Gil-Blas du mardi 9 septembre 1884.